Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre I/Chapitre 20

XX. État de la Chine, ſelon les panégyriſtes.

Arrêtons-nous ſur ce peuple, ſi diverſement jugé par les Européens. Au tableau qu’en ont tracé les panégyriſtes, oppoſons celui qui vient de ſes détracteurs. Peut-être ſortira-t-il de ce contraſſe quelque lumière propre à rapprocher les opinions.

L’hiſtoire d’une nation ſi bien policée, diſent ſes partiſans, eſt proprement l’hiſtoire des hommes : tout le reſte de la terre eſt une image du cahos où étoit la matière avant la formation du monde. C’eſt par une continuité de deſtructions que la ſociété s’eſt eſſayée à l’ordre, à l’harmonie. Les états & les peuples y ſont nés les uns des autres comme les individus ; avec cette différence, que dans les familles la nature pourvoit à la mort des uns, à la naiſſance des autres, par des voies confiantes & régulières. Mais dans les états, la ſociété trouble & rompt cette loi par un déſordre où l’on voit, tantôt les anciennes monarchies étouffer au berceau les républiques naiſſantes, & tantôt un peuple informe & ſauvage, engloutir dans ſes irruptions une foule d’états brisés & démembrés.

La Chine a réſiſté ſeule à cette fatalité. Cet empire, borné au Nord par la Tartarie Ruſſe, au Midi par les Indes, à l’Occident par le Thibet, à l’Orient par l’Océan, embraſſe preſque toute l’extrémité orientale du continent de l’Aſie. Son circuit eſt de plus de dix-huit cens lieues. On lui donne une durée ſuivie de quatre mille ans, & cette antiquité n’a rien de ſurprenant. C’eſt la guerre, le fanatiſme, le malheur de notre ſituation, qu’il faut accuſer de la brièveté de notre hiſtoire & de la petiteſſe de nos nations, qui ſe ſont ſuccédées & détruites avec rapidité. Mais les Chinois, enfermés & garantis de tous côtés par les eaux & les déſerts, ont pu, comme l’ancienne Égypte, former un état durable. Dès que leurs côtes & le milieu de leur continent ont été peuplés & cultivés ; tout ce qui environnoit ces heureux habitans a dû ſe réunir à eux comme à un centre d’attraction ; & les petites peuplades errantes ou cantonnées, ont dû s’attacher de proche en proche à une nation qui ne parle preſque jamais des conquêtes qu’elle a faites, mais des guerres qu’elle a ſouffertes : plus heureuſe d’avoir policé ſes vainqueurs, que ſi elle eût détruit ſes ennemis.

Une région ſi anciennement policée, doit porter par-tout les traces antiques & profondes de l’induſtrie. Les plaines en ont été unies autant qu’il étoit poſſible. La plupart n’ont conſervé que la pente qu’exigeoit la facilité des arroſemens, regardés, avec raiſon comme un des plus grands moyens de l’agriculture. On n’y voit que peu d’arbres, même utiles, parce que les fruits déroberoient trop de ſuc aux grains. Comment y trouveroit-on ces jardins remplis de fleurs, de gazons, de boſquets, de jets-d’eau, dont la vue, propre à réjouir des ſpectateurs oiſifs, ſemble interdite au peuple & cachée à ſes yeux, comme ſi l’on craignoit de lui montrer un larcin fait à ſa ſubſitance ? La terre n’y eſt pas ſurchargée de ces parcs, de ces forets immenſes qui fourniſſent moins de bois aux beſoins de l’homme, qu’ils ne détruiſent de guérets & de moiſſons en faveur des bêtes qu’on y enferme pour le plaiſir des grands & le déſeſpoir du laboureur. À la Chine, le charme des maiſons de campagne ſe réduit à une ſituation heureuſe ; à des cultures agréablement diverſifiées ; à des arbres irrégulièrement plantés ; à quelques monceaux d’une pierre poreuſe, qu’on prendroit de loin pour des rochers ou pour des montagnes.

Les coteaux ſont généralement coupés en terraſſes, ſoutenues par des murailles sèches. On y reçoit les pluies & les ſources dans des réſervoirs pratiqués avec intelligence. Souvent même les canaux & les rivières qui baignent le pied d’une colline, en arroſent la cime & la pente, par un effet de cette induſtrie qui, ſimplifiant & multipliant les machines, a diminué le travail des bras, & fait avec deux hommes ce que mille ne ſavent point faire ailleurs. Ces hauteurs donnent ordinairement par an trois récoltes. À une eſpèce de radis qui fournit de l’huile, ſuccède le coton, qui, lui-même, eſt remplacé par des patates. Cet ordre de culture n’eſt pas invariable, mais il eſt commun.

