Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre X/Chapitre 2

II. Eſt-il vraiſemblable que le grand archipel de l’Amérique ait été détaché du continent voiſin ?

Toutes les iſles du monde paroiſſent avoir été détachées du continent, par des embrâſemens ſouterreins ou par des tremblemens de terre.

La fameuſe Atlantide, dont le nom ne ſubſiſte plus, depuis pluſieurs milliers d’années, ſut une vaſte terre, ſituée entre l’Afrique & l’Amérique. Mille circonſtances font préſumer que l’Angleterre fit autrefois partie de la Gaule. La Sicile a été évidemment détachée de l’Italie. Les iſles du Cap Verd, les Açores, Madère, les Canaries, doivent avoir fait partie des continens voiſins, ou d’autres continens abîmés. Les obſervations récentes des navigateurs Anglois ne permettent preſque pas de douter que toutes les iſles de la mer du Sud n’aient formé plus ou moins anciennement une même maſſe. La Nouvelle-Zélande, la plus conſidérable de ces iſles, eſt remplie de montagnes où l’on voit imprimées les traces de volcans éteints. Ses habitans ne ſont ni imberbes, ni couleur de cuivre, comme ceux de l’Amérique ; & malgré un éloignement de ſix cens quatrevingts lieues, ils parlent la même langue que ceux de l’iſle d’Otahiti, découverte il n’y a que peu d’années.

Des monumens certains atteſtent ces grands changemens. Le phyſicien attentif en voit par-tout des traces. Des coquillages de toutes les eſpèces, des coraux, des bancs d’huître, des poiſſons de mer, entiers ou mutilés, entaſſés avec ordre dans toutes les contrées de l’univers, dans les lieux les plus éloignés de la mer, dans les entrailles & ſur la ſuperficie des montagnes : l’inſtabilité du continent qui, perpétuellement battu, rongé, bouleversé par l’océan, dont il éprouve les viciſſitudes, d’un coté perd au loin peut-être des terres immenſes, & de l’autre découvre à nos yeux de nouveaux pays, de longues plaines de ſables devant des cités, qui furent autrefois des ports fameux : la ſituation horizontale & parallèle des couches de terre & de productions marines, aſſemblées alternativement de la même façon, composées des mêmes matières, régulièrement cimentées par l’action conſtante & ſucceſſive de la même cauſe : la correſpondance entre les côtes séparées par quelque bras de mer, où l’on voit d’un côté des angles ſaillans opposés à des angles rentrans de l’autre, à droite des lits du même ſable ou des mêmes pétrifications, placés au niveau de ſemblables lits qui s’étendent à gauche : la direction des montagnes & des fleuves vers la mer comme à leur ſource commune : la formation des collines & des vallons où ce vaſte fluide a, pour ainſi dire, laiſſé l’empreinte éternelle de ſes ondulations : tout nous dit que l’océan a franchi ſes bornes naturelles, ou plutôt qu’il n’en a jamais eu d’inſurmontables, & que diſpoſant du globe de la terre au gré de ſon inconſtance, il l’a tour-à-tour enlevé ou rendu à ſes habitans. De-là ces déluges ſucceſſifs & jamais univerſels, qui ont couvert la face de la terre, ſans la dérober toute entière à la fois : car les eaux agiſſant en même-tems dans les cavités & ſur la ſuperficie du globe, ne peuvent augmenter la profondeur de leur lit, ſans en diminuer les autres dimenſions, ni ſe déborder d’une part ſans tarir de l’autre ; & l’on ne ſauroit imaginer une altération dans la maſſe entière qui fit tout-à-coup diſparoître les montagnes, ou s’élever la mer au-deſſus de leur ſommet. Quel changement ſubit d’organiſation pouſſeroit tous les rochers & toutes les matières ſolides au centre du globe pour exprimer de ſes flancs & de ſes veines tous les fluides qui lui donnent la vie, & noyant un élément dans l’autre ne feroit plus rouler dans les airs qu’une maſſe d’eaux & de germes perdus ? N’eſt-ce pas aſſez que chaque hémiſphère ſoit tour-à-tour en proie aux ravages de la mer ? Ce ſont ces aſſauts continuels qui nous ont ſans doute caché ſi long-tems le Nouveau-Monde, & qui peut-être ont englouti ce continent qu’on croit n’avoir été que séparé du nôtre.

