Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre I/Chapitre 27

XXVII. Il ſe forme une conſpiration générale contre les Portugais, Comment Ataïde la diſſipe.

Également déteſtés par-tout, ils virent ſe former une confédération pour les chaſſer de l’Orient. Toutes les grandes puiſſances de l’Inde entrèrent dans cette ligue, & pendant trois ou quatre ans firent en ſecret des préparatifs. La cour de Liſbonne en fut informée. Le roi Sébaſtien, qui, ſans l’excès de ſon ſanatiſme, auroit été un grand roi, fit partir pour l’Inde Ataïde, & tous les Portugais qui s’étoient diſtingués dans les guerres de l’Europe.

À leur arrivée, l’opinion générale étoit qu’il falloit abandonner les poſſeſſions éloignées, & raſſembler ſes forces dans le Malabar & aux environs de Goa. Quoique Ataïde penſât qu’on avoit fait trop d’établiſſemens, il ne conſentit pas à les ſacrifier. Compagnons, dit-il, je veux tout conſerver ; & tant que je vivrai, les ennemis ne gagneront pas un pouce de terrein. Auſſitôt il expédia des ſecours pour toutes les places menacées, & fit les diſpoſitions néceſſaires à la défenſe de Goa.

Le Zamorin attaqua Mangalor, Cochin, Cananor. Le roi de Cambaie attaqua Chaul, Daman, Baçaim. Le roi d’Achem fit le ſiège de Malaca. Le roi de Ternate fit la guerre dans les Moluques. Agalachem, tributaire du Mogol, fit arrêter tous les Portugais qui négocioient à Surate. La reine de Garcopa tenta de les chaſſer d’Onor.

Ataïde, au milieu des ſoins & des embarras du ſiège de Goa, envoya cinq vaiſſeaux à Surate : ils firent relâcher les Portugais, détenus par Agalachem. Treize bâtimens partirent pour Malaca : le roi d’Achem & ſes alliés, levèrent le ſiège de cette place. Ataïde voulut même faire appareiller les navires, qui portoient tous les ans à Liſbonne quelques tributs ou des marchandiſes. On lui repréſenta, qu’au lieu de ſe priver du ſecours des hommes qui monteroient cette flotte, il falloit les garder pour la défenſe de l’Inde. Nous y ſuffirons, dit Ataïde ; l’état eſt dans le beſoin, & il ne faut pas tromper ſon eſpérance. Cette réponſe étonna, & la flotte partit. Dans le tems que la capitale ſe voyoit le plus vivement preſſée par Idalcan, Ataïde envoya des troupes au ſecours de Cochin, & des vaiſſeaux à Ceylan. L’archevêque, dont l’autorité étoit ſans bornes, voulut s’y oppoſer. Monſieur, lui dit Ataïde, vous n’entendez rien à nos affaires ; bornez-vous à les recommander à Dieu. Les Portugais, arrivés d’Europe, firent, au ſiège de Goa, des prodiges de valeur. Ataïde eut ſouvent de la peine à les empêcher de prodiguer inutilement leur vie. Pluſieurs, malgré ſes défenſes, ſortoient en ſecret la nuit, pour aller attaquer les aſſiègeans dans leurs lignes.

Le vice-roi ne comptoit pas ſi abſolument ſur la force de ſes armes, qu’il ne crût devoir employer la politique. Il fut inſtruit qu’Idalcan étoit gouverné par une de ſes maîtreſſes, qu’il avoit amenée à ſon camp. Cette femme ſe laiſſa corrompre, & lui vendit les ſecrets de ſon amant. Idalcan s’apperçut de la trahiſon, mais il ne put découvrir le traître. Enfin, après dix mois de combats & de travaux, ce prince, qui voyoit ſes tentes ruinées, ſes troupes diminuées, ſes éléphans tués, la cavalerie hors d’état de ſervir, vaincu par le génie d’Ataïde, leva le ſiège, & ſe retira la honte & le déſeſpoir dans le cœur.

