Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre IV/Chapitre 5

V. Conduite des François à Madagaſcar. Ce qu’ils pouvoient & devoient y faire.

Tel étoit Madagaſcar, lorſqu’en 1665, il y a arriva quatre vaiſſeaux François. Le corps qui les avoit expédiés étoit réſolu à former un établiſſement ſolide dans cette iſle. Ce projet étoit ſage, & l’exécution n’en devoit pas être fort coûteuſe.

Toutes les colonies que les Européens ont établies en Amérique pour en obtenir des productions, ou au cap de Bonne Eſpérance, dans les iſles de France, de Bourbon, de Sainte-Hélène pour l’exploitation de leur commerce aux Indes, ont exigé des dépenſes énormes, un très-long-tems & des travaux conſidérables. Pluſieurs de ces régions étoient entièrement déſertes, & l’on ne voyoit dans les autres que des habitans qu’il n’étoit pas poſſible de rendre utiles. Madagaſcar offroit au contraire un ſol naturellement fertile, & un peuple nombreux, docile, intelligent, qui n’avoit beſoin que d’inſtruction pour ſeconder efficacement les vues qu’on ſe propoſoit.

Ces Inſulaires étoient fatigués de l’état de guerre & d’anarchie où ils vivoient continuellement. Ils ſoupiroient après une police qui put les faire jouir de la paix, de la liberté. Des diſpoſitions ſi favorables ne permettaient pas de douter qu’ils ne ſe prêtâſſent facilement aux efforts qu’on voudroit faire pour leur civiliſation.

Rien n’était plus aisé que de la rendre très-avantageuſe. Avec des ſoins ſuivis, Madagaſcar devoit produire beaucoup de denrées convenables pour les Indes ; pour la Perſe, pour l’Arabie & pour le continent de l’Afrique. En y attirant quelques Indiens & quelques Chinois, on y auroit naturalisé tous les arts, toutes les cultures de l’Aſie. Il étoit facile d’y conſtruire des navires, parce que les matériaux s’y trouvoient de bonne qualité & en abondance ; de les armer même, parce que les hommes s’y montroient propres à la navigation. Toutes ces innovations auroient eu une ſolidité que les conquêtes des Européens n’auront pas aux Indes, où les naturels du pays ne prendront jamais nos loix, nos mœurs, notre culte, ni par conséquent cette diſpoſition favorable qui attache les peuples à une domination nouvelle.

Une ſi heureuſe révolution ne devoit pas être l’ouvrage de la violence. Un peuple brute, nombreux & brave n’auroit pas preſenté les mains aux fers dont une poignée de féroces étrangers auroient voulu le charger. C’étoit par la voie douce de la perſuaſion ; c’étoit par l’appât ſi séduiſant du bonheur ; c’étoit par l’attrait d’une vie tranquille ; c’étoit par les avantages de notre police, par les jouiſſances de notre induſtrie, par la ſupériorité de notre génie, qu’il falloit amener l’iſle entière à un but également utile aux deux nations.

La légiſlation qu’il convenoit de donner à ces peuples devoit être aſſortie à leurs mœurs, à leur caractère, à leur climat. Elle devoit s’éloigner en tout de celle de l’Europe, corrompue & compliquée par la barbarie des coutumes féodales. Quelque ſimple qu’elle fût, les points divers n’en pouvoient être proposés que ſucceſſivement, & à meſure que l’eſprit de la nation ſe ſeroit éclairé, qu’il ſe ſeroit étendu. Peut-être même n’auroit-il pas fallu ſonger à y amener les hommes dont l’âge auroit fortifié les habitudes ; peut-être auroit-il fallu s’attacher uniquement aux jeunes gens qui, formés par nos inſtitutions, ſeroient devenus, avec le tems, des miſſionnaires politiques qui auraient multiplié les prosélytes du gouvernement.

Le mariage des filles Madecaſſes avec les colons François, auroit encore plus avancé le grand ſyſtême de la civiliſation. Ce lien, ſi cher & ſi ſenſible, auroit éteint ces diſtinctions odieuſes qui nourriſſent des haines éternelles & qui séparent à jamais des peuples, habitant la même région, vivant ſous les mêmes loix.

