Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VII/Chapitre 6

VI. Origine, religion, gouvernement, mœurs & arts du Pérou, à l’arrivée des Eſpagnols.

Cet empire qui, ſelon les hiſtoriens Eſpagnols, fleuriſſoit depuis quatre ſiècles, avoit été fondé par Manco-Capac & par ſa femme Mama Ocello, qui furent appelles incas ou ſeigneurs du Pérou. On a ſoupçonné que ces perſonnages pouvoient être les deſcendans de quelques navigateurs d’Europe ou des Canaries jetés par la tempête ſur les côtes du Bréſil.

Pour donner une baſe à cette conjecture, l’on a dit que les Péruviens diviſoient, comme nous, l’année en trois cens ſoixante jours & qu’ils avoient quelques notions aſtronomiques, telles que les points de l’horizon où le ſoleil ſe couche dans les ſolſtices & les équinoxes, bornes que les Eſpagnols détruiſirent comme des monumens de la ſuperſtition Indienne. L’on a dit que la race des incas étoit plus blanche que les naturels du pays & que pluſieurs individus de la famille du ſouverain avoient de la barbe : or on ſait qu’il y a des traits, ou difformes ou réguliers, qui ſe conſervent dans quelques races, quoique ces traits ne paſſent pas conſtamment de génération en génération. L’on a dit enfin que c’étoit une tradition généralement répandue dans le Pérou & tranſmiſe d’âge en âge, qu’un jour il viendroit par mer des hommes barbus, avec des armes ſi ſupérieures que rien ne pourrait leur réſiſter.

S’il ſe trouvoit quelques-uns de nos lecteurs qui vouluſſent adopter une opinion ſi peu fondée, ils ne pourroient s’empêcher de convenir qu’il avoit dû s’écouler un fort long eſpace de tems entre le naufrage & la fondation de l’empire. Sans cet intervalle immenſe, le légiſlateur n’auroit-il pas donné aux ſauvages qu’il raſſembloit quelque notion de l’écriture, quand lui-même il n’auroit pas ſu lire ? Ne les auroit-il pas formés à pluſieurs de nos arts & de nos méthodes ? Ne leur auroit-il pas perſuadé quelques dogmes de ſa religion ? Ou ce n’eſt pas un Européen qui a fondé le trône des incas, ou il faut croire néceſſairement que le vaiſſeau de ſes ancêtres s’étoit brisé ſur les côtes de l’Amérique à une époque aſſez reculée, pour que les générations euſſent oublié tout ce qui ſe pratiquoit dans le lieu de leur origine.

Les légiſlateurs ſe dirent enfans du ſoleil, envoyés par leur père pour rendre les hommes bons & heureux. Ils pensèrent ſans doute, que ce préjugé enflammeroit l’âme des peuples qu’ils vouloient civiliſer, élèveroit leur courage & leur inſpireroit plus d’amour pour leur patrie, plus de ſoumiſſion aux loix.

C’étoit à des êtres nus, errans, ſans culture, ſans induſtrie, ſans aucune de ces idées morales, qui ſont les premiers liens de l’union ſociale, que ces diſcours étoient adreſſés. Quelques-uns de ces barbares, que beaucoup d’autres imitèrent depuis, s’aſſemblèrent autour des légiſlateurs dans le pays montueux de Cuſco.

Manco apprit à ſes nouveaux ſujets à féconder la terre, à ſemer des grains & des légumes, à ſe vêtir, à ſe loger. Ocetia montra aux Indiennes à filer, à tiſſer le coton & la laine ; elle leur enſeigna tous les exercices convenables à leur ſexe, tous les arts de l’économie domeſtique.

L’aſtre du feu, qui diſſipe les ténèbres qui couvrent la terre ; qui tire le rideau de la nuit & étale ſubitement aux regards de l’homme étonné la ſcène la plus vaſte, la plus auguſte & la plus riante ; que la gaieté des animaux, le ramage des oiſeaux, le cantique de l’être qui penſe, ſaluent à ſon lever ; qui s’avance majeſtueuſement au-deſſus de leurs têtes, qui embraſſe un eſpace immenſe dans ſa marche à travers les eſpaces du ciel ; dont le coucher replonge l’univers dans le ſilence & la triſteſſe ; qui caractériſe les ſaiſons & les climats ; qui forme & diſſipe les orages ; qui allume la foudre & qui l’éteint ; qui verſe ſur les campagnes les pluies qui les fécondent, ſur les forêts les pluies qui les nourriſſent ; qui anime tout par ſa chaleur, embellit tout par ſa préſence, & dont l’abſence jette par-tout la langueur & la mort : le ſoleil fut le dieu des Péruviens. Et en effet quel être dans la nature eſt plus digne des hommages de l’homme ignorant que ſon éclat éblouit, de l’homme reconnoiſſant qu’il comble de bienfaits ? Son culte fut inſtitué. On lui haut des temples, & on abolit les ſacrifices humains. Les deſcendans des légiſlateurs furent les ſeuls prêtres de la nation.

