Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre III/Chapitre 8

VIII. Malheurs & fautes des anglois aux Indes.

Des négocians, échauffés par la connoiſſance des gains qu’on faiſoit dans l’Inde, réſolurent d’y naviguer. Charles II, qui n’étoit ſur le trône qu’un particulier voluptueux & diſſipateur, leur en vendit la permiſſion ; tandis que d’un autre côté, il tiroit des ſommes conſidérables de la compagnie, pour l’autoriſer à pourſuivre ceux qui entreprenoient ſur ſon privilège. Une concurrence de cette nature, devoit dégénérer en brigandages. Les Anglois, devenus ennemis, couroient les uns ſur les autres avec un acharnement, une animoſité qui les décrièrent dans les mers d’Aſie.

Les Hollandois voulurent mettre à profit cette ſingulière criſe. Ces républicains s’étoient trouvés aſſez long-tems les ſeuls maîtres du commerce des Indes. Ils en avoient vu avec chagrin ſortir une partie de leurs mains, à la fin des troubles civils d’Angleterre. La ſupériorité de leurs forces leur fit eſpérer de la recouvrer, lorſque les deux nations commencèrent, en 1664, la guerre dans toutes les parties du monde : mais les hoſtilités ne durèrent pas aſſez long-tems, pour réaliſer ces vaſtes eſpérances. La paix leur interdiſant la force ouverte, ils ſe déterminèrent à attaquer les ſouverains du pays, pour les obliger de fermer leurs ports à leur rival. La conduite folle & mépriſable des Anglois, accrut l’audace Hollandoiſe. Elle alla juſqu’à les chaſſer ignominieuſement de Bantam en 1680.

Une inſulte auſſi grave & auſſi publique, ranima la compagnie Angloiſe. La paſſion de rétablir ſa réputation, de ſatiſfaire ſa vengeance, de maintenir ſes intérêts, la détermina aux plus grands efforts. Elle arma une flotte de vingt-trois vaiſſeaux, où furent embarqués huit mille hommes de troupes réglées. On mettoit à la voile, lorſque les ordres du monarque ſuſpendirent le départ. Charles, dont les beſoins & la corruption ne connoiſſoient point de bornes, avoit eſpéré que pour faire révoquer cette défenſe, on lui donneroit un argent immenſe. N’en pouvant obtenir de ſes ſujets, il ſe détermina à en recevoir de ſes ennemis. Il ſacrifia l’honneur & le commerce de ſa nation à 2 250 000 livres que lui firent compter les Hollandois, que de ſi grands préparatifs avoient effrayés. L’expédition projettée n’eut point lieu.

La compagnie épuisée par les frais d’un armement que la vénalité de la cour avoit rendu inutile, envoya ſes bâtimens aux Indes, ſans les fonds néceſſaires pour former des cargaiſons ; mais avec ordre à ſes facteurs de les raſſembler ſur ſon crédit, ſi la choſe étoit poſſible. La fidélité qu’elle avoit montrée juſqu’alors dans ſes engagemens, fit trouver 6 750 000 livres. Rien n’eſt plus extraordenniſe que la manière dont on s’y prit pour les payer.

Joſias Child, qui de directeur de la compagnie en étoit devenu le tyran, fit paſſer à l’inſu, dit-on, de ſes collègues, des ordres aux Indes, pour qu’on imaginât des prétextes, quels qu’ils puſſent être, de fruſtrer les prêteurs de leur créance. C’eſt à ſon frère Jean Child, gouverneur de Bombay, que l’exécution de ce ſyſtême d’iniquité fut plus particulièrement confiée. Auſſi-tôt, cet homme avide, inquiet & féroce, annonce au gouverneur de Surate des prétentions plus folles les unes que les autres. Ces demandes ayant été accueillies comme elles le méritoient, il fond ſur tous les vaiſſeaux qui appartenoient aux ſujets de la cour de Delhy, & de préférence ſur les navires expédiés de Surate, comme les plus riches. Il ne reſpecte pas même les bâtimens qui naviguoient munis de ſes paſſeports ; & il pouſſe l’audace juſqu’à s’emparer d’une flotte chargée de vivres pour une armée Mogole. Cet horrible brigandage, qui dura toute l’année 1688, cauſa dans tout l’Indoſtan des dommages ineſtimables.

