Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre III/Chapitre 35

XXXV. Conquête du Bengale. Comment & par qui elle a été faite.

Cette révolution prodigieuſe, qui a influé, d’une manière ſi ſenſible, & ſur la deſtinée des habitans de cette partie de l’Aſie, & ſur le commerce que les nations Européennes font dans ces climats, a-t-elle été l’effet & le réſultat d’une ſuite de combinaiſons politiques ? Eſt-ce encore un de ces événemens, dont la prudence ait droit de s’enorgueillir ? Non : le haſard ſeul en a décidé ; & les circonſtances qui ont ouvert aux Anglois cette carrière de gloire & de puiſſance, loin de leur promettre les ſuccès qu’ils ont eu, ſembloient, au contraire, leur annoncer les revers les plus funeſtes.

Depuis quelque tems il s’étoit introduit, dans ces contrées, un uſage pernicieux. Tout gouverneur de quelque établiſſement Européen, ſe permettoit de donner aſyle aux naturels du pays, qui craignoient des vexations ou des châtimens. Les ſommes, ſouvent très-conſidérables, qu’il recevoit pour prix de ſa protection, lui faiſoient fermer les yeux ſur le danger auquel il expoſoit les intérêts de ſes commettans. Un des principaux officiers du Bengale, qui connoiſſoit cette reſſource, ſe réfugia chez les Anglois à Calcutta, pour ſe ſouſtraire aux peines que ſes infidélités avoient méritées. Il fut accueilli. Le ſouba offensé, comme il devoit l’être, ſe mit à la tête de ſon armée, attaqua la place, & s’en empara. Il fit jetter la garniſon dans un cachot étroit, ou elle fut étouffée en douze heures. Il n’en reſta que vingt-trois hommes. Ces malheureux offrirent de grandes ſommes à la garde qui étoit à la porte de leur priſon, pour qu’on fit avertir le prince de leur ſituation. Leurs cris, leurs gémiſſemens l’apprenoient au peuple qui en étoit touché y mais perſonne ne vouloit aller parler au deſpote. Il dort, diſoit-on aux Anglois mourans ; & il n’y avoit pas peut-être un ſeul homme dans le Bengale qui pensât que, pour ſauver la vie à cent cinquante infortunés, il fallût ôter un moment de ſommeil au tyran.

Qu’eſt-ce donc qu’un tyran ? ou plutôt qu’eſt-ce qu’un peuple accoutumé au joug de la tyrannie ? Eſt-ce le reſpect, eſt-ce la crainte qui le tient courbé ? Si c’eſt la crainte, le tyran eſt donc plus redoutable que les dieux, à qui l’homme adreſſe ſa prière ou ſa plainte dans les tems de la nuit ou dans les heures du jour. Si c’eſt le reſpect, on peut donc amener l’homme juſqu’à reſpecter les auteurs de ſa misère, prodige que la ſuperſtition ſeule peut opérer. Qu’eſt-ce qui vous étonne le plus, ou de la férocité du nabab qui dort, ou de la baſſeſſe de celui qui n’oſe le réveiller ?

L’amiral Watſon, qui étoit arrivé depuis peu dans l’Inde avec une eſcadre, & le colonel Clive, qui s’étoit ſi fort diſtingué dans la guerre du Carnate, ne tardèrent pas à venger leur nation. Ils ramaſſèrent les Anglois diſpersés & fugitifs ; ils remontèrent le Gange, dans le mois de décembre 1756, reprirent Calcutta, s’emparèrent de pluſieurs autres places, & remportèrent enfin une victoire complète ſur le ſouba.

Un ſuccès ſi étendu & ſi rapide, devient en quelque ſorte inconcevable, lorſqu’on penſe que c’étoit avec un corps de cinq cens hommes que les Anglois faiſoient ainſi contre toutes les forces du Bengale : mais s’ils durent en partie leurs avantages à la ſupériorité de leur diſcipline & à l’aſcendant marqué que les Européens ont dans les combats ſur les nations Indiennes ; ils furent encore ſervis plus utilement par l’ambition des chefs, par la cupidité des miniſtres, & par la nature d’un gouvernement qui n’a d’autres reſſorts que l’intérêt du moment & la crainte. C’eſt du concours de ces diverſes circonſtances, qu’ils ſurent profiter dans cette première entrepriſe, & dans toutes celles qui la ſuivirent. Le ſouba étoit déteſté de ſes peuples, comme le ſont preſque toujours les deſpotes ; ſes principaux officiers vendoient leur crédit aux Anglois ; il fut trahi à la tête de ſon armée, dont la plus grande partie refuſa de combattre ; & il tomba lui-même au pouvoir de ſes ennemis, qui le firent étrangler en priſon.

Ils diſposèrent de la ſoubabie en faveur de Jaffer-Alikan, chef de la conſpiration. Il céda à la compagnie quelques provinces ; & il lui accorda tous les privilèges, toutes les exemptions, toutes les faveurs auxquelles elle pouvoit prétendre. Mais, bientôt las du joug qu’il s’étoit imposé, il chercha ſourdement les moyens de s’en affranchir. Ses deſſeins furent pénétrés ; & il fut arrêté au milieu de ſa propre capitale.

Koſſim-Alikan, ſon gendre, fut proclamé à ſa place. Il avoit acheté cette uſurpation par des ſommes immenſes. Mais il n’en jouit pas long-tems. Impatient du joug, comme l’avoit été ſon prédéceſſeur, il ſe montra indocile, & refuſa de recevoir la loi. Auſſitôt la guerre ſe rallume. Ce même Jaffer-Alikan, que les Anglois tenoient priſonnier, eſt proclamé, de nouveau, ſouba du Bengale. On marche contre Koſſim-Alikan ; on parvient à corrompre ſes généraux ; il eſt trahi & entièrement défait : trop heureux, en perdant ſes états, de ſauver les immenſes richeſſes qu’il avoit accumulées !

