Histoire naturelle (trad. Littré)/Notice
NOTICE SUR PLINE
et sur son livre
DE L’HISTOIRE NATURELLE.
Caius Plinius Secundus naquit sous le consulat de Caïus Asinius Pollion et de Caïus Antistius Vetus, l’an de Rome 776, 23 de l’ère chrétienne. Il y a de l’incertitude sur le lieu de sa naissance, placée, suivant les uns, à Vérone ; suivant les autres, à Côme (Novocomum). Ce qui fait croire que Pline est de Vérone, c’est que des manuscrits portent en effet Plinius Veronensis, et que Pline lui-même, dans sa préface, appelle d’un mot militaire Catulle son pays (conterraneus) ; or Catulle était de Vérone. En faveur de Côme, on remarque qu’Eusèbe de Césarée, dans sa Chronique, joint au nom de Pline l’épithète de Novocomensis ; mais Eusèbe et les écrivains postérieurs ont longtemps confondu Pline l’auteur de l’Histoire naturelle et Pline le Jeune, son neveu, l’auteur des Lettres et du Panégyrique de Trajan. L’argument le plus considérable en faveur de Côme, ce sont les inscriptions que l’on a trouvées dans cette ville, inscriptions où le nom de Pline revient souvent : elles ne sont pas, il est vrai, relatives à notre Pline, mais du moins elles montrent qu’à Côme ce nom était commun, et l’on en tire la conclusion que notre auteur était aussi de cette ville. En définitive, ce point ne paraît pas susceptible d’une solution complète.
Avec les renseignements disséminés dans l’ouvrage de Pline, on a dressé une histoire de sa vie ainsi qu’il suit. L’an 41 de l’ère chrétienne, à seize ans, Pline voit sans doute Lollia Paullina, femme de Caligula, de laquelle il parle, IX, 58. L’an 44, à dix-neuf ans, il est témoin de l’assaut livré, par ordre de Claude, à une orque échouée dans le port d’Ostie, IX, 5. L’an 47, à vingt-deux ans, il voit en Afrique une femme qui avait été changée en homme. En 48, à l’âge de vingt-trois ans, il sert en Germanie sous les ordres de Lucius Pomponius Secundus ; il a le commandement d’un corps de cavalerie que les Romains nommaient ala. C’est à la suite de ces campagnes qu’il composa un livre intitulé De l’art de lancer le javelot à cheval, De jaculatione equestri. Revenu à Rome, il se livra à l’étude de la jurisprudence, et écrivit la vie de son ancien général, Lucius Pomponius Secundus, qui était mort. Vers l’âge de trente-deux ans, il commença d’écrire l’Histoire des guerres germaniques. L’an 63, sous le règne de Néron, à trente-huit ans, il publie son livre intitulé Des studieux (Studiosorum libri). C’est l’époque de la naissance du fils de sa sœur, Pline le Jeune. Quelques années après, il publia un nouvel ouvrage en huit livres sur les Expressions douteuses, Dubii sermonis libri. Vers l’an 69, à quarante-quatre ans, il fut nommé intendant de l’empereur en Espagne, procurator Cæsaris. En 73, à quarante-huit ans, il revint d’Espagne à Rome. Il est nommé commandant de la flotte de Misène, on ne sait à quelle année. L’an 80, à cinquante-cinq ans, il dédie son Histoire naturelle à Titus, et l’an 81 il meurt dans l’éruption du Vésuve.
