Histoire naturelle générale et théorie du ciel/Préface


PRÉFACE.


J’ai choisi un sujet qui peut paraître, à première vue, de nature à rebuter bon nombre de lecteurs par ses difficultés propres, et aussi parce qu’il semble froisser leurs sentiments religieux. Découvrir les lois systématiques qui relient les mondes créés dans l’étendue de l’espace infini, et déduire de l’état primitif de la nature, par les seules lois de la Mécanique, la formation des corps célestes et l’origine de leurs mouvements : une telle entreprise semble dépasser de beaucoup les forces de la raison humaine.

D’autre part, la Religion menace de ses foudres l’audacieux qui oserait attribuer à l’action de la nature seule une œuvre où elle voit avec raison l’intervention immédiate de l’Être suprême, et elle craint de rencontrer dans la curiosité indiscrète d’une pareille tentative une apologie de l’athéisme.

Je vois clairement la force de ces objections et pourtant je ne me laisse pas décourager. Je sens toute la puissance des obstacles qui se dressent devant moi, et je ne me laisse pas abattre. Sur la foi d’une simple conjecture, j’ai entrepris un dangereux voyage, et déjà j’aperçois les avancées de terres nouvelles ! Ceux qui auront le courage de poursuivre cette entreprise les atteindront et auront la gloire d’y attacher leur nom.

Ce n’est qu’après avoir mis ma conscience en sûreté au point de vue religieux que j’ai dressé le plan de mon entreprise. Mon zèle a redoublé, quand j’ai vu, à chaque pas en avant, les nuages, qui semblaient cacher des monstruosités derrière leurs ténèbres, se dissiper et laisser apparaître la majesté de l’Être suprême, brillante d’une plus vive lumière. À présent que je sais que mon but n’a rien de répréhensible, je vais exposer en toute sincérité les objections que des esprits bien intentionnés, mais faibles, peuvent faire à mon travail ; et je suis prêt à les soumettre à la sévérité de l’Aréopage orthodoxe, avec la loyauté d’un esprit qui ne cherche que la vérité. L’avocat de la foi va d’abord faire entendre ses raisons.

Si le système du monde, dans son harmonie et sa beauté, n’est que l’œuvre de la matière abandonnée aux lois générales de son mouvement ; si la mécanique aveugle des forces naturelles suffit à faire sortir du chaos une œuvre aussi magistrale, et peut atteindre par elle-même à une telle perfection, la preuve de l’existence d’un Dieu créateur, que l’on déduit du spectacle des beautés de l’Univers, perd absolument sa force ; la nature est par elle-même suffisante ; l’intervention divine devient inutile ; Épicure revit au milieu du Christianisme, et une philosophie impie met sous ses pieds la Foi, qui prétendait éclairer ses pas d’une vive lumière.

Quand même je reconnaîtrais quelque fondement à une telle objection, si grande est en moi la fermeté de ma croyance à l’infaillibilité des Vérités divines, que je tiendrais pour suffisamment réfuté par elles et que je rejetterais tout ce qui les contredit. Mais l’heureuse concordance que je trouve entre mon système et les principes de la Religion donne à ma conviction, en face de ces difficultés, une inébranlable tranquillité.

Je reconnais toute la valeur des preuves que l’on déduit des beautés et de l’ordre parfait de l’Univers, pour établir l’existence d’un Créateur souverainement sage. Quiconque ne se refuse pas, de parti pris, à toute conviction, doit se laisser toucher par des preuves aussi irréfutables. Mais je prétends que les apologistes de la Religion font un maladroit usage de ces preuves et éternisent ainsi la lutte avec les partisans du Naturalisme, en leur offrant sans nécessité un côté faible.

On a l’habitude de signaler et de faire ressortir dans la nature les harmonies, la beauté, les fins des choses et la parfaite adaptation des moyens à ces fins. Mais tandis que de ce côté on glorifie la nature, en même temps d’un autre, on s’efforce de l’amoindrir. Toute cette belle ordonnance, dit-on, lui est étrangère ; abandonnée à ses lois générales, elle n’enfanterait que le désordre. Les harmonies dénoncent l’intervention d’une main étrangère, qui a su soumettre à un plan sagement ordonné une matière dépourvue de toute régularité. À cela je réponds : Si les lois générales de l’action de la matière sont toutes une conséquence des desseins du Très-Haut, elles ne peuvent apparemment pas avoir d’autre destination que de tendre à accomplir par elles-mêmes le plan que la divine Sagesse s’est proposé. S’il en était autrement, ne serait-on pas tenté de croire que la matière et ses lois générales sont indépendantes, et que la puissance souverainement sage, qui a su en faire un si glorieux usage, était grande sans doute, mais point infinie ; puissante sans doute, mais pourtant insuffisante par elle seule ?

