Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre V/Chapitre 33

XXXIII. L’Europe doit-elle continuer ſon commerce avec les Indes ?

Ceux qui voudront conſidérer l’Europe comme ne formant qu’un ſeul corps, dont les membres ſont unis entre eux par un intérêt commun, ou du moins ſemblable, ne mettront pas en problème ſi les liaiſons avec l’Aſie lui ſont avantageuſes. Le commerce des Indes augmente évidemment la maſſe de nos jouiſſances. Il nous donne des boiſſons ſaines & délicieuſes, des commodités plus recherchées, des ameublemens plus gais, quelques nouveaux plaiſirs, une exiſtence plus agréable. Des attraits ſi puiſſans ont également agi ſur les peuples qui, par leur poſition, leur activité, le bonheur de leurs découvertes, la hardieſſe de leurs entrepriſes, pouvoient aller puiſer ces délices à leur ſource ; & ſur les nations qui n’ont pu ſe les procurer que par le canal intermédiaire des états maritimes, dont la navigation faiſoit refluer dans tout notre continent la ſurabondance de ces voluptés. La paſſion des Européens pour ce luxe étranger a été ſi vive, que, ni les plus fortes impoſitions, ni les prohibitions, & les peines les plus sévères, n’ont pu l’arrêter. Après avoir lutté vainement contre un penchant qui s’irritoit par les obſtacles, tous les gouvernemens ont été forcés de céder au torrent, quoique des préjugés univerſels, cimentés par le tems & l’habitude leur fiſſent regarder cette complaiſance comme nuiſible à la ſtabilité du bonheur général des nations.

Il étoit tems que cette tyrannie finit. Doutera-t-on que ce ſoit un bien d’ajouter aux jouiſſances propres d’un climat, celles qu’on peut tirer des climats étrangers ? La ſociété univerſelle exiſte pour l’intérêt commun & par l’intérêt réciproque de tous les hommes qui la compoſent. De leur communication il doit réſulter une augmentation de félicité. Le commerce eſt l’exercice de cette précieuſe liberté, à laquelle la nature a appelé tous les hommes, a attaché leur bonheur & même leurs vertus. Diſons plus ; nous ne les voyons libres que dans le commerce ; ils ne le deviennent que par les loix qui favoriſent réellement le commerce : & ce qu’il y a d’heureux en cela, c’eſt qu’en même tems qu’il eſt le produit de la liberté, il ſert à la maintenir. On a mal vu l’homme, quand on a imaginé que pour le rendre heureux, il falloit l’accoutumer aux privations. Il eſt vrai que l’habitude des privations diminue la ſomme de nos malheurs : mais en retranchant encore plus ſur nos plaiſirs que ſur nos peines, elle conduit l’homme à l’inſenſibilité plutôt qu’au bonheur. S’il a reçu de la nature un cœur qui demande à ſentir ; ſi ſon imagination le promène ſans ceſſe malgré lui ſur des projets ou des fantômes de félicité qui le flattent, laiſſez à ſon âme inquiète un vaſte champ de jouiſſance à parcourir. Que notre intelligence nous apprenne à voir dans les biens dont nous jouiſſons, des motifs de ne pas regretter ceux auxquels nous ne pouvons atteindre : c’eſt-là le fruit de la ſageſſe. Mais exiger que la raiſon nous perſuade de rejeter ce que nous pourrions ajouter à ce que nous poſſédons, c’eſt contredire la nature, c’eſt anéantir peut-être les premiers principes de la ſociabilité, c’eſt tranſformer l’univers en un vaſte monaſtère, & les hommes en autant d’oiſeux & triſtes anachorètes. Suppoſons ce projet rempli ; & jettant un coup-d’œil ſur le globe, demandons-nous à nous-mêmes, ſi nous l’aimerions mieux tel que nous le verrions que tel qu’il étoit.

