Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre I/Chapitre 26

XXVI. Les Portugais s’amolliſſent & ne ſont plus redoutables.

La vigueur des Portugais, que Caſtro avoit ranimée, ne ſe ſoutint pas long-tems ; & la corruption augmentoit de jour en jour dans toutes les claſſes des citoyens. Un vice-roi imagina d’établir, dans les villes principales, des troncs, où tous les particuliers pouvoient jetter des mémoires, & lui donner des avis. Un ſemblable établiſſement pourroit être fort utile, & réformer les abus chez une nation éclairée où il y auroit encore des mœurs ; mais chez une nation ſuperſtitieuſe & corrompue, quel bien pouvoit-il faire ?

Il ne reſtoit plus aucun des premiers conquérans de l’Inde ; & leur patrie, épuisée par un trop grand nombre d’entrepriſes & de colonies, n’avoit plus de quoi les remplacer. Les défendeurs des établiſſemens Portugais étoient nés en Aſie. L’abondance, la douceur du climat, le genre de vie, peut-être les alimens, avoient fort altéré en eux l’intrépidité de leurs pères. Ils ne conſervèrent pas allez de courage pour ſe faire craindre, en ſe livrant à tous les excès qui font haïr. C’étoient des monſtres familiarisés avec le poiſon, les incendies, les aſſaſſinats. Tous les particuliers étoient excités à ces horreurs, par l’exemple des hommes en place. Ils égorgeoient les naturels du pays ; ils ſe déchiroient entre eux. Le gouverneur qui arrivoit, mettoit aux fers ſon prédéceſſeur pour le dépouiller. L’éloignement des lieux, les faux témoignages, l’or versé à pleines mains aſſuroient l’impunité à tous les crimes.

L’iſle d’Amboine fut le premier pays qui ſe fit juſtice. Dans une fête publique, un Portugais ſaiſit une très-belle femme ; &, ſans aucun égard pour les bienséances, il lui fit le dernier des outrages. Un des inſulaires, nommé Genulio, ayant armé ſes concitoyens, aſſembla les Portugais, & leur dit : « Les cruels affronts que nous avons reçus de vous, demanderoient des effets, & non des paroles. Cependant, écoutez. Le Dieu que vous nous prêchez ſe plait, dites-vous, dans les actions vertueuſes des hommes, & le vol, le meurtre, l’impudicité, l’ivrognerie, font vos habitudes ; tous les vices ſont entrés dans vos âmes. Nos mœurs & les vôtres ne peuvent s’accorder. En vain la nature l’avoit prévu, en nous séparant par des mers immenſes, vous avez franchi ces barrières. Cette audace, dont vous oſez vous enorgueillir, eſt une preuve de la corruption de vos cœurs. Croyez-moi, laiſſez en paix des peuples qui vous reſſemblent ſi peu ; allez habiter avec des hommes auſſi féroces que vous : votre commerce ſeroit le plus funeſte des fléaux dont votre Dieu pourroit nous accabler. Nous renonçons, pour toujours, à votre alliance. Vos armes ſont meilleures que les nôtres ; mais nous avons pour nous la juſtice, & nous ne vous craignons pas. Les Itons ſont d’aujourd’hui vos ennemis déclarés ; fuyez leur pays, & gardez-vous d’y reparoître » Ce diſcours, qui, trente ans auparavant, auroit entraîné la ruine d’Amboine, fut écouté avec une patience qui montroit le changement des Portugais.