Le défenseur de la Religion craint encore qu’en expliquant ces mêmes harmonies par une tendance naturelle de la matière, on n’en vienne à démontrer l’indépendance de la nature vis-à-vis de la Providence divine. Il avoue sans détour que si l’on parvenait à découvrir à tout l’ordre de l’Univers des causes naturelles, capables de le faire sortir des seules propriétés générales et essentielles de la matière, il deviendrait inutile de recourir à un gouvernement supérieur. Le Naturalisme trouve son compte à ne pas combattre cette proposition. Il met en avant des exemples qui démontrent que les lois générales de la nature conduisent à des conséquences parfaitement belles, produisent des effets parfaitement ordonnés ; et il met ainsi la Foi en danger par des raisons, qui auraient pu être, dans les mains du croyant, des armes invincibles. Je vais en donner des exemples. On a maintes fois allégué, comme une des preuves les plus évidentes de la Providence qui veille sur les hommes, ce fait que, dans les zones torrides, c’est surtout à l’époque où le sol échauffé réclame une action rafraîchissante que les brises de mer soufflent et le refroidissent. Ainsi, dans l’île de la Jamaïque, sitôt que le Soleil est assez haut pour jeter sur le sol une chaleur insupportable, à peu près vers 9h du matin, il commence à s’élever de la mer un vent qui souffle de toutes parts vers la terre ; et sa force augmente en même temps que la hauteur du Soleil. À 1h de l’après-midi, où naturellement il fait le plus chaud, ce vent atteint sa plus grande force, puis il baisse peu à peu en même temps que le Soleil, si bien qu’au soir le calme règne comme au matin ; sans cette heureuse circonstance, l’île serait inhabitable. Le même bienfait est le partage de toutes les côtes des terres situées dans la zone torride. C’est à ces côtes que la brise est le plus nécessaire, car elles sont les parties les plus basses des régions sèches et, par suite, elles supportent la plus vive chaleur. Les portions élevées de ces terres, où n’arrive pas cette brise de mer, en ont un moindre besoin, puisque leur élévation même les place dans un air plus froid. Tout cela n’est-il pas admirable ? n’y a-t-il pas là un but évident, atteint par un moyen habilement ménagé ? Mais voici que le Naturalisme trouve les causes naturelles de ce phénomène dans les propriétés les plus générales de l’air, sans avoir besoin d’imaginer pour cela une intervention spéciale de la Providence. Il remarque avec raison que la brise de mer aurait les mêmes mouvements périodiques, quand même aucun homme n’habiterait ces îles, et que son existence est le résultat nécessaire des propriétés que l’air doit indispensablement posséder, indépendamment d’une fin spéciale, et simplement pour la croissance des plantes, à savoir son élasticité et sa pesanteur. La chaleur du Soleil rompt l’équilibre de l’air, en raréfiant celui qui se trouve au-dessus de la Terre, et force ainsi l’air plus froid de la mer à quitter sa place pour venir prendre celle du premier. De quelle utilité ne sont pas les vents sur la Terre, et quel emploi n’en fait pas l’esprit inventif de l’homme ! Pourtant il n’est pas besoin pour les produire de dispositions spéciales : il suffit des propriétés générales que l’air et la chaleur possèdent, indépendamment du but particulier dont on vient de parler.

Accordez-vous, dit ici l’esprit fort, que si l’on peut expliquer les harmonies naturelles, celles même dont l’utilité pour l’homme est la plus évidente, par les lois physiques les plus simples et les plus générales, il n’est plus besoin de recourir à l’intervention spéciale d’une souveraine sagesse ? Eh bien ! voyez ces preuves qui, de votre propre aveu, vous prennent en flagrant délit de contradiction. Toute la nature, et surtout la nature inorganisée, est pleine de semblables faits, qui forcent à reconnaître que la matière, se constituant elle-même par le mécanisme de ses propres forces, peut arriver à un ordre admirable dans ses effets et satisfait d’elle-même et sans contrainte aux règles de l’harmonie. Que le défenseur de la Religion essaye de nier cette aptitude des lois générales de la nature ; en dépit de sa bonne intention, il se met lui-même dans l’embarras et, par sa maladroite défense, il donne à l’incrédulité l’occasion de triompher.

