Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VII/Chapitre 3

III. On donne aux Eſpagnols la première notion du Pérou.

Un jour que les conquérans ſe diſputoient de l’or avec cet acharnement qui annonce des violences, un jeune Cacique renverſa la balance où on le peſoit. « Pourquoi, leur dit-il, du ton du dédain, pourquoi vous brouiller pour ſi peu de choſe. Si c’eſt pour cet inutile métal que vous avez quitté votre patrie, que vous égorgez tant de peuples, je vous conduirai dans une région où il eſt ſi commun qu’on l’y emploie aux plus vils uſages ». Preſſé de s’expliquer plus clairement, il aſſure qu’à peu de diſtance de l’océan qui baigne le Darien il eſt un autre océan qui conduit à ce pays ſi riche. L’opinion s’établit auſſi-tôt généralement que cette autre mer eſt celle que Colomb a ſi vivement cherchée ; & partent, le premier ſeptembre 1513, pour l’aller reconnoître, cent quatre-vingt-dix Eſpagnols, ſuivis de mille Indiens, qui doivent leur ſervir de guides, porter leurs vivres & leur bagage.

Du lieu d’où s’élançoit la troupe juſqu’au lieu où elle vouloit ſe rendre, il n’y a que ſoixante milles : mais il falloit gravir des montagnes ſi eſcarpées, franchir des rivières ſi larges, traverſer des marais ſi profonds, pénétrer dans des forêts ſi épaiſſes, diſſiper, gagner ou détruire tant de nations féroces, que ce ne fut qu’après vingt-cinq jours de marche que les hommes les plus accoutumés aux périls, aux fatigues & aux privations ſe trouvèrent au terme de leurs eſpérances. Sans perdre un moment, Balboa, armé de toutes pièces, à la manière de l’ancienne chevalerie, avance allez loin dans la mer du Sud. Spectateurs des deux hémiſphères, s’écrie ce barbare, vous êtes témoin que je prends poſſeſſion de cette partie de l’univers pour la couronne de Caſtille. Ce que mon bras lui a donné, mon épée ſaura le défendre. Déjà la croix étoit plantée ſur la terre ferme, & le nom de Ferdinand gravé ſur l’écorce de quelques arbres.

Ces cérémonies donnoient alors aux Européens le domaine de toutes les contrées du Nouveau-Monde où ils pouvoient porter leurs pas ſanglans. Ainſi l’on ſe crut en droit d’exiger des peuples voiſins un tribut en perles, en métaux, en ſubſiſtances. Tous les témoignages ſe réunirent pour confirmer ce qui avoit été dit d’abord des richeſſes de l’empire qui fut appelé Pérou, & les brigands qui en méditoient la conquête, reprirent la route du Darien où ils devoient raſſembler les forces qu’exigeoit une entrepriſe ſi difficile.

Balboa s’attendoit à conduire ce grand projet. Ses compagnons avoient placé en lui leur confiance. Il avoit fait entrer dans les caiſſes publiques plus de tréſors qu’aucun des autres aventuriers. Dans l’opinion publique, la découverte qu’il venoit de faire le plaçoit preſque à côté de Colomb. Mais par un exemple de cette injuſtice & d’une ingratitude ſi commune dans les cours, où le mérite ne peut rien contre la protection ; où un grand général eſt remplacé, au milieu de ſes triomphes, par un homme inepte ; où une favorite diſſipatrice & rapace dépoſe un miniſtre économe de la finance ; où le bien général & les ſervices rendus ſont également oubliés, & où les révolutions dans les grandes places de l’état deviennent ſi ſouvent des ſujets de joie & de plaiſanterie ; Pedrarias fut choiſi pour le remplacer. Le nouveau commandant, également jaloux & cruel, fit arrêter ſon prédéceſſeur, ordonna qu’on lui fit ſon procès, & lui fit enſuite trancher la tête. Par ſes ordres ou de ſon aveu, ſes ſubalternes pilloient, brûloient, maſſacroient de toutes parts, ſans diſtinction d’alliés ou d’ennemis ; & ce ne fut qu’après avoir détruit trois cens lieues de pays, qu’en 1518 il tranſféra la colonie de Sainte-Marie ſur les bords de l’océan Pacifique, dans un lieu qui reçut le nom de Panama.