Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VII/Chapitre 13

XIII. Le cacao a toujours fixé les yeux de l’Eſpagne ſur Venezuela.

Le cacaoyer eſt un arbre de grandeur moyenne, qui pouſſe ordinairement de ſa racine cinq ou ſix troncs. Son bois eſt blanc, caſſant & léger ; ſa racine rouſſâtre & un peu raboteuſe. À meſure qu’il croît, il jette des branches inclinées, qui ne s’étendent pas au loin. Ses feuilles ſont alternes, ovales, terminées en pointe. Les plus grandes ont huit à neuf pouces de longueur ſur trois de largeur. Elles ſont toutes portées ſur des pédicules courts, aplatis & accompagnés à leur baſe de deux membranes ou ſtipules. Les fleurs naiſſent par petits paquets le long des ſages & des branches. Leur calice eſt verdâtre à cinq diviſions profondes. Les cinq pétales qui compoſent la corolle ſont petits, jaunes, renflés par le bas, prolongés en une lanière repliée en arc & élargie à ſon extrémité. Ils tiennent à une gaine formée par l’aſſemblage de dix filets dont cinq portent des étamines. Les cinq autres intermédiaires ſont plus longs & en forme de languette. Le piſtil, placé dans le centre & ſurmonté d’un ſeul ſtyle, devient une capſule ovoïde & preſque ligneuſe, longue de ſix à ſept pouces, large de deux, inégale à ſa ſurface, relevée de dix côtes, séparée intérieurement en cinq loges par des cloiſons membraneuſes. Les amandes qu’elle contient au nombre de trente & plus ſont recouvertes d’une coque caſſante & enveloppées d’une pulpe blanchâtre.

Ces amandes ſont la baſe du chocolat, dont la bonté dépend de la partie huileuſe qu’elles contiennent & conséquemment de leur parfaite maturité. On cueille la capſule, lorſqu’après avoir paſſé ſucceſſivement du verd au jaune, elle acquiert une couleur de muſe foncé. On la fend avec un couteau, & l’on en sépare toutes les amandes enveloppées de leur pulpe, que l’on entaſſe dans des eſpèces de cuves pour les faire fermenter. Cette opération détruit le germe & enlève l’humidité ſurabondante des amandes que l’on expoſe enſuite au ſoleil ſur des claies pour achever la deſſication. Le cacao ainſi préparé ſe conſerve aſſez long-tems, pourvu qu’il ſoit dans un lieu ſec : mais il n’eſt pas avantageux de le garder, parce qu’il perd en vieilliſſant une partie de ſon huile & de ſa vertu.

Le cacaoyer vient aisément des graines que l’on sème dans des trous alignés, à la diſtance de cinq ou ſix pieds les uns des autres. Ces graines, qui doivent être très-fraîches, ne tardent pas à germer. L’arbre s’élève aſſez promptement & commence à récompenſer les travaux du cultivateur au bout de deux ans. On fait chaque année deux récoltes qui ſont égales pour la qualité & pour l’abondance. Cet arbre veut un terrein gras & humide, qui n’ait point été employé à une autre culture. Si l’eau lui manque, il ceſſe de produire, ſe deſſèche & périt. Un ombrage qui le garantiſſe continuellement des ardeurs du ſoleil ne lui eſt pas moins néceſſaire. Les champs des cacaoyers ſont encore ſujets à être dévaſtés par les ouragans, ſi l’on ne prend la précaution de les entourer d’une liſière d’arbres plus robuſtes, à l’abri deſquels ils puiſſent proſpérer. Les ſoins qu’ils exigent d’ailleurs ne ſont ni pénibles, ni diſpendieux. Il ſuffit d’arracher les herbes qui les priveroient de leur nourriture.

Le cacaoyer eſt cultivé avec ſuccès dans pluſieurs contrées du Nouveau-Monde. Il croît même naturellement dans quelques-unes. Cependant ſon fruit n’eſt nulle part auſſi abondant qu’à Venezuela. Nulle part, ſi l’on en excepte Soconuſco, il n’eſt d’auſſi bonne qualité.

Mais, pendant deux ſiècles, les travaux de la colonie ne tournèrent pas au profit de ſa métropole. Le commerce national étoit tellement ſurchargé de droits, tellement embarraſſé de formalités, que la province trouvoit un grand avantage à recevoir des mains des Hollandois de Curaçao toutes les marchandiſes dont elle avoit beſoin, & à leur donner en paiement ſa production que ces infatigables voiſins vendoient avec un bénéfice énorme à une partie de l’Europe, même au peuple propriétaire du terrein où elle étoit récoltée. Ces liaiſons interlopes étoient ſi vives & ſi ſuivies, que, depuis 1700 juſqu’à la fin de 1727, il ne fut expédié des ports d’Eſpagne pour Venezuela que cinq navires qui, ſans exception, firent tous un voyage plus ou moins ruineux.