Pour raconter cette catastrophe, on ne peut que se servir de la lettre de Pline le Jeune à Tacite, VI, 16 ; c’est un monument authentique : « Vous me demandez que je vous écrive comment mon oncle a péri, afin que vous puissiez redire cette catastrophe avec plus de vérité à la postérité. Je vous en remercie, car je vois qu’à sa mort, si vous la célébrez, est réservée une gloire immortelle. À la vérité c’est au sein de la ruine des plus beaux territoires qu’il a péri, comme des peuples, comme des cités, par un événement mémorable, qui semble devoir le faire vivre toujours ; à la vérité il a composé lui-même des livres nombreux qui demeureront : néanmoins la durée éternelle de vos écrits ajoutera beaucoup au maintien de son souvenir. À mon avis, heureux sont ceux à qui par la faveur des dieux il fut donné ou de faire ce qui mérite d’être écrit, ou d’écrire ce qui mérite d’être lu ; plus heureux encore ceux qui ont cette double prérogative. C’est parmi ces derniers que sera mon oncle, grâce à ses livres et aux vôtres. Aussi, ce que vous me demandez, je m’en charge volontiers, et même, à mon tour, je l’exige de vous. Il était à Misène, et de sa personne commandait la flotte. Le 9 des calendes de septembre (24 août), vers la septième heure de la journée (la première heure était comptée au lever du soleil), ma mère lui dit qu’un nuage apparaissait d’une grandeur et d’une forme extraordinaire. Mon oncle s’était chauffé au soleil, avait pris de l’eau froide, puis, couché, avait fait un goûter, et il étudiait ; il demande ses sandales, et monte en un endroit d’où la merveille était le plus visible. À le voir de loin, on ne savait de quelle montagne le nuage sortait ; on sut depuis que c’était du Vésuve. De tous les arbres le pin est celui qui en représente le mieux la ressemblance et la forme. En effet, le nuage avait comme un tronc très allongé qui s’élevait fort haut, puis se partageait en un certain nombre de branches. Sans doute, à mon avis, soulevé par le souffle encore récent, puis abandonné par ce souffle qui faiblissait, ou même affaissé sous son propre poids, il se raréfiait et s’élargissait. Il était tantôt blanc, tantôt sale et taché, suivant qu’il avait entraîné de la terre ou de la cendre. Un homme aussi savant que mon oncle jugea un pareil phénomène considérable, et digne d’être connu de plus près : il commande qu’on prépare une liburnique, il me donne le choix d’aller avec lui, ou de rester. Je répondis que j’aimais mieux étudier ; et le hasard avait fait que lui-même m’avait donné quelque chose à écrire. Il sort de la maison, il prend ses tablettes. À Rétine, les matelots, effrayés de l’imminence du péril, le suppliaient de se dérober à un danger si grand. En effet, Rétine est une maison de campagne au pied de la montagne, et dont on ne pouvait s’échapper que par mer. Lui change de dessein, et, ce qu’il avait commencé par désir de s’instruire, il le poursuit par générosité. Il fait mettre en mer des quadrirèmes, il s’embarque lui-même, portant secours non seulement à Rétine, mais à d’autres endroits, car ces lieux charmants étaient très-fréquentés. Il court là d’où les autres fuient, et il gouverne directement vers le péril ; tellement libre de crainte, qu’il notait et dictait tous les mouvements, toutes les figures de ce phénomène à mesure de leur apparition. Déjà la cendre tombait sur les vaisseaux, d’autant plus chaude et plus épaisse qu’on approchait davantage ; déjà même arrivaient des pierres ponces et des pierres noires, calcinées et brisées par le feu ; déjà le fond de la mer s’était subitement élevé, et la montagne écroulée barrait le passage. Il hésita un moment s’il retournerait en arrière ; puis au pilote, qui lui conseillait de le faire, il répondit : « La fortune vient en aide aux hommes courageux ; gouvernez vers Pomponianus. » Pomponianus était à Stabies, séparé par un golfe intermédiaire ; car la mer entre dans les rivages qui offrent des courbes et des inflexions graduelles. Là le danger n’était pas encore voisin, mais il était apparent, et s’il croissait, il allait être imminent ; aussi Pomponianus avait fait porter son bagage dans les vaisseaux, décidé à fuir si le vent contraire tombait. Mon oncle, amené par ce vent qui lui était très-favorable, embrasse son ami effrayé, le console, l’exhorte ; et, pour diminuer par sa sécurité les terreurs de Pomponianus, il