Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre X/Chapitre 3

III. Quelle eſt la nature du ſol des iſles ? quels végétaux y trouvoit-on avant l’invaſion ?

Le ſol des Antilles eſt en général une couche d’argile ou de tuf plus ou moins épaiſſe, ſur un noyau de pierre ou de roc vif. Ce tuf & cette argile ont différentes qualités plus propres les unes que les autres à la végétation. La, où l’argile moins humide & plus friable ſe mêle avec les feuilles & les débris des plantes, il ſe forme une couche de terre plus épaiſſe que celle qu’on trouve ſur des argiles graſſes. Le tuf a auſſi ſes propriétés ſuivant ſes différentes qualités. La, où il eſt moins dur, moins compacte, moins poreux, de petites parties ſe détachent en forme de caiſſons toujours altérés, mais conſervant une fraîcheur utile aux plantes. C’eſt ce qu’on appelle en Amérique un ſol de pierre ponce. Par-tout où l’argile & le tuf ne comportent pas ces modifications, le ſol eſt ſtérile, auſſi-tôt que la couche formée de la décompoſition des plantes originaires, eſt détruite par la néceſſité des ſarclages qui expoſent trop ſouvent les ſols aux rayons du ſoleil. De-là vient que la culture, qui exige le moins de ſarclage, & dont la plante couvre de ſes feuilles les ſols végétaux, en perpétue la fécondité.

Lorsque les Européens abordèrent aux Antilles, ils les trouvèrent couvertes de grands arbres, liés pour ainsi dire les uns aux autres par des plantes rampantes qui, s’élevant comme du lierre, embrassoient toutes les branches & les déroboient à la vue. Cette espèce parasite croissoit en telle abondance, qu’on ne pouvoit pénétrer dans les bois sans la couper. On lui donna le nom de liane analogue à sa flexibilité. Ces forêts, aussi anciennes que le monde, avoient plusieurs générations d’arbres qui, par une singulière prédilection de la nature, étoient d’une grande élévation, très-droits, sans excrescence, ni défectuosité. La chute annuelle des feuilles, leur décomposition, la destruction des troncs pourris par le tems, formoient, sur la surface de la terre, un sédiment gras, qui, après le défrichement, opéroit une végétation prodigieuse dans les nouvelles plantations qu’on substituoit à ces arbres.

Dans quelque terrein qu’ils eussent poussé, leurs racines avoient tout au plus deux pieds de profondeur, & communément beaucoup moins : mais elles s’étendoient en superficie à proportion du poids qu’elles avoient à ſoutenir. L’extrême séchereſſe de la terre où les pluies les plus abondantes ne pénètrent jamais bien avant, parce que le ſoleil les repompe en peu de tems, & des rosées continuelles qui humectent ſa ſurface, leur donnoient une direction horizontale, au lieu de la perpendiculaire que les racines prennent ordinairement en d’autres climats.

Les arbres qui croiſſoient au ſommet des montagnes & dans des endroits eſcarpés, étoient très-durs. Ils ſe laiſſoient à peine entamer par l’inſtrument le plus tranchant. Tels étoient l’agouti, le palmiſte, le barata, qu’on a depuis ſi utilement employés dans la charpente : tels étoient le courbaril, le mancenilier, l’acajou, le bois de fer, qui ſe ſont trouvés propres aux ouvrages de menuiſerie : tel l’acomat, qui, caché en terre ou exposé à l’air, ſe conſerve long-tems, ſans être attaqué par les vers ou pourri par l’humidité : tel le mapou, dont le tronc de quatre ou cinq pieds de diamètre, ſur une flèche de quarante ou cinquante, ſervoit à former des canots d’une ſeule pièce.

Les vallées, fertilisées aux dépens des montagnes, étoient couvertes de bois mous. Au pied de ces arbres croiſſoient indiſtinctement les plantes qu’un ſol libéral produiſoit pour la ſubſiſtance des naturels du pays. Celles d’un uſage plus univerſel étoient l’igname, le chou caraïbe, la patate, dont les racines tubéreuſes, comme celles de la pomme de terre, pouvoient donner, ainſi qu’elles, une nourriture ſaine. La nature, qui paroît avoir mis par-tout un certain rapport entre le caractère des peuples & les denrées deſtinées à leur ſubſiſtance, avoit placé dans les Antilles des légumes qui craignoient les ardeurs du ſoleil, qui ſe plaiſoient dans les endroits frais, qui n’exigeoient point de culture, & qui ſe reproduiſoient deux ou trois fois l’année. Les Inſulaires ne traverſoient pas le travail libre & ſpontané de la nature, en détruiſant une production, pour donner plus de vigueur à une autre. Ils laiſſoient à la terre le ſoin de préparer les ſols de la végétation, ſans lui aſſigner le lieu & le tems de féconder. Cueillant au haſard & dans leur ſaiſon les productions qui s’offroient d’elles-mêmes à leurs beſoins, ils avoient obſervé ſans étude que la décompoſition de ce que nous appelions mauvaiſes herbes, étoit néceſſaire à la reproduction des plantes qui leur étoient utiles.