Comment réduire l’homme à ſe contenter de ce peu que les moraliſtes preſcrivent à ſes beſoins ? Comment fixer les limites du néceſſaire, qui varie avec la ſituation, ſes connoiſſances & ſes déſirs ? À peine eut-il ſimplifié par ſon induſtrie les moyens de ſe procurer la ſubſiſtance, qu’il employa le tems qu’il venoit de gagner, à étendre les bornes de ſes facultés & le domaine de ſes jouiſſances. De-là naquirent tous les beſoins factices. La découverte d’un nouveau genre de ſenſations excita le déſir de les conſerver, & la curioſité d’en imaginer d’une autre eſpèce. La perfection d’un art introduiſit la connoiſſance de pluſieurs. Le ſuccès d’une guerre occaſionnée par la faim ou par la vengeance, donna la tentation des conquêtes. Les haſards de la navigation jetèrent les hommes dans la néceſſité de ſe détruire ou de ſe lier. Il en fut des traités de commerce entre les nations séparées par la mer, comme des pactes de ſociété entre les hommes ſemés & rapprochés par la nature ſur une même terre. Tous ces rapports commencèrent par des combats, & finirent par des aſſociations. La guerre & la navigation ont mêlé les ſociétés & les peuplades. Dès-lors, les hommes ſe ſont trouvés liés par la dépendance ou la communication. L’alliage des nations fondues enſemble dans l’incendie des guerres, s’épure & ſe polit par le commerce. Dans ſa deſtination, le commerce veut que toutes les nations ſe regardent comme une ſociété unique, dont tous les membres ont également droit de participer aux biens de tous les autres. Dans ſon objet & ſes moyens, le commerce ſuppoſe le déſir & la liberté concertée entre tous les peuples, de faire tous les échanges qui peuvent convenir à leur ſatiſfaction mutuelle. Déſir de jouir, liberté de jouir ; il n’y a que ces deux reſſorts d’activité, que ces deux principes de ſociabilité, parmi les hommes.

Que peuvent oppoſer à ces raiſons d’une communication libre & univerſelle, ceux qui blâment le commerce de l’Europe avec les Indes ? Qu’il entraîne une perte conſidérable d’hommes ; qu’il arrête le progrès de notre induſtrie ; qu’il diminue la maſſe de notre argent ? Il eſt aisé de détruire ces objections. Tant que les hommes jouiront du droit de ſe choiſir une profeſſion, d’employer à leur gré leurs facultés, ne ſoyons pas inquiets de leur deſtinée. Comme dans l’état de liberté chaque choſe a le prix qui lui convient, ils ne braveront aucun danger qu’autant qu’ils en ſeront payés. Dans des ſociétés bien ordonnées, chaque individu doit être le maître de faire ce qui convient le mieux à ſon goût, à ſes intérêts, tant qu’il ne bleſſe en rien la propriété, la liberté des autres. Une loi qui interdiroit tous les travaux où les hommes peuvent courir le riſque de leur vie, condamneroit une grande partie du genre-humain à mourir de faim, & priveroit la ſociété d’une foule d’avantages. On n’a pas beſoin de paſſer la ligne pour faire un métier dangereux ; & ſans ſortir de l’Europe, on trouveroit des profeſſions beaucoup plus deſtructives de l’eſpèce humaine que la navigation des Indes. Si les périls des voyages maritimes moiſſonnent quelques hommes, donnons à la culture de nos terres toute la protection qu’elle mérite, & notre population ſera ſi nombreuſe, que l’état pourra moins regretter les victimes volontaires que la mer engloutit. On peut ajouter que la plupart de ceux qui périſſent dans ces voyages de long cours, ſont enlevés par des cauſes accidentelles, qu’il ſeroit facile de prévenir par un régime de vie plus ſain, & par une conduite plus réglée. Mais quand on ajoute aux vices de ſon climat & de ſes mœurs, les vices corrupteurs des climats où l’on aborde ; comment réſiſter à ce double principe de deſtruction ?

En ſuppoſant même que le commerce des Indes dut coûter à l’Europe autant d’hommes que l’on prétend qu’il en abſorbe ou qu’il en fait périr, eſt-il bien certain que cette perte n’eſt pas réparée & compensée par les travaux dont il eſt la ſource, & qui nourriſſent, qui multiplient la population ? Les hommes diſpersés ſur les vaiſſeaux qui voguent vers ces parages, n’occuperoient-ils pas ſur la terre une place qu’ils laiſſent à remplir par des hommes à naître ? Qu’on jette un regard attentif sur le grand nombre d’habitans qui couvrent le territoire resserré des peuples navigateurs, & l’on sera convaincu que ce n’est pas la navigation d’Asie, ni même la navigation en général, qui diminue la population des Européens, mais qu’elle seule balance peut-être toutes les causes de dépérissement & de décadence de l’espèce humaine. Rassurons encore ceux qui craignent que le commerce des Indes ne diminue les occupations & les profits de notre industrie.

