Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre III/Chapitre 9

IX. Débats occaſionnés en Angleterre par les privilèges de la compagnie.

La paix qui devoit finir tant de malheurs, y mit le comble. Il s’éleva dans les trois royaumes un cri général contre la compagnie, Ce n’étoit pas ſa décadence qui lui ſuſcitoit des ennemis ; elle ne faiſoit que les enhardir. Ses premiers pas avoient été contrariés. Dès 1615, quelques politiques avoient déclamé contre le commerce des Indes Orientales. Ils l’accuſoient d’affoiblir les forces navales, par une grande conſommation d’hommes ; & de diminuer, ſans dédommagement, les expéditions pour le Levant & pour la Ruſſie. Ces clameurs, quoique contredites par des hommes éclairés, devinrent ſi violentes vers l’an 1628, que la compagnie ſe voyant exposée à l’animoſité de la nation, s’adreſſa au gouvernement. Elle le ſupplioit d’examiner la nature de ſon commerce ; de le prohiber, s’il étoit contraire aux intérêts de l’état ; & s’il lui étoit favorable, de l’autoriſer par une déclaration publique. Le tems n’avoit qu’aſſoupi cette oppoſition nationale ; & elle ſe renouvela plus furieuſe que jamais, au tems dont nous parlons. Ceux qui étoient moins rigides dans leurs ſpéculations, conſentoient qu’on fit le commerce des Indes ; mais ils ſoutenoient qu’il devoit être ouvert à toute la nation. Un privilège excluſif leur paroiſſoit un attentat manifeſte contre la liberté. Selon eux, les peuples n’avoient établi un gouvernement, qu’en vue de procurer le bien général ; & l’on y portoit atteinte en immolant, par d’odieux monopoles, l’intérêt public à des intérêts privés. Ils fortifioient ce principe fécond & inconteſtable, par une expérience aſſez récente. Durant la rébellion, diſoient-ils, les marchands particuliers, qui s’étoient emparés des mers d’Aſie, y portèrent le double des marchandiſes nationales qu’on demandoit auparavant, & ils ſe trouvèrent en état de donner les marchandiſes en retour, à un prix aſſez bas pour ſupplanter les Hollandois dans tous les marchés de l’Europe. Mais ces républicains habiles, certains de leur perte, ſi les Anglois conduiſoient plus long-tems les affaires ſur les principes d’une liberté entière, firent inſinuer à Cromwel, par quelques perſonnes qu’ils avoient gagnées, de former une compagnie excluſive. Ils furent ſecondés dans leurs menées par les négocians Anglois, qui faiſoient alors ce commerce, & qui ſe promettoient pour l’avenir des gains plus conſidérables, lorſque, devenus ſeuls vendeurs, ils donneroient la loi aux conſommateurs. Le protecteur, trompé par les inſinuations artificieuſes des uns & des autres, renouvela le monopole : mais pour ſept ans ſeulement ; afin de pouvoir revenir ſur ſes pas, s’il ſe trouvoit qu’il eût pris un mauvais parti.

Ce parti ne paroiſſoit pas mauvais à tout le monde. Aſſez de gens penſoient que le commerce des Indes ne pouvoit réuſſir qu’à l’aide d’un privilège excluſif : mais pluſieurs d’entre eux ſoutenoient que la charte du privilège actuel n’en étoit pas moins nulle ; parce qu’elle avoit été accordée par des rois qui n’en avoient pas le droit. Ils rappelloient pluſieurs actes de cette nature, caſſés par le parlement, ſous Édouard III, ſous Henri IV, ſous Jacques I, ſous d’autres règnes. Charles II avoit, à la vérité, gagné un procès de cette nature à la cour des Plaidoyers communs ; mais ſur une raiſon puérile. Ce tribunal avoit osé dire, que le prince devait avoir l’autorité d’empêcher que tous les ſujets puſſent commercer avec les infidèles, dans la crainte que la pureté de leur foi ne s’altérât.

