Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIII/Chapitre 28

XXVIII. La Guadeloupe fort peu-à-peu de la misère : mais ne devient une colonie floriſſante qu’après avoir été conquiſe par l’Angleterre.

Cependant, le ſouvenir des maux qu’on avoit éprouvés dans une iſle envahie, excita puiſſamment aux cultures de première néceſſité, qui amenèrent enſuite celles du luxe de la métropole. Le petit nombre d’habitans, échappés aux horreurs qu’ils avoient méritées, fut bientôt groſſi par quelques colons de Saint-Chriſtophe, mécontens de leur ſituation ; par des Européens, avides de nouveautés ; par des matelots, dégoûtés de la navigation ; par des capitaines de navire, qui venoient, par prudence, confier au ſein d’une terre prodigue, un fonds de richeſſe ſauvé des caprices de l’océan. Mais la proſpérité de la Guadeloupe fut arrêtée ou traversée, par des obſtacles qui naiſſoient de ſa ſituation.

La facilité qu’avoient les Pirates des iſles voiſines de lui enlever ſes beſtiaux, ſes eſclaves, ſes récoltes même, la réduiſit plus d’une fois à des extrémités ruineuſes. Des troubles intérieurs, qui prenoient leur ſource dans des jalouſies d’autorité, mirent ſouvent ſes cultivateurs aux mains. Les aventuriers qui paſſoient aux iſles du Vent, dédaignant une terre plus favorable à la culture qu’aux armemens, ſe laiſſèrent attirer à la Martinique par le nombre & la commodité de ſes rades. La protection de ces intrépides corſaires, amena dans cette iſle tous les négocians qui ſe flattèrent d’y acheter à vil prix les dépouilles de l’ennemi, & tous les cultivateurs qui crurent pouvoir s’y livrer ſans inquiétude à des travaux paiſibles. Cette prompte population devoit introduire le gouvernement civil & militaire des Antilles à la Martinique. Dès-lors, le miniſtère de la métropole s’en occupa plus sérieuſement que des autres colonies, qui n’étoient pas autant ſous ſa direction ; & n’entendant parler que de cette iſle, y verſa le plus d’encouragemens.

Cette préférence fit que la Guadeloupe n’avoit, en 1700, pour toute population que trois mille huit cens vingt-cinq blancs ; trois cens vingt-cinq ſauvages, nègres, ou mulâtres libres ; ſix mille ſept cens vingt-cinq eſclaves, dont un grand nombre étoient Caraïbes. Ses cultures ſe réduiſoient à ſoixante petites ſucreries ; ſoixante-ſix indigoteries ; un peu de cacao, & beaucoup de coton. Elle poſſédoit ſeize cens vingt bêtes à poil, & trois mille ſix cens quatre-vingt-dix-neuf bêtes à corne. C’étoit le fruit de ſoixante ans de travaux.

La colonie ne fit des progrès remarquables, qu’après la pacification d’Utrech. On y comptoit neuf mille ſix cens quarante-trois blancs, quarante-un mille cent quarante eſclaves, & les beſtiaux, les vivres proportionnés à cette population, lorſqu’au mois d’avril 1759, elle fut conquiſe par les armes de la Grande-Bretagne.

La France s’affligea de cette perte : mais la colonie eut des raiſons pour ſe conſoler d’un événement en apparence ſi fâcheux. Durant un ſiège de trois mois, elle avoit vu détruire ſes plantations, brûler les bâtimens qui ſervoient à ſes fabriques, enlever une partie de ſes eſclaves. Si l’ennemi avoit été obligé de ſe retirer après tous ces dégâts, l’iſle reſtoit ſans reſſource. Privée du ſecours de la métropole, qui n’avoit pas la force d’aller à ſon ſecours, & faute de denrées à livrer, ne pouvant rien eſpérer des Hollandois, que la neutralité amenoit ſur ſes rades ; elle n’auroit pas eu de quoi ſubſiſter juſqu’au tems des reproductions de la culture.

Les conquérans la délivrèrent de cette inquiétude. À la vérité, les Anglois ne ſont pas marchands dans leurs colonies. Les propriétaires des terres, qui, pour la plupart, réſident en Europe, envoient à leurs repréſentans ce qui leur eſt néceſſaire, & retirent, par le retour de leur vaiſſeau, la récolte entière de leurs fonds. Un commiſſionnaire établi dans quelque port de la Grande-Bretagne, eſt chargé de fournir l’habitation & d’en recevoir les produits. Cette méthode ne pouvoit être pratiquée à la Guadeloupe. Il fallut que le vainqueur adoptât, à cet égard, l’uſage des vaincus. Les Anglois, prévenus des avantages que la France retiroit de ſon commerce avec ſes colonies, ſe hâtèrent d’expédier comme elle des vaiſſeaux à l’iſle conquiſe, & multiplièrent tellement leurs expéditions, que la concurrence, excédant de beaucoup la conſommation, fit tomber à vil prix toutes les marchandiſes d’Europe. Le colon en eut preſque pour rien ; & par une ſuite de cette ſurabondance, obtint de longs délais pour le paiement.

À ce crédit de néceſſité, ſe joignit bientôt un crédit de ſpéculation, qui mit la colonie en état de remplir ſes engagemens. La nation victorieuſe y porta dix-huit mille ſept cens vingt-un eſclaves, avec l’eſpoir de retirer un jour de grands avantages de leurs travaux. Mais ſon ambition fut trompée ; & la colonie fut reſtituée à ſon ancien poſſeſſeur, au mois de juillet 1763.