Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIII/Chapitre 29

XXIX. Variations du miniſtère de France dans le gouvernement de la Guadeloupe.

L’état floriſſant où la Guadeloupe avoit été élevée par les Anglois, frappa tout le monde, lorſqu’ils la rendirent. On conçut pour elle ce ſentiment de conſidération, qu’inſpire aujourd’hui l’opulence. La métropole la vît avec une ſorte de reſpect. Juſqu’alors elle avoit été ſubordonnée à la Martinique, comme toutes les iſles Françoiſes du Vent. On la délivra de ces liens, qu’elle trouvoit honteux, en lui donnant une adminiſtration indépendante. Cet ordre de choſes dura juſqu’en 1768. À cette époque, elle fut remiſe ſous l’ancien joug. On l’en retira, en 1772, pour l’y faire rentrer ſix mois après. En 1775, on lui accorda de nouveau des chefs particuliers ; & il faut eſpérer qu’après tant de variations, la cour de Verſailles ſe fixera à cet arrangement, le ſeul conforme aux principes d’une politique éclairée. Si le miniſtère s’écartoit jamais de cet heureux plan, il verroit encore les gouverneurs & les intendans prodiguer leurs ſoins, leur crédit, leurs affections à l’iſle métropolitaine, immédiatement ſoumiſe à leur inſpection ; tandis que l’iſle aſſervie ſeroit abandonnée à des ſubalternes, ſans force, ſans conſidérations ; & par conséquent, ſans aucun pouvoir, ſans aucune volonté d’opérer le bien.

Les gens de guerre, qui ont opiné pour la réunion des deux colonies ſous les mêmes chefs, ſe fondoient ſur l’avantage qu’il y auroit à pouvoir réunir les forces des deux iſles pour leur défenſe mutuelle. Mais ont-ils pensé, qu’entre la Martinique & la Guadeloupe, ſe trouvoit à une diſtance égale, la Dominique, établiſſement Anglois, qu’on ne peut éviter, & qui inſpecte également le double canal, qui le sépare des poſſeſſions Françoiſes. Si vous êtes inférieur en forces maritimes, la communication eſt impraticable, parce que les ſecours reſpectifs ne ſauroient manquer d’être interceptés ; ſi vous êtes ſupérieur, la communication eſt inutile, parce qu’il n’y a point d’invaſion à craindre. Dans les deux cas, le ſyſtême qu’on veut établir n’eſt qu’une chimère.

Il en ſeroit tout autrement, s’il s’agiſſoit d’exécuter des projets offenſifs. La réunion des moyens propres à chaque iſle, pourroit devenir utile, néceſſaire même dans ces circonſtances. Alors, on confieroit le commandement militaire à l’un des gouverneurs, & ſa prééminence ceſſeroit après l’entrepriſe projetée.

Mais convient-il de laiſſer libre le verſement des productions territoriales d’une colonie dans l’autre ? Juſqu’à la conquête de la Guadeloupe par les Anglois, ſes liaiſons directes avec les ports de France s’étoient bornées à ſix ou ſept navires chaque année. Ses denrées, par des motifs plus ou moins réfléchis, prenoient la plupart la route de la Martinique. Lorſqu’à l’époque de la reſtitution, l’adminiſtration des deux iſles fut séparée, on sépara auſſi leur commerce. Les communications ont été r’ouvertes depuis, & ſont encore permiſes au tems où nous écrivons.

Cet ordre de choſes trouve des cenſeurs en France. Il faut, diſent-ils avec amertume, que les colonies rempliſſent leur deſtination, qui eſt de conſommer beaucoup de marchandiſes de la métropole, & de lui renvoyer une grande abondance de productions. Or, avec les plus grands moyens pour remplir cette double obligation, la Guadeloupe ne fera ni l’un ni l’autre, tout le tems qu’il lui ſera permis de porter ſes denrées à la Martinique. Cette liaiſon ſera toujours la cauſe ou l’occaſion d’un verſement immenſe dans les marchés étrangers, principalement à la Dominique. Ce n’eſt qu’en coupant le pont de communication, qu’on arrêtera ce commerce frauduleux & qu’on déracinera l’habitude de la contrebande.

Ces argumens puisés dans l’intérêt particulier, n’empêchent pas que la Guadeloupe & la Martinique ne doivent être confirmées dans les liaiſons qu’elles ont formées. La liberté eſt le vœu de tous les hommes ; & le droit naturel de tout propriétaire eſt de vendre à qui il veut & le plus qu’il peut les productions de ſon ſol. On s’eſt écarté, en faveur de la métropole, de ce principe fondamental de toute ſociété bien ordonnée ; & peut-être le falloit-il dans l’état actuel des choſes. Mais vouloir étendre plus loin les prohibitions, qu’éprouve le colon : vouloir le priver des commodités & des avantages qu’il peut trouver dans une communication ſuivie ou paſſagère avec ſes propres concitoyens ; c’eſt un acte de tyrannie que le commerce de France rougira un jour d’avoir ſollicité, & qui ne ſera jamais accordé que par un miniſtère ignorant, corrompu ou lâche. Si, comme on le prétend, la navigation actuellement permiſe entre les deux iſles, donne une portion de leurs denrées à des rivaux rusés & avides, le gouvernement trouvera des moyens, honnêtes pour faire couler dans le ſein du royaume les richeſſes territoriales de la Guadeloupe & des petites iſles qui en dépendent.