Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre I/Chapitre 22

XXII. Arrivée des Portugais au Japon. Religion, mœurs, gouvernement de ces iſles.

Ce fut en 1542, qu’une tempête jetta, comme par bonheur, un vaiſſeau Portugais ſur les côtes de ces iſles fameuſes. Ceux qui le montoient furent accueillis favorablement.

On leur donna tout ce qu’il falloit pour ſe rafraîchir & ſe radouber. Arrivés à Goa, ils rendirent compte de ce qu’ils avoient vu ; & ils apprirent au vice-roi, qu’une nouvelle contrée fort riche & fort peuplée, s’offroit au zèle des millionnaires, à l’induſtrie des négocians. Les uns & les autres prirent la route du Japon.

Ils trouvèrent un grand empire, peut-être le plus ancien du monde, après celui de la Chine. Ses annales ont mêlées de beaucoup de fables : mais il paroît démontré qu’en 660, Sin-Mu fonda la monarchie qui s’eſt depuis perpétuée dans la même famille.

Ces ſouverains, nommés Daïris, étoient à la fois les rois, les pontifes de la nation ; & la réunion de ces deux pouvoirs, met- toit dans leurs mains tous les reſſorts de l’autorité ſuprême. Les Dairis étoient des perſonnes ſacrées, les deſcendans, les repréſentans des dieux. La plus légère déſobéiſſance à la moindre de leurs loix, étoit regardée comme un crime digne des plus grands ſupplices. Le coupable même n’étoit pas puni ſeul. On enveloppoit dans ſon châtiment ſa famille entière.

Vers le onzième ſiècle, ces princes plus jaloux, ſans doute, des douces prérogatives du ſacerdoce, que des droits pénibles de la royauté, partagèrent l’état en pluſieurs gouvernemens, dont l’adminiſtration politique fut confiée à de grands ſeigneurs, connus par leurs lumières & par leur ſageſſe.

Le pouvoir illimité des Dairis ſouffrit de ce changement. Ils laiſſèrent flotter, comme au haſard, les rênes de l’empire. Leurs lieutenans, dont l’ambition étoit inquiète & clair-voyante, trouvèrent dans cette indolence, le germe de mille révolutions. Peu-à-peu on les vit ſe relâcher de l’obéiſſance qu’ils avoient jurée. Ils ſe firent la guerre entre eux ; ils la firent à leur chef. Une indépendance entière fut le fruit de ces mouvemens. Tel étoit l’état du Japon, lorſqu’il fut découvert par les Portugais.

Les grandes iſles qui compoſent cet empire, placées ſous un ciel orageux, environnées de tempêtes, agitées par des volcans, ſujettes à ces grands accidens de la nature qui impriment la terreur, étoient remplies d’un peuple que la ſuperſtition dominoit. Elle s’y diviſe en pluſieurs ſectes.

Celle du Sintos eſt la religion du pays, l’ancienne religion. Elle reconnoit un être ſuprême, l’immortalité de l’âme ; & elle rend un culte à une multitude de dieux, de ſaints ou de camis, c’eſt-à-dire, aux âmes des grands hommes qui ont ſervi ou illuſtré la patrie. C’eſt par l’empire de cette religion, que le Dairi, grand-prêtre des dieux dont il étoit iſſu, avoit long-tems régné ſur ſes ſujets avec tout le deſpotiſme que la ſuperſtition exerce ſur les âmes. Mais empereur & grand-pontife, il avoit du moins rendu la religion utile à ſes peuples ; ce qui n’eſt pas impoſſible dans les états où le ſacerdoce eſt uni à l’empire.

On ne voit pas que la ſecte du Sintos ait eu la manie d’ériger en crimes, des actions innocentes par elles-mêmes ; manie ſi dangereuſe pour les mœurs. Loin de répandre ce fanatiſme ſombre, & cette crainte des dieux, qu’on trouve dans preſque toutes les religions ; le Sintos avoit travaillé à prévenir ou à calmer cette maladie de l’imagination, par des fêtes qu’on célébroit trois fois chaque mois. Elles étoient conſacrées à viſiter ſes amis, à paſſer avec eux la journée en feſtins, en réjouiſſances. Les prêtres du Sintos diſoient que les plaiſirs innocens des hommes, étoient agréables à la divinité ; que la meilleure manière d’honorer les camis, c’étoit d’imiter leurs vertus, & de jouir, dès ce monde, du bonheur dont ils jouiſſent dans l’autre. Conformément à cette opinion, les Japonois, après avoir fait la prière dans des temples, toujours ſitués au milieu d’agréables bocages, alloient chez des courtiſanes qui habitoient des maiſons ordinairement bâties dans ces lieux conſacrés à la dévotion & à l’amour. Ces femmes étoient des religieuſes, ſoumiſes à un ordre de moines, qui retiroient une partie de l’argent qu’elles avoient gagné par ce pieux abandon d’elles-mêmes, au vœu le plus ſacré de la nature.

