Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VII/Chapitre 7

VII. La ſoumiſſion du Pérou eſt l’époque des plus ſanglantes diviſions entre les conquérans.

Quoi qu’il en ſoit des arts que les Eſpagnols trouvèrent dans le Pérou, ces barbares ne ſe virent pas plutôt les maîtres de ce vaſte empire qu’ils s’en diſputèrent les dépouilles avec tout l’acharnement qu’annonçoient leurs premiers exploits. Les ſemences de cette diviſion avoient été jetées par Pizarre lui-même qui, dans ſon voyage en Europe pour préparer une ſeconde expédition, dans les mers du Sud, s’étoit fait donner par le miniſtère une grande ſupériorité ſur Almagro. Le ſacrifice de ce qu’il devoit à une faveur momentanée l’avoit un peu réconcilié avec ſon aſſocié juſtement offenſé de cette perfidie : mais le partage de la rançon d’Atabaliba aigrit de nouveau ces deux brigands altiers & avides. Une diſpute qui s’éleva ſur les limites de leurs gouvernemens reſpectifs, mit le comble à leur haine ; & cette extrême averſion eut les ſuites les plus déplorables.

Les guerres civiles prennent ordinairement leur ſource dans la tyrannie & dans l’anarchie. Dans l’anarchie, le peuple ſe diviſe par pelotons. Chaque petite faction a ſon démagogue ; chacune a ſes prétentions ſages ou folles, unanimes ou contradictoires, ſans qu’on le ſache. Il s’élève une multitude de cris confus. Le premier coup eſt ſuivi de mille autres ; & l’on s’entrégorge ſans s’entendre. Les intérêts particuliers & les haines perſonnelles font durer les troubles publics ; & l’on ne commence à s’expliquer que quand on eſt las de carnage. Sous la tyrannie, il n’y a guère que trois partis, celui de la cour, celui de l’oppoſition & les indifférens, citoyens froids, ſans doute, mais quelquefois très-utiles par leur impartialité & par le ridicule qu’ils jettent ſur les deux autres partis. Dans l’anarchie, le calme renaît, & il n’en coûte la vie à perſonne. Sous la tyrannie, le calme eſt ſuivi de la chute de pluſieurs têtes ou d’une ſeule.

Quoique les intérêts qui diviſoient les chefs des Eſpagnols ne fuſſent pas de cette importance, les effets n’en furent pas moins terribles. Après quelques négociations de mauvaiſe foi d’un côté au moins, & par conséquent inutiles, on eut recours au glaive pour ſavoir lequel des deux concurrens régiroit le Pérou entier. Le 6 avril 1538, dans les plaines des Salines, non loin de Cuſco, le ſort ſe décida contre Almagro qui fut pris & décapité.

Ceux de ſes partiſans qui avoient échappé au carnage ſe ſeroient volontiers réconciliés avec le parti vainqueur. Soit que Pizarre n’osât pas ſe fier aux ſoldats de ſon rival, ſoit qu’il ne pût pas ſurmonter un reſſentiment trop enraciné, il eut toujours pour eux un éloignement marqué. On ne les excluoit pas ſeulement des grâces que l’acquiſition d’un grand empire faiſoit prodiguer ; on les dépouilloit encore des récompenſes anciennement accordées à leurs ſervices ; on les persécutoit, on les humilioit.

Ces traitemens en conduiſent un grand nombre à Lima. Là, dans la maiſon du fils de leur général, ils concertent dans le ſilence la perte de leur oppreſſeur. Dix-neuf des plus intrépides en ſortent, l’épée à la main, le 26 juin 1541, au milieu du jour, tems de repos dans les pays chauds. Ils pénètrent, ſans réſiſtance, dans le palais de Pizarre ; & le conquérant de tant de vaſtes états eſt paiſiblement maſſacré au milieu d’une ville qu’il a fondée, & dont tous les habitans ſont ſes créatures, ſes ſerviteurs, ſes parens, ſes amis ou ſes ſoldats.

