Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XII/Chapitre 2

II. Idée qu’il faut ſe former de l’iſle de la Trinité.

L’iſle que les Eſpagnols trouvent d’abord, en arrivant en Amérique, ſe nomme la Trinité. Colomb y aborda, lorſqu’en 1498 il reconnut l’Orenoque : mais d’autres intérêts firent perdre de vue, & l’iſle, & les bords du continent voiſin.

Ce ne fut qu’en 1535 que la cour de Madrid fit occuper la Trinité, placée vis-à-vis l’embouchure de l’Orénoque, comme pour ralentir la rapidité du fleuve. On lui donne trois cens dix-huit lieues quarrées ; elle n’a jamais eſſuyé d’ouragan, & ſon climat eſt ſain. Les pluies y ſont abondantes depuis le milieu de mai juſqu’à la fin d’octobre ; & la séchereſſe du reſte de l’année eſt ſans inconvénient, parce que le pays, quoique privé de rivières navigables, eſt très-bien arrosé. Les tremblemens de terre ſont plus fréquens que dangereux. Dans l’intérieur de l’iſle, ſont quatre groupes de montagnes qui, avec quelques autres formées par la nature ſur les rives de l’océan, occupent le tiers du ſol. Le reſte eſt preſque généralement ſuſceptible des plus riches cultures.

La forme de l’iſle eſt quarrée. Au Nord, eſt une côte de vingt-deux lieues, trop élevée & trop hachée, pour pouvoir jamais être bien utile. Celle de l’Eſt n’a que dix-neuf lieues, mais toutes telles qu’on pourroit les déſirer. La côte du Sud offre vingt-cinq lieues un peu exhauſſées, où le café & le cacao devroient proſpérer. La bande de l’Oueſt eſt réparée du reſte de la colonie, au Sud par le canal du Soldat, au Nord par la bouche du Dragon, & forme au moyen d’un enfoncement une rade de vingt lieues de large, de trente de profondeur. C’eſt, dans toutes les ſaiſons, un abri sûr pour les navigateurs qui, durant une grande partie de l’année, mouilleroient difficilement ailleurs, excepté à la Galiote.

Dans cette partie, ſont les établiſſemens Eſpagnols. Ils ſe réduiſent au port d’Eſpagne qui a ſoixante-dix-huit cabanes couvertes de chaume, & à Saint-Joſeph, placé trois lieues plus loin dans les terres, où l’on compte quatre-vingt-huit familles encore plus misérables. Le cacao fut autrefois cultivé près des deux bourgades. Sa perfection le faiſoit préférer à celui de Caraque même. Pour s’en aſſurer, les négocians le payoient d’avance. Les arbres qui le portoient périrent tous, en 1727, & n’ont pas été renouvelés depuis. Les moines attribuèrent ce déſaſtre au refus que faiſoient les colons de payer la dixme. Ceux que la ſuperſtition ou l’intérêt n’aveugloient pas en accusèrent les vents du Nord, qui trop ſouvent ont porté ailleurs le même genre de calamité. Depuis, la Trinité ne fut guère plus fréquentée que Cubagua.