Dans toutes les religions, les femmes ont influé ſur le culte, comme prêtreſſes ou comme victimes des dieux. La conſtitution phyſique de leur ſexe, les expoſe à des infirmités ſingulières, dont les cauſes & les accidens ont quelque choſe d’inexplicable & de merveilleux. Dès-lors, c’eſt par elles, c’eſt en elles que s’opèrent ces prodiges, dont leur foibleſſe & leur vanité ſe repaiſſent, & que l’aſcendant de leurs charmes ne tarde pas à faire adopter aux hommes, doublement faſcinés par l’ignorance & par l’amour. Les impoſteurs ont toujours profité de ces diſpoſitions, pour étayer leur puiſſance ſur la foibleſſe des femmes pour le merveilleux, ſur la foibleſſe des hommes pour les femmes. Les extaſes, les apparitions, les frayeurs & les raviſſemens ; toutes les ſortes de convulſions appartiennent à la ſenſibilité du genre nerveux. Comme c’eſt ſur-tout après la puberté, que les ſpaſmes & les vapeurs ſe manifeſtent ; le célibat eſt très-propre à les entretenir dans le ſexe le plus ſuſceptible de ces ſymptômes. Auſſi la virginité fut-elle de tout tems convenable à la religion. La dévotion s’empare aisément d’un jeune cœur qui n’a point encore d’autre amour. Toutes les perſonnes nubiles, en qui les viſions ſe ſont manifeſtées, ont prétendu ne connoître point d’hommes. Elles en ont été plus reſpectées par les deux ſexes.

Les peuples ſauvages ont des magiciennes ; les barbares Gaulois ont eu des druideſſes ; les Romains des veſtales ; & le Midi de l’Europe ſe glorifie encore d’avoir des religieuſes. Chez les ſauvages, ce ſont les vieilles femmes qui deviennent les nourrices de la ſuperſtition, quand elles ne ſont plus bonnes à rien. Chez les peuples demi-civiliſés ou tout-à-fait policés, c’eſt la jeuneſſe & la beauté qui ſervent d’inſtrument & de ſoutien au culte religieux, en s’y dévouant par un ſacrifice public & ſolemnel. Mais combien ce dévouement, même volontaire, outrage la raiſon, l’humanité & la religion !

Quoi qu’il en ſoit des raiſons, ſoit religieuſes ou politiques, qui ont introduit & cimenté le célibat monaſtique en Europe ; on ne doit pas du moins juger avec rigueur les inſtitutions contraires, que le climat a dû ſans doute établir en des régions où le ciel & le ſol parlent ſi puiſſamment en faveur du vœu le plus ardent de la nature. Si c’eſt une vertu ſous la Zone Tempérée, d’étouffer les deſirs qui portent les deux ſexes à s’aimer, à s’unir ; céder à ce penchant, eſt un devoir plus cher & plus ſacré, ſous le climat brûlant du Japon.

Dans les pays où la religion ne peut réprimer l’amour, il y a peut-être de la ſageſſe à le changer en culte. Quel ſujet de reconnoiſſance envers l’être des êtres, que d’attendre & de recevoir, comme un préſent de ſa main, le premier objet par qui l’on goûte une nouvelle vie ; l’épouſe ou l’époux qu’on doit chérir ; les enfans, gages d’un bonheur qu’ils ſentiront à leur tour ! Que de biens dont la religion pourroit faire des vertus & les récompenſes de la vertu ; mais qu’elle profane & dénature, quand elle les répréſente comme un ſentier de crimes, de malheurs & de peines ! Oh que les hommes ſe ſont éloignés des fondemens de la morale, en s’écartant des premiers ſentimens de la nature ! Ils ont cherché les liens de la ſociété dans des erreurs périſſables & funeſtes. Si l’homme avoit beſoin d’illuſions pour vivre en paix avec l’homme, que ne les prenoit-il dans les plus délicieux pençhans de ſon cœur ? Quel moraliſte, quel légiſlateur ſublime ſaura trouver, dans les beſoins qui tendent à la conſervation, à la reproduction de l’eſpèce, les moyens les plus sûrs de multiplier les individus & de les rendre heureux ? Qu’il faut plaindre les âmes froides, inſenſibles, malheureuſes & dures, à qui ces ſentimens, ces vœux d’un cœur honnête, paroitroient un délire ou même un attentat !

