Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre II/Chapitre 10

X. Les Hollandois ſe rendent maîtres de Célèbes.

Cette iſle, dont le diamètre eſt d’environ cent trente lieues, eſt très-habitable, quoique ſituée au milieu de la Zone Torride. Les chaleurs y ſont tempérées par des pluies abondantes, & par des vents frais. Ses habitans ſont les plus braves de l’Aſie Méridionale. Leur premier choc eſt furieux : mais une réſiſtance de deux heures fait ſuccéder un abattement total à une ſi étrange impétuoſité. Sans doute qu’alors l’ivreſſe de l’opium, ſource unique de ce feu terrible, ſe diſſipe après avoir épuisé leurs forces, par des tranſports qui tiennent de la frénéſie. Leur arme favorite, le crid, eſt d’un pied & demi de long. Il a la forme d’un poignard, dont la lame s’allonge en ſerpentant. On n’en porte qu’un à la guerre : mais les querelles particulières en exigent deux. Celui qu’on tient à la main gauche, ſert à parer le coup, & l’autre à frapper l’ennemi. La bleſſure qu’il fait eſt très-dangereuſe, & le duel ſe termine le plus ſouvent par la mort des deux combattans.

Une éducation auſtère rend les habitans de Célèbes ou les Macaſſarois agiles, induſtrieux, robuſtes. À toutes les heures du jour, leurs nourrices les frottent avec de l’huile ou de l’eau tiède. Ces onctions répétées, aident la nature à ſe développer avec liberté. On les sèvre un an après leur naiſſance, dans l’idée qu’ils auroient moins d’intelligence, s’ils continuoient d’être nourris plus long-tems du lait maternel. À l’âge de cinq ou ſix ans, les enfans mâles de quelque diſtinction, ſont mis, comme en dépôt, chez un parent ou chez un ami ; de peur que leur courage ne ſoit amolli par les careſſes de leurs mères, & par l’habitude d’une tendreſſe réciproque.

Ils ne retournent dans leur famille qu’à l’âge où la loi leur permet de ſe marier.

Voilà certes des eſclaves bien civilisés ſur le point le plus important de la vie humaine. Quel eſt le peuple civilité de l’Europe qui ait pouſſé auſſi loin les ſoins de l’éducation ? Qui de nous s’eſt encore avisé de garantir ſa poſtérité de la ſéduction paternelle & maternelle ? Les précautions priſes à Célèbes, utiles dans toutes les conditions, ſeroient ſur-tout néceſſaires pour les enfans des rois.

La corruption s’échappe de tout ce qui les entoure. Elle attaque leur cœur & leur eſprit par tous les ſens à la fois. Comment ſeroient-ils ſenſibles à la misère, qu’ils ignorent & qu’ils n’éprouvent point ? amis de la vérité, leurs oreilles n’ayant jamais été frappées que des accens de la flatterie ? admirateurs de la vertu, nourris au milieu d’indignes eſclaves, tout occupés à préconifer leurs goûts & leurs penchans ? patiens dans l’adverſité, qui ne les reſpecte pas toujours ? fermes dans les périls auxquels ils font quelquefois exposés, lorſqu’ils ont été énervés par la molleſſe & bercés ſans ceſſe de l’importance de leur exiſtence ? Comment apprécieroient-ils les ſervices qu’on leur rend, connoîtroient-ils la valeur du ſang qu’on répand pour le ſalut de leur empire ou pour la ſplendeur de leur règne, imbus du funeſte préjugé que tout leur eſt dû, & qu’on eſt trop honoré de mourir pour eux ? Étrangers à toute idée de juſtice, comment ne deviendroient-ils pas le fléau de la portion de l’eſpèce humaine dont le bonheur leur eſt confié ?

Heureuſement leurs inſtituteurs pervers ſont tôt ou tard châtiés par l’ingratitude ou par le mépris de leurs élèves. Heureuſement ces élèves, misérables au ſein de la grandeur, ſont tourmentés toute leur vie par un profond ennui qu’ils ne peuvent éloigner de leurs palais. Heureuſement le morne ſilence de leurs ſujets leur apprend de tems en tems la haine qu’on leur porte. Heureuſement ils ſont trop lâches pour la dédaigner. Heureuſement les préjugés religieux qu’on a ſemés dans leurs âmes reviennent ſur eux & les tyranniſent. Heureuſement, après une vie qu’aucun mortel, ſans en excepter le dernier de leurs ſujets, ne voudroit accepter, s’il en connoiſſoit toute la misère, ils trouvent les noires inquiétudes, la terreur & le déſeſpoir aſſis au chevet de leur lit de mort.

Les peuples de Célèbes ne reconnoiſſoient autrefois de dieux, que le ſoleil & la lune. On ne leur offroit des ſacrifices que dans les places publiques ; parce qu’on ne trouvoit pas de matière aſſez précieuſe pour leur élever des temples. Dans l’opinion de ces inſulaires, le ſoleil & la lune étoient éternels, comme le ciel dont ils ſe partageoient l’empire. L’ambition les brouilla. La lune, fuyant devant le ſoleil, ſe bleffa, & accoucha de la terre ; elle étoit groſſe de pluſieurs autres mondes, qu’elle mettra ſucceſſivement au jour, mais ſans violence ; pour réparer la ruine de ceux que le feu de ſon vainqueur doit conſumer.

