Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VII/Chapitre 31

XXXI. Renverſement & réédification de Lima. Mœurs de cette capitale du Pérou.

Lima a toujours vu couler dans ſon ſein la plus grande partie de ces richeſſes, qu’elles aient ou n’aient pas échappé à la vigilance du fiſc. Cette capitale, bâtie en 1535, par François Pizarre, & devenue depuis ſi célèbre, eſt ſituée à deux lieues de la mer, dans une plaine délicieuſe. Sa vue ſe promène d’un côté ſur un océan tranquille, & de l’autre s’étend juſqu’aux Cordelières. Son territoire n’eſt qu’un amas de pierres à fuſil que la mer y a ſans doute entaſſées avec les ſiècles, mais couverte d’un pied de ſorte que les eaux de ſource qu’on y trouve par-tout en creuſant, ont dû y amener des montagnes.

Des cannes à ſucre, des oliviers ſans nombre, quelques vignes, des prairies artificielles, des pâturages pleins de ſel qui donnent aux viandes un goût exquis, de menus grains deſtinés à la nourriture des volailles qui ſont parfaites, des arbres fruitiers de toutes les eſpèces, quelques autres cultures couvrent ces campagnes fortunées. L’orge & le froment y proſpérèrent long-tems : mais un tremblement de terre y fit, il y a plus d’un ſiècle, une ſi grande révolution, que les ſemences pourriſſoient ſans germer. Ce ne fut qu’après quarante ans de ſtérilité que le ſol redevint tout ce qu’il avoit été. Lima, ainſi que les autres villes des vallées, doit principalement ſes ſubſiſtances aux ſueurs des noirs. Ce n’eſt guère que dans l’intérieur du pays que les champs ſont exploités par les Indiens.

Avant l’arrivée des Eſpagnols, toutes les conſtructions ſe faiſoient au Pérou ſans aucuns fondemens. Les murs des maiſons particulières & des édifices publics étoient également jetés ſur la ſuperficie de la terre, avec quelques matériaux qu’ils fuſſent élevés. L’expérience avoit appris à ces peuples que, dans la région qu’ils habitoient, c’étoit l’unique manière de ſe loger ſolidement. Leurs conquérans, qui mépriſoient ſouverainement ce qui s’écartoit de leurs uſages, & qui portoient par-tout les pratiques de l’Europe, ſans examiner ſi elles convenoient aux contrées qu’ils envahiſſoient, leurs conquérans s’éloignèrent en particulier à Lima de la manière de haut qu’ils trouvoient généralement établie. Auſſi, lorſque les naturels du pays virent ouvrir de profondes tranchées & employer le ciment, dirent-ils que leurs tyrans creuſoient des tombeaux pour s’enterrer ; & c’étoit peut-être une conſolation au malheur du vaincu, de prévoir que la terre elle-même le vengeroit un jour de ſes dévaſtateurs.

La prédiction s’eſt accomplie. La capitale du Pérou, renversée en détail par onze tremblemens de terre, fut enfin détruite par le douzième. Le 28 octobre 1746, à dix heures & demie du ſoir, tous ou preſque tous les édifices, grands & petits, s’écroulèrent en trois minutes. Sous ces décombres furent écrasées treize cens perſonnes. Un nombre infiniment plus conſidérable furent mutilées ; & la plupart périrent dans des tourmens horribles.

Callao, qui ſert de port à Lima, fut également bouleversé ; & ce fut le moindre de ſes malheurs. La mer qui avoit reculé d’horreur au moment de cette terrible cataſtrophe, revint bientôt aſſaillir de ſes vagues impétueuſes l’eſpace qu’elle avoit abandonné. Le peu de maiſons & de fortifications, qui avoient échappé, devinrent ſa proie. De quatre mille habitans que comptoit cette rade célèbre, il n’y en eut que deux cens de ſauvés. Elle avoit alors vingt-trois navires. Dix-neuf furent engloutis, & les autres jetés bien avant dans les terres par l’océan irrité.

