Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre II/Chapitre 18

XVIII. Établiſſement des Hollandois au cap de Bonne-Eſpérance.

Quoi qu’il en ſoit, les Hollandois s’apperçurent, au milieu de leurs ſuccès, qu’il leur manquoit un lieu de relâche où ceux de leurs vaiſſeaux, qui alloient aux Indes ou qui en revenoient, puſſent trouver des rafraîchiſſemens. On étoit embarraſſé du choix, lorſque le chirurgien Van-Riebeck propoſa, en 1650, le cap de Bonne-Eſpérance, qui avoit été mépriſé mal-à-propos par les Portugais. Un ſéjour de quelques ſemaines, avoit mis cet homme judicieux, en état de voir qu’une colonie ſeroit bien placée à cette extrémité méridionale de l’Afrique, pour ſervir d’entrepôt au commerce de l’Europe avec l’Aſie. On lui confia le ſoin de former cet établiſſement. Ses vues furent dirigées ſur un bon plan. Il fit régler qu’il feroit donné un terrein convenable, à tout homme qui s’y voudroit fixer. On devoit avancer des grains, des beſtiaux & des uſtenſiles, à ceux qui en auroient beſoin. Des jeunes femmes, tirées des maiſons de charité, leur ſeroient aſſociées pour adoucir leurs fatigues & les partager. Il étoit libre à tous ceux qui, dans trois ans, ne pourroient ſe faire au climat, de revenir en Europe, & de diſpoſer de leurs poſſeſſions comme ils le voudroient. Ces arrangemens pris, on mit à la voile.

La grande contrée qu’on ſe propoſoit de mettre en valeur étoit habitée par les Hotentots, peuples divisés en pluſieurs hordes, dont chacune forme une petite république indépendante. Des cabanes couvertes de peaux, dans leſquelles on n’entre qu’en rampant, & qui ſont diſtribuées ſur une ligne circulaire, compoſent leurs bourgades. Ces huttes ne ſervent guère qu’à ſerrer quelques denrées, quelques uſtenſiles de ménage. Hors le tems des pluies, l’Hottentot n’y entre jamais. On le voit toujours couché à ſa porte. C’eſt-là, qu’auſſi peu touché de l’avenir que du paſſé, il dort, il fume, il s’enivre.

La conduite des beſtiaux eſt l’unique occupation de ces ſauvages. Comme il n’y a qu’un troupeau pour chaque village & qu’il eſt commun à tous, chacun eſt chargé de le garder à ſon tour. Cette fonction doit être accompagnée d’une vigilance continuelle, parce que le pays eſt rempli de bêtes féroces & voraces. Chaque jour le berger envoie à la découverte. Si un léopard, ſi un tigre ſe ſont montrés dans le voiſinage, la bourgade entière prend les armes. On vole à l’ennemi ; & il eſt bien rare qu’il échappe à une multitude de flèches empoiſonnée ou à des pieux aiguisés & durcis au feu.

Les Hottentots n’ayant ni richeſſes, ni ſignes de richeſſes, & leurs moutons qui font tout leur bien, étant en commun, il doit y avoir parmi eux peu de ſujets de diviſion. Auſſi ſont-ils unis entre eux par les liens d’une concorde inaltérable. Jamais même ils n’auraient de guerre avec leurs voiſins, ſans les querelles que le bétail égaré ou enlevé occaſionne entre les bergers.

Ils ſont, comme tous les peuples paſteurs, remplis de bienveillance ; & ils tiennent quelque choſe de la malpropreté, de la ſtupidité des animaux qu’ils conduiſent. Ils ont inſtitué un ordre dont on honore ceux qui ont vaincu quelques-uns des monſtres deſtructeurs de leurs bergeries. L’apothéoſe d’Hercule n’eut pas une autre origine.