Le brave Ataïde deſcendit au-deſſous de ſon caractère, en corrompant la maîtreſſe d’Idalcan. Celle-ci reſta dans le ſien, en trahiſſant ſon amant. Comment celle qui a vendu publiquement ſon honneur à ſon ſouverain, balanceroit-elle de vendre l’honneur de ſon ſouverain, à celui qui ſaura mettre un prix proportionné à ſa perfidie ? Si une femme étoit capable d’inſpirer de grandes choſes à ſon roi, elle auroit aſſez d’élévation dans l’âme pour dédaigner de devenir ſa courtiſane ; & lorſqu’elle ſe réſoudra à accepter ce titre aviliſſant, lorſque peut-être elle ſera aſſez lâche pour s’en tenir honorée, que peut en attendre la nation ? La corruption des mœurs de ſon amant, la corruption des mœurs de ſes favoris ; la déprédation du fiſc ; l’élévation des hommes les plus ineptes & les plus infâmes aux places les plus importantes ; la honte du long règne. Souverains, un homme de mœurs auſtères vous interdiroit toute liaiſon illicite : mais ſi vos pénibles fonctions ſollicitent notre indulgence, du moins que votre vice ſoit couvert par de grandes vertus. Ayez une maitreſſe, s’il faut que vous en ayez une : mais qu’étrangère aux affaires publiques, ſon diſtrict ſoit reſtreint à la ſurintendance momentanée de vos amuſemens.

Ataïde vole ſur le champ au ſecours de Chaul, aſſiégée par Nizamaluc, roi de Cambaie, qui avoit plus de cent mille hommes.

La défenſe de Chaul avoit été auſſi intrépide que celle de Goa. Elle fut ſuivie d’une grande victoire qu’Ataïde, à la tête d’une poignée de Portugais, remporta ſur une armée nombreuſe, & aguerrie par un long ſiège.

Ataïde marcha enſuite contre le Zamorin, le battit, & fit avec lui un traité, par lequel ce prince s’engageoit à ne plus avoir de vaiſſeaux de guerre.

Telle fut la fin déſaſtreuſe d’une conſpiration ourdie avec beaucoup de concert, d’art & de ſecret contre des uſurpateurs inſolens & oppreſſeurs. On gémit de la défaite de tant de peuples, & l’on ſouhaiteroit que les talens, que les vertus d’Ataïde euſſent été employés dans une meilleure cauſe. Pour concilier l’admiration qu’inſpire ce héros, avec la liberté des Indes, je lui deſirerois une mort glorieuſe.

Les Portugais redevenoient dans tout l’Orient ce qu’ils étoient auprès d’Ataïde. Un ſeul vaiſſeau, commandé par Lopès-Caraſco, ſe battit pendant trois jours contre la flotte entière du roi d’Achem. Au milieu du combat, on vint dire au fils de Lopès que ſon père avoit été tué : C’eſt, dit-il, un brave, homme de moins ; il faut vaincre, ou mériter de mourir comme lui. Il prit le commandement du vaiſſeau ; & traverſant en vainqueur la flotte ennemie, ſe rendit devant Malaca.

On retrouvoit alors dans les Portugais ces autres vertus qui ſuivent le courage : tant eſt puiſſant ſur les nations, même les plus corrompues, l’aſcendant d’un grand homme.

Thomas de Souza venoit de faire eſclave une belle femme, promiſe, depuis peu, à un jeune homme qui l’aimoit. Celui-ci inſtruit du malheur de ſa maîtreſſe, alla ſe jetter à ſes pieds, & partager ſes fers. Souza fut témoin de leur entrevue : ils s’embraſſoient ; ils fondoient en larmes. Je vous affranchis, leur dit le général Portugais ; allez vivre heureux ou vous voudrez.

Ataïde mit de la réforme dans la régie des deniers publics, & réprima l’abus le plus nuiſible aux états, l’abus le plus difficile à réprimer. Mais ce bon ordre, cet héroïſme renaiſſant, ce beau moment, n’eut de durée que celle de ſon adminiſtration.