Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre V/Chapitre 17

XVII. Notions générales ſur la Tartarie.

ENTRE ces deux empires, dont la grandeur impoſe à l’imagination, eſt un eſpace immenſe, connu dans les premiers tems, ſous le nom de Scythie, & depuis, ſous celui de Tartarie. Priſe dans toute ſon étendue, cette région eſt bornée, à l’Occident, par la mer Caſpienne & la Perſe ; au Sud, par la Perſe, l’Indoſtan, les royaumes d’Arcan & d’Ava, la Chine & la Corée ; à l’Eſt, par la mer Orientale ; au Nord, par la mer Glaciale. Une partie de ces vaſtes déſerts, eſt ſoumiſe à l’empire des Chinois ; une autre reçoit ſes loix des Ruſſes ; la troiſième eſt indépendante, ſous le nom de Khariſme, de grande & de petite Bucharie.

Les habitans de ces célèbres contrées, vécurent toujours de chaſſe, de pêche, du lait de leurs troupeaux ; & avec un égal éloignement pour le séjour des villes, pour la vie sédentaire, & pour la culture. Leur origine, qui s’eſt perdue dans leurs déſerts & dans leurs courſes vagabondes, n’eſt pas plus ancienne que leurs uſages. Ils ont continué à être ce que leurs pères avoient été ; & en remontant de génération en génération, on trouve que rien ne reſſemble tant aux hommes des premiers âges que les Tartares du nôtre.

Ces peuples adoptèrent, la plupart, de bonne heure la doctrine du grand Lama, qui réſide à Putola, ville ſituée dans un pays qui appartient en partie à la Tartarie, & en partie à l’Inde. Cette grande contrée, où les montagnes ſont entaſſées les unes ſur les autres, eſt appellée Boutan, par les habitans de l’Indoſtan ; Tangut, par les Tartares ; Tſanli, par les Chinois ; Laſſa, par les Indiens au-delà du Gange ; & Thibet, par les Européens.

Des monumens au-deſſus de tout ſoupçon, font remonter cette religion au-delà de trois mille ans. Rien n’eſt plus reſpectable qu’un culte qui eut toujours pour baſe l’exiſtence du premier être & la morale la plus pure.

On penſe généralement que les ſectateurs de ce pontife le croient immortel ; que pour entretenir cette erreur, la divinité ne ſe montre jamais qu’à un petit nombre de confidens : que lorſqu’elle s’offre aux adorations du peuple, c’eſt toujours dans une eſpèce de tabernacle, dont la clarté douteuſe montre plutôt l’ombre de ce dieu vivant que ſes traits : que quand il meurt, on lui ſubſtitue un autre prêtre de la même taille, & autant qu’il eſt poſſible de la même figure : &, qu’avec le ſecours de ces précautions, l’illuſion ſe perpétue, même dans les lieux ou ſe joue cette comédie ; à plus forte raiſon dans l’eſprit des croyans éloignés de la ſcène.

C’eſt un préjugé qu’un philoſophe lumineux & profond vient de diſſiper. À la vérité, les grands Lamas ſe montrent rarement, afin d’entretenir la vénération qu’ils ſont parvenus à inſpirer pour leur perſonne & pour leurs myſtères : mais ils admettent à leur audience les ambaſſadeurs, ils reçoivent les ſouverains qui viennent les viſiter. S’il eſt difficile de jouir de leur vue, hors des occaſions importantes & des plus grandes ſolemnités, on peut toujours enviſager leurs portraits continuellement ſuſpendus au-deſſus des portes du temple de Putola.

Ce qui a donné un cours ſi univerſel à la fable de l’immortalité des Lamas, c’eſt que la foi du pays ordonne de croire, que l’eſprit ſaint qui a animé un de ces pontifes, paſſe d’abord après ſa mort dans le corps de celui qui eſt légitimement élu pour le remplacer. Cette tranſmigration du ſouffle divin, s’allie très-bien avec la métempſycoſe, dont le ſyſtême eſt établi de tems immémorial dans ces contrées.

La religion Lamique fit de bonne heure des progrès conſidérables. On l’adopta dans une portion du globe fort étendue. Elle domine dans tout le Thibet, dans toute la Mongalie. Les deux Bucharies, & pluſieurs provinces de la Tartarie, lui ſont preſque totalement ſoumiſes. Elle a des ſectateurs dans le royaume de Cachemire, aux Indes & à la Chine.

C’eſt de tous les cultes, le ſeul qui puiſſe ſe glorifier d’une antiquité très-reculée, ſans mélange d’aucun autre dogme. La religion des Chinois a été plus d’une fois altérée par l’arrivée des divinités étrangères & des ſuperſtitions qu’on a fait goûter aux dernières claſſes du peuple. Les Juifs ont vu finir leur hiérarchie & démolir leur temple. Alexandre & Mahomet éteignirent, autant qu’il étoit en eux, le feu ſacré des Guèbres. Tamerlan & les Mogols ont affoibli dans l’Inde le culte du dieu Brama. Mais ni le tems, ni la fortune, ni les hommes, n’ont pu ébranler le pouvoir théocratique du grand Lama.