On ne parviendroit que difficilement à décrire la langue de ces ſauvages avec nos caractères. C’eſt une eſpèce de ramage, composé de ſifflemens & de ſons bizarres qui n’ont preſque point de rapport avec les nôtres.

La fable, qui donnoit aux femmes de cette nation un tablier de chair, tombant du milieu du ventre, juſqu’aux parties naturelles, eſt enfin décréditée. On a vérifié que ces femmes ſont à-peu-près conformées comme on en voit beaucoup d’autres dans les climats chauds, où les organes extérieurs de la volupté, tant ſupérieurs qu’environnans, prennent plus de volume & d’étendue que dans les contrées tempérées.

Mais il eſt très-vrai que les Hottentots n’ont qu’un teſticule. On l’a ſouvent remarqué. Les mêmes vues d’utilité, la préſence des mêmes périls, inſpirent les mêmes moyens, & dans le fond des forêts, & dans la ſociété. Je ne ſais même ſi cette obſervation ne doit pas s’étendre juſqu’aux animaux. Les oiſeaux ont un ramage qui leur eſt propre. C’en eſt un autre, lorſqu’ils ont à veiller à la conſervation de leurs petits, ou à la leur. Ces ſignes paſſagers, comme le beſoin, ſont-ils, ne ſont-ils pas réfléchis ? C’eſt ce que nous ignorons. Mais il eſt certain qu’ils ſont en eux, comme en nous, des effets de l’intérêt, de la crainte, de la colère, & que l’habitude les rend conventionnels. C’eſt ainſi que, dans les révolutions, les factieux ont des ſignes à l’aide deſquels ils ſe reconnoiſſent, malgré le tumulte & au milieu de la mêlée : c’eſt une croix, une plume, une écharpe, un ruban ; c’eſt un cri, c’eſt un mot, c’eſt le ſon d’un inſtrument qui réveille ceux auxquels il s’adreſſe ; tandis qu’il laiſſe dans l’aſſoupiſſement du ſommeil ou dans la sécurité ceux qui n’en ont pas la clef.

Telle fut, ſelon toute apparence, la première origine de la plupart de ces uſages ſinguliers que nous retrouvons chez les Sauvages, & même dans les ſociétés policées. Ce furent des traits caractériſtiques de la horde à laquelle ils appartenoient, des marques auxquelles ils ſe reconnoiſſoient. La circonciſion des Juifs & des Mahométans n’eut peut-être pas d’autre but que les nez écrasés, que les têtes applaties ou allongées, que les oreilles pendantes & percées, que les figures tracées ſur la peau, les brûlures, les chevelures longues ou courtes, & la mutilation de certains membres. Par l’amputation du prépuce, un Juif dit à un autre, & moi je ſuis Juif auſſi. Par l’amputation d’un teſticule, un Hottentot dit à un autre Hottentot, & moi je ſuis auſſi Hottentot. Et pourquoi ces diſtinctions n’auroient-elles pas été deſtinées à tranſmettre le ſentiment, ou de la haine, ou de l’amitié, la conformité d’un culte religieux ; à éterniſer le ſouvenir d’un bienfait ou d’une injure, & à en recommander à une claſſe d’hommes la vengeance ou la reconnoiſſance envers une autre claſſe ?

Plus la condition des hommes ſera vagabonde, plus ces ſortes de réclames ſeront utiles. Deux individus, qui n’auront eu aucune ſorte de liaiſon dans leur contrée, ſe rencontrent dans une contrée éloignée. Auſſitôt ils ſe reconnoiſſent, ils s’approchent avec confiance, ils s’embraſſent, ils ſe confient leurs peines, leurs plaiſirs, leurs beſoins & ils ſe ſecourent. Les légiſlateurs, jaloux d’iſoler les peuples qu’ils avoient civilisés, des nations barbares qui les entouroient, & craignant encore qu’avec le tems ils ne ſe fondiſſent dans la maſſe générale, mirent ces ſignes ſous la ſanction des Dieux. Les Sauvages les ont rendus auſſi permanens qu’il étoit poſſible, par la conſidération qu’ils y ont attachée & par la violence qu’ils ont faite conſtamment, à la nature. Et c’eſt ainſi que le monde brut n’ayant aucun ſyſtême fixe d’éducation, d’aſſociation & de morale, il y ſuppléa par des habitudes univerſelles. Le phyſique du climat fit le reſte. Les enfans de la nature furent ſoumis, ſans s’en douter, à une eſpèce ſingulière d’autorité qui les domina ſans les vexer ; & c’eſt aini que Hottentots prirent les mœurs des pâtres.

