Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre IV/Chapitre 4

IV. Les François forment des colonies à Madagaſcar. Deſcription de cette iſle.

Madagaſcar, séparé du continent de l’Afrique, par le canal de Mozambique, eſt ſitué à l’entrée de l’océan Indien, entre le douzième & le vingt-cinquième degrés de latitude, entre le ſoixante-deuxième & le ſoixante-dixième de longitude. Il a trois cens trente-ſix lieues de long, cent-vingt dans ſa plus grande largeur, & environ huit cens de circonférence. Les cotes de cette grande iſle ſont généralement mal ſaines. Ce malheur tient à des cauſes phyſiques qu’on pourroit changer. La terre que nous habitons n’eſt devenue ſalubre que par les travaux de l’homme. Dans ſon origine, elle étoit couverte de forêts & de marécages qui corrompoient l’air. C’eſt l’état actuel de Madagaſcar. Les pluies, comme dans les autres pays ſitués entre les Tropiques, y ont des tems marqués. Elles forment des rivières qui, cherchant à ſe dégorger dans l’Océan, trouvent leur embouchure fermée par des ſables que le mouvement de la mer y a pouſſés durant la ſaiſon ſèche : c’eſt-à-dire, lorſque les eaux n’avoient pas aſſez de volume & de viteſſe pour ſe faire jour. Arrêtées par cette barrière, elles refluent dans la plaine, y ſont quelque tems ſtagnantes, & rempliſſent l’horiſon d’exhalaiſons meurtrières, juſqu’à ce que ſurmontant l’obſtacle qui les retenoit, elles ſe ménagent enfin une iſſue. Ce ſyſtême paroîtra d’une vérité ſenſible, ſi l’on fait attention que les côtes ne ſont mal ſaines que dans la mouſſon pluvieuſe ; que la colonne d’air corrompu ne s’étend jamais bien loin ; que le ciel eſt toujours pur dans l’intérieur des terres ; & que le rivage eſt conſtamment ſalubre dans tous les lieux où, par des circonſtances locales, le cours des rivières eſt libre ſans interruption.

Par quelque vent que le navigateur arrive à Madagaſcar, il n’aperçoit qu’un ſable aride. Cette ſtérilité finit à une ou deux lieues. Dans le reſte de l’iſle, la nature, toujours en végétation, produit ſeule dans les forêts ou ſur les terres découvertes le coton, l’indigo, le chanvre, le miel, le poivre blanc, le ſagou, les bananes, le chou caraïbe, le ravenſera, épicerie trop peu connue, mille plantes nutritives étrangères à nos climats. Tout eſt rempli de palmiers, de cocotiers, d’orangers, d’arbres gommiers, de bois propres à la conſtruction & à tous les arts. Il n’y a proprement de culture à Madagaſcar que celle du riz. On arrache le jonc qui croît dans les marais. La ſemence y eſt jetée à la volée. Des troupeaux les traverſent enſuite, & par leur piétinement enfoncent le grain dans la terre. Le reſte eſt abandonné au haſard. Une autre eſpèce de riz eſt cultivée dans la ſaiſon des pluies ſur les montagnes avec la même négligence. Ces contrées ne ſont pas fécondées par les ſueurs de l’homme. La fertilité du ſol & des eaux bienfaiſantes y doivent tenir lieu de tous les travaux.

Des bœufs, des moutons, des porcs, des chèvres paiſſent jour & nuit dans les prairies ſans ceſſe renaiſſantes que la nature a formées à Madagaſcar. On n’y voit ni chevaux, ni buffles, ni chameaux, ni aucune eſpèce de bêtes de charge ou de monture, quoique tout annonce qu’elles y duſſent proſpérer.

On a cru trop légèrement que l’or & l’argent étoient des productions de l’iſle. Mais il eſt prouvé que non loin de la baie d’Antongil, il ſe trouve des mines de cuivre allez abondantes, & des mines d’un fer très-pur dans l’intérieur des terres.

L’origine des Madecaſſes ſe perd, comme celles de la plupart des peuples, dans des fables extravagantes. Sont-ils indigènes ? ont-ils été tranſplantés ? C’eſt vraiſemblablement ce qui ne ſera jamais éclairci. Cependant on ne peut s’empêcher de penſer qu’ils ne ſont pas tous ſortis d’une ſouche commune, quand on réfléchit aux différentes formes qui les diſtinguent.