On voit ſur la plupart des montagnes, qui refuſent de la nourriture aux hommes, des arbres néceſſaires pour la charpente des édifices, pour la conſtruction des vaiſſeaux. Pluſieurs renferment des mines de fer, d’étain, de cuivre, proportionnées aux beſoins de l’empire. Celles d’or ont été abandonnées ; ſoit qu’elles ne le ſoient pas trouvées aſſez abondantes pour payer les travaux qu’elles exigeoient ; ſoit que les parties que les torrens en détachent, aient été jugées ſuffiſantes pour tous les échanges.

La mer qui change de bords comme les rivières de lit, mais dans des eſpaces de tems proportionnés aux maſſes d’eau ; la mer qui fait un pas en dix ſiècles, mais dont chaque pas fait cent révolutions ſur le globe, couvroit autrefois les ſables qui forment aujourd’hui le Nankin & le Tche-Kiang. Ce ſont les plus belles provinces de l’empire. Les Chinois ont repouſſé, contenu, maîtrisé l’Océan, comme les Égyptiens domptèrent le Nil. Ils ont rejoint au Continent des terres que les eaux en avoient séparées. Ces peuples oppoſent à l’action de l’Univers, la réaction de l’induſtrie ; & tandis que les nations les plus célèbres ont ſecondé, par la fureur des conquêtes, les mains dévorantes du tems dans la dévaluation du globe, ils combattent & retardent les progrès ſucceſſifs de la deſtruction univerſelle, par des efforts qui paroitroient ſurnaturels, s’ils n’étoient continuels & ſenſibles.

À la culture de la terre, cette nation ajoute, pour ainſi dire, la culture des eaux. Du ſein des rivières, qui, communiquant entre elles par des canaux, coulent le long de la plupart des villes, on voit s’élever des cités flottantes, formées du concours d’une infinité de bateaux remplis d’un peuple qui ne vit que ſur les eaux, & ne s’occupe que de la pêche. L’Océan, lui-même, eſt couvert & ſillonné de milliers de barques, dont les mâts reſſemblent de loin à des forêts mouvantes. Anſon reproche aux pêcheurs, établis ſur ces bâtimens, de ne s’être pas diſtraits un moment de leur travail pour conſidérer ſon vaiſſeau, le plus grand qui jamais eût mouillé dans ces parages. Mais cette inſenſibilité pour une choſe qui paroiſſoit inutile aux matelots Chinois, quoiqu’elle ne fût pas étrangère à leur profeſſion, prouve peut-être le bonheur d’un peuple qui compte pour tout l’occupation, & la curioſité pour rien.

Les cultures ne font pas les mêmes dans tout l’empire. Elles varient ſuivant la nature des terreins & la diverſité des climats. Dans les provinces baſſes & méridionales, on demande à la terre un riz qui eſt continuellement ſubmergé, qui devient fort gros, & qu’on récolte deux fois chaque année. Sur les lieux élevés & ſecs de l’intérieur du pays, le ſol produit un riz qui a moins de volume, moins de goût, moins de ſubſtance, & qui ne récompenſe qu’une fois l’an les travaux du laboureur. Au Nord, on trouve tous les grains qui nourriſſent les peuples de l’Europe : ils y font auſſi abondans & d’auſſi bonne qualité que dans nos plus fertiles contrées. D’une extrémité de la Chine à l’autre, l’on voit une grande abondance de légumes. Cependant ils ſont plus multipliés au Sud, où, avec le poiſſon, ils tiennent lieu au peuple de la viande, dont l’uſage eſt général dans d’autres provinces. Mais, ce qu’on connoit, ce qu’on pratique univerſellement, c’eſt l’amélioration des terres. Tout engrais eſt conſervé, tout engrais eſt mis à profit avec la vigilance la plus éclairée ; & ce qui ſort de la terre féconde y rentre pour la féconder encore. Ce grand ſyſtême de la nature, qui ſe reproduit de ſes débris, eſt mieux entendu, mieux ſuivi à la Chine que dans tous les autres pays du monde.

La première ſource de l’économie rurale des Chinois, eſt le caractère de la nation la plus laborieuſe que l’on connoiſſe, & l’une de celles dont la conſtitution phyſique exige le moins de repos. Tous les jours de l’année ſont pour elle des jours de travail, excepté le premier, deſtiné aux viſites réciproques des familles, & le dernier, conſacré à la mémoire des ancêtres. L’un eſt un devoir de ſociété, l’autre un culte domeſtique. Chez ce peuple de ſages, tout ce qui lie & civiliſe les hommes eſt religion, & la religion elle-même n’eſt que la pratique des vertus ſociales. C’eſt un peuple mûr & raiſonnable, qui n’a beſoin que du frein des loix civiles pour être juſte. Le culte intérieur eſt l’amour de ſes pères, vivans ou morts ; le culte public eſt l’amour du travail ; & le travail le plus religieuſement honoré, c’eſt l’agriculture.