Les loix prononcèrent la peine de mort contre l’homicide, le vol & l’adultère. Cette sévérité ne s’étendit guère à d’autres crimes.

La polygamie étoit défendue. Il n’étoit permis qu’à l’empereur d’avoir des concubines, parce qu’on ne pouvoit trop multiplier la race du ſoleil. Il les choiſiſſoit parmi les vierges conſacrées au temple de Cuſco, qui étoient toutes de ſon ſang.

Une inſtitution très-ſage ordonnoit qu’un jeune homme qui commettroit une faute ſeroit légèrement puni ; mais que ſon père en ſeroit reſponſable. C’eſt ainſi que la bonne éducation verrière à la perpétuité des bonnes mœurs.

Il n’y avoit point d’indulgence pour l’oiſiveté, regardée avec raiſon comme la ſource de tous les déſordres. Ceux que l’âge ou les incommodités avoient mis hors d’état de travailler, étoient nourris par le public, mais avec l’obligation de préſerver du dégat des oiſeaux les terres enſemencées. Tous les citoyens étoient obligés de faire eux-mêmes leurs habits, d’élever leurs maiſons, de fabriquer leurs inſtrumens d’agriculture. Chaque famille ſavoit ſeule pourvoir à ſes beſoins.

Il étoit ordonné aux Péruviens de s’aimer, & tout les y portoit. Ces travaux communs, toujours égayés par des chants agréables ; l’objet même de ces travaux, qui étoit d’aider quiconque avoit beſoin de ſecours ; ces vêtemens faits par les filles vouées au culte du ſoleil, & diſtribués par les officiers de l’empereur aux pauvres, aux vieillards, aux orphelins ; l’union qui devoit régner dans les décuries, où tout le monde s’inſpiroit mutuellement le reſpect des loix, l’amour de la vertu, parce que les châtimens pour les fautes d’un ſeul, tomboient ſur toute la décurie ; cette habitude de ſe regarder comme membres d’une ſeule famille, qui étoit l’empire : tous ces uſages entretenoient parmi les Péruviens, la concorde, la bienveillance, le patriotiſme, un certain eſprit de communauté ; & ſubſtituoient, autant qu’il eſt poſſible, à l’intérêt perſonnel, à l’eſprit de propriété, aux reſſorts communs des autres légiſlations, les vertus les plus ſublimes & les plus aimables,

Elles étoient honorées, ces vertus, comme les ſervices rendus à la patrie. Ceux qui s’étoient diſtingués par une conduite exemplaire, ou par des actions d’éclat utiles au bien public, portoient pour marque de décoration des habits travaillés par la famille des incas. Il eſt fort vraiſemblable que ces ſtatues que les Eſpagnols prétendoient avoir trouvées dans les temples du ſoleil, & qu’ils prirent pour des idoles, étoient les ſtatues des hommes qui, par la grandeur de leurs talens, ou par une vie remplie de belles actions, avoient mérité l’hommage ou l’amour de leurs concitoyens.

Ces grands hommes étoient encore les ſujets ordinaires des poëmes composés par la famille des incas, pour l’inſtruction des peuples.

Il y avoit un autre genre de poëme utile aux mœurs. On repréſentoit à Cuſco, & peut-être ailleurs, des tragédies & des comédies. Les premières donnoient aux prêtres, aux guerriers, aux juges, aux hommes d’état, des leçons de leurs devoirs, & des modèles de vertus publiques. Les comédies ſervoient d’inſtruction aux conditions inférieures, & leur enſeignoient les vertus privées, & juſqu’à l’économie domeſtique.

L’état entier étoit diſtribué en décuries, avec un officier chargé de veiller ſur dix familles qui lui étoient confiées. Un officier ſupérieur avoit la même inſpection ſur cinquante familles ; d’autres enfin ſur cent, ſur cinq cens, ſur mille.