Mais ſont-ils heureux, me demanderez-vous ? Et moi je vous demanderai, quel eſt l’homme ſi entêté des avantages de nos ſociétés, ſi étranger à nos peines, qui ne ſoit quelquefois retourné par la pensée au milieu des forêts, & qui n’ait du moins envié le bonheur, l’innocence & le repos de la vie patriarchale ? Eh bien ! cette vie eſt celle de l’Hottentot. Aimez-vous la liberté ? il eſt libre. Aimez-vous la ſanté ? il ne connoît d’autre maladie que la vieilleſſe. Aimez-vous la vertu ? il a des penchans qu’il ſatiſfait ſans remords, mais il n’a point de vices. Je ſais bien que vous vous éloignerez avec dégoût d’un homme emmailloté, pour ainſi dire, dans les entrailles des animaux. Croyez-vous donc que la corruption dans laquelle vous êtes plongés, vos haines, vos perfidies, votre duplicité, ne révoltent pas plus ma raiſon, que la malpropreté de l’Hottentot ne révolte mes ſens ?

Vous riez avec mépris des ſuperſtitions de l’Hottentot. Mais vos prêtres ne vous empoiſonnent-ils pas en naiſſant de préjugés qui font le ſupplice de votre vie, qui sèment la diviſion dans vos familles, qui arment vos contrées les unes contre les autres ? Vos pères ſe ſont cent fois égorgés pour des queſtions incompréhenſibles. Ces tems de frénéſie renaîtront, & vous vous maſſacrerez encore.

Vous êtes fiers de vos lumières ; mais à quoi vous ſervent-elles ? de quelle utilité ſeroient-elles à l’Hottentot ? eſt-il donc ſi important de ſavoir parler de la vertu ſans la pratiquer ? Quelle obligation vous aura le Sauvage, lorſque vous lui aurez porté des arts ſans leſquels il eſt ſatiſfait, des induſtries qui ne feroient que multiplier ſes beſoins & ſes travaux, des loix dont il ne peut ſe promettre plus de sécurité que vous n’en avez ?

Encore ſi, lorſque vous avez abordé ſur les rivages, vous vous étiez proposé de l’amener à une vie plus policée, à des mœurs qui vous paroiſſoient préférables aux ſiennes, on vous excuſeroit. Mais vous êtes deſcendus dans ſon pays pour l’en dépouiller. Vous ne vous êtes approchés de la cabane que pour l’en chaſſer, que pour le ſubſtituer, ſi vous le pouviez, à l’animal qui laboure ſous le fouet de l’agriculteur, que pour achever de l’abrutir, que pour ſatiſfaire votre cupidité.

Fuyez, malheureux Hottentots, fuyez ! enfoncez-vous dans vos forêts. Les bêtes féroces qui les habitent ſont moins redoutables que les monſtres ſous l’empire deſquels vous allez tomber. Le tigre vous déchirera peut-être ; mais il ne vous ôtera que la vie. L’autre vous ravira l’innocence & la liberté. Ou ſi vous vous en ſentez le courage, prenez vos haches, tendez vos arcs, faites pleuvoir ſur ces étrangers vos flèches empoiſonnées. Puiſſe-t-il n’en reſter aucun pour porter à leurs citoyens la nouvelle de leur déſaſtre !