Mais voyons comment ces raisons mêmes, qui semblent des moyens d’attaque terribles entre les mains de l’ennemi, peuvent bien plutôt devenir des armes puissantes pour le combattre. La matière, obéissant à ses lois générales, produit par des procédés naturels, ou, si l’on veut, par l’impulsion d’un mécanisme aveugle, des effets harmonieux, qui semblent conduire à la négation d’une Sagesse supérieure. L’air, l’eau, la chaleur, lorsqu’on les considère abandonnés à eux-mêmes, donnent naissance aux vents et aux nuages, aux pluies et aux fleuves qui arrosent les terres, et à tant d’autres effets bienfaisants, sans lesquels la nature resterait désolée, inculte et stérile. Mais ils ne produisent point ces effets par un pur hasard, ou par un accident qui pourrait tout aussi bien les rendre nuisibles et dommageables ; nous voyons au contraire qu’ils sont astreints à des lois naturelles, qui ne leur permettent pas d’agir autrement qu’ils ne le font. Et alors que penser d’un si merveilleux accord dans leurs actions ? Comment se pourrait-il que des éléments de nature diverse tendissent par leur action combinée à produire des phénomènes si harmonieux et si utiles, au profit d’êtres placés complètement en dehors du cercle de la matière inerte, l’homme et les animaux, s’ils ne reconnaissaient pas une origine commune, une Intelligence infinie dans laquelle a été esquissé le plan général des propriétés essentielles de toute chose ? Si les caractères des divers agents naturels étaient nécessaires en soi et indépendamment, quel étonnant hasard, ou plutôt quelle impossibilité n’y aurait-il pas à ce que leurs tendances naturelles se résument en un concert admirable, comme si un choix habile avait présidé à leur réunion !

Maintenant j’applique avec confiance ces principes à mon entreprise présente. Je suppose la matière de tout l’Univers dans un état de décomposition générale, et j’en fais un véritable chaos. Je vois alors les éléments se façonner d’après les lois connues de l’attraction, et modifier leurs mouvements en raison de la répulsion. J’ai la satisfaction de voir surgir de ce chaos un tout bien ordonné, sous la seule action des lois connues du mouvement et sans l’aide d’aucune supposition arbitraire ; et ce tout est si semblable au système de l’Univers que nous avons devant les yeux, que je ne puis m’empêcher de l’identifier avec lui. Ce développement inattendu de l’ordre de la nature m’est d’abord suspect, parce qu’il fait dériver un ensemble très compliqué et très régulier d’un état primitif où régnaient à la fois la simplicité et le désordre. Mais les considérations que j’ai fait valoir plus haut m’apprennent qu’un pareil développement de la nature n’a en soi rien d’extraordinaire ; qu’il est au contraire une conséquence nécessaire de sa tendance essentielle, et que c’est la démonstration la plus magistrale de sa dépendance d’un Être préexistant, qui a en lui-même la source de tous les êtres et des lois primitives de leurs actions. Cette vue redouble ma confiance dans le dessein que j’ai conçu. Ma confiance s’augmente à chaque pas que je fais en avant et ma timidité s’évanouit.

Mais l’apologie de votre système, me dira-t-on, est en même temps l’apologie des imaginations d’Épicure, avec lesquelles il a la plus grande ressemblance. Je n’essayerai pas de nier tout point de contact avec ce philosophe. Beaucoup sont devenus athées au simple aperçu de certains arguments, chez qui un examen plus approfondi aurait au contraire éveillé une conviction profonde de l’existence de l’Être suprême. Les conséquences qu’un esprit dévoyé tire des principes les plus innocents sont le plus souvent fort blâmables, et telles ont été les convictions d’Épicure, bien que son ingénieux système porte la marque d’un grand esprit.

Je ne nierai pas non plus que la théorie de Lucrèce ou celle des prédécesseurs d’Épicure, Leucippe et Démocrite, n’ait beaucoup de ressemblance avec la mienne. Avec ces philosophes, je considère le premier état de la matière comme une décomposition générale des éléments de tous les astres, ou des atomes pour parler comme eux. Épicure supposait une pesanteur qui forçait ces particules élémentaires à tomber, et cette force ne diffère guère de l’attraction newtonienne que j’admets. Il leur imprimait en outre une déviation déterminée en dehors de la direction rectiligne de leur chute, bien qu’il ait fait sur la cause de cette déviation et ses conséquences des hypothèses erronées : cette déviation correspond à peu près à l’altération de la chute verticale que nous déduisons de la répulsion mutuelle des molécules. Enfin les tourbillons qui résultent de cette perturbation du mouvement jouaient un rôle capital dans les théories de Leucippe et de Démocrite et on les retrouvera dans la nôtre. Tant de points de contact avec une doctrine, qui était dans l’antiquité la vraie théorie de la négation de Dieu, ne doivent pas cependant faire regarder la mienne comme complice de leurs erreurs ; même dans les conceptions les plus absurdes qui ont pu s’attirer les suffrages des hommes, on peut trouver çà et là quelque vérité. Une loi fausse, un raisonnement irréfléchi conduisent l’esprit humain, par une pente insensible, du seuil de la Vérité jusque dans l’abîme. Malgré des ressemblances que je reconnais, il subsiste, entre les anciennes cosmogonies et celle que je présente, des différences assez essentielles pour que les conséquences en soient absolument opposées.