Ces abſurdités étoient généralement reçues à Célèbes ; mais elles n’avoient pas dans l’eſprit des grands & du peuple, la conſiſtance que les dogmes religieux ont chez les autres nations. Il y a environ deux ſiècles que quelques chrétiens & quelques mahométans y ayant apporté leurs idées ; le principal roi du pays ſe dégoûta entièrement du culte national. Frappé de l’avenir terrible, dont les deux nouvelles religions le menaçoient également, il convoqua une aſſemblée générale. Au jour indiqué, il monta ſur un endroit élevé ; & là, tendant les mains vers le ciel, & ſe tenant debout, il adreſſa cette prière à l’Être ſuprême.

« Grand Dieu, je ne me proſterne point à tes pieds, en ce moment, parce que je n’implore point la clémence. Je n’ai à te demander qu’une choſe juſte ; & tu me la dois. Deux nations étrangères, opposées dans leur culte, ſont venues porter la terreur dans mon âme, & dans celle de mes ſujets. Elles m’aſſurent que tu me puniras à jamais, ſi je n’obéis à tes loix. J’ai donc le droit d’exiger de toi, que tu me les faſſes connoître. Je ne demande point que tu me révèles les myſtères impénétrables qui enveloppent ton être, & qui me ſont inutiles. Je ſuis venu pour t’interroger avec mon peuple, ſur les devoirs que tu veux nous impoſer. Parle, ô mon Dieu ! puiſque tu es l’auteur de la nature, tu connois le fond de nos cœurs, & tu ſais qu’il leur eſt impoſſible de concevoir un projet de déſobéiſſance. Mais ſi tu dédaignes de te faire entendre à des mortels ; ſi tu trouves indigne de ton eſſence d’employer le langage de l’homme pour dicter les devoirs à l’homme ; je prends à témoin ma nation entière, le ſoleil qui m’éclaire, la terre qui me porte, les eaux qui environnent mon empire, & toi-même, que je cherche dans la ſincérité de mon cœur, à connoître ta volonté : & je te préviens aujourd’hui, que je reconnoîtrai, pour les dépoſitaires de tes oracles, les premiers miniſtres de l’une ou de l’autre religion que tu feras arriver dans nos ports. Les vents & les eaux ſont les miniſtres de ta puiſſance ; qu’ils ſoient le ſignal de ta volonté. Si dans la bonne-foi qui me guide, je venois à embraſſer l’erreur, ma conſcience ſeroit tranquille ; & c’eſt toi qui ſerois le méchant ».

Le peuple ſe sépara en attendant les ordres du ciel, & réſolu de ſe livrer aux premiers miſſionnaires qui arriveroient à Célèbes. Les apôtres de l’Alcoran furent les plus actifs ; & le ſouverain ſe fit circoncire avec ſon peuple. Le reſte de l’iſle ne tarda pas à ſuivre cet exemple.

Ce contre-tems n’empêcha pas les Portugais de s’établir à Célèbes. Ils s’y maintinrent, même, après avoir été chaſſés des Moluques La raiſon qui les y retenoit & qui y attiroit les Anglois, étoit la facilité de ſe procurer des épiceries, que les naturels du pays trouvoient le moyen d’avoir ; malgré les précautions qu’on prenoit pour les écarter des lieux où elles croiſſent.

Les Hollandois, que cette concurrence empêchoit de s’approprier le commerce excluſif du girofle & de la muſcade, entreprirent, en 1660, d’arrêter ce trafic, qu’ils appeloient une contrebande. Ils employèrent, pour y réuſſir, des moyens que la morale a en horreur, mais qu’une avidité ſans bornes a rendus très-communs en Aſie. En ſuivant, ſans interruption, des principes atroces, ils parvinrent à chaſſer les Portugais, à écarter les Anglois, à s’emparer du port & de la fortereſſe de Macaſſar. Dès-lors, ils ſe trouvèrent maîtres abſolus dans l’iſle, ſans l’avoir conquiſe. Les princes qui la partagent, furent réunis dans une eſpèce de confédération. Ils s’aſſemblent de tems-en-tems, pour les affaires qui concernent l’intérêt général. Ce qui eſt décidé, eſt une loi pour chaque état. Lorſqu’il ſurvient quelque conteſtation, elle eſt terminée par le gouverneur de la colonie Hollandoiſe, qui préſide à cette diète. Il éclaire de près ces différens deſpotes, qu’il tient dans une entière égalité, pour qu’aucun d’eux ne s’élève au préjudice de la compagnie. On les a tous déſarmés, ſous prétexte de les empêcher de ſe nuire les uns aux autres ; mais, en effet, pour les mettre dans l’impuiſſance de rompre leurs fers.

Les Chinois, les ſeuls étrangers qui ſoient reçus à Célèbes, y apportent du tabac, du fil d’or, des porcelaines & des ſoies en nature. Les Hollandois y vendent de l’opium, des liqueurs, de la gomme-lacque, des toiles fines & groſſières. On en tire un peu d’or, beaucoup de riz, de la cire, des eſclaves & du tripam ; eſpèce de champignon, qui eſt plus parfait à meſure qu’il eſt plus rond & plus noir. Les douanes rapportent 88 000 l. à la compagnie. Elle tire beaucoup davantage des bénéfices de ſon commerce & des dîmes du territoire qu’elle poſſède en toute ſouveraineté. Ces objets réunis ne couvrent pas cependant les frais de la colonie : elle coûte 165 000 liv. au-delà. On ſent bien qu’il faudroit l’abandonner, ſi elle n’était regardée, avec raiſon, comme la clef des iſles à épiceries.