Les décurions, & les autres inſpecteurs, en remontant juſqu’au millenaire, devoient rendre compte à celui-ci des bonnes & des mauvaiſes actions, ſolliciter le châtiment & la récompenſe, avertir ſi l’on manquoit de vivres, d’habits, de grains pour l’année. Le millenaire rendoit compte au miniſtre de l’inca.

Rarement avoit-il à porter des plaintes contre la partie de la nation confiée à ſa vigilance. Dans une région où tous les devoirs étoient censés preſcrits par le ſoleil, où le moindre manquement étoit regardé comme un ſacrilège, les règles ne devoient guère être tranſgreſſées. Lorſque ce malheur arrivoit, les coupables alloient eux-mêmes révéler leurs fautes les plus ſecrètes, & demander à les expier. Ces peuples diſoient aux Eſpagnols, qu’il n’étoit jamais arrivé qu’un homme de la famille des incas eût mérité d’être puni.

Les terres du royaume, ſuſceptibles de culture, étoient partagées en trois parts, celle du ſoleil, celle de l’inca, & celle des peuples. Les premières ſe cultivaient en commun, ainſi que les terres des orphelins, des veuves, des vieillards, des infirmes, & des ſoldats qui étoient à l’armée. Celles-ci ſe cultivoient immédiatement après celles du ſoleil, & avant celles de l’empereur. Des fêtes annonçoient ce travail ; on le commençoit & on le continuoit au ſon des inſtrumens, & en chantant des cantiques.

L’empereur ne levoit aucun tribut, & n’exigeoit de ſes ſujets que la culture de ſes terres, dont le produit déposé par-tout dans des magaſins publics, ſuffiſoit à toutes les dépenſes de l’empire.

Les terres conſacrées au ſoleil fourniſſoient à l’entretien des prêtres & des temples, à tout ce qui concernoit le culte religieux. Elles étoient en partie labourées par des princes de la famille royale, revêtus de leurs plus riches habits.

À l’égard des terres qui étoient entre les mains des particuliers, elles n’étoient ni un héritage, ni même une propriété à vie. Leur partage varioit continuellement, & ſe régloit avec une équité rigoureuſe ſur le nombre de têtes qui compoſoient chaque famille. Les richeſſes ſe bornoient toujours au produit des champs dont l’état avoit confié l’uſufruit paſſager.

Cet uſage des poſſeſſions amovibles a été univerſellement réprouvé par les hommes éclairés. Ils ont conſtamment pensé qu’un peuple ne s’élèveroit jamais à quelque force, à quelque grandeur que par le moyen des propriétés fixes, même héréditaires. Sans le premier de ces moyens, l’on ne verroit ſur le globe que quelques ſauvages errans & nus, vivant misérablement de fruits, de racines ; produit unique & borné de la nature brute. Sans le ſecond, nul mortel ne vivroit que pour lui-même. Le genre-humain ſeroit privé de tout ce que la tendreſſe paternelle, l’amour de ſon nom, & le charme inexprimable qu’on trouve à faire le bonheur de ſa poſtérité, font entreprendre de durable. Le ſyſtême de quelques ſpéculateurs hardis, qui ont regardé les propriétés, & ſur-tout les propriétés héréditaires, comme des uſurpations de quelques membres de la ſociété ſur d’autres, ſe trouve réfuté par le ſort de toutes les inſtitutions où l’on a réduit leurs principes en pratique. Elles ont toutes misérablement péri, après avoir langui quelque tems dans la dépopulation & dans l’anarchie.