Les auteurs des théories que je viens de rappeler sur la formation mécanique de l’Univers faisaient sortir toute l’ordonnance que l’on y admire d’un hasard purement accidentel, d’où résultait un si heureux concours des atomes que ceux-ci constituaient un tout parfaitement ordonné. Épicure osa même prétendre que les atomes déviaient de la ligne droite et se rencontraient sans l’intervention d’aucune cause. Tous ces philosophes poussaient l’absurdité jusqu’à attribuer la naissance des êtres vivants à ce même concours fortuit et aveugle des atomes, faisant ainsi naître la raison de l’irraisonnable. Dans mon système, je trouve la matière soumise à des lois certaines et nécessaires. Je vois cette matière, décomposée en ses derniers éléments, se façonner successivement et sous l’empire de ces lois naturelles, en un tout admirablement ordonné. Ce n’est point là l’effet du hasard, c’est la conséquence nécessaire des propriétés naturelles de la matière. Et alors n’est-on pas forcé de se demander pourquoi la matière obéit précisément à des lois qui ont pour but une si merveilleuse ordonnance ? Serait-il possible que tant d’éléments, dont chacun a sa nature propre et indépendante, puissent d’eux-mêmes se prêter un concours tel qu’il en sortît un tout bien ordonné ; et s’ils agissent ainsi, n’y a-t-il pas là une preuve indéniable de la communauté de leur origine première, qui ne peut être qu’une Intelligence souveraine et toute-puissante, par laquelle les caractères divers des éléments ont été dessinés en vue de leurs combinaisons futures ?

La matière, élément primitif de toutes choses, est donc astreinte à des lois déterminées, et, librement abandonnée à ces lois, elle engendre nécessairement d’admirables combinaisons. Elle n’est point libre de s’écarter du plan tracé par son Créateur. Puisqu’elle est ainsi soumise à des vues souverainement sages, il faut nécessairement qu’elle ait reçu ses propriétés si bien concertées d’une cause première supérieure : il existe un Dieu, précisément parce que le Chaos lui-même ne peut rien engendrer que l’ordre et la régularité.

J’ai trop bonne opinion de la rectitude de jugement des lecteurs qui feront à mon Essai l’honneur de l’examiner, pour ne pas être assuré que les raisons que je viens d’exposer, si elles n’écartent pas entièrement la crainte de voir mon système aboutir à des conséquences coupables, mettront du moins hors de doute la pureté de mes intentions. Si néanmoins il est des personnes, animées d’un zèle plus malicieux, qui croient devoir à leur pieuse réputation de donner à mes intentions les plus innocentes des interprétations mauvaises, je suis persuadé que leurs critiques produiront sur les gens sensés un effet exactement opposé à celui qu’elles en attendent. Je réclame d’ailleurs hautement le droit que les juges de tous les temps ont accordé à Descartes, lorsqu’il a osé expliquer la formation de l’Univers par le seul jeu des lois de la Mécanique. Je citerai sur ce point l’opinion des auteurs de l’Histoire générale du monde[1] : « Il nous est impossible de croire que la tentative de ce philosophe, d’expliquer la formation du monde, à un moment déterminé, par la simple continuation d’un mouvement initial imprimé à la matière isolée, et de ramener cette formation à l’action d’un petit nombre de lois simples et générales, puisse être, comme on l’a dit parfois, répréhensible ou attentatoire à la majesté divine. Nous en dirons autant des essais d’autres savants qui, depuis Descartes et avec plus de succès, ont tenté la même entreprise, en s’appuyant sur les propriétés originelles imprimées à la matière par son Créateur. De pareils essais tendent bien plutôt à donner une plus haute idée de l’infinie sagesse de Dieu. »