Le ravage s’étendit ſur toute la côte. Le peu qu’il y avoit de bâtimens dans ſes mauvais ports furent fracaſſés. Les villes des vallées ſouffrirent généralement quelques dommages ; pluſieurs même furent totalement boulversées. Dans les montagnes, quatre ou cinq volcans vomirent des colonnes d’eau ſi prodigieuſes, que le pays en fut inondé.

Les eſprits tombés depuis long-tems, comme en léthargie, furent réveillés par cette funeſte cataſtrophe ; & ce fut Lima qui donna l’exemple de ce changement. Il falloit déblayer d’immenſes décombres entaſſés les uns ſur les autres. Il falloit retirer les richeſſes immenſes enterrées ſous ces ruines. Il falloit aller chercher à Guayaquil, & plus loin encore, tout ce qui étoit néceſſaire pour d’innombrables conſtructions. Il falloit avec des matériaux raſſemblés de tant de contrées élever une cité ſupérieure à celle qui avoit été détruite. Ces prodiges, qu’on ne devoit pas attendre d’un peuple oiſif & efféminé, s’exécutèrent très-rapidement. Le beſoin donna de l’activité, de l’émulation, de l’induſtrie. Lima, quoique peut-être moins riche, eſt actuellement plus agréable que lorſqu’en 1682, ſes murs offrirent à l’entrée du vice-roi, Duc de Palata, des rues pavées d’argent. Il eſt auſſi plus ſolidement bâti ; & voici pourquoi.

La vanité d’avoir des palais aveugla longtems les habitans de la capitale du Pérou ſur les dangers auxquels cette folle oſtentation les expoſoit. Inutilement, la terre engloutit, à diverſes époques, ces maſſes énormes ; l’inſtruction ne fut jamais aſſez forte pour les corriger. La dernière cataſtrophe leur a ouvert les yeux. Ils ſe ſont ſoumis à la néceſſité, & ont enfin ſuivi l’exemple des autres Eſpagnols fixés dans les vallées.

Les maiſons ſont actuellement fort baſſes, & n’ont la plupart qu’un rez-de-chauſſée. Elles ont pour mur des poteaux placés de diſtance en diſtance. Ces intervalles ſont remplis par des cannes aſſez ſemblables aux nôtres, mais qui n’ont point de cavité, qui ſont très-ſolides, qui pouriſſent difficilement & qui ſont enduites d’une terre glaiſe. Ces ſinguliers édifices ſont couronnés par un toit de bois entièrement plat, recouvert auſſi de terre glaiſe, précaution ſuffiſante dans un climat où il ne pleut jamais. Un oſier de grande réſiſtance, que dans le pays on nomme chaglas, lie les différentes parties de ces bâtimens les unes aux autres, & les unit toutes aux fondemens. Avec cette conſtruction, les maiſons entières ſe prêtent aisément aux mouvemens qui leur ſont communiqués par les tremblemens de terre. Elles peuvent bien être endommagées par ces mouvemens convulſifs de la nature : mais il eſt difficile qu’elles ſoient renversées.

Cependant ces bâtimens ne manquent pas d’apparence. L’attention qu’on a d’en peindre en pierres de taille les murailles & les corniches ne laiſſe pas ſoupçonner la qualité des matériaux dont ils ſont formés. On leur trouve même un air de grandeur & de ſolidité auquel il ne ſeroit pas naturel de s’attendre. Le vice de conſtruction eſt encore mieux ſauvé dans l’intérieur des maiſons où tous les ornemens ſont peints auſſi d’une manière plus ou moins élégante. Dans les édifices publics, on s’eſt un peu écarté de la méthode ordinaire. Pluſieurs ont dix pieds d’élévation en brique cuite au ſoleil ; quelques égliſes même ont en pierre une hauteur pareille. Le reſte de ces monumens eſt en bois peint ou doré ; ainſi que les colonnes, les friſes & les ſtatues qui les décorent.

Les rues de Lima ſont larges, parallèles, & ſe coupent à angles droits. Des eaux tirées de la rivière de Rimac qui baigne ſes murs, les lavent, les rafraîchiſſent continuellement. Ce qui n’eſt pas employé à cet uſage ſalutaire, eſt heureuſement diſtribué pour la commodité des citoyens, pour l’agrément des jardins, pour la fertilité des campagnes.