Ceux qu’on croit les plus diſposés à venger ſon ſang, périſſent après lui. La fureur s’étend. Tout ce qui oſe ſe montrer dans les rues & dans les places, eſt regardé comme ennemi, & tombe ſous le glaive. Bientôt les maiſons & les temples ſont comblés de carnage, & ne préſentent que des cadavres défigurés. L’avarice qui ne veut voir dans tous les riches que des partiſans de l’ancien gouvernement, eſt encore plus furieuſe que la haine, & la rend plus active, plus ſoupçonneuſe, plus implacable. L’image d’une place remportée d’aſſaut par une nation barbare, ne donneroit qu’une foible idée du ſpectacle d’horreur qu’offrirent en ce moment des brigands, qui reprenoient ſur leurs complices le butin dont ceux-ci les avoient fruſtrés.

Les jours qui ſuivent ces jours de deſtruction, éclairent des forfaits d’un autre genre. L’âme du jeune Almagro, qu’on a revêtu de l’autorité, paroit faite pour la tyrannie. Tout ce qui a ſervi l’ennemi de ſa maiſon eſt inhumainement proſcrit. On dépoſe les anciens magiſtrats. Les troupes reçoivent de nouveaux chefs. Les tréſors du prince & la fortune de ceux qui ont péri ou qui ſont abſens, deviennent la proie de l’uſurpateur. Ses complices, liés à ſon ſort par les crimes dont ils ſe ſont ſouillés, ſont forcés d’appuyer des entrepriſes dont ils ont horreur. Ceux d’entre eux qui laiſſent percer leur chagrin, ſont immolés en ſecret, ou périſſent ſur un échafaud. Dans la confuſion où une révolution ſi peu attendue a plongé le Pérou, pluſieurs provinces reçoivent des loix du monſtre qui s’eſt fait proclamer gouverneur de la capitale ; & il va dans l’intérieur de l’empire achever de réduire ce qui réſiſte ou balance.

Une foule de brigands ſe joignent à lui dans ſa marche. Son armée ne reſpire que la vengeance ou le pillage. Tout plie devant elle. La guerre étoit finie, ſi les talens militaires du général euſſent égalé l’ardeur des troupes. Malheureuſement pour Almagro, il avoit perdu ſon guide, Jean d’Herrada. Son inexpérience le fait tomber dans les pièges qui lui ſont tendus par Pedro Alvarès, qui s’eſt mis à la tête du parti opposé. Il perd, à débrouiller des ruſes, le tems qu’il auroit du employer à combattre. Dans ces circonſtances, un événement que perſonne n’avoit pu prévoir, vient changer la face des affaires.

Le licencié Vaca de Caſtro, envoyé d’Europe pour juger les meurtriers du vieux Almagro, arrive au Pérou. Comme il devoit être chargé du gouvernement au cas que Pizarre ne fût plus, tous ceux qui n’étoient pas vendus au tyran, s’empreſſèrent de le reconnoitre. L’incertitude & la jalouſie, qui les avoient tenus trop long-tems épars, ne furent plus un obſtacle à leur réunion. Caſtro, auſſi décidé que s’il eût vieilli ſous le caſque, ne fit pas languir leur impatience ; il les mena à l’ennemi. Les deux armées combattirent à Chupas le 16 ſeptembre 1542, avec une opiniâtreté inexprimable. La victoire, après avoir long-tems balancé, ſe décida ſur la fin du jour pour le parti du trône. Les plus coupables des rebelles qui craignoient de languir dans de honteux ſupplices, provoquoient les vainqueurs à les maſſacrer, & crioient en déſeſpérés : C’eſt moi qui ai tué Pizarre. Leur chef fait priſonnier, périt ſur un échafaud.

Ces ſcènes d’horreur venoient de finir, lorſque Blaſco Nunnez-Vela arriva, en 1544 au Pérou, avec le nom & les pouvoirs de vice-roi. La cour avoit cru devoir revêtir ſon repréſentant d’un titre impoſant & d’une autorité très-étendue, pour que les décrets dont il étoit chargé trouvâſſent moins d’oppoſition. Ces ordonnances imaginées pour diminuer l’oppreſſion ſous laquelle ſuccomboient les Indiens, & plus particulièrement pour rendre utiles à la couronne d’immenſes conquêtes, étoient-elles judicieuſement conçues ? on en jugera.