Il eût été contre toute juſtice, contre toute politique de prendre arbitrairement des terres pour y placer les nouvelles familles. On auroit demandé à la nation aſſemblée celles qui n’auroient pas été occupées ; & pour aſſurer plus de conſiſtance à l’acquiſition, le gouvernement en auroit donné un prix qui pût plaire à ces Inſulaires. Ces champs, légitimement acquis, auroient eu pour la première fois des maîtres. Le droit de propriété ſe feroit établi de proche en proche. Avec le tems, toutes les peuplades de Madagaſcar auroient librement adopté une innovation, dont aucun préjugé ne peut obſcurcir les avantages.

Plus les colonies qu’il s’agiſſoit de fonder à Madagaſcar pouvoient réunir des genres d’utilité, mieux il falloit choiſir les ſituations propres à les faire éclore, à les multiplier, à les vivifier, à les conſerver. Indépendamment d’un établiſſement qu’il étoit peut-être convenable de placer dans l’intérieur de l’iſle, pour obtenir de bonne heure la confiance des Madecaſſes ; il étoit indiſpenſable d’en former quatre ſur les côtes. L’un à la baie de Saint-Auguſtin, qui, aurait ouvert une communication facile au continent d’Afrique ; le ſecond à Louquez, où une chaleur vive & continue devoit faire proſpérer toutes les plantes de l’Inde ; le troiſième au fort Dauphin, qu’une température douce & ſaine rendoit propre au bled & à la plupart des productions de l’Europe ; le quatrième enfin à Tametave, la contrée la plus fertile, la plus peuplée, la plus cultivée du pays. Cette dernière poſition méritait même d’être choiſie pour être le chef-lieu de la colonie ; & voici pourquoi.

Il n’y a point de port connu à Madagaſcar. C’eſt une erreur de croire qu’il ſeroit poſſible d’en former un au fort Dauphin, en élevant un mole ſur des récifs qui s’avancent dans la mer. Les travaux d’une ſi grande entrepriſe ne ſeraient pas ſeulement immenſes ; la dépenſe en ſeroit encore inutile. Jamais un mole ne mettrait à l’abri des ouragans des vaiſſeaux que les montagnes elles-mêmes n’en garantiſſent pas. D’ailleurs, ce port factice, ouvert en partie à la fureur des vagues, auroit néceſſairement peu d’étendue. Les navires n’y auroient point de chaſſe. Un ſeul démarré les feroit tous échouer ; & ils périraient ſans reſſource ſur une côte où la mer eſt toujours agitée, où les ſables ſont mouvans par-tout.

Il n’en eſt pas ainſi à Tametave. La baie débarraſſée de cette incommode barre qui s’étend ſur toute la côte de l’Eſt de Madagaſcar, eſt très-ſpacieuſe. Le mouillage y eſt bon. Les vaiſſeaux y ſont à l’abri des plus fortes briſes. Le débarquement y eſt facile. Il ſuffiroit de faire creuſer l’eſpace d’une lieue & demie la grande rivière qui s’y jette, pour faire arriver les plus gros bâtimens à l’étang de Noffe-Bé, où la nature a formé un excellent port. Au milieu eſt une iſle, dont l’air eſt très-pur & dont la défenſe ſeroit aisée. Cette poſition a cela d’heureux, qu’avec quelques précautions on en pourroit fermer l’entrée aux eſcadres ennemies.

