Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XI/Chapitre 31

XXXI. Caractère des Européens établis dans l’archipel Américain.

Il ſemble que les Européens tranſplantés dans les iſles de l’Amérique, ne devroient pas avoir moins dégénéré que les animaux qu’ils y ont fait paſſer. Le climat agit ſur tous les êtres vivans. Mais les hommes ſont moins immédiatement ſoumis à la nature, & réſiſtent à ſon influence, parce qu’ils ſont, de tous les êtres, ceux qui ont le plus de moral. Les premiers colons établis dans les Antilles, corrigèrent l’activité d’un nouveau ciel & d’un nouveau ſol, par les commodités qu’ils pouvoient tirer d’un commerce toujours ouvert avec leur ancienne patrie. Ils apprirent à ſe loger & à ſe nourrir, de la manière la plus convenable à leur changement de ſituation. Ils retinrent des habitudes de leur éducation, tout ce qui pouvoit s’accorder avec les loix phyſiques de l’air qu’ils reſpiroient. Avec eux, ils tranſportèrent en Amérique les alimens, les uſages d’Europe, & familiarisèrent enſemble des êtres & des productions que la nature avoit séparés par un intervalle équivalent à la largeur d’une zone. Mais de toutes leurs coutumes primitives, la plus ſalutaire peut-être, fut celle de mêler & de diviſer les races par le mariage.

Toutes les nations, même les moins policées, ont proſcrit l’union des ſexes entre les enfans de la même famille ; ſoit que l’expérience ou le préjugé leur ait dicté cette loi, ſoit que le haſard y conduiſe naturellement. Des êtres élevés enſemble dès l’enfance, accoutumés à ſe voir ſans ceſſe, contractent plutôt dans cette familiarité l’indifférence qui naît de l’habitude, que ce ſentiment vif & impétueux de ſympathie qui rapproche tout-à-coup deux êtres qui ne ſe ſont jamais vus. Si dans la vie ſauvage la faim diviſe les familles, l’amour les aura ſans doute réunies. L’hiſtoire fabuleuſe ou vraie de l’enlèvement des Sabines, montre que le mariage a été la première alliance des nations. Ainſi le ſang ſe fera mêlé de proche en proche, ou par les rencontres fortuites d’une vie errante, ou par les conventions & les convenances des peuplades fixes. L’avantage phyſique de croiſer les races entre les hommes comme entre les animaux, pour empêcher l’eſpèce de s’abâtardir, eſt le fruit d’une expérience tardive, poſtérieure à l’utilité reconnue d’unir les familles, pour cimenter la paix des ſociétés. Les tyrans ont ſu de bonne heure juſqu’à quel point il leur convenoit de séparer & de rapprocher leurs ſujets entre eux, afin de les tenir dans la dépendance. Ils ont séparé les conditions par des préjugés ; parce que cette ligne de diviſion entre elles, étoit un lien de ſoumiſſion envers le ſouverain, qui les balançoit & les contenoit par leur haine & leur oppoſition mutuelles. Ils ont rapproché les familles dans chaque condition ; parce que cette union étouffoit un germe éternel de diſſenſion, contraire à tout eſprit de ſociété nationale. Ainſi le mélange des races & des familles par le mariage, s’eſt combiné ſur les inſtitutions politiques, beaucoup plus encore que d’après les vues de la nature.

Mais quels que ſoient le principe phyſique & le but moral de cet uſage, il fut obſervé par les Européens qui voulurent ſe perpétuer dans les iſles. La plupart ſe marièrent, ou dans leur patrie, avant de paſſer dans le Nouveau-Monde, ou avec des perſonnes qui y débarquoient. L’Européen alla épouſer une Créole, ou le Créole alla épouſer l’Européenne, que le ſort ou ſa famille amenoient en Amérique. De cette heureuſe aſſociation s’eſt formé un caractère particulier, qui diſtingue dans les deux mondes l’homme né ſous le ciel du nouveau, mais de parens iſſus de l’un & de l’autre. On tracera les traits de ce caractère avec d’autant plus de confiance, qu’ils ſeront puisés dans les écrits d’un obſervateur profond, qui nous a déjà fourni quelques particularités d’hiſtoire naturelle.

Les Créoles ſont en général bien faits. À peine en voit-on un ſeul affligé des difformités ſi communes dans les autres climats. Ils ont tous dans les membres une ſoupleſſe extrême ; ſoit qu’on doive l’attribuer à une conſtitution organique, propre aux pays chauds, à l’uſage de les élever ſans les entraves du maillot ou de nos corſets, ou aux exercices qui leur ſont familiers dès l’enfance. Cependant leur teint n’a jamais cet air de vie & de fraîcheur, qui tient de plus près à la beauté que des traits réguliers. Leur ſanté reſſemble pour la couleur à la convaleſcence : mais cette teinte livide, plus ou moins foncée, eſt à-peu-près celle de nos peuples méridionaux.