J’ai essayé d’écarter les objections que l’on pouvait faire à ma thèse au point de vue religieux. Il en est d’autres non moins fortes contre le but même que je me propose. S’il est vrai, dira-t-on, que Dieu a placé dans les forces de la nature un art caché, en vertu duquel elles ont pu tirer du Chaos l’ordre parfait de l’Univers ; comment l’intelligence de l’homme, si faible en face des sujets les plus ordinaires, sera-t-elle capable de sonder les mystérieuses propriétés qui ont concouru à un si vaste dessein ? Une aussi folle entreprise équivaut à dire : Donnez-moi de la matière, et je vous en ferai un monde. Est-ce que la faiblesse de tes lumières, presque toujours en défaut dans les moindres choses qui se présentent à tes sens, journellement et à la portée, ne te démontre pas combien est vaine la tentative de vouloir découvrir l’incommensurable et ce qui se passa dans la nature avant que le monde fût ? Je réduis à néant cette objection, en montrant clairement que, de toutes les recherches qui peuvent être tentées dans l’étude de la nature, celle que j’entreprends est précisément celle où l’on peut le plus facilement et le plus sûrement remonter jusqu’aux origines. De même qu’entre tous les problèmes des sciences naturelles, aucun n’a été résolu avec plus de justesse et de certitude que celui de la véritable constitution de l’Univers en général, des lois des mouvements et du mécanisme intime du cours des planètes ; de même que dans la philosophie naturelle, il n’est rien de comparable aux vues que nous a ouvertes la philosophie de Newton ; de même je prétends que, parmi toutes les choses de la nature dont on recherche la cause première, l’origine du système du monde et la formation des corps célestes avec les causes de leurs mouvements sont les premiers mystères au fond desquels notre vue doit pouvoir pénétrer. La raison en est facile à saisir. Les astres sont des masses rondes, par conséquent de la forme la plus simple que puisse prendre un corps dont on recherche l’origine. Leurs mouvements aussi sont sans complication ; ils ne sont que la libre continuation d’une impulsion une fois donnée, qui devient circulaire par sa combinaison avec l’attraction du corps central. En outre, l’espace dans lequel ils se meuvent est vide ; les intervalles qui les séparent les uns des autres sont immensément grands ; tout est donc disposé le plus clairement pour éviter la confusion des mouvements et en rendre la détermination facile. Il me semble que l’on pourrait dire ici sans témérité et dans le vrai sens des mots : Donnez-moi de la matière et j’en ferai un monde, c’est-à-dire, donnez-moi de la matière, je vais vous montrer comment un monde doit en sortir. Car si l’on a de la matière douée par essence de la force d’attraction, il n’est pas difficile de déterminer les causes qui peuvent avoir contribué à l’arrangement du système du monde considéré en général. Nous savons à quoi tient qu’un corps prend une forme arrondie ; nous comprenons pourquoi il est nécessaire que des sphères librement lancées prennent un mouvement circulaire autour du centre vers lequel elles sont attirées. La position des orbites les unes par rapport aux autres, la concordance de direction des mouvements, l’excentricité, tout peut se ramener aux causes mécaniques les plus simples ; et l’on peut en toute confiance espérer découvrir ces causes, parce qu’il suffit pour cela des raisonnements les plus faciles et les plus clairs. Pourrait-on se flatter du même espoir, s’il s’agissait de la moindre plante ou d’un insecte ? Est-on en état de dire : Donnez-moi de la matière, je vais vous montrer comment on peut faire une chenille ? N’est-on pas arrêté ici dès le premier pas par l’ignorance des véritables propriétés intimes de l’objet et la complication des organes si variés qui le composent ; il ne faut donc pas s’étonner si j’ose affirmer que le mode de formation des astres, la cause de leurs mouvements, bref, l’origine de la constitution présente de l’Univers, pourront être mis en lumière, bien avant que l’on puisse expliquer clairement et complètement, par des causes mécaniques, la naissance d’une seule plante ou d’une chenille.

Tels sont les motifs sur lesquels j’appuie ma conviction que la partie physique de la science de l’univers atteindra dans l’avenir la même perfection, à laquelle Newton en a élevé la partie mathématique. Après les lois qui régissent la constitution actuelle de l’univers, il n’en est peut-être pas d’autres, dans toute la science de la nature, qui se prêtent plus aisément à des développements mathématiques, que celles qui ont présidé à sa naissance ; et je ne doute pas que la main d’un habile géomètre n’y trouve un champ fertile à défricher.