Quoique les partis dont on a parlé euſſent des vues particulières & même opposées, ils ſe réuniſſoient tous dans le projet de rendre le commerce libre, ou de faire annuler du moins le privilège de la compagnie, La nation, en général, ſe déclaroit pour eux : mais le corps attaqué leur oppoſoit ſes partiſans, les miniſtres, tout ce qui tenoit à la cour, qui faiſoit elle-même cauſe commune avec lui. Des deux côtés, on employa la voie des libelles, de l’intrigue, de la corruption. Du choc de ces paſſions, il ſortit un de ces orages, dont la violence ne ſe fait guère ſentir qu’en Angleterre. Les factions, les ſectes, les intérêts ſe heurtèrent avec impétuoſité. Tout, ſans diſtinction de rang, d’âge, de ſexe, ſe partagea. Les plus grands événemens n’avoient pas excité plus d’enthouſiaſme. La compagnie, pour appuyer la chaleur de ſes défenſeurs, offrit de prêter de grandes ſommes, à condition qu’on lui laiſſeroit ſon privilège. Ses adverſaires en offrirent de plus conſidérables pour le faire révoquer.

Les deux chambres, devant qui s’inſtruiſoit ce grand procès, ſe déclarèrent pour les particuliers. Il leur fut permis de faire, enſemble ou séparément, le commerce de l’Inde. Ils s’aſſocièrent & formèrent une nouvelle compagnie. L’ancienne obtint la permiſſion de continuer ſes armemens juſqu’à l’expiration très-prochaine de ſa charte. Ainſi, l’Angleterre eut à la fois deux compagnies des Indes Orientales, autorisées par le parlement, au lieu d’une ſeule établie par l’autorité royale.

On vît alors ces deux corps auſſi ardens à ſe détruire réciproquement, qu’ils l’avoient été à s’établir. L’un & l’autre avoient goûté les avantages qui revenoient du commerce ; & ſe regardoient avec cette jalouſie, cette haine, que l’ambition & l’avarice ne manquent jamais d’inſpirer. Leur diviſion ſe manifeſta par de grands éclats en Europe, & ſur-tout aux Indes. Les deux ſociétés ſe rapprochèrent enfin, & finirent par unir leurs fonds en 1702. Depuis cette époque, les affaires de la compagnie furent conduites avec plus de lumières, de ſageſſe & de dignité. Les principes du commerce, qui ſe développoſent de plus en plus en Angleterre, influèrent ſur ſon adminiſtration, autant que le permettoient les intérêts de ſon monopole. Elle améliora ſes anciens établiſſemens ; elle en forma de nouveaux. Ce qu’une plus grande concurrence lui ôtoit de bénéfice, elle cherchoit à ſe le procurer par des ventes plus conſidérables. Son privilège étoit attaqué avec moins de violence, depuis qu’il avoit reçu la ſanction des loix, & obtenu la protection du parlement.

Quelques diſgrâces paſſagères, troublèrent ſes proſpérités. Les Anglois avoient formée en 1702, un établiſſement dans l’iſle de Pulocondor, dépendante de la Cochinchine. Leur but étoit de prendre part au commerce de ce riche royaume, juſqu’alors trop négligé. Une sévérité outrée révolta ſeize ſoldats Macaſſars, qui faiſoient partie de la garniſon. Dans la nuit du 3 mars 1705, ils mirent le feu aux maiſons du fort, & maſſacrèrent les Européens, à meſure qu’ils ſortoient pour l’éteindre. De quarante-cinq qu’ils étoient, trente périrent de cette manière ; le reſte tomba ſous les coups des naturels du pays, mécontens de l’inſolence de ces étrangers.

La compagnie perdit par cet événement les dépenſes que lui avoit coûtées ſon entrepriſe, les fonds qui étoient dans ſon comptoir, & les eſpérances qu’elle avoit conçues. D’autres nuages s’élevèrent ſur pluſieurs de ſes comptoirs. C’étoit l’inquiétude, c’étoit l’avarice de ſes agens, qui les avoient aſſemblés. Une politique plus modérée fit abandonner d’odieuſes prétentions ; & la tranquilité ſe trouva bientôt rétablie. De plus grands intérêts ne tardèrent pas à fixer ſon attention.