Leur intrépidité s’eſt ſignalée à la guerre par une continuité d’actions brillantes. Il n’y auroit pas de meilleurs ſoldats, s’ils étoient plus capables de diſcipline.

L’hiſtoire ne leur reproche aucune de ces lâchetés, de ces trahiſons, de ces baſſeſſes, qui ſouillent les annales de tous les peuples. À peine citeroit-on un crime honteux, qu’ait commis un Créole.

Tous les étrangers, ſans exception, trouvent dans les iſles, une hoſpitalité prévenante & généreuſe. Cette utile vertu ſe pratique avec une oſtentation, qui prouve au moins l’honneur qu’on y attache. Ce penchant naturel à la bienfaiſance, exclut l’avarice ; les Créoles ſont faciles en affaires.

La diſſimulation, les ruſes, les ſoupçons, n’entrent jamais dans leur âme. Glorieux de leur franchiſe, l’opinion qu’ils ont d’eux-mêmes, & leur extrême vivacité, écartent de leur commerce ces myſtères & ces réſerves qui étouffent la bonté du caractère, éteignent l’eſprit ſocial, & rétréciſſent la ſenſibilité.

Une imagination ardente qui ne peut ſouffrir aucune contrainte, les rend indépendans & inconſtans dans leurs goûts. Elle les entraîne au plaiſir avec une impétuoſité toujours nouvelle, à laquelle ils ſacrifient, & leur fortune, & tout leur être.

Une pénétration ſingulière ; une prompte facilité à ſaiſir toutes les idées & à les rendre avec feu ; la force de combiner, jointe au talent d’obſerver ; un mélange heureux de toutes les qualités de l’eſprit & du caractère, qui rendent l’homme capable des plus grandes choſes, leur fera tout oſer, quand l’oppreſſion les y aura forcés.

L’air dévorant & ſalin des Antilles, prive les femmes de ce coloris animé, qui fait l’éclat de leur ſexe. Mais elles ont une blancheur tendre, qui laiſſe aux yeux tout leur pouvoir d’agir, de porter dans les âmes ces traits profonds dont rien ne peut défendre. Extrêmement ſobres, tandis que les hommes conſomment à proportion des chaleurs qui les épuiſent, elles n’aiment que l’uſage du chocolat, du café, de ces liqueurs ſpiritueuſes qui redonnent aux organes le ton & la vigueur que le climat énerve.

Elles ſont très-fécondes, ſouvent mères de dix ou douze enfans. Cette propagation vient de l’amour qui les attache fortement à l’homme qu’elles poſſèdent, mais qui les rejette promptement vers un autre, dès que la mort a rompu les nœuds d’un premier ou d’un ſecond hymen.

Jalouſes juſqu’à la fureur, elles ſont rarement infidèles. L’indolence qui leur fait négliger les moyens de plaire, le goût des hommes pour les négreſſes, une manière de vivre, iſolé ou publique, qui éloigne les occaſions & les dangers de la galanterie : voilà les meilleurs ſoutiens de la vertu des femmes.

L’eſpèce de ſolitude où elles ſont dans leurs habitations, leur donne une grande timidité, qui les embarraſſe dans le commerce du monde. Elles contractent de bonne heure, un défaut d’émulation & de volonté, qui les empêche de cultiver les talens agréables de l’éducation. Elles ſemblent n’avoir de force ni de goût que pour la danſe, qui les porte & les anime, ſans doute, à des plaiſirs encore plus vifs. Cet inſtinct de volupté les ſuit dans tous les âges ; ſoit qu’elles y retrouvent le ſouvenir, ou quelque ſenſation de leur jeuneſſe ; ſoit pour d’autres raiſons qui ne nous ſont pas connues.

De ce tempérament naît un caractère extrêmement ſenſible & compatiſſant pour les maux, juſqu’à ne pouvoir en ſupporter la vue : mais en même tems exigeant & sévère pour le ſervice des domeſtiques qui ſont attachés à leur perſonne. Plus deſpotiques, plus inexorables envers leurs eſclaves, que les hommes même, il ne leur coûte rien d’ordonner des châtimens, dont la vue ſeroit pour elles une punition & une leçon, ſi jamais elles en étoient les témoins.

C’eſt de cet eſclavage des nègres, que les Créoles tirent peut-être en partie un certain caractère, qui les fait paroître bizarres, fantaſques, & d’une ſociété peu goûtée en Europe. À peine peuvent-ils marcher dans l’enfance, qu’ils voient autour d’eux des hommes grands & robuſtes, deſtinés à deviner, à prévenir leur volonté. Ce premier coup-d’œil doit leur donner d’eux-mêmes l’opinion la plus extravagante. Rarement exposés à trouver de la réſiſtance dans leurs fantaiſies, même injuſtes, ils prennent un eſprit de préſomption, de tyrannie & de mépris, pour une grande portion du genre-humain. Rien n’eſt plus inſolent que l’homme qui vit preſque toujours avec les inférieurs : mais quand ceux-ci ſont des eſclaves, accoutumés à ſervir des enfans, à craindre juſqu’à des cris qui doivent leur attirer des châtimens, que peuvent devenir des maîtres qui n’ont jamais obéi, des méchans qui n’ont jamais été punis, des fous qui mettent des hommes à la chaîne ?