Après avoir ainsi recommandé le sujet de mes méditations au gracieux accueil de mes lecteurs, je demande encore la permission d’expliquer brièvement la manière dont je l’ai traité. Dans la première Partie, j’expose des vues nouvelles sur la constitution de l’univers en général. Le Mémoire de M. Wright, de Derham, dont j’ai eu connaissance par les Freie Urtheilen, de Hambourg, pour l’année 1751, m’a conduit à considérer les étoiles fixes, non comme une fourmilière disposée sans ordre apparent, mais comme un système qui a la plus grande ressemblance avec celui des planètes, si bien que, de même que les planètes se trouvent au voisinage d’un plan commun, de même aussi les étoiles se rapprochent autant que possible d’un plan que l’on doit se figurer mené à travers tout le ciel, et, par leur amoncellement dans ce plan, produisent la bande lumineuse que l’on appelle la Voie lactée. Je me suis assuré que notre Soleil doit se trouver aussi presque exactement dans ce plan, par la raison que cette zone illuminée par d’innombrables soleils a presque exactement la forme d’un grand cercle. En examinant de plus près la cause de cette distribution des étoiles, j’ai trouvé fort vraisemblable l’opinion que les étoiles dites fixes sont bien plutôt des astres errants d’un ordre supérieur, animés d’un mouvement propre très lent. Comme confirmation de cette idée, que l’on trouvera exposée en son lieu dans la suite de mon travail, j’invoquerai ici une page extraite d’un écrit de M. Bradley sur le mouvement des étoiles fixes.

« S’il est permis de se prononcer à ce sujet (l’invariabilité ou la variation de position des étoiles), d’après les résultats de la comparaison de nos meilleures observations modernes à celles qui ont été faites antérieurement avec un degré tolérable d’exactitude ; il semble qu’il s’est produit un changement réel dans les positions relatives de quelques étoiles fixes ; et ce changement paraît être indépendant de tout mouvement de notre système et ne pouvoir être attribué qu’à un déplacement des étoiles elles-mêmes. Arcturus en est un exemple probant : car la comparaison de sa déclinaison actuelle avec celle que lui assigne Tycho ou Flamsteed fait ressortir une différence beaucoup plus grande que celle qui peut être attribuée à l’incertitude des observations.

On a des raisons de croire que d’autres exemples de même genre se présenteront parmi le grand nombre des étoiles visibles, car leurs positions relatives peuvent être modifiées par diverses causes. Si l’on imagine que notre système solaire change de place par rapport à l’espace absolu, ce mouvement devra, dans la suite des temps, occasionner un changement apparent dans les distances angulaires des étoiles fixes. Et dans ce cas, les positions des étoiles les plus voisines étant plus affectées que celles des étoiles très éloignées, leurs positions relatives en sembleront altérées, quoique les étoiles elles-mêmes restent en réalité immobiles. Si au contraire notre propre système est en repos, et quelques étoiles en mouvement réel, il en résultera de même une variation de leurs positions apparentes, et une variation d’autant plus grande que ces étoiles seront plus proches de nous, ou que leurs mouvements seront plus rapides, ou enfin que la direction de ce mouvement sera plus propre à nous le rendre perceptible. Puis donc que les positions relatives des étoiles peuvent changer pour des causes si variées, si l’on considère l’étonnante distance à laquelle il est certain que plusieurs d’entre elles sont placées, on comprendra qu’il faille recourir à des observations de plusieurs siècles pour déterminer les lois du déplacement apparent même d’une seule étoile ; bien plus difficile par conséquent doit-il être de poser des lois qui s’appliquent à l’ensemble des plus belles étoiles[2]. »

Je ne puis fixer exactement les limites qui séparent mon système de celui de M. Wright, ni dire les points où j’ai simplement adopté ses idées, et ceux où j’ai été plus loin que lui. Pourtant j’ai eu dans les mains des documents d’un très haut intérêt qui, sur un point, m’ont permis d’élargir considérablement ses vues. Je veux parler de cette espèce d’astres nébuleux, dont Maupertuis fait mention dans son Mémoire sur la figure des astres[3] et qui se présentent sous la forme d’ellipses plus ou moins ouvertes. Je m’assurais aisément que ces astres ne pouvaient être autre chose que des amas de nombreuses étoiles. La rondeur toujours constatée de leur figure m’apprenait que là une immense multitude d’étoiles devaient être groupées autour d’un centre commun ; car, indépendantes les unes des autres, leur amas aurait pris une forme irrégulière et non la figure que l’observation faisait voir. Je comprenais encore que le système qu’elles forment devait être aplati et presque plan, puisque nous lui voyons une forme elliptique et non pas circulaire ; enfin la faiblesse de leur lumière dénotait leur immense éloignement. Quant aux conséquences que j’ai tirées de ces analogies, mon Mémoire les soumet à l’examen du lecteur impartial.