Quand il seroit vrai que cette communication auroit arrêté quelques-uns de nos travaux, à combien d’autres n’a-t-elle pas donné naissance ? La navigation lui doit une grande extension. Nos colonies en ont reçu la culture du sucre, du café & de l’indigo. Plusieurs de nos manufactures sont alimentées par ses soies & par ses cotons. Si la Saxe & d’autres contrées de l’Europe font de belles porcelaines ; si Valence fabrique des Pékins supérieurs à ceux de la Chine même ; si la Suisse imite les mousselines & les toiles brodées de Bengale ; si l’Angleterre & la France impriment supérieurement des toiles ; si tant d’étoffes inconnues autrefois dans nos climats occupent aujourd’hui nos meilleurs arrières, n’eſt-ce pas de l’Inde que nous tenons tous ces avantages ?

Allons plus loin, & ſuppoſons que nous ne devons aucun encouragement, aucune connoiſſance à l’Aſie, la conſommation que nous faiſons de ſes marchandiſes n’en doit pas nuire davantage à notre induſtrie. Car avec quoi les payons-nous ? N’eſt-ce pas avec le prix de nos ouvrages portés en Amérique ? Je vends à un Eſpagnol pour cent francs de toile, & j’envoye cet argent aux Indes. Un autre envoie aux Indes la même quantité de toile en nature. Lui & moi en rapportons du thé. Eſt-ce qu’au fond notre opération n’eſt pas la même ? Eſt-ce que nous n’avons pas également converti en thé une valeur de cent francs en toile ? Nous ne différons, qu’en ce que l’un fait ce changement par deux procédés, & que l’autre le fait par le moyen d’un ſeul. Suppoſez que les Eſpagnols au lieu d’argent me donnent d’autres marchandiſes dont l’Inde ſoit curieuſe : eſt-ce que j’aurai diminué les travaux de la nation quand j’aurai porté ces marchandiſes aux Indes ? N’eſt-ce pas la même choſe que ſi j’y avois porté nos productions en nature ? Je pars d’Europe avec des marchandiſes de manufactures nationales. Je les vais changer dans la mer du Sud contre des piaſtres. Je porte ces piaſtres aux Indes. J’en rapporte des choſes utiles ou agréables. Ai-je rétréci l’induſtrie de l’état ? Non, j’ai étendu la conſommation de ſes produits, & j’ai multiplié les jouiſſances. Ce qui trompe les gens prévenus contre le commerce des Indes, c’eſt que les piaſtres arrivent en Europe avant d’être tranſportées en Aſie. En dernière analyſe, que l’argent ſoit ou ne ſoit pas employé comme gage intermédiaire, j’ai échangé directement ou indirectement avec l’Aſie, des choſes uſuelles contre des choſes uſuelles, mon induſtrie contre ſon induſtrie, mes productions contre ſes productions.

Mais, s’écrient quelques eſprits chagrins, l’Inde a englouti dans tous les tems les tréſors de l’univers. Depuis que le haſard a donné aux hommes la connoiſſance de la métallurgie, diſent ces cenſeurs, on n’a ceſſé de cultiver cet art. L’avarice, pâle, inquiète, n’a pas quitté ces rochers ſtériles, où la nature avoit enfoui ſagement de perfides tréſors. Arrachés des abymes de la terre, ils ont toujours continué de ſe répandre ſur ſa ſurface, d’où, malgré l’extrême opulence des Romains, de quelques autres peuples, on les a vu diſparoître en Europe, en Afrique, dans une partie de l’Aſie même. Les Indes les ont abſorbés. L’argent prend encore aujourd’hui la même route. Il coule ſans interruption de l’Occident au fond de l’Orient, & s’y fixe ſans que rien puiſſe jamais le faire rétrograder. C’eſt donc pour les Indes que les mines du Pérou ſont ouvertes ; c’eſt donc pour les Indiens que les Européens ſe ſont ſouillés de tant de crimes en Amérique. Tandis que les Eſpagnols épuiſent le ſang de leurs eſclaves dans le Mexique, pour arracher l’argent des entrailles de la terre, les Banians ſe fatiguent encore davantage pour l’y faire rentrer. Si jamais les richeſſes du Potofi, tariſſent ou s’arrêtent, notre avidité ſans doute ira les déterrer ſur les côtes du Malabar, où nous les avons portées. Après avoir épuisé l’Inde de perles & d’aromates, nous irons peut-être les armes à la main y ravir le prix de ce luxe. Ainſi nos cruautés & nos nos caprices entraîneront l’or & l’argent dans de nouveaux climats, où l’avarice & la ſuperſtition les enfouiront encore.