Cette variété tient ſans doute à la formation générale des iſles. Toutes ont été liées à quelque continent dans des tems antérieurs à l’origine de la navigation, & en ont été séparées par ces bouleverſemens qui ne ſe renouvellent que trop ſouvent. Si la rupture a été ſubite, l’iſle ne vous offrira qu’une ſeule race d’hommes. Si les contrées adjacentes ont été menacées long-tems avant le déchirement, alors le péril mit les différens peuples en mouvement. Chacun courut en tumulte vers le lieu où il ſe promettait quelque ſécurité. Cependant le terrible phénomène s’exécuta ; & l’eſpace entouré d’eaux renferma des races qui n’avoient, ni la même couleur, ni la même ſtature, ni la même langue.

Tout porte à croire qu’il en a été ainſi à Madagaſcar. À l’Oueſt de l’iſle, on trouve un peuple appellé Quimoſſe, qui n’a communément que quatre pieds, & qui ne s’élève jamais à plus de quatre pieds quatre pouces. On le croît réduit à quinze mille âmes. Il devoit être plus nombreux, avant la guerre meurtrière & malheureuſe qui lui fit quitter ſes premiers foyers. Forcé de s’expatrier, il ſe réfugia dans une vallée très-fertile & entourée de hauteurs eſcarpées où il vit ſans communication avec ſes voiſins. Lorſque ſes anciens vainqueurs ſe réuniſſent pour l’attaquer dans cette poſition heureuſe, il lâche un grand nombre de bœufs ſur la croupe de ſes montagnes. Les aſſaillans, qui n’avoient que ce butin en vue, s’emparent des troupeaux & quittent les armes pour les reprendre, lorſqu’ils peuvent encore réuſſir à former une confédération aſſez puiſſante pour déterminer les Quimoſſes à acheter de nouveau la paix.

Cet expédient, qui convient aux ſoibles & timides Quimoſſes, ne conviendroit nullement à une nation puiſſante. Le ſouverain ou le miniſtre puſillanime qui achète la paix invite ſon ennemi à la guerre, & le fortifie de tout l’argent qu’il lui accorde & dont il s’affoiblit. C’eſt un mauvais politique, qui ſe conduit comme s’il ne lui reſtoit que quelques années à vivre, & qui ſe ſoucie fort peu de ce que l’empire deviendra après ſa mort.

Madagaſcar eſt divisé en pluſieurs peuplades, plus ou moins nombreuſes, mais indépendantes les unes des autres. Chacune de ces foibles aſſociations habite un canton qui lui eſt propre, & ſe gouverne elle-même par ſes uſages. Un chef, tantôt électif, tantôt héréditaire, & quelquefois uſurpateur, y jouit d’une aſſez grande autorité. Cependant, il ne peut entreprendre la guerre que de l’aveu des principaux membres de l’état, ni la ſoutenir qu’avec les contributions & les efforts volontaires de ſes peuples.

Le dépouillement des champs enſemencés, le vol des troupeaux, l’enlèvement des femmes & des enfans : telles ſont les ſources ordinaires de leurs diviſions. Ces peuples agreſtes ſont tourmentés de la rage de jouir par l’injuſtice & la violence, auſſi vivement que les nations les plus policées. Leurs hoſtilités ne ſont pas meurtrières ; mais les priſonniers deviennent toujours eſclaves.

On n’a pas à Madagaſcar une idée fort étendue de ce droit de propriété, d’où dérive le goût du travail, le motif de la défenſe & la ſoumiſſion au gouvernement. Auſſi les peuples y montrent-ils peu d’attachement pour les lieux qui les ont vu naître. Des raiſons de mécontentement, de convenance ou de néceſſité, leur font aisément quitter leur demeure pour une autre contrée plus abondante ou plus éloignée de leurs ennemis.

Souvent même, par pure inconſtance, un Madecaſſe ſe choiſit une autre patrie, pour en changer encore, lorſqu’il aura un nouveau caprice, ou qu’il craindra quelque châtiment pour un acte de fureur ou pour un larcin. Il eſt aſſuré de trouver par-tout des terres à cultiver. Jamais, elles ne ſont partagées. C’eſt ordinairement la commune qui les enſemence & qui en partage enſuite les productions. Ainſi le droit civil eſt peu de choſe dans ces régions : mais le droit politique y eſt encore moins étendu.