se fait donner un bain. Après le bain il se met à table, dîne gai ou paraissant gai, ce qui est non moins magnanime. Cependant le mont Vésuve en plusieurs lieux projetait des flammes très-larges et des incendies élevés, dont la lueur et l’éclat s’accroissaient par les ténèbres de la nuit. Mon oncle, pour dissiper les frayeurs, répétait que c’étaient des maisons de campagne qui, abandonnées au feu et désertées par les paysans épouvantés, brûlaient dans la solitude. Alors il se livra au repos, et dormit d’un véritable sommeil ; car sa respiration, qu’il avait, à cause de sa corpulence, pesante et bruyante, était entendue de ceux qui se trouvaient sur le seuil de l’appartement. Mais la cour de laquelle on allait au corps du logis se remplissait déjà tellement de cendres et de pierres ponces, que, si on fût resté plus longtemps dans la chambre, on n’aurait pas pu en sortir. Réveillé, il vient dehors, et rejoint Pomponianus et les autres, qui avaient veillé. Là on délibère s’il vaut mieux rester dans la maison ou errer en plein air. En effet, les murailles chancelaient par de fréquents et violents tremblements ; et, comme arrachées de leurs fondements, elles semblaient de çà et de là aller et revenir. En plein air on craignait la chute de pierres ponces légères et calcinées : la comparaison fit choisir ce dernier péril. Chez lui la raison triompha de la raison ; chez les autres, la crainte de la crainte. On se met des oreillers sur la tête, et on les attache avec des linges : c’était la protection contre la chute des pierres. Déjà il faisait jour ailleurs, mais là était une nuit plus noire et plus épaisse que toutes les nuits. Cependant on s’éclairait avec des torches nombreuses et des lumières de toutes sortes. On résolut d’aller au rivage, et de voir de près ce que permettait la mer ; mais elle restait grosse et contraire. Là mon oncle se coucha sur un drap, demanda à diverses reprises de l’eau froide, et en but. Puis les flammes et une odeur sulfureuse qui annonçait les flammes mettent les autres en fuite, et, lui, le font lever. Appuyé sur deux esclaves, il se dresse et tombe aussitôt. Je pense que la vapeur épaisse lui coupa l’haleine et lui ferma le passage de la respiration, qui chez lui était naturellement faible, étroit, et fréquemment oppressé. Quand le jour fut rendu (ce fut le troisième après le dernier qu’il avait vu), le corps fut trouvé intact, sans lésion, et couvert de ses vêtements. Son apparence était plutôt celle d’une personne qui repose que d’un mort. Pendant ce temps-là, ma mère et moi nous étions à Misène ; mais cela n’importe pas à l’histoire, et vous n’avez voulu savoir que les détails de la fin de mon oncle. Je terminerai donc ici ma lettre. Je n’ajouterai qu’un mot : c’est que j’ai retracé fidèlement toutes les particularités dont j’ai été témoin, et toutes celles que j’ai apprises sur le moment, quand les récits ont le plus de vérité. Vous, vous tirerez de là le meilleur. En effet, c’est autre chose d’écrire une lettre ou une histoire, autre chose d’écrire pour un ami ou pour le public. »
Pour compléter les renseignements que le neveu de Pline nous a laissés, j’insère ici une lettre où il expose la manière de travailler de son oncle. C’est dans une lettre adressée à Macer (III, 5).
« Je suis très-satisfait de vous voir lire les livres de mon oncle avec tant de soin que vous vouliez les posséder tous, et que vous en demandiez l’indication. Je remplirai l’office de catalogue, et je vous ferai connaître aussi en quel ordre ils ont été composés. En effet, cela même est un renseignement qui ne déplaît pas aux gens studieux. Le premier est un traité sur l’Art de lancer le javelot à cheval, en un seul livre. Mon oncle l’a écrit avec autant d’habileté que de soin, alors qu’il servait en qualité de préfet d’une ala. La Vie de Q. Pomponius Secundus, en deux livres, est le second ; Pline avait été particulièrement aimé par Pomponius, et ce fut comme un tribut qu’il paya à la mémoire de son ami. Les Guer- res de Germanie sont en vingt livres : il y a réuni toutes les guerres que nous avons faites avec les Germains. Il avait commencé cet ouvrage pendant qu’il servait en Germanie, averti par un songe. En effet, dormant, il vit devant lui apparaître la figure de Drusus Néron, qui, après les conquêtes les plus étendues dans la Germanie, y mourut. Drusus lui