Quelles que ſoient les cauſes ſecrètes de ces révolutions particulières, dont la cauſe générale eſt viſiblement dans les loix connues du mouvement univerſel, les effets en ſeront toujours ſenſibles pour tout homme qui aura le courage & la ſagacité de les voir. Ils le ſeront plus particulièrement pour les Antilles, ſi l’on parvient à conſtater qu’elles éprouvent des ſecouſſes violentes toutes les fois que les volcans des Cordelières jettent des matières, ou que le Pérou eſt ébranlé. Cet archipel, comme celui des Indes orientales, ſitué preſque à la même hauteur, paroit formé par la même cauſe, c’eſt-à-dire, par le mouvement de la mer d’orient en occident, mouvement imprimé par celui qui pouſſe la terre d’occident en orient, mouvement plus violent à l’équateur, où le globe plus élevé décrit un cercle plus grand, une zone plus agitée ; où la mer ſemble vouloir rompre toutes les digues que la terre lui oppoſe, & s’ouvrant un cours ſans interruption, y tracer elle-même la ligne équinoxiale.

La direction des Antilles, en commençant par Tabago, eſt, à peu de choſe près, nord, & nord nord-oueſt. Cette direction ſe continue de l’une à l’autre, en formant une ligne arrondie vers le nord-oueſt, & ſe termine à Antigoa. Ici la ligne ſe courbe tout-d’un-coup, & ſe prolongeant en ligne droite à l’oueſt, au nord-oueſt, rencontre ſucceſſivement Porto-Rico, Saint-Domingue, Cuba, connues ſous le nom d’iſles ſous le vent. Ces iſles ſont séparées par des canaux de différentes largeurs. Quelques-uns ont ſix lieues, d’autres quinze ou vingt ; mais dans tous, on trouve le fond à cent cent vingt, cent cinquante braſſes. Il y a même entre la Grenade & Saint-Vincent un petit archipel de trente lieues, où quelquefois le fond n’eſt pas à dix braſſes.

La direction des montagnes, dont les Antilles ſont couvertes, ſuit celles que ces iſles gardent entre elles. Cette direction eſt ſi régulière, qu’à ne conſidérer que les ſommets, ſans avoir égard à leur baſe, on les jugeroit une chaîne de montagnes dépendantes du continent, dont la Martinique ſeroit le promontoire le plus au nord-oueſt.

Les ſources d’eau, qui, aux iſles du vent, ſe précipitent des montagnes, ont toutes leur cours dans la partie occidentale de ces iſles. Tout le côté oriental, c’eſt-à-dire, celui qui, ſelon nos conjectures, a été mer dans tous les tems, eſt privé d’eau courante. Nulles ſources n’y coulent des hauteurs. Elles euſſent été perdues ; parce qu’après avoir parcouru un eſpace fort court & très-rapide, elles ſe ſeroient jetées dans la mer. Porto-Rico, Saint-Domingue, Cuba, ont quelques rivières dont l’embouchure eſt à la côte du nord, & la source est dans les montagnes qui règnent de l’est à l’ouest ; c’est-à-dire, dans toute la longueur de ces isles. Ces rivières arrosent un plat pays considérable, qui n’a pas été sans doute inondé de la mer. L’autre côté des montagnes, qui regarde vers le sud, où la mer bat plus furieusement & imprime des traces de submersion, verse dans les trois isles plusieurs belles rivières, quelques-unes même assez considérables pour recevoir les plus grands vaisseaux.

Ces observations, qui paroissent prouver que la mer a détaché les Antilles du continent, sont fortifiées par des observations d’un autre genre, mais aussi décisives en faveur de cette conjecture. Tabago, la Marguerite, la Trinité, les isles les plus voisines de la terre ferme, produisent comme elle des arbres mous, du cacao sauvage. Ces espèces ne se retrouvent plus, du moins en quantité, dans les isles qui vont au nord. On n’y voit que des bois durs. Cuba, située à l’autre extrémité des Antilles, produit, comme la Floride, dont elle est peut-être détachée, du cèdre, du cyprès, l’un & l’autre très propres pour la construction des vaisseaux.