C’eſt un effet réſervé aux progrès de l’eſprit humain. Éclairez le Tartare ; & bientôt il examinera ſon ſymbole, il diſputera, il s’égorgera : mais la ſuperſtition ne ſortira qu’à demi-étouffée des flots de ſang qu’elle aura verſés. Pour ne pas tout perdre, le prêtre ſe détachera des points de ſon ſyſtême évidemment incompatibles avec le ſens commun, & il défendra le reſte contre les attaques des incrédules. Cependant, la révolution ſe fera plus lentement que dans les empires qui n’ont pas une hiérarchie eccléſiaſtique bien ordonnée, & où un chef ſuprême n’eſt pas chargé de maintenir les dogmes dans leur état primitif. Les Lamas avouent eux-mêmes qu’ils ne ſont pas des dieux : mais ils prétendent repréſenter la divinité, & avoir reçu du ciel le pouvoir de décider en dernier reſſort, de tout ce qui intéreſſe le culte public. Leur théocratie s’étend bien auſſi entièrement ſur le temporel que ſur le ſpirituel : mais les ſoins profanes ne leur paroiſſent pas mériter de les occuper ; ils abandonnent toujours l’adminiſtration de l’état à des délégués qu’ils ont jugés dignes de leur confiance. Cet uſage a fait ſortir ſucceſſivement de leur vaſte domination pluſieurs provinces. Elles ſont devenues la proie de ceux qui les gouvernoient. Le grand Lama, autrefois maître abſolu de tout le Thibet, n’en poſſède aujourd’hui que la moindre partie.

Les opinions religieuſes des Tartares, n’ont, dans aucun tems, énervé leur valeur. Endurcis par les frimats du Nord, par les fatigues d’une vie errante ; ſans ceſſe ſous les armes, ſans ceſſe dans les combats, ces peuples n’ont jamais diſcontinué d’être belliqueux. Une inquiétude ardente & ſauvage les a toujours dégoûtés de leurs déſerts pauvres & incultes. L’ambition a continuellement tourné leurs regards avides vers les contrées de l’Aſie renommées pour leur opulence. Des nations amollies par les arts & par le climat n’ont pu ſoutenir les attaques de ces hommes agreſtes & féroces. L’habitude de faire la guerre ſans ſolde & ſans magaſins a pouſſé leur paſſion pour le pillage au-delà de tous les excès. Hors d’état d’affermir leurs conquêtes par des loix juſtes & une police exacte, ils ont par-tout fondé leur puiſſance ſur la terreur & la deſtruction.

C’eſt pour arrêter les irruptions que ces brigands faiſoient à la Chine, que fut élevée, environ trois ſiècles avant l’ère chrétienne, cette fameuſe muraille, qui s’étend depuis le fleuve Jaune juſqu’à la mer de Kamſchatka, qui eſt terraſſée par-tout & flanquée par intervalles de groſſes tours, ſuivant l’ancienne méthode de fortifier les places. Un pareil monument prouve qu’il y avoit alors dans l’empire, une prodigieuſe population : mais il doit auſſi faire préſumer qu’on y manquoit d’énergie & de ſcience militaire. Si les Chinois avoient eu du courage, ils auroient eux-mêmes attaqué des hordes errantes, ou les auroient contenues par des armées bien diſciplinées ; s’ils avoient ſu la guerre, ils auroient compris que des lignes de cinq cens lieues ne pouvoient pas être gardées par-tout, & qu’il ſuffiſoit qu’elles fuſſent perçées à un ſeul endroit, pour que le reſte des fortifications devint inutile.

Auſſi, les incurſions des Tartares continuèrent-elles juſqu’au treizième ſiècle. À cette époque, l’empire fut conquis par ces barbares, que commandoit Gengiſkan. Ce ſceptre étranger ne fut briſé, que lorſqu’au bout de quatre-vingt-neuf ans, il ſe trouva dans les mains d’un prince indolent, livré aux femmes, eſclave de ſes miniſtres.

Les Tartares, chaſſés de leur conquête, n’établirent point dans leur pays les loix & la police de la Chine. En repaſſant la grande muraille ils retombèrent dans la barbarie, & vécurent dans leurs déſerts, auſſi groſſiers qu’ils en étoient ſortis. Cependant, joints au petit nombre de ceux qui avoient continué leur vie errante, ils formèrent pluſieurs hordes qui ſe peuplèrent dans le ſilence, & qui, avec le tems, ſe fondirent dans celle des Mantchoux. Leur réunion leur inſpira le projet d’envahir de nouveau la Chine, qui étoit en proie à toutes les horreurs des diſſenſions domeſtiques.

Les mécontens étoient alors ſi multipliés, qu’ils formoient juſqu’à huit corps d’armée, ſous autant de chefs. Dans cette confuſion, les Tartares, qui, depuis long-tems, ravageoient les provinces ſeptentrionales de l’empire, s’emparèrent de la capitale en 1644, & bientôt après de l’état entier.

Cette invaſion ſembla moins ſubjuguer la Chine, que l’augmenter d’une portion conſidérable de la Tartarie. Bientôt après, elle s’agrandit encore par la ſoumiſſion des Tartares Mogols, célèbres pour avoir fondé la plupart des trônes de l’Aſie, celui de l’Indoſtan en particulier. Une révolution ſi extraordinaire étoit à peine finie, que l’empire vit s’élever un nouvel ennemi, qui pouvoit devenir dangereux.