Mais hélas ! vous êtes ſans défiance, & vous ne les connoiſſez pas. Ils ont la douceur peinte ſur leurs viſages. Leur maintien promet une affabilité qui vous en impoſera. Et comment ne vous tromperoit-elle pas ? c’eſt un piège pour eux-mêmes. La vérité ſemble habiter ſur leurs lèvres. En vous abordant, ils s’inclineront, ils auront une main placée ſur la poitrine. Ils tourneront l’autre vers le ciel, ou vous la préſenteront avec amitié. Leur geſte ſera celui de la bienfaiſance ; leur regard celui de l’humanité : mais la cruauté, mais la trahiſon ſont au fond de leur cœur. Ils diſperſeront vos cabanes ; ils ſe jetteront ſur vos troupeaux ; ils corrompront vos femmes ; ils séduiront vos filles. Ou vous vous plierez à leurs folles opinions, ou ils vous maſſacreront ſans pitié. Ils croient que celui qui ne penſe pas comme eux eſt indigne de vivre. Hâtez-vous donc, embuſquez-vous ; & lorſqu’ils ſe courberont d’une manière ſuppliante & perfide, percez-leur la poitrine.

Ce ne ſont pas les repréſentations de la juſtice qu’ils n’écoutent pas, ce ſont vos flèches qu’il faut leur adreſſer. Il en eſt tems ; Riebeck approche. Celui-ci ne vous fera peut-être pas tout le mal que je vous annonce ; mais cette feinte modération ne ſera pas imitée par ceux qui le ſuivront. Et vous, cruels Européens, ne vous irritez pas de ma harangue. Ni le Hottentot, ni l’habitant des contrées qui vous reſtent à dévaſter ne l’entendront. Si mon diſcours vous offenſe, c’eſt que vous n’êtes pas plus humains que vos prédéceſſeurs ; c’eſt que vous voyez dans la haine que je leur ai vouée celle que j’ai pour vous.

Riebeck, ſe conformant aux idées malheureuſement reçues chez les Européens, commença par s’emparer du territoire qui étoit à ſa bienséance, & il ſongea enſuite à s’y affermir. Cette conduite déplut aux naturels du pays. Pourquoi, dit leur envoyé à ces étrangers, pourquoi avez-vous ſemé nos terres ? Pourquoi les employez-vous à nourrir vos troupeaux ? De quel œil verriez-vous ainſi uſurper vos champs ? Vous ne vous fortifiez que pour réduire, par degrés, les Hottentots à l’eſclavage. Ces repréſentations furent ſuivies de quelques hoſtilités. Les Hollandois, qui étoient encore foibles, câlinèrent les eſprits par beaucoup de promeſſes & quelques préſens. Tout fut pacifié ; & ils continuèrent depuis aſſez paiſiblement leurs uſurpations.

Il eſt prouvé que la compagnie dépenſa, dans l’eſpace de vingt ans, quarante-ſix millions de livres pour élever la colonie à l’état où elle eſt aujourd’hui. C’eſt le plus bel établiſſement du monde, ſi l’on en croit la plupart des navigateurs, qui, fatigués d’une longue traversée, ſont aisément séduits par les commodités qu’ils trouvent dans cette relâche renommée. Voyons ſi la réflexion confirmera ces éloges dictés par l’enthouſiaſme.

Le cap de Bonne-Eſpérance, dont les parages ſont ſi orageux, termine la pointe la plus méridionale de l’Afrique. À ſeize lieues de cette fameuſe montagne eſt une péninſule formée au Nord par la baie de la Table, & au Sud par Falſe-Baie. C’eſt à la première des deux baies, qui ne ſont séparées que par une diſtance de neuf mille toiſes, qu’abordent tous les bâtimens durant la plus grande partie de l’année : mais depuis le 20 mai juſqu’au 20 Septembre la rade eſt ſi dangereuſe, l’on y a éprouvé de ſi grands malheurs, qu’il eſt défendu aux vaiſſeaux Hollandois d’y mouiller. Ils ſe rendent tous à l’autre baie, où, dans cette ſaiſon, l’on n’a rien à craindre.

