Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre IV/Chapitre 27

XXVII. La compagnie perd l’eſpoir de reprendre ſon commerce. Elle cède tous ſes effets au gouvernement.

L’arrêt du 13 août, en ſe bornant à ſufpendre le privilège de la compagnie, ſembloit conſerver aux actionnaires la faculté d’en reprendre l’exercice : mais ils n’en prévirent pas la poſſibilité ; & ils ſe déterminèrent ſagement à une liquidation qui pût aſſurer le ſort de leurs créanciers, & les débris de leur fortune.

Ils offrirent au roi de lui céder tous les vaiſſeaux de la compagnie, au nombre de trente ; tous les magaſins & les édifices qui lui appartenoient au port de l’Orient & aux Indes ; la propriété de ſes comptoirs & des aldées qui en dépendoient ; tous ſes effets de marine & ce guerre ; enfin, deux mille quatre cens cinquante eſclaves qu’elle avoit aux iſles. Ces objets furent évalues 30 000 000 livres par les actionnaires, qui demandèrent en même tems le paiement de 16 500 000 livres qui leur étoient dus par le gouvernement.

Le Roi, en agréant la ceſſion proposée, crut devoir en diminuer le prix : non pas que les choſes qui en faiſoient l’objet n’euſſent une valeur plus conſidérable encore dans les mains de la compagnie ; mais parce qu’en paſſant dans celles du gouvernement, elles devenoient pour lui une charge nouvelle. Ainſi, au lieu de 46 500 000 livres demandées par les actionnaires, le prince, pour s’acquitter en totalité avec eux, créa à leur profit, par ſon édit du mois de janvier 1770, 1 200 000 livres de rentes perpétuelles, au principal de 30 000 000 livres.

Ce nouveau contrat ſervit d’hypothèque à un emprunt de 12 000 000 liv. en rentes viagères a dix pour cent, & par voie de loterie, que la compagnie fit dans le mois de février ſuivant. L’objet de cet emprunt étoit de faire face aux engagemens pris pour former les dernières expéditions ; mais il ne ſuffiſoit pas encore ; & dans l’impoſſibilité de ſe procurer des fonds par la voie du crédit, les actionnaires remirent au roi, dans leur aſſemblée du 7 avril 1770, toutes leurs propriétés, à l’exception du capital hypothéqué aux actions.

Les principaux objets compris dans cette nouvelle ceſſion, conſiſtoient dans l’extinction de 4 200 000 liv. de rentes viagères ; dans la partie du contrat de 9 000 000 liv. qui excédoit le capital des actions ; dans l’hôtel de Paris ; dans les marchandiſes des Indes attendues en 1770 & 1771, préſumées devoir s’élever à 26 000 000 livres ; & enfin, dans les créances à exercer ſur des débiteurs ſolvables ou inſolvables, aux Indes, aux iſles de France & de Bourbon, à Saint-Domingue. Les actionnaires s’engageoient en même tems à fournir au roi une ſomme de 14 768 000 livres, par la voie d’un appel, qui fut fixé à 400 livres par action. Le miniſtère, en acceptant ces divers arrangemens, s’engagea de ſon côté à payer toutes les rentes perpétuelles & viagères conſtituées par la compagnie ; tous les autres engagemens, qui montaient à environ 45 000 000 livres ; toutes les penſions & demi-ſoldes qu’elle avoit accordées, & qui ſormoient un objet annuel de 80 000 livres ; enfin, à ſupporter tous les frais & tous les riſques d’une liquidation qui, néceſſairement, devoit durer pluſieurs années.

Le roi, en même tems, porta à 2 500 liv. produiſant 125 livres de rente, le capital de l’action, qui, par l’édit du mois d’août 1764, avoit été fixé à 1 600 livres de principal, produiſant une rente de 80 livres. La nouvelle rente de 125 liv. fut aſſujettie à la retenue du dixième ; & il fut décidé que le produit de ce dixième ſeroit employé annuellement au rembourſement des actions par la voie du ſort, ſur le pied de leur capital de 2 500 livres ; de manière que la rente des actions remboursées accroitroit le fonds d’amortiſſement juſqu’au parfait rembourſement de la totalité des actions.

Ces conditions reſpectives ſe trouvent conſignées dans un arrêt du conſeil, du 8 avril 1770, portant homologation de la délibération priſe la veille dans l’aſſemblée générale des actionnaires, & revêtu de lettres-patentes en date du 22 du même mois. Au moyen de ces arrangemens, l’appel a été fourni, le tirage pour le rembourſement des actions, au nombre de deux cens vingt, a été fait chaque année, & les dettes chirographaires de la compagnie ont été fidèlement acquittées à leur échéance.

Il eſt difficile, d’après ces détails, de ſe former une idée précisé de la manière d’être actuelle de la compagnie des Indes, & de l’état légal du commerce qu’elle exerçoit. Cette compagnie, aujourd’hui ſans poſſeſſions, ſans mouvement, ſans objet, ne peut pourtant pas être regardée comme abſolument détruite ; puiſque les actionnaires ſe ſont réſervés en commun le capital hypothéqué de leurs actions, & qu’ils ont une caiſſe particulière & des députés pour veiller à leurs intérêts. D’un autre côté, le privilège a été ſuſpendu, mais il n’a été que ſuſpendu ; & il n’eſt point compris au nombre des objets cédés au roi par la compagnie. La loi qui l’a établie ſubſiſte encore ; les vaiſſeaux qui partent pour les mers des Indes ne peuvent s’expédier qu’à la faveur d’une permiſſion délivrée au nom de la compagnie. Ainſi, la liberté accordée n’eſt qu’une liberté précaire ; & ſi les actionnaires demandoient à reprendre leur commerce, en offrant des fonds ſuffiſans pour en aſſurer l’exploitation, ils en auroient inconteſtablement le droit, ſans qu’il fût beſoin d’une loi nouvelle. Mais, à l’exception de ce droit apparent, qui dans le fait eſt comme non-exiſtant, par l’impuiſſance où ſont les actionnaires de l’exercer, tous leurs autres droits, toutes leurs propriétés, tous leurs comptoirs ont paſſé dans les mains du gouvernement.

Cependant la navigation de l’Inde a été ſuivie, quoique la politique n’eût pas préparé d’avance l’action du commerce libre qui devoit remplacer le privilège excluſif. Dans les bons principes, avant d’eſſayer du nouveau régime, il auroit fallu ſubſtituer inſenſiblement, & par degrés, les négocians particuliers à la compagnie. Il auroit fallu les mettre à portée d’acquérir des connoiſſances poſitives ſur les différentes branches d’un commerce juſqu’alors inconnu pour eux. Il auroit fallu leur laiſſer le tems de former des liaiſons dans les comptoirs. Il auroit fallu les favoriſer &, pour ainſi dire, les conduire dans les premières expéditions.

Ce défaut de prévoyance doit être une des principales cauſes qui ont retardé les progrès du commerce libre, & qui peut-être l’ont empêché d’être lucratif, lorſqu’il eſt devenu plus étendu. Ses opérations ont été faites dans les comptoirs qu’occupoit auparavant le monopole. Parcourons rapidement ces poſſeſſions, en commençant par le Malabar.