recommandait sa mémoire, et lui demandait de le protéger contre un injurieux oubli. Puis vinrent les trois Livres studieux (tres Studiosi), divisés en six volumes à cause de l’étendue, et dans lesquels l’orateur est pris au berceau et mené jusqu’à perfection. Huit livres du Langage douteux furent écrits sous Néron, dans les dernières années, alors que toute espèce d’étude un peu libre et relevée était devenue périlleuse par la servitude. Enfin l’histoire, qui commence là où finit Aufidius Bassus, en trente et un livres, et les Histoires de la nature en trente-sept : ce dernier ouvrage est étendu, savant, et non moins varié que la nature elle-même. Vous vous étonnez que tant de volumes, dont beaucoup ont réclamé tant de recherches, aient été écrits par un homme occupé : vous vous étonnerez davantage quand vous saurez qu’il a quelque temps plaidé comme avocat, qu’il est mort à cinquante-six ans, et que le temps intermédiaire a été tiraillé et gêné soit par des emplois très considérables, soit par l’amitié des princes. Mais il avait un esprit vif, un zèle incroyable, une force à veiller extraordinaire. Il commençait à se lever avant le jour, et beaucoup avant le jour, aux fêtes de Vulcain (le 23 août), non pour se porter bonheur, mais pour étudier. En hiver, il se mettait à l’ouvrage à la septième heure de la nuit, au plus tard à la huitième, souvent à la sixième[1] ; au reste, il avait la faculté de dormir en toute circonstance, et parfois même le sommeil le prenait et le quittait au milieu de l’étude. Avant le jour il se rendait chez l’empereur Vespasien (car celui-ci aussi employait ses nuits), puis il allait aux fonctions qu’il avait à remplir. Rentré chez lui, il donnait à l’étude ce qui lui restait de temps. Après le repas (il prenait le repas du matin à la façon des anciens, léger et de facile digestion), il restait souvent en été étendu au soleil, s’il avait quelque loisir. Un livre était lu, il notait et extrayait, car il n’a jamais rien lu sans en faire des extraits ; il répétait même qu’il n’était pas de livre si mauvais qui n’eût quelque utilité. Après l’insolation, il se lavait d’ordinaire à l’eau froide ; puis, il goûtait et faisait une très courte sieste. Alors, comme si une nouvelle journée commençait, il étudiait jusqu’à l’heure du repas du soir : pendant ce repas un livre était lu, annoté, le tout avec rapidité. Il me souvient qu’un de ses amis rappela le lecteur, qui avait mal prononcé quelques mots, et les lui fit répéter. Mon oncle lui dit : « Aviez-vous compris ? Oui, répondit l’autre. Pourquoi donc faire reprendre ? Votre interruption nous a fait perdre dix lignes. » Tant il était avare du temps ! En été, il quittait la table, au repas du soir, de jour ; en hiver, avant la fin de la première heure de la nuit[2] : on aurait dit qu’une loi l’y obligeait. Voilà comme il vivait au milieu des travaux et du tumulte de Rome. Dans la retraite il n’enlevait à l’étude que le temps du bain, et quand je dis du bain, je parle de ce qui se passe dans le bain même ; car pendant qu’on le frottait et qu’on l’essuyait il écoutait quelque lecture, ou il dictait. En voyage il n’avait plus, comme délivré de toute autre occupation, que celle-là : à son côté était un secrétaire avec un livre et des tablettes ; en hiver ce secrétaire avait les mains garnies de mitaines pour que le froid même n’enlevât aucun moment au travail. Aussi à Rome allait-il en chaise à porteurs. Je me rappelle qu’il me réprimanda parce que je me promenais : « Vous pouviez, me dit-il, ne pas perdre ces heures ; » car il regardait comme perdu tout le temps qui n’était pas donné à l’étude. C’est grâce à cette activité qu’il a composé tant d’ouvrages ; et il m’a laissé cent soixante registres de morceaux de choix, registres écrits très fin et même sur le verso, ce qui en augmente encore le nombre. Il racontait lui-même qu’il avait pu, lorsqu’il était procurateur en Espagne, vendre ses registres à Largius Licinius quatre cent mille sesterces (42 000 fr.) ; et alors ils n’étaient pas aussi nombreux. Ne vous semble-t-il pas, en vous représentant combien il a lu, combien il a écrit, qu’il n’a été ni dans les emplois publics ni dans l’amitié des princes ? D’un autre côté, quand vous apprenez combien il a étudié, ne vous semble-t-il pas qu’il n’a ni lu ni écrit assez ? En effet, quels travaux ne devaient pas être ou empêchés