Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre IV/Chapitre 28

XXVIII. Situation actuelle des François à la côte de Malabar.

Entre le Canara & le Calicut, eſt une contrée qui a dix-huit lieues d’étendue ſur la côte, & ſept ou huit au plus dans les terres. Le pays eſt extrêmement inégal, couvert de poivriers & de cocotiers. Il eſt partagé en pluſieurs petits diſtricts ſoumis à des ſeigneurs Indiens, tous vaſſaux de la maiſon de Colaſtry. Le chef de cette famille bramine doit borner ſon attention à ce qui peut intéreſſer le culte des dieux. Il ſeroit au-deſſous de lui de ſe livrer à des ſoins profanes, & c’eſt ſon plus proche parent qui tient les rênes du gouvernement. L’état eſt partagé en deux provinces. Dans la plus conſidérable, nommée l’Irouvenate, on voit le comptoir de Tallichery, où les Anglois achètent annuellement quinze cens mille livres peſant de poivre ; & le comptoir de Cananor, que les Hollandois ont vendu, depuis peu, environ 250 000 livres, parce qu’il leur étoit à charge.

C’eſt dans la ſeconde province, appelée Cartenate, & qui n’a que cinq lieues de côte, que les François furent appelés en 1722. On avoit en vue de s’en ſervir contre les Anglois : mais un accommodement ayant rendu leur ſecours inutile, ils ſe virent forcés d’abandonner un poſte qui leur donnoit quelques eſpérances. Le reſſentiment & l’ambition les ramenèrent en plus grand nombre en 1725, & ils s’établirent, l’épée à la main, ſur l’embouchure de la rivière de Mahé. Cet acte de violence n’empêcha pas qu’ils n’obtinſſent du ſeul prince qui régiſſoit ce canton, le commerce excluſif du poivre. Une faveur ſi utile donna naiſſance à une colonie, composée de ſix mille Indiens. Ils cultivoient ſix mille trois cens cinquante cocotiers, trois mille neuf cens ſoixante-ſept aréquiers, & ſept mille ſept cens ſoixante-deux poivriers. Tel étoit cet établiſſement, lorſque les Anglois s’en rendirent les maîtres en 1760.

L’eſprit de deſtruction qu’ils avoient porté dans leurs autres conquêtes, les ſuivit à Mahé. Leur projet étoit de démolir les maiſons, & de diſperſer les habitans. Le ſouverain du pays réuſſit à les faire changer de réſolution. Tout fut ſauvé, excepté les fortifications. En rentrant dans leur comptoir, les François trouvèrent les choſes telles à-peu-près qu’ils les avoient laiſſées.

Mahé eſt dominé par des hauteurs, ſur leſquelles on avoit élevé cinq forts qui n’exiſtent plus. C’étoit beaucoup trop d’ouvrages : mais il eſt indiſpenſable de prendre quelques précautions. On ne doit pas reſter perpétuellement exposé à l’inquiétude des Naïrs, qui ont été autrefois tentés de piller, de détruire la colonie, & qui pourroient bien encore avoir la même intention, pour ſe jeter dans les bras des Anglois de Taſtichery, qui ne ſont éloignés que de trois milles.

Indépendamment des poſtes que la sûreté de l’intérieur exige, il eſt néceſſaire de fortifier l’entrée de la rivière. Depuis que les Marattes ont acquis des ports, des corſaires auxquels ils ont donné aſyle, infeſtent la mer Malabare par leurs pirateries. Ces brigands tentent même des deſcentes, par-tout où ils comptent faire du butin. Mahé ne ſeroit pas à l’abri de leurs entrepriſes, s’il y avoit de l’argent ou des marchandiſes ſans défenſe qui puſſent exciter leur cupidité.

Les François ſe dédommageroient aisément des dépenſes qui auroient été faites, s’ils conduiſoient leur commerce avec activité & intelligence. Leur comptoir eſt le mieux placé de tous pour l’achat du poivre. Le pays leur en fourniroit deux millions cinq cens mille livres peſant. Ce que l’Europe ne conſommeroit pas, ils le porteroient à la Chine, dans la mer Rouge, & dans le Bengale. La livre de poivre ne leur reviendroit qu’à 12 ſols, & ils nous la vendroient 25 ou 30 ſols.

Ce bénéfice, conſidérable par lui-même, ſeroit groſſi par celui qu’on pourroit faire ſur les marchandiſes d’Europe qu’on porteroit à Mahé. Les ſpéculateurs auxquels ce comptoir eſt le mieux connu, jugent qu’il ſera aisé d’y débiter annuellement quatre cens milliers de fer, deux cens milliers de plomb, vingt-cinq milliers de cuivre, deux mille fuſils, vingt mille livres de poudre, cinquante ancres ou grappins, cinquante balles de drap, cinquante mille aunes de toile à voile, une aſſez grande quantité de vif-argent, & environ deux cens barriques de vin, ou d’eau-de-vie, pour les François établis dans la colonie, ou pour les Anglois qui ſont au voiſinage. Ces objets réunis produiroient au moins 384 000 livres, dont 153 600 liv. ſeroient gain, en ſuppoſant un bénéfice de quarante pour cent. Un autre avantage de cette circulation, c’eſt qu’elle entretiendroit toujours dans ce comptoir des fonds, qui la mettraient en état de ſe procurer les productions du pays dans les ſaiſons de l’année où elles ſont à meilleur marché.

Le plus grand obſtacle que le commerce peut trouver, c’eſt la douane établie dans la colonie. Cet impôt gênant appartient au ſouverain du pays, & a été toujours un principe de diſſenſion. Les Anglois de Tallichery qui éprouvoient le même dégoût, ont réuſſit à ſe procurer de la tranquilité. On pourrait, comme eux, ſe rédimer de cette contrainte, par une rente fixe & équivalente. Mais pour y déterminer le prince, il faudrait commencer par lui payer les 46 353 roupies, ou 111 247 livres 4 ſols, qu’il a prêtées, & ne lui plus refuſer le tribut auquel on s’eſt engagé, pour vivre paiſiblement ſur ſes poſſeſſions. Il n’eſt pas ſi aiſé de diſpoſer favorablement les choſes dans le Bengale.