Les fléaux de la nature qui ont ranimé à un certain point les travaux à Lima, ont eu moins d’influence ſur les mœurs.

La ſuperſtition qui règne ſur toute l’étendue de la domination Eſpagnole, tient au Pérou deux ſceptres dans ſes mains ; l’un d’or pour la nation uſurpatrice & triomphante ; l’autre de fer pour ſes habitans eſclaves & dépouillés. Le ſcapulaire & le roſaire ſont toutes les marques de religion que les moines exigent des Eſpagnols Péruviens. C’eſt ſur la forme & la couleur de ces eſpèces de taliſmans, que le peuple & les grands fondent la proſpérité de leurs entrepriſes, le ſuccès de leurs intrigues amoureuſes, l’eſpérance de leur ſalut. L’habit monacal fait au dernier moment la sécurité des riches malverſateurs. Ils ſont convaincus qu’enveloppés de ce vêtement redoutable au démon, cet être vengeur du crime n’oſera deſcendre dans leurs tombeaux & s’emparer de leurs âmes. Si leurs cendres repoſent près de l’autel, ils eſpèrent participer aux ſacrifices des pontifes beaucoup plus que les pauvres & les eſclaves.

D’après d’auſſi funeſtes erreurs, que ne ſe permet-on pas pour acquérir des richeſſes qui aſſurent le bonheur dans l’un & l’autre monde ? La vanité d’éterniſer ſon nom & la promeſſe d’une vie immortelle tranſmettent à des cénobites une fortune dont on ne ſauroit plus jouir ; & les familles ſont fruſtrées d’un héritage bien ou mal acquis, par des legs qui vont enrichir ces hommes, qui ont trouvé le ſecret d’échapper à la pauvreté en s’y dévouant. Ainſi, l’ordre des ſentimens, des idées & des choſes eſt renversé ; & les enfans des pères opulens ſont condamnés à une misère forcée par la pieuſe rapacité d’une foule de mendians volontaires. L’Anglois, le Hollandois, le François perdent de leurs préjugés nationaux en voyageant. L’Eſpagnol traîne avec lui les ſiens dans tout l’univers ; & telle eſt la manie de léguer à l’égliſe, qu’au Pérou tous les biens fonds appartiennent au ſacerdoce ou lui doivent des redevances. Le monachiqme y a fait ce que la loi du Vacuf fera tôt ou tard à Conſtantinople. Ici, l’on attache ſa fortune à un minaret, pour l’aſſurer à ſon héritier ; là, on en dépouille un héritier en l’attachant à un monaſtère, par la crainte d’être damné. Les motifs ſont un peu divers : mais, à la longue, l’effet eſt le même. Dans l’une & l’autre contrée, l’égliſe eſt le gouffre où toute la richeſſe va ſe précipiter ; & ces Caſtillans, autrefois ſi redoutés, ſont auſſi petits devant la ſuperſtition, que des eſclaves aſiatiques en préſence de leur deſpote.

Ces extravagances pourroient faire ſoupçonner un abrutiſſement entier. Ce ſeroit une injuſtice. Depuis le commencement du ſiècle, les bons livres ſont aſſez communs à Lima ; on n’y manque pas abſolument de lumières ; Si il peut nous être permis de dire que les navigateurs François y ſemèrent, durant la guerre pour la ſucceſſion, quelques bons principes. Cependant, les anciennes habitudes n’ont que peu perdu de leur force. L’Eſpagnol créole paſſe toujours ſa vie chez des courtiſanes, ou s’amuſe dans ſa maiſon à boire l’herbe du Paraguay. Il craindroit d’ôter des plaiſirs à l’amour, en lui donnant des nœuds légitimes. Son goût le porte à ſe marier derrière l’égliſe, expreſſion qui, dans le pays, ſignifie vivre dans le concubinage. En vain les évêques anathématiſent tous les ans, à pâques, les perſonnes engagées dans ces liens illicites. Que peuvent ces vains foudres contre l’amour, contre l’uſage, ſur-tout contre le climat qui lutte ſans ceſſe & l’emporte à la fin ſur toutes les loix civiles & religieuſes contraires à ſon influence ?