Le ciel du cap ſeroit très-agréable, ſi les vents n’y étoient preſque continuels & communément violens. On eſt dédommagé de l’eſpèce d’incommodité qu’ils cauſent, par la délicieuſe température, dont ils font jouir un climat qui, par ſa latitude, devroit être embrasé. L’air de ce séjour eſt ſi pur, qu’on le regarde comme un remède preſque ſouverain pour la plupart des maladies apportées d’Europe, & qu’il n’eſt pas ſans utilité pour les maladies contractées aux Indes. Peu d’infirmités affligent les colons. La petite vérole même n’y a pénétré que tard. Cette contagion apportée, dit-on, par un bâtiment Danois, y fit d’abord, & y fait encore, par intervalle, de trop grands ravages.

Le ſol de cet établiſſement ne répond pas à ſa réputation. Les Hollandois n’y virent à leur arrivée, que d’immenſes bruyères, quelques arbuſtes, une eſpèce d’oignon qui, lorſqu’il eſt cuit, a le goût de la châtaigne, & qu’on a nommé pain des Hottentots. Partout où la chute périodique de ces plantes n’avoit pas déposé un sédiment gras, la terre n’étoit qu’un ſable ſtérile. On n’eſt pas encore parvenu à la féconder, même dans le voiſinage de la capitale, où les encouragemens n’ont pas manqué. À l’exception de quelques vallées où les eaux ont entraîné le peu de terre qui couvroit les montagnes, l’intérieur du pays n’eſt pas plus fertile, & il eſt encore moins arrosé que les côtes où rien n’eſt pourtant ſi rare qu’un ruiſſeau ou une fontaine. De là vient que quoique la colonie ne ſoit pas nombreuſe, ſes habitans ſont diſpersés ſur cent cinquante lieues le long des rivages de la mer, & ſur près de cinquante dans les terres.

La ville du cap, la ſeule qui ſoit dans la colonie, eſt composée d’environ mille maiſons, toutes bâties de brique, &, à cauſe de la violence des vents, couvertes de chaume. Les rues ſont larges & coupées à angles droits. Dans la principale eſt un canal, bordé des deux côtés, d’un plant d’arbres. Dans un quartier plus écarté, on voit encore un canal : mais la pente des eaux y eſt ſi rapide, que les écluſes ſe touchent preſque les unes les autres.

À l’extrémité de la ville, eſt le jardin, ſi renommé, de la compagnie. Il a huit à neuf cens toiſes de long. Un ruiſſeau l’arroſe. Pour en défendre les plantes contre la fureur des vents, on a entouré chaque quarré de chênes taillés en paliſſades, excepté dans l’allée du milieu où on les laiſſe croître de toute leur hauteur. Ces arbres, quoique médiocrement élevés, forment un ſpectacle délicieux dans une contrée où il n’y a que peu de bois, même taillis, & où l’on eſt réduit à tirer de Batavia tous ceux de charpente. Les légumes occupent la plus grande partie du terrein. Le petit eſpace conſacré à la botanique, n’a que peu de plantes. La ménagerie, qui joint le jardin, eſt également déchue. Elle renfermoit autrefois un plus grand nombre d’oiſeaux & de quadrupèdes, inconnus, dans nos climats.