Si le Pérou n’eut pas cette deſtinée, ce fut vraiſemblablement, parce que les incas ne connoiſſant pas l’uſage des impôts, & n’ayant, pour ſubvenir aux beſoins du gouvernement, que des denrées en nature, ils durent chercher à les multiplier. Ils étoient ſecondés dans l’exécution de ce projet par leurs miniſtres, par les adminiſtrateurs inférieurs, par les ſoldats même, qui ne recevoient pour ſubſiſter, pour ſoutenir leur rang, que des fruits de la terre. De-là tant de ſoins pour les augmenter. Cette attention pouvoit avoir pour but principal de porter l’abondance dans les champs du ſouverain mais ſon patrimoine étoit ſi confusément mêlé avec celui des ſujets, qu’il n’étoit pas poſſible de fertiliſer l’un ſans fertiliſer l’autre. Les peuples encouragés par ces commodités, qui laiſſoient peu de choſe à faire à leur induſtrie, ſe livrèrent à des travaux que la nature de leur ſol, de leur climat & de leurs conſommations rendoit très-légers. Mais malgré tous ces avantages ; malgré la vigilance, toujours active, du magiſtrat ; malgré la certitude de ne pas voir leurs moiſſons ravagées par un voiſin inquiet, les Péruviens ne s’élevèrent jamais au-deſſus du plus étroit néceſſaire. On peut aſſurer qu’ils auroient acquis les moyens de varier & d’étendre leurs jouiſſances, ſi des propriétés foncières, commerçables, héréditaires, avoient aiguisé leur génie.

Les Péruviens, à la ſource de l’or & de l’argent, ne connoiſſoient pas l’uſage de la monnoie. Ils n’avoient pas proprement de commerce ; & les arts de détail, qui tiennent aux premiers beſoins de la vie ſociale, étoient fort imparfaits chez eux. Toutes leurs ſciences étoient dans la mémoire, & toute leur induſtrie dans l’exemple. Ils apprenoient leur religion & leur hiſtoire par des cantiques, leurs devoirs & leurs profeſſions par le travail & l’imitation.

Leur légiſlation étoit ſans doute imparfaite & très-bornée, puiſqu’elle ſuppoſoit le prince toujours juſte & infaillible, & les magiſtrats intègres comme le prince ; puiſque non-ſeulement le monarque, mais un décurion, un centenaire, un millenaire, tous ſes préposés pouvoient changer à leur gré la deſtination des peines & des récompenſes. Chez ce peuple, privé de l’avantage inappréciable de l’écriture, les loix les plus ſages n’ayant aucun principe de fiabilité, devoient s’altérer inſenſiblement, ſans qu’il reſtât aucun moyen pour les ramener à leur caractère primitif.

Les contre-poids de ces dangers ſe trouvoient dans l’ignorance abſolue des monnoies d’or & d’argent : ignorance qui rendoit impoſſible dans un deſpote Péruvien la funeſte manie de théſauriſer. Ils ſe trouvoient dans la conſtitution de l’empire, qui avoit déterminé la quotité du revenu du ſouverain, en déterminant la portion des terres qui lui appartenoient. Ils ſe trouvoient dans des beſoins peu étendus, toujours faciles à ſatiſfaire, & qui rendoient le peuple heureux & attaché à ſon gouvernement, ils ſe trouvoient dans la force des opinions religieuſes, qui faiſoient de l’obſervation des loix un principe de conſcience. Le deſpotiſme des incas étoit ainſi fondé ſur une confiance mutuelle entre le ſouverain & les peuples ; confiance qui étoit le fruit des bienfaits du prince, de la protection conſtante qu’il accordoit à tous ſes ſujets, & de l’intérêt ſenſible qu’ils avoient à lui être ſoumis.

Un pyrroniſme, quelquefois outré, qui a ſuccédé à une crédulité aveugle, a voulu depuis quelque tems jeter des nuages ſur ce qu’on vient de lire des loix, des mœurs, du bonheur de l’ancien Pérou. Ce tableau a paru à quelques philoſophes l’ouvrage de l’imagination naturellement exaltée de quelques Eſpagnols. Mais entre les deſtructeurs de cette partie brillante du Nouveau-Monde, y avoit-il quelque brigand aſſez éclairé, pour inventer une fable ſi bien combinée ? Y avoit-il quelqu’un d’aſſez humain pour le vouloir, quand même il en auroit été capable ? N’auroit-il pas été retenu par la crainte d’augmenter la haine que tant de dévaſtations attiroient à ſa nation dans l’univers entier ? Ce roman n’auroit-il pas été contredit par une foule de témoins qui auroient vu le contraire de ce qu’on publioit avec tant d’éclat ? Le témoignage unanime des écrivains contemporains, & de ceux qui les ont suivis, doit être regardé comme la plus forte démonstration historique qu’il soit possible de désirer.

Cessons donc, cessons de regarder comme une imagination folle cette succession de souverains sages, ces générations d’hommes sans reproche. Déplorons le sort de ces peuples, & ne leur envions pas un triste honneur. C’est bien assez de les avoir dépouillés des avantages dont ils jouissoient, sans ajouter la lâcheté de la calomnie aux bassesses de l’avarice, aux attentats de l’ambition, aux fureurs du fanatisme. Il faut faire des vœux pour que ce bel âge se renouvelle plutôt que plus tard dans quelque coin du globe.