Dans la deuxième Partie, qui contient la portion la plus originale de mon travail, j’essaye de démontrer, à l’aide des seules lois de la Mécanique, comment l’univers a pu sortir de la matière primitive réduite à son état le plus simple. Je me permettrai de conseiller aux personnes qui s’effrayent de l’audace de mon entreprise de suivre un ordre déterminé dans l’examen dont elles voudront bien honorer mon Mémoire ; et je les prie de parcourir d’abord le VIIIe Chapitre ; cette lecture, je l’espère, prédisposera leur esprit à un jugement plus équitable de mon travail. En effet, tout en invitant le lecteur bénévole à l’examen de mes idées, je ne puis me dissimuler que les hypothèses de cette espèce ne sont généralement pas regardées comme autre chose que des rêves philosophiques ; et je n’ignore pas ce qu’il faut de complaisance au lecteur pour se résoudre à l’étude attentive d’une histoire de la nature purement imaginaire, pour suivre patiemment l’auteur à travers tous les détours par lesquels il évite les obstacles qu’il rencontre et pour ne pas, en fin de compte, se détourner en souriant de sa propre crédulité, à la façon des spectateurs que Gellert nous peint écoutant le crieur du marché de Londres[4]. Cependant j’ose me persuader que, lorsque la lecture du Chapitre préparatoire que j’indique aura, comme je l’espère, déterminé le lecteur, sur la foi de présomptions très vraisemblables, à me suivre dans mon voyage d’aventures à travers le monde physique, il ne rencontrera pas dans le cours de son chemin autant de tortueux détours ni autant d’obstacles à sa marche, qu’il avait pu le craindre au commencement.

En fait, je me suis interdit avec la plus grande rigueur toute invention arbitraire. Après avoir décomposé le monde dans le chaos le plus simple, je n’ai fait intervenir, pour en tirer la magnifique ordonnance de la nature, que deux forces, l’attraction et la répulsion, forces également certaines, également simples et en même temps également primitives et générales. Toutes deux sont empruntées à la Philosophie naturelle de Newton. La première est une loi de la nature aujourd’hui démontrée sans conteste. La seconde, à laquelle peut-être la théorie newtonienne n’apporte pas le même degré d’évidence, je la fais intervenir dans des conditions où personne ne peut en nier l’existence, dans l’état de diffusion extrême de la matière, par exemple dans les vapeurs. Telles sont les bases très simples sur lesquelles j’ai bâti tout mon système, de la manière la moins factice, sans m’ingénier à déduire des principes d’autres conséquences que celles qui devront se présenter d’elles-mêmes à l’attention du lecteur.

Qu’on me permette, en terminant, de faire une brève déclaration touchant la valeur que j’attribue aux diverses propositions qui se présenteront dans le cours de ma théorie, et de prier le lecteur bienveillant d’en tenir compte dans ses appréciations. On juge volontiers un auteur d’après l’étiquette qu’il imprime sur sa marchandise ; c’est pourquoi j’espère que l’on n’exigera de mes démonstrations qu’une rigueur proportionnée à la valeur que j’attribue moi-même à chaque proposition. D’abord un travail de cette espèce ne peut prétendre à l’exactitude géométrique absolue, ni à l’infaillibilité mathématique. Si les analogies et les concordances sur lesquelles je fonde mon système ne s’écartent pas des règles de la vraisemblance et d’un raisonnement juste, ce système satisfait aux exigences de son but. Je pense avoir atteint ce degré d’exactitude dans plusieurs parties de mon Mémoire, comme la théorie des systèmes d’étoiles, l’hypothèse sur les propriétés des nébuleuses, le plan général de la formation mécanique de l’Univers, la théorie de l’anneau de Saturne, et d’autres encore. Quelques points spéciaux pourront paraître moins bien prouvés, comme par exemple la détermination des rapports des excentricités, la comparaison des masses des planètes, les déviations irrégulières des comètes et plusieurs autres.

Lorsque ensuite, dans le VIIe Chapitre, séduit par la fécondité de mon système et le charme du sujet le plus grandiose et le plus admirable qui puisse s’offrir à nos méditations, toujours guidé d’ailleurs par le fil conducteur de l’analogie et d’une vraisemblance conforme à la raison, je m’enhardis à poursuivre aussi loin que possible les conséquences de mes principes ; lorsque j’expose l’infini de la création, la formation de nouveaux mondes et la fin des mondes anciens, l’étendue illimitée du chaos où la puissance formatrice a exercé son action ; j’espère que le charme ravissant du sujet, la satisfaction que l’on éprouve de voir une théorie concorder avec les faits jusque dans ses dernières conséquences, vaudront à mes aperçus assez d’indulgence pour qu’on ne les juge pas selon les règles d’une rigueur géométrique qui n’a rien à faire dans cette espèce de considérations. Je demande la même bienveillance à l’égard de la troisième Partie. Si l’on n’y trouve pas des vérités certaines, on y trouvera mieux en tout cas que des conjectures arbitraires.