Quoique les Madecaffes admettent conſuſement la doctrine, ſi répandue, des deux principes, ils n’ont point de culte. Ils ne ſoupçonnent pas l’exiſtence d’une autre vie, & cependant ils croient aux revenans : mais doit-on chercher des idées mieux liées parmi des barbares qu’on n’en trouve chez les nations les plus éclairées ? Le plus funeſte de leurs préjugés eſt celui qui a établi des jours heureux & malheureux. On fait inhumainement mourir les enfans nés ſous des auſpices peu favorables. C’eſt une erreur cruelle qui empêche ou détruit la population.

Peu de nations ſupportent la douleur & les événemens fâcheux avec autant de patience que les Madecaffes. La vue même de la mort, dont l’éducation ne les a pas accoutumés à redouter les ſuites, ne les trouble pas. Ils attendent avec une réſignation qu’on a peine à comprendre le moment de leur deſtruction, ſi déſeſpérant pour nous. C’eſt, peut-être, une conſolation pour eux d’avoir la certitude qu’ils ne ſeront pas oubliés, lorsqu’ils auront ceſſé d’exiſter. Le reſpect pour les ancêtres eſt pouſſé très-loin dans ces régions ſauvages. Il eſt ordinaire d’y voir des hommes de tous les âges aller pleurer ſur le tombeau de leurs pères, & leur demander des conſeils dans les actions les plus intéreſſantes de la vie.

Ces Inſulaires robuſtes & aſſez bien faits n’ont pas la même indifférence pour le préſent que pour l’avenir. Comme ils ne ſont jamais gênés dans leurs goûts par le frein de la morale ou de la religion, ni par cette police éclairée qui arrête les penchans de l’homme pour établir l’ordre de la ſociété, ils ſont tout entiers à leurs paſſions. Ils aiment, avec tranſport, les fêtes, le chant, la danſe, les liqueurs fortes, & ſur-tout les femmes. Tous les inſtans d’une vie oiſive, ſédentaire & abondante s’écoulent dans les plaiſirs des ſens, refuſés par la nature aux ſauvages du Nord qui épuiſent leurs facultés phyſiques dans la recherche des alimens néceſſaires à leur miſérable & précaire exiſtence. Outre la compagne qu’ils épouſent en cérémonie, les Madecaſſes prennent autant de concubines qu’ils peuvent en avoir. Le divorce eſt commun chez eux, quoique rien n’y soit plus rare que la jalousie. La plupart se tiennent même honorés d’avoir des enfans adultérins, quand ils sont de race blanche. L’illustration de l’origine fait passer sur l’irrégularité de la naissance.

On aperçoit un commencement de lumière & d’industrie chez ces peuples. Avec de la soie, du coton, du fil d’écorce d’arbre, ils fabriquent quelques étoffes. L’art de fondre & de forger le fer ne leur est pas entièrement inconnu. Leurs poteries sont assez agréables. Dans pluſieurs cantons, ils pratiquent la manière de peindre la parole par le moyen de l’écriture. Ils ont même des livres d’histoire, de médecine, d’astrologie, sous la garde de leurs Ombis, qu’on a pris mal-à-propos pour des prêtres, & qui ne sont réellement que des imposteurs qui se disent & peut-être se croient sorciers. Ces connoissances, plus répandues à l’Ouest que dans le reste de l’iſle, y ont été portées par des Arabes qui, de tems immémorial, y viennent trafiquer.

On a calomnié les Madecasses, lorsque sur un petit nombre d’actes isolés d’emportement & de rage ; commis dans l’accès de quelque paſſion violente, on n’a pas craint d’accuſer la nation entière de férocité. Ils ſont naturellement ſociables, vifs, gais, vains, & même reconnoiſſans. Tous les voyageurs, qui ont pénétré dans l’intérieur de l’iſle, y ont été accueillis, ſecourus dans leurs beſoins, traités comme des hommes, comme des frères. Sur les côtes, où la défiance eſt communément plus grande, les navigateurs n’ont que rarement éprouvé des violences & des perfidies. Vingt-quatre familles Arabes, qui très-anciennement avoient uſurpé l’empire dans la province d’Anoſſi, en ont long-tems joui ſans trouble, & l’ont perdu en 1771, ſans être ni chaſſées, ni maſſacrées, ni opprimées. Enfin la langue de ces Inſulaires ſe prête aisément à l’expreſſion des ſentimens les plus tendres ; & c’eſt un préjugé très-favorable de la douceur de leurs mœurs, de leur ſociabilité.