Nous ne justifierons pas avec la même assurance les relations que les conquérans du Pérou publièrent sur la grandeur & la magnificence des monumens de tous les genres qu’ils avoient trouvés. Le désir de donner plus d’éclat à la gloire de leurs triomphes, les aveugla peut-être. Peut-être, sans être persuadés eux-mêmes, voulurent-ils en imposer à leur nation, aux nations étrangères ? Les premiers témoignages, qui même se contrarioient, ont été infirmés par ceux qui les ont ſuivis, & enfin totalement détruits, lorſque des hommes éclairés ont porté leurs pas dans cette partie ſi célèbre du nouvel hémiſphère.

Il faut donc reléguer au rang des fables, cette quantité prodigieuſe de villes élevées avec tant de ſoin & de dépenſe. Pourquoi, s’il y avoit tant de cités ſuperbes dans le Pérou, n’exiſte-t-il plus, à la réſerve de Cuſco & de Quito, que celles que le conquérant y a conſtruites ? D’où vient qu’on ne retrouve guère que dans les vallées de las Capillas & de Pachacamac les ruines de celles dont on a publié des deſcriptions ſi exagérées ? Les peuples étoient donc diſpersés dans les campagnes ; & il étoit impoſſible que ce fût autrement dans une région où il n’y avoit ni ſentiers, ni arrières, ni commerçans, ni grands propriétaires, & où le labourage étoit l’occupation unique ou principale de tous les hommes.

Il faut reléguer au rang des fables, ces majeſtueux palais deſtinés à loger les incas dans le lieu de leur réſidence & dans leurs voyages. Autant qu’il eſt poſſible d’en juger à travers des décombres cent fois bouleversés par l’avarice qui comptoit trouver des tréſors, les maiſons royales n’avoient ni majeſté ni décoration. Elles ne différoient que par l’étendue & par l’épaiſſeur des bâtimens ordinaires, conſtruits avec des roſeaux, du bois, de la terre battue, des pierres brutes ſans ciment, ſelon la nature du climat ou la commodité des matériaux.

Il faut reléguer au rang des fables, ces places de guerre qui couvraient l’empire. Il en exiſtoit ſans doute quelques-unes. Le bas-Pérou offre encore les débris de deux ſituées ſur des montagnes, l’une conſtruite avec de la terre & l’autre avec des troncs d’arbre. On ſoupçonne qu’elles avoient des foſſés & trois murailles, dont l’une dominoit ſur l’autre. C’en étoit aſſez pour contenir les peuples ſubjugués & pour arrêter des voiſins peu redoutables. Mais ces moyens de défenſe ne pouvoient ſervir de rien contre la valeur & les armes de l’Europe. Les fortereſſes du haut-Pérou, quoique bâties avec de la pierre, n’y étoient pas plus propres. M. de la Condamine qui viſita, avec l’attention ſcrupuleuſe qui lui étoit propre, le fort de Cannar, le mieux conſervé & le plus conſidérable après celui de Cuſco, ne lui trouva que peu d’étendue & ſeulement dix pieds d’élévation. Un peuple qui n’avoit que la reſſource de ſes bras pour porter ou traîner les plus groſſes maſſes, un peuple qui ignoroit l’uſage des leviers & des poulies, pouvoit-il exécuter de plus grandes choſes ?

Il faut reléguer au rang des fables, ces aqueducs, ces réſervoirs comparables à ce que l’antiquité nous a laiſſé en ce genre de plus magnifique. La néceſſité avoit enſeigné aux Péruviens à pratiquer des rigoles au détour des montagnes, ſur le penchant des collines, à creuſer des canaux & des foſſés dans les vallées, pour féconder leurs champs que les pluies ne fertiliſoient pas, pour ſe ménager de l’eau à eux-mêmes qui n’avoient jamais imaginé de creuſer des puits : mais ces ouvrages de terre ou de pierre sèche, n’avoient rien de remarquable, rien qui fit ſoupçonner la plus légère connoiſſance de l’hydraulique.