  1. Campbell et Swinton. Je n’ai pu trouver aucun renseignement sur cet ouvrage. (Note du Traducteur.)
  2. Le passage de Bradley, que j’ai traduit du texte anglais, est emprunté à un Mémoire intitulé : A letter to the Right honourable George, Earl of Macclesfield, concerning an apparent motion observed in some of the fixed stars (Philosophical Transactions, vol. XLV, p. 39 à 41 ; 1748. C’est dans cette lettre que Bradley fait connaître la découverte de la nutation. (Note du Traducteur).
  3. N’ayant pas ce Mémoire sous la main, j’insère ici ce qui a trait à mon sujet d’après une citation des Ouvrages divers de M. de Maupertuis dans les Acta eruditorum, 1745.

    « Le premier phénomène est celui de ces taches brillantes du ciel, que l’on nomme nébuleuses, et qui ont été considérées comme des amas de petites étoiles. Mais les astronomes, à l’aide de meilleures lunettes, ne les ont vues que comme de grandes aires ovales, lumineuses, ou d’une lumière plus claire que le reste du ciel. Huygens en a rencontré d’abord une dans Orion ; Halley, dans les Philosophical Transactions, signale six de ces nébulosités, dont la première est dans l’épée d’Orion ; la deuxième dans le Sagittaire ; la troisième dans le Centaure ; la quatrième devant le pied droit d’Antinoüs ; la cinquième dans Hercule, et la sixième dans la Ceinture d’Andromède. Cinq de ces taches ayant été observées avec un réflecteur de 8 pieds, il ne s’en est trouvé qu’une, la quatrième, qui puisse être prise pour un amas d’étoiles ; les autres paraissent de grandes aires blanchâtres et ne diffèrent entre elles qu’en ce que les unes sont plus rondes et les autres plus ovales. Il semble aussi que, dans la première, les petites étoiles qu’on découvre avec le télescope ne paraissent pas capables de causer sa blancheur. Halley a été frappé de ces phénomènes qu’il croit propres à éclaircir une chose qui paraît difficile à entendre dans le livre de la Genèse, qui est que la lumière fut créée avant le Soleil. Durham les regarde comme des trous, à travers lesquels on découvre une région immense de lumière, et enfin le ciel empyrée. Il prétend avoir pu distinguer que les étoiles qu’on aperçoit dans quelques-unes sont beaucoup moins éloignées de nous que ces taches. M. de Maupertuis donne dans son Ouvrage un catalogue de ces nébuleuses d’après Hévélius. Il les considère comme de grandes masses de lumière, qui ont été aplaties par une puissante rotation. Si la matière dont elles sont formées possédait le même pouvoir éclairant que les étoiles, il faudrait que leur grosseur fut énorme par rapport à la leur, pour que, malgré leur éloignement beaucoup plus grand, que fait voir la diminution de leur lumière, on les voie au télescope avec grandeur et figure. Si on les suppose d’une grosseur égale à celle des étoiles, il faut que la matière qui les forme soit moins lumineuse et qu’elles soient infiniment plus proches de nous, pour que nous les puissions voir avec une grandeur sensible. Cela vaudrait donc la peine de chercher à déterminer leur parallaxe, dans le cas où elles en auraient une. Car ce n’est peut-être que par un trop petit nombre d’astres observés qu’on a désespéré de la parallaxe des autres. Les petites étoiles que l’on rencontre sur ces taches comme dans Orion (ou mieux dans celle du pied droit d’Antinoüs, qui apparaît comme une étoile entourée d’une nébulosité), si elles sont proches de nous, seraient vues projetées sur le disque de ces astres ; si elles le sont moins, nous voyons les étoiles à travers comme on les voit à travers les queues des comètes. »

    [Ces lignes sont extraites du Discours sur les différentes figures des astres par M. de Maupertuis, Chap. VI, p. 104 à 114. J’ai reproduit le texte de M. de Maupertuis, dont celui de Kant ne s’écarte d’ailleurs que dans les limites d’une traduction. (Note du Traducteur.)]

  4. Voir la fable de Gellert : Hans Nord.