Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VII/Chapitre 4

IV. Trois Eſpagnols entreprennent la conquête du Pérou, ſans aucun ſecours du gouvernement

Quelques années s’écoulèrent ſans que cet établiſſement pût remplir les hautes deſtinées auxquelles il étoit appelé. Enfin trois hommes nés dans l’obſcurité entreprirent de renverſer à leurs frais un trône qui ſubſiſtoit avec gloire depuis pluſieurs ſiècles.

François Pizarre, le plus connu de tous, étoit fils naturel d’un gentilhomme d’Eſtramadoure. Son éducation fut ſi négligée, qu’il ne ſavoit pas lire. La garde des troupeaux, qui fut ſa première occupation, ne convenant pas à ſon caractère, il s’embarqua pour le Nouveau-Monde. Son avarice & ſon ambition lui donnèrent une activité ſans bornes. Il étoit de toutes les expéditions. Il ſe diſtingua dans la plupart ; & il acquit, dans les diverſes ſituations où il ſe trouva, cette connoiſſance des hommes & des affaires, dont on a toujours beſoin pour s’élever ; mais ſurtout néceſſaire à ceux qui par leur naiſſance ont tout à vaincre. L’uſage qu’il avoit fait juſqu’alors de ſes forces phyſiques & morales, lui perſuada que rien n’étoit au-deſſus de ſes talens, & il forma le projet de les employer contre le Pérou.

Il aſſocia à ſes vues Diego d’Almagro, dont la naiſſance étoit incertaine, mais dont le courage étoit éprouvé. On l’avoit toujours vu ſobre, patient, infatigable dans les camps où il avoit vieilli. Il avoit puisé à cette école une franchiſe qui s’y trouve plus qu’ailleurs ; & cette dureté, cette cruauté qui n’y ſont que trop communes.

La fortune de deux ſoldats, quoique conſidérable, ne ſe trouvant pas ſuffiſante pour la conquête qu’ils méditoient, ils ſe jettèrent dans les bras de Fernand de Luques. C’étoit un prêtre avide, qui s’étoit prodigieuſement enrichi par toutes les voies que la ſuperſtition rend faciles à ſon état, & par quelques moyens particuliers qui tenoient aux mœurs du ſiècle.

Les confédérés établirent pour fondement de leur ſociété, que chacun mettroit tout ſon bien dans cette entrepriſe ; que les richeſſes qu’elle produiroit ſeroient partagées également, & qu’on ſe garderoit mutuellement une fidélité inviolable. Les rôles que chacun devoit jouer dans cette grande ſcène, furent diſtribués comme le bien des affaires l’exigeoit. Pizarre devoit commander les troupes, Almagro conduire les ſecours, & Luques préparer les moyens. Ce plan d’ambition, d’avarice & de férocité, fut ſcellé par le fanatiſme. Luques conſacra publiquement une hoſtie dont il conſomma une partie, & partagea le reſte entre ſes deux aſſſociés : jurant tous trois par le ſang de Dieu, de ne pas épargner, pour s’enrichir, celui des hommes.

L’expédition commencée ſous ces horribles auſpices avec un vaiſſeau, cent douze hommes & quatre chevaux, vers le milieu de novembre 1524, ne fut pas heureuſe. Rarement Pizarre put-il aborder ; & dans le peu d’endroits où il lui fut poſſible de prendre terre, il ne voyoit que des plaines inondées, que des forêts impénétrables, que quelques ſauvages peu diſposés à traiter avec lui. Almagro qui lui menoit un renfort de ſoixante-dix hommes, n’eut pas un ſpectacle plus conſolant ; & il perdit même un œil dans un combat très-vif qu’il lui fallut ſoutenir contre les Indiens. Plus de la moitié de ces intrépides Eſpagnols avoient péri par la faim, par le fer ou par le climat ; lorſque los-Rios, qui avoit ſuccédé à Pedrarias, envoya ordre à ceux qui avoient échappé à tant de fléaux de rentrer ſans délai dans la colonie. Tous obéirent, tous à l’exception de treize qui, fidèles à leur chef, voulurent courir juſqu’à la fin ſa fortune. Ils la trouvèrent d’abord plus contraire qu’elle ne l’avoit encore été, puiſqu’ils ſe virent réduits à paſſer ſix mois entiers dans l’iſle de la Gorgonne, le lieu le plus mal-ſain, le plus ſtérile & le plus affreux qui fût peut-être ſur le globe. Mais enfin le ſort s’adoucit. Avec un très-petit navire que la pitié ſeule avoit déterminé à leur envoyer pour les tirer de ce séjour de déſolation, ils continuèrent leur navigation & abordèrent à Tumbez, bourgade aſſez conſidérable de l’empire qu’ils ſe propoſoient d’envahir un jour. De cette rade où tout portoit l’empreinte de la civiliſation, Pizarre reprit la route de Panama où il arriva dans les derniers jours de 1527 avec de la poudre d’or, avec des vaſes de ce précieux métal, avec des vigognes, avec trois Péruviens deſtinés à ſervir plutôt ou plus tard d’interprètes.

Loin d’être découragés par les revers qu’on avoit éprouvés, les trois aſſociés furent enflammés d’une paſſion plus forte d’acquérir des tréſors qui leur étoient mieux connus. Mais il falloit des ſoldats, il falloit des ſubſiſtances ; & on leur refuſoit l’un & l’autre ſecours dans la colonie. Le miniſtère, dont Pizarre lui-même étoit venu réclamer l’appui en Europe, ſe montra plus facile. Il autoriſa ſans réſerve, la levée des hommes, l’achat des approviſionnemens ; & il ajouta à cette liberté indéfinie toutes les faveurs qui ne coûtoient rien au fiſc.

Cependant, en réuniſſant tous leurs moyens, les aſſociés ne purent équiper que trois petits navires ; ils ne purent raſſembler que cent quarante-quatre fantaſſins & trente-ſix cavaliers. C’étoit bien peu pour les grandes vues qu’il falloit remplir : mais, dans le Nouveau-Monde, les Eſpagnols attendoient tout de leurs armes ou de leur courage ; & Pizarre ne balança pas à s’embarquer dans le mois de février de l’an 1531. La connoiſſance qu’il avoit acquiſe de ces mots, lui fit éviter les calamités qui avoient traversé ſa première expédition ; & il n’éprouva d’autre malheur que celui d’être forcé par les vents contraires de débarquer à cent lieues du port où il s’étoit proposé d’aborder.

Il fallut s’y rendre par terre. On ſuivit la côte qui étoit très-difficile, en forçant ſes habitans à donner leurs vivres, en les dépouillant de l’or qu’ils avoient, en ſe livrant à cet eſprit de rapine & de cruauté qui formoit les mœurs de ces tems barbares. L’iſle de Puna qui défendoit la rade fut forcée ; & la troupe entra victorieuſe à Tumbez, où des maladies de tous les genres l’arrêtèrent trois mois entiers. L’arrivée de deux renforts qui lui venoient de Nicaragua la conſolèrent un peu du chagrin que lui cauſoit ce séjour forcé. Ils n’étoient, à la vérité, que de trente hommes chacun : mais ils étoient conduits par Sébaſtien Benalcazar & par Fernand Soto qui tous deux jouiſſoient d’une réputation brillante. Les Eſpagnols ne furent pas inquiétés dans leur première conquête, & il faut en dire la raiſon.