On y sévère la généroſité de deux empereurs, qui, préférant l’état à leur famille, écartèrent leurs propres enfans du trône pour y faire aſſeoir des hommes tirés de la charrue. On y vénère la mémoire de ces laboureurs qui jettèrent les germes du bonheur & de la fiabilité de l’empire, dans le ſein fertile de la terre ; ſource intariſſable de la reproduction des moiſſons, & de la multiplication des hommes.

À l’exemple de ces rois agricoles, tous les empereurs de la Chine le ſont devenus par état. Une de leurs fondions publiques, eſt d’ouvrir la terre au printems, avec un appareil de fête & de magnificence qui attire, des environs de la capitale, tous les cultivateurs. Ils courent en foule, pour être témoins de l’honneur ſolennel que le prince rend au premier de tous les arts. Ce n’eſt plus, comme dans les fables de la Grèce, un Dieu qui garde les troupeaux d’un roi : c’eſt le père des peuples, qui, la main appeſantie ſur le ſoc, montre à ſes enfans les véritables tréſors de l’état. Bientôt après il revient au champ qu’il a labouré lui-même, y jetter les ſemences que la terre demande. L’exemple du prince eſt ſuivi dans toutes les provinces ; & dans la même ſaiſon, les vice-rois y répètent les mêmes cérémonies en préſence d’une multitude de laboureurs. Les Européens qui ont été témoins de ces ſolennités à Canton, ne peuvent en parler ſans attendriſſement. Ils nous font regretter que cette fête politique, dont le but eſt d’encourager au travail, ne ſoit pas ſubſtituée dans nos climats à tant de fêtes religieuſes, qui ſemblent inventées par la fainéantiſe pour la ſtérilité des campagnes.

Ce n’eſt pas qu’on doive ſe perſuader que la cour de Pékin ſe livre sérieuſement à des travaux champêtres : les arts de luxe ſont trop avancés à la Chine, pour que ces démonſtrations ne ſoient pas une pure cérémonie. Mais la loi qui force le prince à honorer ainſi la profeſſion des laboureurs, doit tourner au profit de l’agriculture. Cet hommage, rendu par le ſouverain à l’opinion publique, contribue à la perpétuer ; & l’influence de l’opinion, eſt le premier de tous les reſſorts du gouvernement.

Cette influence eſt entretenue à la Chine par les honneurs accordés à tous les laboureurs, qui ſe diſtinguent dans la culture des terres. Si quelqu’un d’eux a fait une découverte utile à ſa profeſſion, il eſt appelé à la cour pour éclairer le prince ; & l’état le fait voyager dans les provinces, pour former les peuples à ſa méthode. Enfin dans un pays où la nobleſſe n’eſt pas un ſouvenir héréditaire, mais une récompenſe perſonnelle ; dans un pays où l’on ne diſtingue, ni la nobleſſe, ni la roture, mais le mérite ; pluſieurs des magiſtrats & des hommes élevés aux premières charges de l’empire, ſont choiſis dans des familles uniquement occupées des travaux de la campagne.

Ces encouragemens qui tiennent aux mœurs, ſont encore appuyés par les meilleures inſtitutions politiques. Tout ce qui, de ſa nature, ne peut être partagé, comme la mer, les fleuves, les canaux, eſt en commun ; tous en ont la jouiſſance, perſonne n’en a la propriété. La navigation, la pêche, la chaſſe, ſont libres. Un citoyen qui poſſède un champ, acquis ou tranſmis, ne ſe le voit pas diſputer par les abus tyranniques des loix féodales. Les prêtres même, ſi hardis par-tout à former des prétentions ſur les terres & ſur les hommes, n’ont jamais osé le tenter à la Chine. Ils y font, à la vérité, infiniment trop multipliés, & y jouiſſent, quoique ſouvent mendians, de poſſeſſions trop vaſtes : mais du moins ne perçoivent-ils pas ſur les travaux des citoyens un odieux tribut. Un peuple éclairé n’auroit pas manqué de voir un fou dans un bonze, qui auroit ſoutenu que les aumônes qu’il recevoit, étoient une rétribution due à la ſainteté de ſon caractère.