Les racines de ces plantes n’étoient jamais mal-ſaines : mais inſipides ſans préparation, elles avoient peu de goût même cuites, à moins qu’on ne les aſſaiſonnât avec du piment. Quand elles étoient mélées avec du gingembre & avec le fruit acide d’une plante allez ſemblable à notre oſeille, elles donnoient une liqueur forte, qui étoit l’unique boiſſon composée des ſauvages. Ils n’y employoient d’autre art que de les faire fermenter quelques jours dans l’eau commune, aux rayons d’un ſoleil brûlant.

Outre ces nourritures, les iſles offroient à leurs habitans une aſſez grande variété de fruits, mais fort différens des nôtres. Le plus utile étoit la banane. La racine du bananier eſt tubéreuſe, garnie de chevelu. Sa tige tendre & molle a ſept pieds dans ſa plus grande hauteur & huit pouces de diamètre : elle eſt composée de pluſieurs tuniques ou gaines concentriques, aſſez épaiſſes, terminées chacune par une pétiole ferme, creusée en gouttière, qui ſupporte une feuille de ſix pieds de long ſur deux de large. Ces feuilles, raſſemblées en petit nombre au ſommet de la tige, ſe courbent par leur propre poids, & ſe deſſèchent ſucceſſivement. Elles ſont minces, très-liſſes, vertes en-deſſus, plus pâles en-deſſous, garnies de nervures parallèles & très-ſerrées, qui ſe réuniſſent à la côte & donnent à la feuille un œil ſatiné. Au bout de neuf mois, le bananier pouſſe du milieu de ſes feuilles, lorſqu’elles ſont toutes développées, un jet de trois à quatre pieds de longueur & de deux pouces de diamètre, garni par intervalles de bourlets demi-circulaires, qui ſupportent chacun un bouquet de douze fleurs ou plus, recouverts d’une ſpathe ou enveloppe membraneuſe. Chaque fleur a un piſtil chargé d’un ſtyle de ſix étamines & d’un calice à deux feuillets, l’un intérieur, allongé, terminé par cinq dents ; l’autre intérieur, plus court & concave. Ce piſtil & une des étamines avortent dans les fleurs de l’extrémité dont les bouquets ſont petits, ſerrés, cachés ſous des enveloppes colorées & perſiſtantes. Dans les autres fleurs, on trouve juſqu’à cinq étamines avortées ; mais le piſtil devient un fruit charnu, allongé, légèrement arqué, couvert d’une pellicule jaune & épaiſſe, rempli d’une ſubſtance pulpeuſe, jaunâtre, un peu ſucrée & très-nourriſſante. L’aſſemblage de ces fruits, porté au nombre de cinquante & plus ſur une même tige, prend le nom de régime de bananes : c’eſt la charge d’un homme. Lorſqu’il tient à la tige, ſon poids le fait pencher vers la terre. Dès qu’il eſt cueilli, cette tige ſe deſſèche & fait place à de nouveaux rejetons qui ſortent de la racine & fleuriſſent neuf mois après ou plus tard, lorſqu’ils ſont tranſplantés. On ne connoît pas d’autre manière de multiplier le bananier qui ne donne jamais de graine.

Cette plante fournit pluſieurs variétés qui ne diffèrent que par la forme, la groſſeur & la bonté du fruit. Il eſt agréable au goût. On le mange cru ou préparé de diverſes manières.

Une ſingularité qui mérite d’être obſervée, c’eſt que tandis que la plante vorace, que nous avons appelée liane, embraſſoit tous les arbres ſtériles, elle s’éloignoit de ceux qui portoient du fruit, quoique confusément mêlés avec les premiers. Il ſembloit que la nature lui eût ordonné de reſpecter ce qu’elle deſtinoit à la nourriture des hommes.

Les iſles n’avoient pas été traitées auſſi favorablement en plantes potagères, qu’en racines & en fruits. Le pourpier & le creſſon formoient en ce genre toutes leurs richeſſes.

Les autres nourritures y étoient fort bornées. Il n’y avoit point de volailles domeſtiques. Les quadrupèdes, tous bons à manger, ſe réduiſioient à cinq eſpèces, dont la plus groſſe ne ſurpaſſoit pas nos lapins. Les oiſeaux, plus brillans & moins variés que dans nos climats, n’avoient guère d’autre mérite que leur parure : peu d’entre eux rendoient de ces ſons touchans qui charment les oreilles ; tous, ou preſque tous, extrêmement maigres, avoient fort peu de goût. Le poiſſon y étoit à-peu-près auſſi commun que dans les autres mers : mais il y étoit ordinairement moins ſain & moins délicat.

On ne peut preſque pas exagérer l’utilité des plantes que la nature avoit placées dans les iſles contre les infirmités peu communes de leurs habitans. Soit qu’on les appliquât extérieurement, ſoi qu’on les mangeât, ſoit qu’on en prît le ſuc par infuſion ; elles produiſoient toujours les plus prompts, les meilleurs effets. Les uſurpateurs de ces lieux, autrefois paiſibles, ont adopté ces ſimples toujours verds, toujours dans leur force ; & ils les ont préférés à tous les remèdes que l’Aſie eſt en poſſeſſion de fournir au reſte de l’univers.