Ce ſont les vignes qui couvrent principalement les campagnes voiſines de la capitale. Leur produit eſt preſqu’aſſuré dans un climat où la grêle & la gelée ne ſont pas à craindre. Il ſemble que ſous un ciel ſi pur, dans un terrein ſablonneux, avec la farrière de choiſir les meilleures expoſitions, on devroit obtenir une boiſſon exquiſe. Cependant, que ce ſoit le vice du climat ou la négligence des cultivateurs, elle eſt d’une qualité fort inférieure ; à l’exception d’un vin ſec, aigrelet & aſſez agréable, qui tire ſon origine de Madère, & que conſomment les colons riches. Celui que l’Europe connoît ſous le nom de Conſtance, & qui eſt blanc en partie & en partie rouge, n’eſt cueilli que dans un territoire de quinze arpens, ſur des ceps apportés autrefois de Perſe. Pour en augmenter la quantité, on y mêle un vin muſcat aſſez bon que produiſent des coteaux voiſins. Une partie eſt livrée à la compagnie, au prix qu’elle-même a fixé ; le reſte eſt vendu, à raiſon de douze cens francs la barrique, à tous ceux qui ſe préſentent pour l’acheter.

Les grains ſe cultivent à une plus grande diſtance du cap. Ils ſont toujours abondans & à un prix modique, à cauſe de la facilité des défrichemens, de l’abondance des engrais, de la faculté de laiſſer repoſer les terres.

À quarante ou cinquante lieues du port, s’arrêtent les cultures. Dans un plus grand éloignement, il ne ſeroit pas poſſible de voiturer les denrées avec avantage. Les campagnes ne ſont plus couvertes que de nombreux troupeaux qui, deux ou trois fois l’année, ſont conduits au chef-lieu de la colonie. Ils y ſont échangés contre quelques marchandiſes apportées d’Europe & des Indes, ou abſolument néceſſaires ou ſeulement agréables. Les paiſibles habitans de ces lieux écartés, connoiſſent peu le pain, & ſe nourriſſent aſſez généralement de viandes fraîches ou ſalées, mêlées avec des légumes qui n’ont pas moins de goût à cette extrémité de l’Afrique que dans nos contrées. Nos fruits, qui la plupart n’ont pas dégénéré, ſont une autre de leurs reſſources. Ils tirent moins d’utilité des végétaux d’Aſie qui viennent mal, dont quelques-uns même, tels que le ſucre & le café, n’ont jamais pu être naturalisés.

Lorſque la compagnie forma ſon établiſſement du cap, elle aſſigna gratuitement à chacun des premiers colons un terrein d’une lieue en quarré. Ces conceſſions & celles qui les ſuivirent, ont été depuis grevées d’un impôt à chaque mutation.

Cette innovation n’eſt pas le ſeul reproche que les colons faſſent au monopole. Ils ſe plaignent du bas prix qu’il met aux denrées qu’il exige pour ſes beſoins. Ils ſe plaignent des entraves dont il embarraſſe le débit des productions qu’il ne retient pas. Ils ſe plaignent des droits accordés à différens officiers ſur tout ce qui eſt vendu dans le pays ou même exporté. Ils ſe plaignent de la défenſe qui leur eſt faite d’expédier le moindre bâtiment pour communiquer entre eux ou pour aller chercher ſur les côtes voiſines les bois que la nature leur a refusés. Ils ſe plaignent de ce que, par des formalités auſſi multipliées qu’inutiles, on les a réduits à emprunter à un intérêt exceſſif un argent qui donneroit plus d’extenſion à leurs cultures. Ils ſe plaignent de ce qu’étant la plupart Luthériens, il ne leur eſt pas permis de ſe procurer, à leurs dépens, les conſolations de la religion. Ils forment une infinité d’autres plaintes, toutes graves, & qui la plupart paroiſſent fondées.

On devroit ſe hâter d’autant plus de redreſſer ces griefs, que les colons ſont plus intéreſſans. Les mœurs ſont ſimples, même dans la capitale. On n’y connoît aucun genre de ſpectacle ; on n’y joue point ; on n’y fait que très-rarement des viſites ; on y parle peu. Les plaiſirs des femmes ſe bornent à rendre heureux leurs époux, leurs enfans, leurs ſerviteurs, leurs eſclaves même.