La modicité des impôts achève d’aſſurer les progrès de l’agriculture. À l’exception des douanes établies dans les ports de mer, on ne connoît que deux tributs dans l’empire. Le premier, qui eſt perſonnel, eſt payé par chaque citoyen, depuis vingt juſqu’à ſoixante ans dans la proportion de ſes facultés. Le ſecond, qui porte ſur les productions, ſe réduit au dixième, au vingtième, au trentième, ſuivant la qualité du ſol. Sans doute quelques empereurs, quelques miniſtres auront tenté d’étendre, de multiplier les taxes : mais comme c’eſt une entrepriſe longue, & qu’il n’y a pas d’homme qui puiſſe ſe flatter de vivre aſſez pour en voir le ſuccès, on y aura renoncé. Les méchans veulent jouir ſans délai, & c’eſt ce qui les diſtingue des bons adminiſtrateurs. Ceux-ci ſe contentent de méditer des projets, & de répandre des vérités utiles, ſans eſpérance de les voir eux-mêmes proſpérer ; mais ils aiment la génération à naître, comme la génération vivante.

La manière de lever les contributions à la Chine, eſt auſſi paternelle que les contributions même. L’unique peine qu’on impoſe aux contribuables, trop lents à s’acquitter des charges publiques de l’impôt, eſt qu’on envoie chez eux des vieillards, des infirmes & des pauvres, pour y vivre à leurs dépens, juſqu’à ce qu’ils aient payé leur dette à l’état. C’eſt la commisération, c’eſt l’humanité qu’on va ſolliciter dans le cœur du citoyen, par le ſpectacle de la misère, par les cris & les pleurs de la faim ; & non pas révolter ſon âme, & ſoulever ſon indignation par les recherches & les viſites importunes de la finance Européenne, par la violence des ſaiſies, par les menaces d’une ſoldateſque inſolente, qui vient s’établir, à diſcrétion, dans une maiſon ouverte aux cent bouches du fiſc.

Des mandarins perçoivent en nature la dixme des terres, & en argent la capitation. Les officiers municipaux verſent ces produits dans le tréſor de l’état, par les mains du receveur de la province. La deſtination de ce revenu prévient les infidélités dans la perception. On ſait qu’une partie de cette redevance eſt employée à la nourriture du magiſtrat & du ſoldat. Le prix de la portion des récoltes qu’on a vendue, ne ſort du fiſc que pour les beſoins publics. Enfin, il en reſte dans les magaſins pour les tems de diſette, où l’on rend au peuple ce qu’il avoit comme prêté dans les tems d’abondance.

Des peuples, qui jouiſſoient de tant d’avantages, ont dû ſe multiplier prodigieuſement dans une région où les femmes ſont extrêmement fécondes ; où rien n’eſt ſi rare que la débauche ; où l’étendue des droits paternels inſpire néceſſairement la paſſion d’une poſtérité nombreuſe ; où il règne dans les fortunes une égalité que la différence des conditions rend ailleurs impoſſible ; où le genre de vie eſt généralement ſimple, peu diſpendieux, & tend toujours à la plus auſtère économie ; où les guerres ne ſont, ni fréquentes, ni meurtrières ; où le célibat eſt proſcrit par les mœurs ; où la ſalubrité du climat repouſſe les épidémies. Auſſi n’y a-t-il pas dans l’Univers de contrée auſſi peuplée. Elle l’eſt même trop, puiſque les annales de l’empire atteſtent qu’il y a peu de mauvaiſe récoltes qui n’occaſionnent des révoltes.

Il ne faut pas chercher ailleurs les cauſes qui, à la Chine, arrêtent les progrès du deſpotiſme. Ces révolutions fréquentes ſuppoſent un peuple allez éclairé pour ſentir que le reſpect qu’il porte au droit de la propriété, que la ſoumiſſion qu’il accorde aux loix, ne ſont que des devoirs du ſecond ordre, ſubordonnés aux droits impreſcriptibles de la nature, qui n’a dû former des ſociétés que pour le beſoin de tous les hommes qui les compoſent. Ainſi, lorſque les choſes de première néceſſité viennent à manquer, les Chinois ne reconnoiſſent plus une puiſſance qui ne les nourrit pas. C’eſt le devoir de conſerver les peuples, qui fait le droit des rois. Ni la religion, ni la morale, ne dictent d’autres maximes à la Chine.

L’empereur fait qu’il règne ſur une nation qui n’eſt attachée aux loix qu’autant qu’elles font ſon bonheur. Il fait que s’il ſe livroit un moment à cet eſprit de tyrannie, ailleurs ſi commun & ſi contagieux, des ſecouſſes violentes le précipiteroient du trône. Ainſi placé à la tête d’un peuple qui l’obſerve & qui le juge, il ne s’érige pas en un phantôme religieux, à qui tout eſt permis. Il ne déchire pas le contrat inviolable qui l’a mis ſur le trône. Il eſt ſi convaincu que le peuple connoit ſes droits & les fait défendre, que, lorſqu’une province murmure contre le mandarin qui la gouverne, il le révoque ſans examen, & le livre à un tribunal qui le pourſuit, s’il eſt coupable. Mais ce magiſtrat fût-il innocent, il ne ſeroit pas remis en place. C’eſt un crime en lui d’avoir pu déplaire au peuple. On le traite comme un inſtituteur ignorant, qui priveroit un père de l’amour que ſes enfans lui portoient. Une complaiſance, qui entretiendroit ailleurs une fermentation continuelle, & qui y feroit la ſource d’une infinité d’intrigues, n’a nul inconvénient à la Chine, où les habitans ſont naturellement doux & juſtes, & où le gouvernement eſt conſtitué de manière que ſes délégués n’ont que rarement des ordres rigoureux à exécuter.