Il faut reléguer au rang des fables, ces ſuperbes voies qui rendoient les communications ſi faciles. Les grands chemins du Pérou n’étoient autre choſe que deux rangs de pieux plantés au cordeau, & uniquement deſtinés à guider les voyageurs. Il n’y avoit que celui qui portoit le nom des incas, & qui traverſoit tout l’empire, qui eût de la grandeur. Ce monument, le plus beau du Pérou, fut entièrement détruit durant les guerres civiles des conquérans.

Il faut reléguer au rang des fables, ces ponts ſi vantés. Comment les Péruviens en auroient-ils pu conſtruire de bois, eux qui ne ſavoient pas le travailler ? Comment en auroient-ils pu élever de pierre, eux qui ignoroient la conſtruction des ceintres & des voûtes, & qui ne connoiſſoient pas la chaux ? Cependant le voyageur étoit continuellement arrêté au paſſage des torrens ſi multipliés dans ces contrées. Pour vaincre ce grand obſtacle, on imagina d’aſſembler ſept ou huit câbles d’oſier ou un plus grand nombre, de les lier enſemble par des cordages plus petits, de les couvrir par des branches d’arbre & par de la terre, & de les attacher fortement aux deux rives opposées. Par-ce moyen, les communications ſe trouvèrent facilement & sûrement établies. Les rivières, plus larges & moins rapides, étoient traversées ſur de petits bâtimens à voile qui viroient de bord avec aſſez de célérité.

Il faut reléguer au rang des fables, les merveilles attribuées à ces quipos qui remplaçoient, chez les Péruviens, l’art de l’écriture qui leur étoit inconnu. C’étoient, a-t-on dit, des regiſtres de corde, où des nœuds variés & des couleurs diverſes retraçoient les faits dont il étoit important ou agréable de conſerver le ſouvenir, & qui étoient gardés par des dépoſitaires de confiance établis par l’autorité publique. Il ſeroit peut-être téméraire d’affirmer que ces eſpèces d’hyérogliphes, dont nous n’avons jamais eu que des deſcriptions obſcures, ne pouvoient donner aucune lumière ſur les événemens paſſés. Cependant, en voyant les erreurs qui ſe gliſſent dans nos hiſtoires, malgré tant de facilités pour les éviter, on ne ſera guère porté à croire que des annales auſſi ſingulières que celles dont il s’agit ici, aient jamais pu mériter beaucoup de confiance.

Les Eſpagnols ne méritent pas davantage d’être crus, quand ils nous parlent de ces bains dont les cuves & les tuyaux étoient ou d’argent ou d’or ; de ces jardins remplis d’arbres, dont les fleurs étoient d’argent & les fruits d’or, & où l’œil trompé prenoit l’art pour la nature ; de ces champs de maïs, dont les tiges étoient d’argent & les épis d’or ; de ces bas-reliefs, où l’on auroit été tenté de cueillir les herbes & les plantes ; de ces habillemens couverts de grains d’or plus fins que la ſemence de perle, & dont les plus habiles orfèvres de l’Europe n’auroient pas égalé le travail. Nous ne dirons pas que ces ouvrages n’ont pas mérité d’être conſervés, parce qu’ils ne l’ont pas été. Si les ſtatuaires Grecs n’avoient employé dans leurs compoſitions que des métaux précieux, il eſt vraiſemblable que peu des chefs-d’œuvre de la Grèce ſeroient arrivés juſqu’à nous. Mais à juger de ce qui a péri par ce qui a été conſervé, on peut aſſurer que les Péruviens n’avoient fait nuls progrès dans le deſſin. Les vaſes échappés au ravage du tems pourront bien ſervir de preuve de la patience des Indiens, mais ne ſeront jamais des monumens de leur génie. Quelques figures d’animaux, d’inſectes d’or maſſif, long-tems conſervées dans le tréſor de Quito, n’étoient pas plus parfaites. On n’en pourra plus juger. Elles furent fondues en 1740, pour ſecourir Carthagène aſſiégé par les Anglois ; & il ne ſe trouva pas dans tout le Pérou un Eſpagnol aſſez curieux, pour acheter une ſeule pièce au poids.

On voit par tout ce qui a été dit, que les péruviens n’étoient guère avancés dans les ſciences un peu compliquées. La plupart dépendent du progrès des arts, & ceux-ci des haſards qui ne ſont produits par la nature que dans la ſuite des ſiècles, & dont la plupart ſont perdus pour les peuples qui reſtent ſans communication avec les peuples éclairés.