Tandis qu’elles ſe livrent à ces ſoins touchans, les hommes s’occupent tout entiers des affaires extérieures. Sur le ſoit, lorſque les vents ſont tombés, chaque famille réunie, va jouir de l’exercice de la promenade, de la douceur de l’air. La vie d’un jour eſt celle de toute l’année ; & l’on ne s’aperçoit pas que cette uniformité nuiſe au bonheur.

Un trait à remarquer dans les mœurs de cette colonie, c’eſt qu’on y retrouve l’uſage le plus précieux de la candeur des premiers âges. Une jeune perſonne devient-elle ſenſible, un aveu naïf ſuit de près cette impreſſion délicieuſe. L’amour, dit-elle, eſt une paſſion naturelle qui doit faire le charme de ſa vie & la dédommager du danger d’être mère. Celui qui a eu le bonheur de lui plaire eſt auſſi-tôt chéri publiquement, s’il éprouve le goût qu’il inſpire. Dans des liens libres & ſacrés, que l’ambition, l’avarice & la vanité n’ont point formés, la confiance ſe joint à la tendreſſe ; & ces deux ſentimens produiſent dans des âmes ſimples, tranquilles & confiantes, une union que les années & les événemens n’altèrent que très-rarement.

La colonie, qui n’a que ſept cens hommes de troupes régulières pour ſa défenſe, compte quinze mille Européens, Hollandois, Allemands & François, dont la quatrième partie eſt en état de porter les armes. Ce nombre ſe ſeroit accru, ſi de funeſtes préjugés de religion n’euſſent repouſſé une infinité de malheureux, diſposés à aller chercher la paix & l’abondance ſous ces heureux climats. On ne comprend pas comment une république qui admet avec tant de ſuccès tous les cultes dans ſes provinces, a pu ſouffrir qu’une compagnie fermée dans ſon ſein, portât une odieuſe intolérance au-delà des mers. Si le gouvernement a jamais la force de réprimer un abus ſi opposé à ſes principes, la colonie ſe peuplera en raiſon de ſes ſubſiſtances ; & alors on pourra ſans inconvénient abolir la ſervitude qui, quoique moins peſante que par-tout ailleurs, eſt toujours une dégradation de l’eſpèce humaine.

Les eſclaves ſont au nombre de quarante ou cinquante mille. Les uns ont été achetés aux côtes d’Afrique ou à Madagaſcar ; les autres viennent des iſles Malaiſes. Ils ſont nourris comme leurs maîtres, & ne ſont condamnés qu’aux mêmes travaux. De tous les établiſſemens que l’Europe a formés dans les autres parties du monde, c’eſt le ſeul peut-être où les blancs aient daigné partager avec les noirs les occupations heureuſes, nobles & vertueuſes de la paiſible agriculture.

Si les Hottentots avoient pu adopter ce goût, c’eût été un grand avantage pour la colonie : mais les foibles hordes de ces Africains qui étoient reſtés dans les limites des établiſſemens Hollandois, périrent toutes dans une épidémie en 1713. Il n’échappa aux horreurs de cette contagion qu’un très-petit nombre de familles, qui ſont de quelque utilité pour la garde des troupeaux & pour le ſervice domeſtique. Les tribus plus puiſſantes & qui occupoient les bords des rivières, le voiſinage des bois, les terres abondantes en pâturages, obligées d’abandonner ſucceſſivement les tombeaux & la demeure de leurs pères, ſe ſont toutes éloignées des frontières de leur oppreſſeur. L’injuſtice qu’elles éprouvoient a beaucoup ajouté à l’éloignement qu’elles avoient naturellement pour tous nos travaux. La vie oiſive & indépendante que ces ſauvages mènent dans leurs déſerts, a pour eux des charmes inexprimables. Rien ne peut les en détacher. Un d’entre eux fut pris au berceau, On l’éleva dans nos mœurs & dans notre croyance. Il fut envoyé aux Indes & utilement employé dans le commerce. Les circonſtances l’ayant ramené dans ſa patrie, il alla viſiter ſes parens dans leur cabane. La ſingularité de ce qu’il vit le frappa. Il ſe couvrit d’une peau de brebis, & alla rapporter au fort ſes habits Européens. « Je viens, dit-il au gouverneur, je viens renoncer pour toujours au genre de vie que vous m’aviez fait embraſſer. Ma réſolution eſt de ſuivre juſqu’à la mort la religion & les uſages de mes ancêtres. Je garderai pour l’amour de vous le collier & l’épée que vous m’avez donnés. Trouvez bon que j’abandonne tout le reſte ». Il n’attendit point de réponſe, & ſe dérobant par la fuite, on ne le revit jamais.