Tels ſont les Budſoiſtes, autre ſecte du Japon, dont Buds fut le fondateur. Quoiqu’ils profeſſent à-peu-près les dogmes du Sintos, ils ont eſpéré l’emporter ſur cette religion, par une morale plus sévère. Les Budſoiſtes adorent, outre la divinité des Sintoiſtes, un Amida, ſorte de médiateur entre Dieu & les hommes ; des divinités médiatrices entre les hommes & leur Amida. C’eſt par la multitude de ſes préceptes, par l’excès de ſon auſtérité, par les bizarreries de ſes pratiques & de ſes mortifications, que cette religion a cru mériter la préférence ſur la plus ancienne,

L’eſprit du Budfoïfme eſt terrible. Il n’inſpire que pénitence, crainte exceſſive, rigoriſme cruel. C’eſt le fanatiſme le plus affreux. Les moines de cette religion perſuadent à leurs dévots, de paſſer une partie de leur vie dans les ſupplices, pour expier des fautes imaginaires. Ils leur infligent eux-mêmes la plupart de ces punitions, avec un defpotiſme & une cruauté, dont les inquiſiteurs d’Eſpagne pourroient nous retracer l’idée ; ſi ceux-ci n’avoient mieux aimé s’ériger en juges des crimes & des peines dont ils ont été les inventeurs, que d’être les bourreaux des victimes volontaires de la ſuperſtition. Les moines Budfoïſtes tiennent continuellement l’eſprit de leurs ſectateurs dans un état violent de remords & d’expiations. Leur religion eſt ſi ſurchargée de préceptes, qu’il eſt impoſſible de les accomplir. Elle peint les dieux toujours avides de vengeance, & toujours offensés.

On peut s’imaginer quels effets une ſi horrible ſuperſtition dut opérer ſur le caractère du peuple, & à quel degré d’atrocité elle l’a conduit. Les lumières d’une ſaine morale, un peu de philoſophie, une éducation ſage, auroient pu ſervir de remède à ces loix, à ce gouvernement, à cette religion, qui concouroient à rendre l’homme plus féroce dans la ſociété des hommes, qu’il ne l’eût été dans les bois parmi les monſtres des déſerts.

À la Chine, on met entre les mains des enfans, des livres didactiques, qui les inſtruiſent en détail de leurs devoirs, & qui leur démontrent les avantages de la vertu : aux enfans Japonois, on fait apprendre par cœur des poëmes, où ſont célébrées les vertus de leurs ancêtres, où l’on inſpire le mépris de la vie & le courage du ſuicide. Ces chants, ces poëmes, qu’on dit pleins d’énergie & de grâce, enfantent l’enthouſiaſme. L’éducation des Chinois règle l’âme, la diſpoſe à l’ordre : celle des Japonois l’enflamme & la porte à l’héroïſme. On les conduit toute leur vie par le ſentiment, & les Chinois par la raiſon & les uſages. Tandis que le Chinois, ne cherchant que la vérité dans ſes livres, ſe contente du bonheur qui nait de la tranquillité ; le Japonois, avide de jouiſſances, aime mieux ſouffrir que de ne rien ſentir. Il ſemble qu’en général les Chinois tendent à prévenir la violence & l’impétuoſité de l’âme ; les Japonois, ſon engourdiſſement & ſa foibleſſe.

Un tel caractère devoit rendre ce peuple avide de nouveautés. Auſſi les Portugais furent-ils reçus avec le plus vif empreſſement, Tous les ports leur furent ouverts.

Chacun des petits rois du pays chercha à les attirer dans ſes états. On ſe diſputoit à qui leur feroit plus d’avantages, à qui leur accorderoit plus de privilèges, à qui leur donneroit plus de facilités. Ces négocians firent un commerce immenſe. Ils tranſportoient au Japon les marchandées de l’Inde qu’ils tiroient de différens marchés ; & celles de Portugal auxquelles Macao ſervoit d’entrepôt. Le Dairi ; les uſurpateurs de ſes droits ſouverains ; les grands de l’empire ; la nation entière : tout faiſoit une conſommation prodigieuſe des productions d’Europe & d’Aſie. Mais avec quoi les payoit-on ?

Le terrein du Japon eſt en général montueux, pierreux, & peu fertile. Ce qu’il donne de riz, d’orge & de froment, les ſeuls grains auxquels il ſoit propre, ne ſuffit pas à la prodigieuſe population qui le couvre. Les hommes, malgré leur activité, leur intelligence, leur frugalité, ſeroient réduits à mourir de faim, ſans les reſſources d’une mer extrêmement poiſſonneuſe. L’empire ne fournit aucune production qui puiſſe être exportée. Il ne peut même donner en échange aucun des arts de ſes atteliers, ſi l’on en excepte ſes ouvrages d’acier, les plus parfaits que l’on connoiſſe.

Ce n’étoit qu’avec le ſecours de ſes mines d’or, d’argent, de cuivre, les-plus riches de l’Aſie, & peut-être du monde entier, que le Japon pouvoit ſoutenir toutes ſes dépenſes. Les Portugais emportoient tous les ans de ces métaux, pour quatorze à quinze millions de livres. Ils épouſoient d’ailleurs les plus riches héritières du pays, & s’allioient aux familles les plus puiſſantes.