Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre III/Chapitre 34

XXXIV. Gênes que la compagnie a éprouvées dans ſon commerce. Fonds qu’elle y a mis. Étendue qu’elle lui a donné.

Si le monopole vexoit les particuliers, il étoit gêné à ſon tour par des loix fiſcales. Ses navires ont dû faire toujours leur retour dans une rade Angloiſe, & ceux qui portoient des marchandiſes prohibées, dans le port de Londres. Par un règlement bizarre, indigne d’un peuple commerçant & dont il faiſoit s’écarter ſans ceſſe, il ne lui étoit permis d’envoyer en argent aux Indes que 6 750 000 liv.

On l’obligeoit à exporter en marchandiſes du pays le dixième de ce qu’elle faiſoit partir en métaux. Tous les produits de l’Aſie qui étoient conſommés par la nation, devoient au tréſor public vingt-cinq pour cent, & quelques-uns beaucoup davantage.

Quoique l’ignorance & la capacité des adminiſtrateurs, la paix & la guerre, les ſuccès & les malheurs de la métropole, l’indifférence & la paſſion de l’Europe pour les manufactures des Indes, le plus & le moins de concurrence des autres nations, aient beaucoup influé dans le nombre & l’utilité des expéditions de la compagnie ; on peut dire que ſon commerce s’eſt étendu & a proſpéré à meſure que ſes capitaux ont augmenté. Ils ne furent d’abord que de 1 620 000 livres. Ce foible fonds s’accrut avec le tems, & par la partie des bénéfices qu’on ne partageoit pas, & par les ſommes plus ou moins conſidérables qu’y ajoutoient ſucceſſivement de nouveaux aſſociés. Il étoit monté à 8 322 547 liv. 10 ſols, lorſqu’en 1676, les intéreſſés jugèrent plus ſage de le doubler que d’ordonner une immenſe répartition que leurs proſpérités permettoient de faire. Ce capital augmenta encore, lorſque les deux compagnies, qui s’étoient fait une guerre ſi deſtructive, unirent leurs richeſſes, leurs projets & leurs eſpérances. Il fut depuis porté à 67 500 000 livres.

Avec ces fonds étoient achetées les denrées & les marchandiſes que fourniſſent ſi abondamment les Indes. La conſommation, s’en faiſoit dans la Grande-Bretagne, dans ſes comptoirs d’Afrique, dans ſes colonies du nouveau-monde & dans pluſieurs contrées de l’Europe. Le thé devint avec le tems un des grands objets de ce commerce.

Les lords Arlington & Oſſori l’introduiſirent en Angleterre. Ils y en apportèrent de Hollande en 1666, & leurs femmes le mirent à la mode chez les perſonnes de leur rang. La livre peſant ſe vendoit alors près de ſoixante-dix livres à Londres, quoiqu’elle n’en eût coûté que trois ou quatre à Batavia. Ce prix, qui ne diminua que très-lentement, n’empêcha pas que le goût de cette boiſſon ne fit des progrès. Cependant, elle ne devint d’un uſage commun que vers 1715. Alors ſeulement, on commença à prendre du thé vert : car juſqu’à cette époque, on n’avoit connu que le thé bouy. Depuis, la paſſion pour cette feuille Aſiatique eſt devenue générale. Peut-être cette manie n’eſt-elle pas ſans inconvénient : mais on ne ſauroit nier que la nation ne lui doive plus de ſobriété que n’en avoient pu obtenir les loix les plus ſévères, les déclamations éloquentes des orateurs chrétiens, les meilleurs traités de morale.

Il fut porté de la Chine en 1766, ſix millions peſant de thé par les Anglois ; quatre millions cinq cens mille livres par les hollandois ; deux millions quatre cens mille livres par les Suédois ; autant par les Danois ; & deux millions cent mille livres par les François. Ces quantités réunies formoient un total de dix-ſept millions quatre cens mille livres. La préférence que la plupart des peuples donnent au chocolat, au café, à d’autres boiſſons ; des obſervations ſuivies avec ſoin pendant pluſieurs années ; des calculs les plus exacts qu’il ſoit poſſible de faire dans des matières ſi compliquées : tout nous décide à penſer que la conſommation de l’Europe entière ne s’élevoit pas alors au-deſſus de cinq millions quatre cens mille livres. En ce cas, celle de la Grande-Bretagne devoit être de douze millions.

On comptoit à cette époque deux millions d’hommes dans la métropole & un million dans les colonies qui faiſoient un uſage habituel du thé. Chacun en conſommoit environ quatre livres par an ; & la livre, en y comprenant les droits, étoit vendue l’une dans l’autre ſix livres dix ſols. Suivant ce calcul, le prix de cette denrée ſe ſeroit élevé à ſoixante-douze millions ; mais il n’en étoit pas tout-à-fait ainſi ; parce que la moitié entroit en fraude, & coûtoit beaucoup moins à la nation.

La guerre de la Grande-Bretagne avec le Nord de l’Amérique, a forcé la compagnie de diminuer ſes importations de thé. Son commerce n’en a pas cependant ſouffert. Le vuide a été rempli par une plus grande quantité de ſoie que la Chine & le Bengale lui ont fournie, & par l’extenſion qu’elle a donnée aux ventes qu’elle faiſoit ordinairement des productions, des manufactures du Coromandel & du Malabar. Après tout, ſa principale reſſource a été la conquête aſſez récente du Bengale.