Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XII/Chapitre 4

IV. Notions ſur la Marquerite.

Cependant on n’abandonna pas ce dernier établiſſement. Il a quinze lieues de long ſur cinq de large. Des brouillards épais le couvrent preſque continuellement, quoique la nature lui ait refusé les eaux courantes. On n’y voit de bourgade que Mon-Padre, défendue par un petit fort. Son ſol ſeroit fertile, s’il étoit cultivé.

On croyoit aſſez généralement qu’en conſervant la Marguerite & la Trinité, la cour de Madrid ſe propoſoit moins d’en tirer quelque avantage, que d’éloigner les nations rivales de ſon continent. Il faut penſer aujourd’hui d’une autre manière. Convaincu que l’archipel Américain étoit rempli d’habitans accablés de dettes ou qui n’avoient que peu & de mauvais terrein, le conſeil de Charles III a fait offrir de grandes conceſſions, dans ces deux iſles, à ceux d’entre eux qui ſeroient de ſa communion. On leur aſſuroit la liberté du commerce avec tous les navigateurs Eſpagnols. Seulement, ils devoient être obligés de livrer le cacao à la compagnie de Caraque ; mais à vingt-ſept ſols la livre ; mais avec l’obligation à ce corps de leur faire des avances. Ces ouvertures n’ont été accueillies qu’à la Grenade, d’où quelques François ſe ſont échappés avec un petit nombre d’eſclaves, ou pour ſe ſouſtraire aux pourſuites de leurs créanciers, ou en haine de la domination Angloiſe. Par-tout ailleurs, elles n’ont rien produit, ſoit par éloignement pour un gouvernement oppreſſeur, ſoit que toutes les eſpérances ſoient actuellement tournées vers le nord du Nouveau-Monde.

La Trinité & la Marguerite ne ſont encore habitées que par un petit nombre d’Eſpagnols qui y ont formé avec des femmes originaires du pays une génération d’hommes, qui réuniſſant l’inertie des peuples ſauvages aux vices des peuples policés, ſont pareſſeux, fripons & ſuperſtitieux. Ils vivent d’un peu de maïs, de leur pêche, & de bananes que la nature, comme pour favoriſer leur indolence, y fait croître plus groſſes & meilleures que dans le reſte de l’archipel. Ils élèvent des beſtiaux maigres & de peu de goût qu’ils vont échanger en fraude dans les colonies Françoiſes contre des camelots, des voiles noirs, des toiles, des bas de ſoie, des chapeaux blancs & des quincailleries. Cette navigation ſe fait avec une trentaine de chaloupes non pontées.

Les troupeaux domeſtiques ont peuplé les bois des deux iſles, de bêtes à corne qui ſont devenues ſauvages. On les tue à coup de fuſil. Leur chair eſt coupée en aiguillettes de trois pouces de large, d’un pouce d’épaiſſeur, qu’on fait sécher, après avoir fondu la graiſſe ; de manière à les conſerver trois ou quatre mois. Le cent peſant de cette viande qu’on nomme taſſajo, ſe vend environ 20 liv. dans les établiſſemens François.

Les commandans, les officiers civils & militaires, les moines attirent à eux tout l’argent que le gouvernement envoie dans les deux iſles. Le reſte qui ne paſſe pas le nombre de ſeize cens perſonnes, vit dans une pauvreté affreuſe. Elles fourniſſent en tems de guerre environ deux cens hommes que l’eſprit de rapine attire indiſtinctement dans les colonies où l’on arme des vaiſſeaux corſaires. Les habitans de Porto-Rico n’ont pas les mêmes inclinations.