Cette néceſſité où eſt le prince d’être juſte, doit le rendre plus ſage & plus éclairé. Il eſt à la Chine, ce qu’on veut faire croire aux autres princes qu’ils ſont par-tout, l’idole de la nation. Il ſemble que les mœurs & les loix y tendant, de concert, à établir cette opinion fondamentale, que la Chine eſt une famille dont l’empereur eſt le patriarche. Ce n’eſt pas comme conquérant, ce n’eſt pas comme légiſlateur, qu’il a de l’autorité ; c’eſt comme père ; c’eſt en père qu’il eſt censé gouverner, récompenſer & punir. Ce ſentiment délicieux lui donne plus de pouvoir que tous les ſoldats du monde & les artifices des miniſtres n’en peuvent donner aux deſpotes des autres nations. On ne ſauroit imaginer quel reſpect, quel amour les Chinois ont pour leur empereur, ou, comme ils le diſent, pour le père commun, pour le père univerſel.

Ce culte public eſt fondé ſur celui qui eſt établi par l’éducation domeſtique. À la Chine, un père, une mère conſervent une autorité abſolue ſur leurs enfans, à quelque âge, à quelque dignité que ceux-ci ſoient parvenus. Le pouvoir paternel & l’amour filial, ſont le reſſort de cet empire : c’eſt le ſoutien des mœurs : c’eſt le lien qui unit le prince aux ſujets, les ſujets au prince, & les citoyens entre eux. Le gouvernement des Chinois eſt revenu, par les degrés de ſa perfection, au point d’où tous les autres ſont partis, & d’où ils ſemblent s’éloigner pour jamais, au gouvernement patriarchal, qui eſt celui de la nature même.

Cependant cette morale ſublime, qui perpétue depuis tant de ſiècles le bonheur de l’empire Chinois, ſe ſeroit peut-être inſenſiblement altérée, ſi des diſtinctions chimériques attachées à la naiſſance, euſſent rompu cette égalité primitive, que la nature établit entre les hommes, & qui ne doit céder qu’aux talens & aux vertus. Dans tous nos gouvernemens d’Europe, il eſt une claſſe d’hommes, qui apportent, en naiſſant, une ſupériorité indépendante de leurs qualités morales. On n’approche de leur berceau qu’avec reſpect. Dans leur enfance, tout leur annonce qu’ils ſont faits pour commander aux autres. Bientôt ils s’accoutument à penſer qu’ils ſont d’une eſpèce particulière ; & sûrs d’un état & d’un rang, ils ne cherchent plus à s’en rendre dignes.

Cette inſtitution, à laquelle on a dû tant de miniſtres médiocres, de magiſtrats ignorans, & de mauvais généraux ; cette inſtitution n’a point lieu à la Chine. Il n’y a point de nobleſſe héréditaire. La fortune de chaque citoyen commence & finit avec lui. Le fils du premier miniſtre de l’empire, n’a d’autres avantages, au moment de ſa naiſſance, que ceux qu’il peut avoir reçus de la nature. On anoblit quelquefois les aïeux d’un homme qui a rendu des ſervices importans : mais cette diſtinction purement perſonnelle, eſt enfermée avec lui dans le tombeau ; & il ne reſte à ſes enfans que le ſouvenir & l’exemple de ſes vertus.

Une égalité ſi parfaite, permet de donner aux Chinois une éducation uniforme, & de leur inſpirer des principes ſemblables. Il n’eſt pas difficile de perſuader à des hommes nés égaux, qu’ils ſont tous frères. Il y a tout à gagner pour eux dans cette opinion ; il y auroit tout à perdre dans l’opinion contraire. Un Chinois qui voudroit ſortir de cette fraternité générale, deviendroit dès-lors un être iſolé & malheureux : il ſeroit étranger au milieu de ſa patrie.