Les femmes du Pérou ont plus de charmes, que les armes ſpirituelles de Rome n’inſpirent de terreur. La plupart, celles de Lima principalement, ont des yeux brillans ; une peau blanche ; un teint délicat, animé, plein de fraîcheur & de vie ; une taille moyenne & bien priſe ; un pied mieux fait & plus petit que celui des Eſpagnoles même ; des cheveux épais & nous qui flottent, comme au haſard & ſans ornement, ſur des épaules & un ſein d’albâtre.

Tant de grâces naturelles ſont relevées par tout ce que l’art a pu y ajouter. C’eſt la plus grande ſomptuoſité dans les vêtemens ; c’eſt une profuſion ſans bornes de perles & de diamans dans toutes les eſpèces de parure où il eſt poſſible de les faire entrer. On met même une ſorte de grandeur & de dignité à laiſſer égarer, à laiſſer détruire ces objets précieux. Rarement une femme, même ſans titre & ſans nobleſſe, ſe montre-t-elle en public ſans étoffes d’or & ſans pierreries. Jamais elle ne ſort que ſuivie de trois ou quatre eſclaves, la plupart mulâtreſſes, en livrée comme les laquais, en dentelles comme leurs maîtreſſes.

Les odeurs ſont d’un uſage général à Lima. Les femmes n’y ſont jamais ſans ambre. Elles en répandent dans leur linge & dans leurs habits ; même dans leurs bouquets, comme s’il manquoit quelque choſe au parfum naturel des fleurs. L’ambre eſt ſans doute une ivreſſe de plus pour les hommes, & les fleurs donnent un nouvel attrait aux femmes. Elles en garniſſent leurs manches & quelquefois leurs cheveux, comme des bergères.

Le goût de la muſique, répandu dans tout le Pérou, ſe change en paſſion dans la capitale. Ses murs ne retentiſſent que de chanſons, que de concerts de voix & d’inſtrumens. Les bals ſont fréquens. On y danſe avec une légèreté ſurprenante : mais on néglige trop les grâces des bras, pour s’attacher à l’agilité des pieds, ſur-tout aux inflexions du corps, images des vrais mouvemens de la volupté.

Tels ſont les plaiſirs que les femmes, toutes vêtues d’une manière plus élégante que modeſte, goûtent & répandent dans Lima. Mais c’eſt particulièrement dans les délicieux ſalons où elles reçoivent compagnie qu’on les trouve séduiſantes. La, nonchalamment couchées ſur une eſtrade qui a un demi-pied d’élévation & cinq ou ſix de large, & ſur des tapis & des carreaux ſuperbes, elles coulent des jours tranquilles dans un délicieux repos. Les hommes qui ſont admis à leur converſation s’aſſeyent à quelque diſtance, à moins qu’une grande familiarité n’appelle ces adorateurs juſqu’à l’eſtrade qui eſt comme le ſanctuaire du culte & de l’idole. Cependant, les divinités aiment mieux y être libres que fières ; & banniſſant le cérémonial, elles jouent de la harpe ou de la guitare, chantent même & danſent quand on les en prie.

Les citoyens les plus diſtingués trouvent, dans les majorats ou ſubſtitutions perpétuelles que leur ont tranſmis les premiers conquérans leurs ancêtres, de quoi fournir à ces profuſions : mais les biens fonds n’ont pas ſuffi à un grand nombre de familles, même très-anciennes. La plupart ont cherché des reſſources dans le commerce. Une occupation ſi digne de l’homme, dont il étend à la fois l’activité, les lumières & la puiſſance, ne leur a jamais paru déroger à leur nobleſſe ; & les loix les ont confirmés dans une manière de penſer ſi utile & ſi raiſonnable. Leurs fonds, joints aux remiſes qu’on fait ſans ceſſe de l’intérieur de l’empire, ont rendu Lima le centre de toutes les affaires que les provinces du Pérou font entre elles ; des affaires qu’elles font avec le Mexique & le Chili ; des affaires plus importantes qu’elles font avec la métropole.