Au milieu de cette révolution, Koſſim-Alikan ne perdit pas l’eſpoir de la vengeance. Il alla porter ſon reſſentiment & ſes tréſors chez le nabab de Bénarès, premier viſir de l’empire Mogol. Ce nabab, & tous les princes voiſins, ſe réunirent contre l’ennemi commun : mais ce n’étoit plus à une poignée d’Européens, venue de la côte de Coromandel, qu’ils avoient à faire ; c’étoit à toutes les forces du Bengale, que les Anglois tenoient ſous leur puiſſance. Fiers de leurs ſuccès, ils n’attendirent point qu’on vînt les attaquer ; ils marchèrent les premiers au-devant de cette ligue formidable, & ils marchèrent avec la confiance que leur inſpiroit Clive, ce général dont le nom ſembloit être devenu le garant de la victoire. Cependant, Clive ne voulut rien haſarder. Une partie de la campagne ſe paſſa en négociations : mais enfin les richeſſes que les Anglois avoient déjà tirées du Bengale, ſervirent à leur aſſurer encore de nouvelles conquêtes. Les chefs de l’armée Indienne furent corrompus ; & lorſque le nabab de Bénarès voulut engager une action, il fut entraîné par la fuite des ſiens, ſans même avoir pu combattre.

Cette victoire livra le pays de Bénarès aux Anglois ; & il ſembloit que rien ne pût les empêcher de réunir cette ſouveraineté à celle du Bengale. Mais, ſoit modération, ſoit prudence, ils ſe contentèrent de lever huit millions de contribution ; & ils offrirent la paix au nabab à des conditions qui devoient le mettre dans l’impuiſſance de leur nuire, mais qu’il étoit encore trop heureux d’accepter, pour rentrer dans ſes états.

Parmi ſes déſaſtres, Koſſim-Alikan trouva encore le moyen de ſauver une partie de ſes tréſors, & il ſe retira chez les Seiks, peuples ſitués aux environs de Delhy, d’où il chercha à ſe faire des alliés & à ſuſciter des ennemis aux Anglois.

Pendant que ces choſes ſe paſſoient dans le Bengale, l’empereur Mogol, chaſſé de Delhy par les Patanes, qui avoient proclamé ſon fils à la place, erroit de province en province, cherchant un aſyle dans ſes propres états, & demandant vainement du ſecours à tous ſes vaſſaux. Abandonné de ſes ſujets, trahi par ſes alliés, ſans appui, ſans armée, il fut frappé de la puiſſance des Anglois, & il implora leur protection. Ils lui promirent de le conduire à Delhy, & de le rétablir ſur ſon trône ; mais ils commencèrent par ſe faire céder, d’avance, le Bengale en toute ſouveraineté. Cette ceſſion fut faite par un acte authentique, & revêtue de toutes les formalités uſitées dans l’empire Mogol.

Les Anglois munis de ce titre, qui légitimoit, en quelque ſorte, leur uſurpation aux yeux des peuples, oublièrent bientôt leurs promeſſes. Ils firent entendre à l’empereur, que les circonſtances ne leur permettoient pas de ſe livrer à une pareille entrepriſe ; qu’il falloit attendre des tems plus heureux ; & ils lui aſſignèrent une réſidence, & un revenu pour y ſubſiſter. Alors l’empire Mogol ſe trouva partagé entre deux empereurs ; l’un, qui étoit reconnu dans les différentes contrées de l’Inde, où la compagnie Angloiſe avoit des établiſſemens & de l’autorité ; l’autre, qui l’étoit dans les provinces qui environnent Delhy, & dans les pays où cette compagnie n’avoit point d’influence.

Les Anglois ainſi devenus ſouverains du Bengale, crurent devoir conſerver l’image des formes anciennes, dans un pays où elles ont le plus grand pouvoir, & peut-être le ſeul pouvoir qui ſoit sûr & durable. C’étoit ſous le nom d’un ſouba qu’ils gouvernoient ce royaume, & qu’ils en percevoient les revenus. Ce ſouba, qui étoit à leur nomination, à leurs gages, ſembloit donner des ordres. C’eſt de lui que paroiſſoient émaner les actes publics, les décrets qui avoient été réellement délibérés dans le conſeil de Calcutta ; de manière qu’après avoir changé de maîtres, ces peuples purent croire, pendant longtems, qu’ils étoient encore courbés ſous le même joug.

Étrange indignité, de vouloir exercer des vexations, ſans paroître injuſte ; de vouloir retirer le fruit de les rapines, & d’en rejeter l’odieux ſur un autre : de ne pas rougir de la tyrannie, & de rougir du nom de tyran. Oh ! combien l’homme eſt méchant, & combien, l’homme le ſeroit davantage s’il pouvoit avoir la conviction que les forfaits ſeront ignorés, & qu’un innocent en ſubira l’ignominie & le châtiment.

La conquête du Bengale, dont les bornes ont été encore depuis reculées juſqu’aux monts entaſſés qui séparent le Thibet & la Tartarie de l’Indoſtan, ſans apporter aucun changement ſenſible à la forme extérieure de la compagnie Angloiſe, en a changé eſſentiellement l’objet. Ce n’eſt plus une ſociété commerçante ; c’eſt une puiſſance territoriale qui exploite les revenus, à l’aide d’un commerce qui faiſoit autrefois toute ſon exiſtence ; & qui, malgré l’extenſion qu’il a reçu, n’eſt plus qu’un acceſſoire dans les combinaiſons de ſa grandeur actuelle.