À la place de ces diſtinctions frivoles, que la naiſſance établit entre les hommes, dans preſque tout le reſte de l’univers, le mérite perſonnel en établit de réelles à la Chine. Sous le nom de mandarins lettrés, un corps d’hommes ſages & éclairés, ſe livrent à toutes les études qui peuvent les rendre propres à l’adminiſtration publique. Ce ſont les talens & les connoiſſances qui font ſeules admettre dans ce corps reſpectable. Les richeſſes n’y donnent aucun droit. Les mandarins choiſirent eux-mêmes ceux qu’ils jugent à propos de s’aſſocier ; & ce choix eſt toujours précédé d’un examen rigoureux. Il y a différentes claſſes de mandarins, & l’on s’élève des uns aux autres, non point par l’ancienneté, mais par le mérite.

C’eſt parmi ces mandarins que l’empereur, par un uſage auſſi ancien que l’empire même, choiſit les miniſtres, les magiſtrats, les gouverneurs de province ; en un mot, tous les adminiſtrateurs qui, ſous différentes qualités, ſont appelés à prendre part au gouvernement. Son choix ne peut guère tomber que ſur des ſujets capables, éprouvés ; & le bonheur des peuples eſt ordinairement confié à des hommes vraiment dignes de le faire.

Au moyen de cette conſtitution, il n’y a, de dignité héréditaire, que celle de l’empereur : & l’empire même ne paſſe pas toujours à l’aîné des princes, mais à celui que, l’empereur & le conſeil ſuprême des mandarins en jugent le plus digne. Auſſi, l’émulation de la gloire & de la vertu règne-t-elle juſque dans la famille impériale. C’eſt le mérite qui brigue le trône, & c’eſt par les talens qu’un héritier y parvient. Des empereurs ont mieux aimé chercher des ſucceſſeurs dans une maiſon étrangère, que de laiſſer les rênes du gouvernement en des mains foibles.

Les vice-rois & les magiſtrats participent à l’amour du peuple, comme à l’autorité du monarque. Le peuple a même une meſure d’indulgence peur les fautes d’adminiſtration qui leur échappent, comme il en a pour celles du chef de l’empire. Il n’eſt pas enclin aux séditions, comme on doit l’être dans nos contrées. On ne voit à la Chine aucun corps qui puiſſe former ou conduire des factions. Les mandarins ne tenant point à des familles riches & puiſſantes, ne reçoivent aucun appui que du trône & de leur ſageſſe. Ils ſont élevés dans une doctrine qui inſpire l’humanité, l’amour de l’ordre, la bienfaiſance, le reſpect pour les loix. Ils répandent ſans ceſſe ces ſentimens dans le peuple, & lui font aimer chaque loi, parce qu’ils lui en montrent l’eſprit & l’utilité. Le prince même ne donne pas un édit, qui ne ſoit une inſtruction de morale & de politique. Le peuple s’éclaire néceſſairement ſur ſes intérêts & ſur les opérations du gouvernement qui s’y rapportent. Plus éclairé, il doit être plus tranquille.

La ſuperſtition qui, par-tout ailleurs, agite les nations, & affermit le deſpotiſme ou renverſe les trônes ; la ſuperſtition eſt ſans pouvoir à la Chine. Les loix l’y tolèrent, mal-à-propos peut-être, mais au moins n’y fait-elle jamais des loix. Pour avoir part au gouvernement, il faut être de la ſecte des lettrés, qui n’admet aucune ſuperſtition. On ne permet pas aux bonzes de fonder ſur les dogmes de leurs ſectes, les devoirs de la morale, & par conséquent d’en diſpenſer. S’ils trompent une partie de la nation, ce n’eſt pas du moins celle dont l’exemple & l’autorité doivent le plus influer ſur le ſort de l’état.

Confucius, dont les actions ſervirent d’exemple, & les paroles de leçon ; Confucius, dont la mémoire eſt également honorée, la doctrine également chérie de toutes les claſſes & de toutes les ſectes : Confucius a fondé la religion nationale de la Chine. Son code n’eſt que la loi naturelle, qui devroit être la baſe de toutes les religions de la terre, le fondement de toute ſociété, la règle de tous les gouvernemens. La raiſon, dit Confucius, eſt une émanation de la divinité ; la loi ſuprême n’eſt que l’accord de la nature & de la raiſon. Toute religion qui contredit ces deux guides de la vie humaine, ne vient point du ciel.

Ce ciel eſt Dieu : car les Chinois n’ont point de terme pour exprimer Dieu. Mais ce n’eſt point au ciel viſible & matériel que nous adreſſons des ſacrifices, dit l’empereur Chan-Gi, dans un édit de 1710 ; c’eſt au Maître du ciel. Ainſi l’athéiſme, quoiqu’il ne ſoit pas rare à la Chine, n’y eſt point avoué ; on n’en fait pas une profeſſion publique. Ce n’eſt point un ſignal de ſecte, ni un objet de persécution. Il y eſt ſeulement toléré comme la ſuperſtition.