Quoique le caractère des Hottentots ne ſoit pas tel que l’avarice Hollandoiſe le déſireroit, la compagnie tire des avantages ſolides de ſa colonie. À la vérité, la dime du bled & du vin qu’elle perçoit, ſes douanes & ſes autres droits ne lui rendent pas au-delà de cent mille écus. Elle ne gagne pas cent mille livres ſur les draps, les toiles, la clinquaillerie, le charbon de terre, quelques autres objets peu importans qu’elle y débite. Les frais inséparables d’un ſi grand établiſſement & ceux que la corruption y ajoute, abſorbent au-delà de ces profits réunis. Auſſi ſon utilité a-t-elle une autre baſe.

Les vaiſſeaux Hollandois qui vont aux Indes ou qui en reviennent, trouvent au cap un aſyle ſur, un ciel agréable, pur & tempéré, les nouvelles importantes des deux mondes. Ils y prennent du beurre, du fromage, du vin, des farines, une grande abondance de légumes ſalés pour leur navigation & pour leurs établiſſemens d’Aſie, même depuis quelque tems deux ou trois cargaiſons de bled pour l’Europe. Ces commodités & ces reſſources augmenteroient encore, ſi la compagnie abdiquoit enfin les funeſtes préjugés qui n’ont ceſſé de l’égarer.

Juſqu’à nos jours les productions du cap ont eu ſi peu de valeur, que leurs cultivateurs ne pouvoient ni ſe vêtir, ni ſe procurer aucune des commodités que leur ſol ne leur donnoit pas. La raiſon de cet aviliſſement des denrées étoit qu’il étoit défendu aux colons de les vendre aux navigateurs étrangers, que la poſition, la guerre ou d’autres raiſons attiroient dans leurs ports. La jalouſie du commerce, l’un des plus grands fléaux qui affligent l’humanité, avoit inſpiré cette interdiction barbare. Le but d’un ſi odieux ſyſtême étoit de dégoûter des Indes les autres nations commerçantes. Elles ne pouvoient attendre des ſecours que de l’adminiſtration, qui, pour ne pas s’écarter de ſon plan, les mettoit toujours à un prix exceſſif. Depuis même que l’expérience d’un ſiècle entier a fait abandonner des vues ſi chimériques, & qu’on a perdu l’eſpoir d’éloigner de l’Aſie les autres peuples, les habitans du cap n’ont pas été autorisés à un commerce libre de toutes leurs denrées. À la vérité, Tulbagh & quelques autres chefs éclairés ſe ſont montrés plus faciles, ce qui a répandu un peu d’aiſance ; mais on a toujours été réduit à endormir ou à corrompre le monopole. La compagnie ne verra-t-elle jamais que les richeſſes des colons doivent tôt ou tard devenir les ſiennes ? En adoptant les idées que nous oſons lui propoſer, elle ſuivra l’eſprit de ſes fondateurs, qui ne faiſoient rien au haſard, & qui n’avoient pas attendu les événemens heureux dont nous avons rendu compte, pour s’occuper du ſoin de donner un centre à leur puiſſance. Ils avoient jetté les yeux ſur Java dès 1609.