Tels étoient les avantages que la compagnie de France pouvoit retirer de Madagaſcar. La conduite de ſes agens ruina malheureuſement ces brillantes eſpérances. Ils détournèrent ſans pudeur une partie des fonds dont ils avoient l’adminiſtration ; ils conſumèrent en dépenſes folles ou inutiles des ſommes plus conſidérables ; ils ſe rendirent également odieux, & aux Européens dont ils devoient encourager les travaux, & aux naturels du pays qu’il falloit gagner par la douceur & par des bienfaits. Les crimes & les malheurs ſe multiplièrent à un tel excès, qu’en 1670, les aſſociés crurent devoir remettre au gouvernement une poſſeſſion qu’ils tenoient de lui. Le changement de domination n’amena pas un meilleur eſprit. La plupart des François qui étoient reſtés dans l’iſle furent maſſacrés deux ans après. Ceux qui avoient échappé à cette mémorable boucherie, s’éloignèrent pour toujours d’une terre qui étoit moins ſouillée par leur ſang que par leurs forfaits.

La cour de Verſailles a jeté de loin en loin quelques regards ſur Madagaſcar, mais ſans en ſentir jamais vivement le prix. Il falloit que cette puiſſance perdît tout ſon commerce, toute ſa conſidération dans l’Inde, pour ſe pénétrer de l’importance d’une iſle dont la poſſeſſion lui auroit vraiſemblablement épargné ces calamités. Depuis cette funeſte époque, on l’a vue occupée du déſir de s’y établir. Les deux tentatives de 1770 & 1773, ne doivent pas l’avoir découragée, parce qu’elles ont été faites ſans plan, ſans moyens ; & qu’au lieu d’y employer le ſuperflu des habitans de Bourbon, hommes pacifiques, ſages & acclimatés, on n’y a envoyé que des vagabonds ramaſſés dans les boues de l’Europe. Des meſures plus ſages & mieux combinées la conduiront ſûrement au but qu’elle ſe propoſe. Ce n’eſt pas ſeulement la politique qui veut qu’on ſe roidiſſe contre les difficultés inséparables de cette entrepriſe. L’humanité doit parler plus haut, plus énergiquement encore que l’intérêt.

Quelle gloire ce ſeroit pour la France de retirer un peuple nombreux des horreurs de la barbarie ; de lui donner des mœurs honnêtes, une police exacte, des loix ſages, une religion bienſaiſante, des arts utiles & agréables ; de l’élever au rang des nations inſtruites & civiliſées ! Hommes d’état, puiſſent les vœux de la philoſophie, puiſſent les vœux d’un citoyen aller juſqu’à vous ! S’il eſt beau de changer la face du monde pour faire des heureux ; ſi l’honneur qui en revient appartient à ceux qui tiennent les rênes des empires ; ſachez qu’ils ſont comptables à leur ſiècle & aux générations futures, non-ſeulement de tout le mal qu’ils font, mais de tout le bien qu’ils pourraient faire & qu’ils ne font pas. Vous êtes jaloux d’une véritable gloire parmi vos contemporains ; & quelle plus grande gloire que celle que je vous propoſe ? Vous déſirez que votre nom s’immortaliſe : ſongez que les monumens élevés en bronze ſont plus ou moins rapidement détruits par le tems. Confiez le ſoin de votre réputation à des êtres qui ſe perpétueront, en ſe régénérant. Le marbre eſt muet ; l’homme parle. Faites-le donc parler de vous avec éloge. Si la corruption s’introduit dans la légiſlation ſage que vous aurez inſtituée, c’eſt alors que vous ſerez véritablement révérés. C’eſt alors qu’on reviendra ſur le ſiècle où vous exiſtâtes, & qu’on donnera des larmes à votre mémoire. Je vous promets les pleurs de l’admiration pendant votre vie, & les pleurs du regret, de longs ſiècles après votre mort.

La compagnie des Indes n’avoit pas des deſſeins ſi élevés, lorſqu’elle jugea en 1670 qu’il lui convenoit d’abandonner Madagaſcar. À cette époque, ſes vaiſſeaux prirent directement la route des Indes. Par les intrigues de Marcara, né à Iſpahan, mais attaché au ſervice de France, on obtint la liberté d’établir des comptoirs ſur diverſes côtes de la péninſule. On tenta même d’avoir part au commerce du Japon. Colbert offroit de n’y envoyer que des proteſtans : mais les artifices des Holandois firent refuſer aux François l’entrée de cet empire, comme ils l’avoient fait refuſer aux Anglois.