L’empereur, ſeul pontife de la nation, eſt auſſi juge de la religion ; mais comme le culte a été fait pour le gouvernement, & non le gouvernement pour le culte ; comme l’un & l’autre ont été formés pour la ſociété, le ſouverain n’a ni intérêt, ni intention d’employer cette unité de puiſſance qu’il a dans les mains, à tyranniſer le peuple. Si d’un côté les dogmes ou les rites de la hiérarchie ne répriment pas dans le prince l’abus du pouvoir deſpotique ; il eſt d’un autre côté plus fortement contenu par les mœurs publiques & nationales.

Rien n’eſt plus difficile que de les changer, parce qu’elles ſont inſpirées par l’éducation, peut-être la meilleure que l’on connoiſſe. On ne ſe preſſe point d’inſtruire les enfans avant l’âge de cinq ans. Alors on leur apprend à écrire ; & ce ſont d’abord des mots, ou des hiéroglyphes, qui leur rappellent des choſes ſenſibles, dont on tâche en même tems de leur donner des idées juſtes. Enſuite on remplit leur mémoire de vers ſentencieux, qui contiennent des maximes de morale, dont on leur montre l’application. Dans un âge plus avancé, c’eſt la philoſophie de Confucius qu’on leur enſeigne. Telle eſt l’éducation des hommes du peuple. Celle des enfans qui peuvent prétendre aux honneurs, commence de même ; mais on y ajoute bientôt d’autres études, qui ont pour objet la conduite de l’homme dans les différens états de la vie.

Les mœurs, à la Chine, font preſcrites par les loix, & maintenues par les manières, que preſcrivent auſſi les loix. Les Chinois ſont le peuple de la terre qui a le plus de préceptes ſur les actions les plus ordinaires. Le code de leur politeſſe eſt fort long ; & les dernières claſſes des citoyens en ſont inſtruites, & s’y conforment comme les mandarins & la cour.

Les loix de ce code ſont inſtituées, ainſi que toutes les autres, pour perpétuer l’opinion que la Chine n’eſt qu’une famille, & pour preſcrire aux citoyens les égards & les prévenances mutuelles que des frères doivent à des frères. Ces rites, ces manières rappellent continuellement aux mœurs. Elles mettent quelquefois, il eſt vrai, la cérémonie à la place du ſentiment ; mais combien ſouvent ne le font-elles pas revivre ! Elles ſont une ſorte de culte qu’on rend ſans ceſſe à la vertu. Ce culte frappe les yeux des jeunes gens. Il nourrit en eux le reſpect pour la vertu même ; & ſi, comme tous les cultes, il fait des hypocrites, il entretient auſſi un zèle véritable. Il y a des tribunaux érigés pour punir les fautes contre les manières, comme il y en a pour juger des crimes & des vertus. On punit le crime par des peines douces & modérées ; on récompenſe la vertu par des honneurs. Ainſi l’honneur eſt un des reſſorts qui entrent dans le gouvernement de la Chine. Ce n’eſt pas le reſſort principal ; il y eſt plus fort que la crainte, & plus foible que l’amour.

Avec de pareilles inſtitutions, la Chine doit être le pays de la terre où les hommes ſont le plus humains. Auſſi voit-on l’humanité des Chinois juſque dans ces occaſions où la vertu ſemble n’exiger que de la juſtice, & la juſtice que de la rigueur. Les priſonniers ſont détenus dans des logemens propres & commodes, où ils ſont bien traités juſqu’au moment de leur ſentence. Souvent toute la punition d’un homme riche ſe réduit à l’obligation de nourrir ou de vêtir pendant quelque tems chez lui des vieillards & des orphelins. Nos romans de morale & de politique ſont l’hiſtoire des Chinois. Chez eux, on a tellement réglé les actions de l’homme, qu’on n’y a preſque pas beſoin de ſes ſentimens : cependant on inſpire les uns pour donner du prix aux autres.

L’eſprit patriotique, cet eſprit ſans lequel les états ſont des peuplades, & non pas des nations, eſt plus fort, plus actif à la Chine, qu’il ne l’eſt peut-être dans aucune république. C’eſt une choſe commune que de voir des Chinois réparer les grands chemins par un travail volontaire, des hommes riches y bâtir des abris pour les voyageurs ; d’autres y planter des arbres. Ces actions publiques qui reſſentent plutôt l’humanité bienfaiſante, que l’oſtentation de la généroſité, ne ſont pas rares à la Chine.

Il y a des tems où elles ont été communes, d’autres tems où elles l’ont été moins ; mais la corruption amenoit une révolution, & les mœurs ſe réparoient. La dernière invaſion des Tartares les avoit changées : elles s’épurent à meſure que les princes de cette nation conquérante quittent les ſuperſtitions de leur pays, pour adopter l’eſprit du peuple conquis, & qu’ils ſont inſtruits par les livres que les Chinois appellent canoniques.

