Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XI/Chapitre 32

XXXII. Maladies auxquelles les Européens ſont exposés dans les iſles de l’Amérique.

Cependant celui des Antilles attaque les enfans nouveaux-nés, d’un mal qui ſemble renfermé dans la Zone Torride. On l’appelle Tétanos. Si l’enfant reçoit les impreſſions de l’air ou du vent, ſi la chambre où il vient de naître eſt exposée à la fumée, à trop de chaleur ou de fraîcheur, le mal ſe déclare auſſi-tôt. Il commence par la mâchoire, qui ſe roidit & ſe reſſerre au point de ne pouvoir plus s’ouvrir. Cette convulſion paſſe bientôt aux autres parties du corps. L’enfant meurt, faute de pouvoir prendre de nourriture. S’il échappe à ce péril qui menace les neuf premiers jours de ſa vie, il n’a plus à craindre aucun autre accident. Les douceurs qu’on lui permet, même avant le ſevrage qui arrive au bout d’un an, l’uſage du café au lait, du chocolat, du vin, mais ſur-tout du ſucre & des confitures : ces douceurs, ſi pernicieuſes à nos enfans, ſont offertes à ceux de l’Amérique par la nature, qui les accoutume de bonne heure aux productions de leur climat.

Le ſexe, foible & délicat, a ſes maux comme ſes charmes. Dans les iſles, c’eſt un affoibliſſement, un anéantiſſement preſque total de ſes forces ; une averſion inſurmontable pour tout ce qui eſt ſain ; une paſſion déſordonnée peur tout ce qui nuit à ſa ſanté. Les alimens ſalés ou épicés ſont les ſeuls que l’on goûte & que l’on recherche. Cette maladie eſt une vraie cachexie, qui dégénère communément en hydropiſie. On l’attribue à la diminution des menſtrues dans les femmes qui arrivent d’Europe, & à la foibleſſe ou à la privation totale de cet écoulement périodique dans les femmes Créoles.

Il faudroit l’attribuer encore davantage à la chaleur exceſſive & à la grande humidité du climat, qui, à la longue, anéantit toute eſpèce de reſſort dans l’économie animale.

Les hommes plus robuſtes ont des maux plus cruels. Ils ſont exposés ſous ce voiſinage de l’équateur, à une fièvre chaude & maligne, connue ſous des noms différens, & manifeſtée par des hémorragies. Le ſang qui bouillonne ſous les rayons ardens du ſoleil, s’y déborde par le nez, par les yeux, par les autres parties du corps. La nature dans les climats tempérés ne va pas ſi vite, qu’elle ne donne dans les maladies les plus aiguës, le tems d’obſerver & de ſuivre le cours qu’elle prend. Elle eſt ſi prompte aux iſles, que ſi l’on tarde à ſaiſir la maladie dès l’inſtant qu’elle ſe déclare, elle eſt infailliblement mortelle. Un homme n’eſt pas plutôt tombé malade, qu’il voit à ſes côtés le médecin, le notaire & le prêtre.

Les ſymptômes de cette terrible maladie ſemblent indiquer la néceſſité des ſaignées. Auſſi les a-t-on multipliées long-tems ſans meſure. Des expériences répétées ont enfin démontré que c’étoit un moyen meurtrier. On préfère aujourd’hui les remèdes qui peuvent tempérer cette grande raréfaction du ſang, qui en entraîne la diſſolution : les bains, les lavemens, l’oxycrat, les véſicatoires même, lorſqu’il y a du délire. Nous avons vu un homme de l’art & d’un ſens profond qui penſoit que la cauſe prochaine de cette maladie étoit un coup de ſoleil, & qui aſſuroit que ceux qui ne s’y expoſoient pas, échappoient généralement à cette calamité.

La plupart de ceux qui réſiſtent à la maladie, traînent une convaleſcence lente & difficile. Pluſieurs tombent même dans une langueur habituelle, produite par l’affaibliſſement de toute la machine, que l’air toujours dévorant, & les alimens du pays, trop foibles ſans doute, ne peuvent remettre en vigueur. De-là réſultent des obſtructions, des jauniſſes, des gonflemens de rate, qui quelquefois ſe terminent par l’hydropiſie.

Ce danger affaiblit preſque tous les Européens qui débarquent en Amérique, & ſouvent même les Créoles qui reviennent des pays tempérés. Mais il épargne les femmes dont le ſang a des évacuations naturelles ; & les nègres qui, nés ſous un climat plus chaud, ſont aguerris par la nature, & préparés par une tranſpiration facile à toutes les fermentations que peut cauſer le ſoleil.

C’eſt cet aſtre, ſans doute, qui par la chaleur de ſes rayons moins obliques & plus conſtans que dans nos climats, occaſionne ces fièvres violentes. Sa chaleur doit procurer l’épaiſſiſſement inévitable du ſang, par l’excès des tranſpirations & des ſueurs, le défaut de reſſort dans les parties ſolides, le gonflement des vaiſſeaux par la dilatation des liqueurs, ſoit à raiſon de la raréfaction de l’air, ſoit à raiſon de la moindre compreſſion qu’éprouve la ſurface des corps dans une atmoſphère raréfiée.

Loin de s’occuper des moyens connus pour prévenir ces inconvéniens, on tombe dans des excès les plus propres à accélérer, à provoquer le mal. Les étrangers qui arrivent aux Antilles, entraînés par les fêtes qu’on leur y donne, par les agrémens qu’on y aime, par l’accueil qu’ils y reçoivent, ſe livrent ſans modération à tous les plaiſirs que l’habitude rend moins nuiſibles aux habitans nés ſous ce climat. La table, la danſe, le jeu, les veilles, le vin, les liqueurs, ſouvent le chagrin d’être déſabusé des eſpérances chimériques qu’on avoit conçues : tout ſeconde l’efferveſcence que la chaleur excite dans le ſang. Il eſt bientôt enflammé.

Comment ne ſuccomberoit-on pas à cette épreuve du climat, quand les précautions même les plus exactes, ne ſuffiſent pas pour garantir de l’atteinte de ces fièvres dangereuſes ; quand les hommes les plus ſobres, les plus modérés, les plus éloignés de tout excès, & les plus attentifs ſur leurs actions, ſont les victimes du nouvel air qu’ils reſpirent ? Dans l’état actuel des colonies, ſur dix hommes qui partent aux iſles, il meurt quatre Anglois, trois François, trois Hollandois, trois Danois, & un Eſpagnol.

En voyant la conſommation d’hommes qui ſe faiſoit dans ces régions, lorſqu’on commença à les occuper, on penſa aſſez généralement qu’elles finiroient par dépeupler les états qui avoient l’ambition de s’y établir.