Elles portoient que quelques Péruviens ſeroient libres dans le moment, & les autres à la mort de leurs oppreſſeurs : qu’à l’avenir, on ne pourroit pas les forcer à s’enterrer dans des mines, ni exiger d’eux aucun travail ſans les payer : que leurs corvées & leurs tributs ſeroient réglés : que les Eſpagnols, qui parcourroient les provinces à pied, n’auroient plus trois de ces malheureux pour porter leur bagage, ni cinq s’ils étoient à cheval : que les Caciques ſeroient déchargés de l’obligation de fournir la nourriture au voyageur & à ſon cortège.

Par les mêmes réglemens étoient annexés au domaine de l’état tous les départemens ou commanderies des gouverneurs, des officiers de juſtice, des agens du fiſc, des évêques, des monaſtères, des hôpitaux de tous ceux, qui s’étoient trouvés mêlés dans les troubles publics. Le peu de terres qui pouvoient appartenir à d’autres maîtres, devoient ſubir la même loi, après que les poſſeſſeurs actuels auroient terminé une carrière plus ou moins longue ; ſans que leurs héritiers, leurs femmes, leurs enfans en puſſent réclamer la moindre partie.

Avant d’ordonner une ſi grande révolution, n’auroit-il pas fallu adoucir des mœurs féroces, plier au joug des hommes qui avoient toujours vécu dans l’indépendance, ramener à des principes d’équité l’injuſtice même, lier à l’intérêt général ceux qui n’avoient connu que des intérêts privés, rendre citoyens des aventuriers qui avoient comme oublié le pays de leur origine, établir des propriétés où l’on n’avoit connu que la loi du plus fort, faire ſortir l’ordre du déſordre même ; & par un tableau frappant des maux que l’anarchie venoit de cauſer, rendre cher & reſpectable un gouvernement régulièrement ordonné ? Comment, ſans aucun de ces préliminaires, la cour de Madrid put-elle eſpérer de parvenir bruſquement au but qu’elle ſe propoſoit ?

La choſe eût-elle été poſſible, employa-t-on l’inſtrument qu’il auroit fallu ? C’eût été toujours un ouvrage de patience, de conciliation & qui auroit exigé tous les talens du négociateur le plus conſommé. Nunnez avoit-il quelqu’un de ces avantages ? La nature ne lui avoit donné que de la droiture, du courage, de la fermeté, & il n’avoit rien ajouté à ce qu’il avoit reçu de la nature. Avec ces vertus, qui étoient preſque des défauts dans la ſienniſon où il ſe trouvoit, il commença à remplir ſa miſſion ſans aucun égard aux lieux, aux perſonnes, aux circonſtances. De l’étonnement, les peuples paſſèrent à l’indignation, aux murmures, à la sédition.

Les guerres civiles prennent leur eſprit des cauſes qui les ont fait naître. Lorſque l’horreur de la tyrannie & l’inſtinct de la liberté mettent à des hommes braves les armes à la main, s’ils ſont victorieux, le calme qui ſuccède à cette calamité paſſagère eſt l’époque du plus grand bonheur. Toute les âmes ont acquis de l’énergie & l’ont communiquée aux mœurs. Le petit nombre de citoyens qui ont été les témoins & les inſtrumens de ces heureux troubles, réuniſſent plus de forces morales que les nations les plus nombreuſes. L’homme le plus capable eſt devenu le plus puiſſant, & chacun eſt étonné de ſe trouver à la place qui lui avoit été marquée par la nature.

Mais lorſque les diſſenſions ont une ſource impure ; lorſque des eſclaves ſe battent pour le choix d’un tyran, des ambitieux pour opprimer, des brigands pour partager les dépouilles ; la paix qui termine les horreurs eſt à peine préférable à la guerre qui les enfanta. Des criminels remplacent les juges qui les ont flétris & deviennent les oracles des loix qu’ils avoient outragées. On voit des hommes, ruinés par leurs profuſions & par leurs déſordres, inſulter par un faſte inſolent les vertueux citoyens dont ils ont envahi le patrimoine. Il n’y a dans ce cahos que les paſſions qui ſoient écoutées. L’avidité veut s’enrichir ſans travail, la vengeance s’exercer ſans crainte, la licence écartera tout frein, l’inquiétude tout renverſer. De l’ivreſſe du carnage, on paſſe à celle de la débauche. Le lit ſacré de l’innocence ou du mariage, eſt fouillé par le ſang, l’adultère & le viol. La fureur brutale de la multitude ſe plaît à détruire tout ce dont elle ne peut jouir. Ainſi périſſent, en quelques heures, les monumens de pluſieurs ſiècles.