On ne doit pas tarder à voir tout-à-fait revivre le caractère eſtimable de la nation ; cet eſprit de fraternité, de famille ; ces liens aimables de la ſociété, qui forment dans le peuple la douceur des mœurs & l’attachement inviolable aux loix. Les erreurs & les vices politiques ne ſauroient prendre de fortes racines dans un pays où l’on n’élève aux emplois que des hommes de la ſecte des lettrés, dont l’unique occupation eſt de s’inſtruire des principes de la morale & du gouvernement. Tant que les vraies lumières ſeront recherchées, tant qu’elles conduiront aux honneurs, il y aura dans le peuple de la Chine un fonds de raiſon & de vertu qu’on ne verra pas dans les autres nations.

Cependant il faut avouer que la plupart des connoiſſances, fondées ſur des théories un peu compliquées, n’y ont pas fait les progrès qu’on devoit naturellement attendre d’une nation ancienne, active, appliquée, qui, depuis très-long-tems, en tenoit le fil. Mais cette énigme n’eſt pas inexplicable. La langue des Chinois demande une étude longue & pénible, qui occupe des hommes tout entiers durant le cours de leur vie. Les rites, les cérémonies qui font mouvoir cette nation, donnent plus d’exercice à la mémoire qu’au ſentiment. Les manières arrêtent les mouvemens de l’âme, en affoibliſſent les reſſorts. Trop occupés des objets d’utilité, les eſprits ne peuvent pas s’élancer dans la carrière de l’imagination. Un reſpect outré pour l’antiquité, les aſſervit à tout ce qui eſt établi. Toutes ces cauſes réunies ont dû ôter aux Chinois l’eſprit d’invention. Il leur faut des ſiècles pour perfectionner quelque choſe ; & quand on penſe à l’état où ſe trouvoient chez eux les arts & les ſciences il y a trois cens ans, on eſt convaincu de l’étonnante durée de cet empire.

Peut-être encore faut-il attribuer l’imperfection des lettres & des beaux-arts, chez les Chinois, à la perfection même de la police & du gouvernement. Ce paradoxe eſt fondé ſur la raiſon. Lorſque chez un peuple la première étude eſt celle des loix ; que la récompenſe de l’étude eſt une place dans l’adminiſtration, au lieu d’une place d’académie ; que l’occupation des lettrés eſt de veiller à l’obſervation de la morale, ou à la manutention de la politique : ſi cette nation eſt infiniment nombreuſe ; s’il y faut une vigilance continuelle des ſavans ſur la population & la ſubſiſtance ; ſi chacun, outre les devoirs publics dont la connoiſſance même eſt une longue ſcience, a des devoirs particuliers, ſoit de famille ou de profeſſion : chez un tel peuple, les ſciences ſpéculatives & de pur ornement, ne doivent pas s’élever à cette hauteur, à cet éclat où nous les voyons en Europe. Mais les Chinois, toujours écoliers dans nos arts de luxe & de vanité, ſont nos maîtres dans la ſcience de bien gouverner. Ils le ſont dans l’art de peupler, non dans celui de détruire.

La guerre n’eſt point à la Chine une ſcience perfectionnée. Une nation, dont toute la vie eſt réglée comme l’enfance, par des rites, des préceptes, des uſages publics & domeſtiques, doit être naturellement ſouple, modérée, paiſible & pacifique. La raiſon & la réflexion, qui préſident à ſes leçons & à ſes pensées, ne ſauroient lui laiſſer cet enthouſiaſme qui fait les guerriers & les héros. L’humanité même, dont on remplit ſon âme tendre & molle, lui fait regarder avec horreur l’effuſion du ſang, le pillage & le maſſacre ſi familiers à tout peuple ſoldat. Avec cet eſprit, eſt-il étonnant que les Chinois ne ſoient pas belliqueux ? Leur milice eſt innombrable, mais ignorante & ne fait qu’obéir. Elle manque de tactique encore plus que de courage. Dans les guerres contre les Tartares, les Chinois n’ont pas ſu combattre ; mais ils ont ſu mourir. L’amour pour leur gouvernement, pour leur patrie & pour leurs loix, doit leur tenir lieu d’eſprit guerrier ; mais il ne tient pas lieu de bonnes armes & de la ſcience de la guerre. Quand on ſoumet ſes conquérans par les mœurs, on n’a pas beſoin de dompter ſes ennemis par les armes.

Quel eſt l’homme aſſez indifférent au bonheur d’une portion conſidérable de l’eſpèce humaine, pour ne pas déſirer que l’état de la Chine ſoit tel que nous venons de l’expoſer ? Écoutons cependant ceux qui croient pouvoir en douter.