Ces plaintes ne ſont pas ſans fondement. Depuis que les autres parties du monde ont ouvert leur communication avec l’Inde, elles ont toujours échangé des métaux contre des arts & des denrées. La nature a prodigué aux Indiens le peu dont ils ont beſoin ; le climat leur interdit notre luxe, & la religion leur donne de l’éloignement pour les choſes qui nous ſervent de nourriture. Comme leurs uſages, leurs mœurs, leur gouvernement ſont reſtés les mêmes au milieu des révolutions qui ont bouleversé leur pays, il n’eſt pas permis d’eſpérer qu’ils puiſſent jamais changer. L’Inde a été, l’Inde ſera ce qu’elle eſt. Tout le tems qu’on y fera le commerce, on y portera de l’argent, on en rapportera des marchandiſes. Mais avant de ſe récrier contre l’abus de ce commerce, il faut en ſuivre la marche, en voir le réſultat.

D’abord il eſt conſtant que notre or ne paſſe pas aux Indes. Ce qu’elles en produiſent eſt augmenté continuellement de celui du Monomotapa, qui y arrive par la côte orientale de l’Afrique & par la mer Rouge ; de celui des Turcs, qui y entre par l’Arabie & par Baſſora ; de celui de Perſe, qui prend la double route de l’océan & du continent. Jamais celui que nous tirons des colonies Eſpagnoles & Portugaiſes ne groſſit cette maſſe énorme. En général, nous ſommes ſi éloignés d’envoyer de l’or dans les mers d’Aſie, que pendant long-tems nous avons porté de l’argent à la Chine, pour l’y échanger contre de l’or.

L’argent même que l’Inde reçoit de nous ne forme pas une auſſi groſſe ſomme qu’on ſeroit tenté de le croire, en voyant la quantité immenſe de marchandiſes que nous en tirons. Leur vente annuelle s’élève depuis quelque tems à cent ſoixante millions. En ſuppoſant qu’elles n’ont coûté que la moitié de ce qu’elles ont produit, il devroit être paſſé dans l’Inde pour leur achat quatre-vingts millions, ſans compter ce que nous aurions dû y envoyer pour nos établiſſemens. On ne craindra pas d’aſſurer, que depuis quelque tems toutes les nations réunies de l’Europe n’y portent pas annuellement au-delà de vingt-quatre millions. Huit millions ſortent de France, ſix millions de Hollande, trois millions d’Angleterre, trois millions de Danemarck, deux millions de la Suède & deux millions du Portugal. Il faut donner de la vraiſemblance à ce calcul.

Quoiqu’en général, les Indes n’aient nul beſoin, ni de nos denrées, ni de nos manufactures, elles ne laiſſent pas de recevoir de nous, en fer, en plomb, en cuivre, en étoffes de laine, en quelques autres articles moins conſidérables, pour la valeur du cinquième au moins de ce qu’elles nous fourniſſent.

Ce moyen de payer eſt groſſi par les reſſources que les Européens trouvent dans leurs poſſeſſions d’Aſie. Les plus conſidérables, de beaucoup, ſont celles que les iſles à épiceries fourniſſent aux Hollandois & le Bengale aux Anglois.

Les fortunes que les marchands libres & les agens des compagnies font aux Indes, diminuent encore l’exportation de nos métaux. Ces hommes actifs verſent leurs capitaux dans les caiſſes de leur nation, dans les caiſſes des nations étrangères, pour en être payés en Europe, où ils reviennent tous un peu plutôt, un peu plus tard. Ainſi, une partie du commerce ſe fait aux Indes, avec l’argent gagné dans le pays même.