Si la laſſitude, un épuiſement entier, ou quelques heureux haſards ſuſpendent ces calamités, l’habitude du crime, des meurtres, du mépris des loix, qui ſubſiſte néceſſairement après tant d’orages, eſt un levain toujours prêt à fermenter. Les généraux qui n’ont plus de commandement, les ſoldats licenciés ſans paie, le peuple avide des nouveautés dans l’eſpérance d’un meilleur ſort : ces matières & ces inſtrumens de trouble ſont toujours ſous la main du premier factieux qui ſaura les mettre en œuvre.

Telle étoit la diſpoſition des eſprits dans le Pérou, lorſque Nunnez voulut faire exécuter les ordres qu’il avoit reçus dans l’ancien hémiſphère. Il fut auſſi-tôt dégradé, mis aux fers, & relégué dans une iſle déſerte d’où il ne devoit ſortir que pour être tranſféré dans la métropole.

Gonzale Pizarre revenoit alors d’une expédition difficile, qui l’avoit conduit juſqu’à la rivière des Amazones, & l’avoit occupé aſſez long-tems pour l’empêcher de jouer un rôle dans les révolutions qui s’étoient ſuccédées ſi rapidement. L’anarchie qu’il trouva établie, lui fit naître la pensée de ſe ſaiſir de l’autorité. Son nom & ſes forces ne permirent pas de la lui refuſer : mais ſon uſurpation fut ſcellée de tant d’atrocités, qu’on regretta Nunnez. Il fut tiré de ſon exil, & ne tarda pas à ſe voir aſſez de forces pour tenir la campagne. Les troubles civils recommencèrent. La fureur fut extrême dans les deux partis. Perſonne ne demandoit ni ne faiſoit quartier. Les Indiens furent forcés de prendre part à cette guerre comme aux précédentes, les uns ſous les étendards du vice-roi, les autres ſous ceux de Gonzale. Ils traînoient l’artillerie, ils applaniſſoient les chemins, ils portoient le bagage. Après des ſuccès long-tems variés, la fortune couronna la rébellion ſous les murs de Quito, dans le mois de janvier de l’an 1545. Nunnez, & la plupart des ſiens, furent maſſacrés dans cette journée.

Pizarre reprit le chemin de Lima. On y délibéra ſur les cérémonies qu’on devoit faire à ſa réception. Quelques officiers vouloient qu’on portât un dais ſous lequel il marcheroit à la manière des rois. D’autres, par une flatterie encore plus outrée, prétendoient qu’il falloit abattre une partie des murs de la ville, & même quelques maiſons, comme on le pratiquoit à Rome, lorſqu’un général obtenoit les honneurs du triomphe. Gonzale ſe contenta d’entrer à cheval, précédé par les lieutenans qui marchoient à pied. Il avoit à ſes côtés, quatre évêques. Les magiſtrats le ſuivoient. On avoit jonché les rues de fleurs. L’air retentiſſoit du ſon des cloches & des divers inſtrumens de muſique. Ces hommages achevèrent de tourner la tête d’un homme naturellement fier & borné. Il parla & agit en deſpote.

Avec du jugement & l’apparence de la modération, il eût été poſſible à Gonzale de ſe rendre indépendant. Les principaux de ſon parti le déſiroient. Le grand nombre auroit vu cet événement d’un œil indifférent, & les autres auroient été forcés d’y conſentir. Une cruauté aveugle, une avidité inſatiable, un orgueil ſans bornes, changèrent ces diſpoſitions. Ceux même dont les intérêts étoient le plus liés avec ceux du tyran, ſoupiroient après un libérateur.