Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre III/Chapitre 31

XXXI. Quelle idée il faut ſe former de la colonie Angloiſe de Sainte-Hélène.

Pour entretenir ſes liaiſons avec cette vaſte région & ſes autres établiſſemens d’Aſie, la compagnie Angloiſe a formé un lieu de relâche à Sainte-Hélène. Cette iſle, qui n’a qu’environ vingt-huit milles de circonférence, eſt ſituée au milieu de l’Océan Atlantique, à quatre cens lieues des côtes d’Afrique, & à ſix cens de celles d’Amérique. C’eſt un amas informe de rochers & de montagnes, où l’on trouve à chaque pas les traces évidentes d’un volcan éteint. Il fut découvert en 1602 par les Portugais, qui le dédaignèrent. Les Hollandois y formèrent, dans la ſuite, un petit établiſſement : mais ils en furent chaſſés par les Anglois qui y ſont fixés depuis 1673.

Sur ce ſol, ſtérile & ſauvage, s’eſt formée ſucceſſivement une population de vingt mille hommes, libres ou eſclaves. Il y naît, ainſi qu’au cap de Bonne-Eſpérance, un beaucoup plus grand nombre de filles que de mâles ; S’il étoit prouvé, par des calculs exacts, que la nature ſuit la même marche dans tous les pays chauds, cette connoiſſance donneroit la raiſon des mœurs publiques & des uſages domeſtiques des peuples qui les habitent.

À l’exception du pêcher, aucun des arbres fruitiers, portés de nos contrées à Sainte-Hélène, n’a proſpéré. La vigne n’a pas eu une deſtinée plus heureuſe. Les légumes ont été conſtamment la proie des inſectes. Peu de grains échappent aux ſouris. Il a fallu ſe borner à l’éducation des bêtes à corne ; & ce n’eſt même qu’après en avoir vu périr un grand nombre, qu’on eſt parvenu à les multiplier.

Le climat dévoroit les diverſes eſpèces de gramen que ſemoit le cultivateur. On imagina de planter des arbuſtes, qui ne craignoient ni la chaleur, ni la séchereſſe ; & bientôt naquit, à leur ombre, un gazon frais & ſain. Cette herbe, cependant, n’a jamais pu nourrir à la fois plus de trois mille bœufs, nombre inſuffiſant pour les beſoins de l’habitant & des navigateurs. Pour obtenir ce qui manque, il ſuffiroit peut-être de recourir aux prairies artificielles, que des voyageurs intelligens trouvent praticables dans l’état actuel des choſes : mais ce moyen ſera difficilement employé, à moins que le monopole ne ſe détache des meilleurs terreins qu’on a réſervés en apparence pour ſon ſervice, & réellement pour l’utilité ou les fantaiſies de ſes employés.

Les maiſons qui entourent le port, jetées comme au haſard, donnent plutôt l’idée d’un camp que d’une ville. Les fortifications qui les entourent ſont peu conſidérables ; & la garniſon, chargée de le défendre, n’eſt que de cinq cens ſoldats, tous mécontens de leurs ſituation. La colonie n’a que peu de rafraîchiſſemens & quelques bœufs à donner aux navires, en échange des denrées & des marchandiſes qu’ils lui portent d’Europe & d’Aſie. Auſſi le poiſſon eſt-il la nourriture ordinaire des noirs, & entre-t-il pour beaucoup dans celle des blancs.

Telle eſt, dans la plus exacte vérité, l’état de Sainte-Hélène où relâchent tous les bâtimens qui reviennent des Indes en Angleterre, & où en tems de guerre ils trouvent des vaiſſeaux d’eſcorte. Les vents & les courans en écartent même ceux qui vont d’Angleterre aux Indes. Pluſieurs d’entre eux, pour éviter les inconvéniens d’un ſi long voyage fait ſans s’arrêter, relâchent au cap de Bonne-Eſpérance : les autres, particulièrement ceux qui ſont deſtinés pour le Malabar, vont prendre des rafraichiſſemens aux iſles de Comore.