Il arrive encore des événemens, qui mettent dans nos mains les tréſors de l’Orient. Qui peut douter qu’en renverſant des trônes dans le Décan & dans le Bengale, & en diſpoſant à leur gré de ces grandes places, les François & les Anglois n’aient mis dans leurs mains les richeſſes accumulées dans ces contrées opulentes depuis tant de ſiècles ? Il eſt viſible que ces ſommes réunies à d’autres moins conſidérables, que les Européens ont acquiſes par la ſupériorité de leur intelligence & de leur courage, ont dû retenir parmi nous beaucoup d’argent, qui, ſans ces révolutions, auroit pris la route de l’Aſie.

Cette riche partie du monde, nous a même reſtitué une partie des tréſors que nous y avions versés. Perſonne n’ignore l’expédition de Koulikan dans l’Inde : mais tout le monde ne ſait pas que ce terrible vainqueur arracha à la molleſſe, à la lâcheté des Mogols, pour plus de deux milliars en eſpèces, ou en effets précieux. Le palais ſeul de l’empereur, en renfermoit d’ineſtimables & ſans nombre. La ſalle du trône étoit revêtue de lames d’or. Des diamans en ornoient le plafond. Douze colonnes d’or maſſif, garnies de perles & de pierres précieuſes, formoient trois côtés du trône, dont le dais ſur-tout étoit digne d’attention. Il repréſentoit la figure d’un paon, qui, étendant ſa queue & ſes ailes, couvroit le monarque de ſon ombre. Les diamans, les rubis, les émeraudes, toutes les pierreries dont ce prodige de l’art étoit composé, repréſentoient au naturel les couleurs de cet oiſeau brillant. Sans doute qu’une partie de ces richeſſes eſt rentrée dans l’Inde. Les guerres cruelles, qui, depuis ce tems-là, ont déſolé la Perſe, auront fait enterrer bien des tréſors venus de la conquête du Mogol. Mais il n’eſt pas poſſible que différentes branches de commerce n’en aient fait couler quelques parties en Europe, par des canaux trop connus pour en parler ici.

Admettons, ſi l’on veut, qu’il n’en ait rien reflué parmi nous ; la cauſe de ceux qui condamnent le commerce des Indes, parce qu’il ſe fait avec des métaux, n’en ſera pas meilleure. Il eſt aisé de le prouver. L’argent ne croît pas dans nos champs ; c’eſt une production de l’Amérique, qui nous eſt transmise en échange de nos productions. Si l’Europe ne le versoit pas en Asie, bientôt l’Amérique seroit dans l’impossibilité de le verser en Europe. Sa surabondance dans notre continent, lui feroit tellement perdre de la valeur, que les nations qui nous l’apportent ne pourroient plus en tirer de leurs colonies. Une fois que l’aune de toile, qui vaut présentement vingt sols, sera montée à une pistole, les Espagnols ne pourront plus l’acheter pour la porter dans le pays où croit l’argent. Ce métal leur coûte à exploiter. Dès que la dépense de cette exploitation sera décuplée, sans que l’argent ait augmenté de prix, cette exploitation, plus onéreuse que profitable à ses entrepreneurs, sera nécessairement abandonnée. Il ne viendra plus de métaux du Nouveau-Monde, dans l’ancien. L’Amérique cessera d’exploiter ses meilleures mines ; comme par degrés, elle s’est vue forcée d’abandonner les moins abondantes. Cet événement seroit même déjà arrivé, si elle n’avoit trouvé un débouché d’environ trois milliars en Asie, par la route du cap de Bonne-Espérance ou par celle des Philippines. Ainsi ce versement de métaux dans l’Inde, que tant de gens aveuglés par leurs préjugés, ont regardé juſqu’ici comme ſi ruineux, a été également utile, & à l’Eſpagne dont il a ſoutenu l’unique manufacture, & aux autres peuples, qui, ſans cela, n’auroient pu continuer à vendre, ni leurs productions, ni leur induſtrie. Le commerce des Indes ainſi juſtifié, il convient d’examiner s’il a été conduit dans les principes d’une politique judicieuſe.