Une idolâtrie ſi cruellement indulgente, donne aux Américains cet orgueil qu’on doit haïr en Europe, où plus d’égalité entre les hommes, leur apprend à ſe reſpecter davantage. Élevés ſans connoître la peine ni le travail, ils ne ſavent, ni ſurmonter un obſtacle, ni ſupporter une contradiction. La nature leur a tout donné, & la fortune ne leur a rien refusé. À cet égard, ſemblables à la plupart des rois, ce ſont des êtres malheureux, de n’avoir jamais éprouvé l’adverſité. Sans le climat qui les porte violemment à l’amour, ils ne goûteroient aucun vrai plaiſir de l’âme : encore n’ont-ils guère le bonheur de concevoir de ces paſſions qui, traversées par les obſtacles & les refus, ſe nourrirent de larmes, & vivent de vertus. Sans les loix de l’Europe qui les gouvernent par leurs beſoins, & répriment ou gênent leur exceſſive indépendance, ils tomberoient dans une molleſſe qui les rendroit tôt ou tard les victimes de leur propre tyrannie, ou dans une anarchie qui bouleverſeroit tous les fondemens de leur ſociété.

Mais s’ils ceſſoient un jour d’avoir des nègres pour eſclaves, & des rois éloignés pour maîtres, ce ſeroit peut-être le peuple le plus étonnant qu’on eût vu briller ſur la terre. L’eſprit de liberté qu’ils puiſeroient au berceau, les lumières & les talens qu’ils hériteroient de l’Europe, l’activité que leur donneroient de nombreux ennemis à repouſſer, de grandes populations à former, un riche commerce à fonder ſur une immenſe culture, des états, des ſociétés à créer, des maximes, des loix & des mœurs à établir ſur la baſe éternelle de la raiſon : tous ces reſſorts feroient peut-être d’une race équivoque & mélangée, la nation la plus floriſſante que la philoſophie & l’humanité puiſſent déſirer pour le bonheur de la terre.

S’il arrive quelque heureuſe révolution dans le monde, ce ſera par l’Amérique. Après avoir été dévaſté, ce monde nouveau doit fleurir à ſon tour, & peut-être commander à l’ancien. Il ſera l’aſyle de nos peuples foulés par la politique, ou chaſſés par la guerre. Les habitans ſauvages s’y policeront, & les étrangers opprimés y deviendront libres. Mais il faut que ce changement ſoit préparé par des fermentations, des ſecouſſes, des malheurs même ; & qu’une éducation laborieuſe & pénible diſpoſe les eſprits à ſouffrir & à agir.

Jeunes Créoles, venez vous exercer en Europe, y pratiquer ce que nous enſeignons ; y recueillir dans les reſtes précieux de nos antiques mœurs, cette vigueur que nous avons perdue, y étudier notre foibleſſe, & puiſer dans nos folies même, ces leçons de ſageſſe qui font éclore les grands événemens. Laiſſez en Amérique vos nègres, dont la condition afflige nos regards, & dont le ſang peut-être ſe mêle à tous les levains qui altèrent, corrompent & détruiſent notre population. Fuyez une éducation de tyrannie, de molleſſe & de vice que vous donne l’habitude de vivre avec des eſclaves, dont l’abrutiſſement ne vous inſpire aucun des ſentimens de grandeur & de vertu qui font naître les peuples célèbres. L’Amérique a versé toutes les ſources de la corruption ſur l’Europe. Pour achever ſa vengeance, il faut qu’elle en tire tous les inſtrumens de ſa proſpérité. Détruite par nos crimes, elle doit renaître par nos vices.

La nature ſemble avoir deſtiné les Américains à plus de bonheur que les Européens. Si l’on excepte les fluxions de poitrine & les pleuréſies, qui ne ſont guère moins communes aux iſles que dans les autres régions où les alternatives du chaud & du froid ſont fréquentes & ſubites, on n’y connoît que peu de maladies. La goûte, la gravelle, la pierre, l’apoplexie, cent autres fléaux de l’eſpèce humaine, ailleurs ſi meurtriers, n’y font jamais le moindre ravage. Il ſuffit d’avoir triomphé de l’air du pays, & d’être parvenu au-deſſus de l’âge moyen, pour être comme aſſuré d’une longue & paiſible carrière. La vieilleſſe n’y eſt pas caduque, languiſſante, aſſiégée des infirmités qui l’affligent dans nos climats.