Aurengzeb, qui tenoit les rênes de l’empire d’une main ferme, ne différa pas d’un moment la punition d’un ſi grand outrage. Un de ſes lieutenans débarque au commencement de 1689, avec vingt-mille hommes à Bombay, iſle importante du Malabar, qu’une princeſſe de Portugal avoit apportée en dot à Charles II, & que ce monarque avoit cédée à la compagnie en 1668. À l’approche de l’ennemi, l’on abandonne le fort de Magazan avec tant de précipitation, qu’on y oublie de l’argent, des vivres, pluſieurs caiſſes remplies d’armes, & quatorze pièces de gros canon. Le général Indien, enhardi par ce premier avantage, attaque les Anglois dans la plaine, les bat & les réduit à ſe renfermer tous dans la principale fortereſſe, où il les inveſtit, & où il eſpère les forcer bientôt de ſe rendre.

Child, auſſi lâche dans le danger qu’il avoit paru audacieux dans ſes pirateries, envoie ſur le champ des députés à la cour, pour y demander grâce. Après bien des ſupplications, bien des baſſeſſes, ces Anglois ſont admis devant l’empereur, les mains liées & la face proſternée contre terre. Aurengzeb, qui vouloit conſerver une liaiſon qu’il croyoit utile à ſes états, ne fut pas inflexible. Après avoir parlé en ſouverain irrité, en ſouverain qui pouvoit & devoit peut-être ſe venger, il céda au repentir & aux ſoumiſſions. L’éloignement de l’auteur des troubles, un dédommagement convenable pour ceux de ſes ſujets qu’on avoit pillés : tels furent les actes de juſtice auxquels le deſpote, le plus abſolu qui fut jamais, réduiſit ſes volontés ſuprêmes. À ces conditions ſi modérées, il fut permis aux Anglois de continuer à jouir des privilèges qu’ils avoient obtenus dans les rades Mogoles, à des époques différentes.

Ainſi finit cette malheureuſe affaire, qui interrompit le commerce de la compagnie pendant pluſieurs années ; qui occaſionna une dépenſe de neuf à dix millions ; qui cauſa la perte de cinq gros vaiſſeaux, & d’un plus grand nombre de moindre grandeur ; qui coûta la vie à pluſieurs milliers d’excellens matelots, & qui ſe termina par la ruine du crédit & de l’honneur de la nation : deux choſes dont la valeur eſt au-deſſus de tous les calculs, & dont les deux Child auroient dû payer la perte de leur tête.

En changeant de maximes & de conduite, la compagnie pouvoit ſe flatter de ſortir du précipice affreux où elle s’étoit jettée elle-même. Une révolution qui lui étoit étrangère, ruina bientôt ces douces eſpérances. Jacques II, deſpote & fanatique, mais le prince de ſon ſiècle qui entendoit le mieux la marine & le commerce, fut précipité du trône. Cet événement arma l’Europe entière. Les ſuites de ces ſanglantes diviſions ſont aſſez connues. L’on ignore peut-être que les armateurs François enlevèrent à la Grande-Bretagne quatre mille deux cens bâtimens marchands qui furent évalués ſix cens ſoixante-quinze millions de livres ; & que la plupart des vaiſſeaux qui revenoient des Indes, ſe trouvèrent compris dans cette fatale liſte. Ces déprédations furent ſuivies d’une diſpoſition économique, qui devoit accélérer la ruine de la compagnie. Les réfugiés François avoient porté en Irlande & en Écoſſe la culture du lin & du chanvre. Pour encourager cette branche d’induſtrie, on crut devoir proſcrire l’uſage des toiles des Indes, excepté les mouſſelines, & celles qui étoient néceſſaires au commerce d’Afrique. Un corps déjà épuisé, pouvoit-il réſiſter à un coup ſi imprévu, ſi accablant ?