En réduiſant les choſes à la vérité, nous trouverons que les Péruviens étoient parvenus à fondre l’or & l’argent & à les mettre en œuvre. Avec ces métaux, ils faiſoient des ornemens, la plupart très-minces, pour les bras, pour le cou, pour le nez, pour les oreilles ; & des ſtatues creuſes, ſans ſoudure, qui, ſculptées ou fondues, n’avoient pas plus d’épaiſſeur. Rarement ces riches matières étoient-elles converties en vaſes. Leurs vaſes ordinaires étoient d’une argile très-fine, facilement travaillée, & de la grandeur, de la forme convenables aux uſages pour leſquels ils étaient deſtinés. Les poids n’étoient pas inconnus, & l’on découvre de tems en tems des balances dont les baſſins ſont d’argent & ont la figure d’un cône renversé.

Deux eſpèces de pierre, l’une molle & l’autre dure, l’une entièrement opaque & l’autre un peu tranſparente, l’une noire & l’autre couleur de plomb, ſervoient de miroir : on étoit parvenu à leur donner un poli ſuffiſant pour réfléchir les objets. La laine, le coton, les écorces d’arbres recevoient des mains de ce peuple un tiſſu plus ou moins ſerré, plus ou moins groſſier, dont on s’habilloit, dont on faiſoit même quelques meubles. Ces étoffes, ces toiles étoient teintes en noir, en bleu & en rouge par le moyen du rocou, de différentes herbes & d’une fève ſauvage qui croit dans les montagnes. On donnoit aux émeraudes toutes les figures. Ce qu’on en tire aſſez ſouvent des tombeaux, la plupart fort élevés, où les citoyens diſtingués ſe faiſoient enterrer avec ce qu’ils poſſédoient de plus rare, prouve que ces pierres précieuſes avoient une perfection qu’on ne leur a pas retrouvée ailleurs. Des heureux haſards offrent quelquefois des ouvrages de cuivre rouge, des ouvrages de cuivre jaune & d’autres ouvrages qui participent de ces deux couleurs ; d’où l’on a conclu que les Péruviens connoiſſoient le mélange des métaux. Une choſe plus importante, c’eſt que ce cuivre n’eſt jamais retraité, qu’il ne s’y attache jamais de verd-de-gris ; ce qui paroit prouver que ces Indiens faiſoient entrer dans ſa préparation quelques matières qui le préſervoient de ces inconvéniens funeſtes. Il faut regretter que l’art utile de le tremper ainſi ait été perdu, ou par le découragement des naturels du pays, ou par le mépris que les conquérans avoient pour tout ce qui n’avoit point de rapport avec leur paſſion pour les richeſſes.

Mais avec quels inſtrumens s’exécutoient tous ces ouvrages, chez un peuple qui ne connoiſſoit pas le fer, regardé, avec raiſon, comme l’âme de tous les arts ? Il ne s’eſt rien conſervé dans les maiſons particulières, & l’on ne découvre rien dans les monumens publics ni dans les tombeaux, qui donne les lumières qu’il faudroit pour réſoudre ce problême. Peut-être les marteaux, les marrière dont on ſe ſervoit étoient-ils de quelque matière que le tems aura pourrie ou défigurée ? Si l’on ſe refuſoit à cette conjecture, il faudrait dire que tout s’opéroit avec des haches de cuivre qui ſervoient auſſi d’armes à la guerre. En ce cas, il falloit que le travail, le tems, la patience tinſſent lieu aux Péruviens des outils qui leur manquoient.

Ce fut peut-être encore avec les haches de cuivre ou de caillou & un frottement opiniâtre, qu’ils parvinrent à tailler les pierres, à les bien équarrir, à les rendre parallèles, à leur donner la même hauteur & à les joindre ſans ciment. Malheureuſement, ces inſtrumens n’avoient pas la même activité ſur le bois que ſur la pierre. Auſſi les mêmes hommes, qui travailloient le granit, qui foroient l’émeraude, ne ſurent-ils jamais aſſembler une charpente par des mortaiſes, des tenons & des chevilles ; elle ne tenoit aux murailles que par des liens de jonc. Les bâtimens les plus remarquables n’avoient qu’un couvert de chaume ſoutenu par des mâts, comme les tentes de nos armées. On ne leur donnoit qu’un étage. Ils ne prenoient de jour que par la porte, & n’avoient que des pièces détachées ſans communication.