par de telles occupations, ou accomplis par une activité si insistante ? Aussi je ris quand certaines gens m’appellent laborieux, moi qui, comparé à lui, suis si paresseux ! et, moi, encore suis-je pris par des devoirs les uns publics, les autres dus à des amis. Mais parmi ceux dont toute la vie est consacrée aux lettres, quel est celui qui, à côté de mon oncle, ne rougisse d’une vie qui semble n’être que sommeil et oisiveté ? Ma lettre s’est étendue, et pourtant j’avais résolu de n’écrire que ce que vous me demandiez, à savoir quels livres il a laissés. Toutefois j’ai l’espérance que ces détails ne vous seront pas moins agréables que les livres eux-mêmes ; détails qui peut-être vous exciteront non seulement à lire ces livres, mais encore à entreprendre, par le stimulant de l’émulation, quelque travail semblable. Adieu. »
Des ouvrages de Pline un seul est arrivé jusqu’à nous, son Histoire naturelle. Ce n’est pas, à proprement parler, ce que dans notre langage moderne nous entendrions par un titre semblable. Voici le plan de ce livre : L’auteur commence par exposer des notions sur le monde, la terre, le soleil, les planètes, et les propriétés remarquables des éléments. De là il passe à la description géographique des parties de la terre connues des anciens. Après la géographie vient ce que nous appellerions l’histoire naturelle, à savoir, l’histoire des animaux terrestres, des poissons, des insectes et des oiseaux.
La partie botanique qui suit est très-considérable, d’autant plus que Pline introduit beaucoup de renseignements sur les arts, tels que la fabrication du vin et de l’huile, la culture des céréales, et différentes applications industrielles. La partie botanique terminée, il revient sur les animaux pour énumérer les remèdes qu’ils fournissent ; enfin il passe aux substances minérales, et là (ce qui est une des parties les plus intéressantes de son livre) il fait à la fois l’histoire des procédés d’extraction de ces substances, et celle de la peinture et de la sculpture chez les anciens. On voit qu’à vrai dire l’ouvrage de Pline est une sorte d’encyclopédie.
« Pline, dit Buffon, Discours premier sur l’histoire naturelle, a travaillé sur un plan bien plus grand (que celui d’Aristote), et peut-être trop vaste. Il a voulu tout embrasser, et il semble avoir mesuré la nature, et l’avoir trouvée trop petite pour l’étendue de son esprit. Son Histoire naturelle entreprend, indépendamment de l’histoire des animaux, des plantes et des minéraux, l’histoire du ciel et de la terre, la médecine, le commerce, la navigation, l’histoire des arts libéraux et mécaniques, l’origine des usages, enfin toutes les sciences naturelles et tous les arts humains ; ce qu’il y a d’étonnant, c’est que dans chaque partie Pline est également grand. L’élévation des idées, la noblesse du style relèvent encore sa profonde érudition : non-seulement il savait tout ce qu’on pouvait savoir de son temps, mais il avait cette facilité de penser en grand, qui multiplie la science. Il avait cette finesse de réflexion de laquelle dépend l’élégance et le goût, et il communique à ses lecteurs une certaine liberté d’esprit, une hardiesse de pensée qui est le germe de la philosophie. Son ouvrage, tout aussi varié que la nature, la peint toujours en beau. C’est, si l’on veut, une compilation de tout ce qui avait été écrit avant lui, une copie de tout ce qui avait été fait d’excellent et d’utile à savoir ; mais cette copie a de si grands traits, cette compilation contient des choses rassemblées d’une manière si neuve, qu’elle est préférable à la plupart des livres originaux qui traitent de cette matière. »
Quelle que soit la compétence de Buffon en une pareille matière, on ne peut accepter ce jugement. Il s’est laissé préoccuper l’esprit par le préjugé qui entourait Pline de l’auréole d’une science supérieure. L’ascendant de toute l’antiquité en général et de Pline en particulier sur le moyen âge et sur l’époque de la renaissance a été si grand, que les esprits ont été longs à se déshabituer d’opinions traditionnelles, qui pourtant étaient des erreurs. Non, le livre de Pline n’est pas préférable à la plupart des livres originaux qui traitent des mêmes matières : Pline n’a fait que compiler et abréger, et il n’y a aucune comparaison à établir entre lui et ceux qui, ayant étudié par eux-mêmes la nature, consignèrent le résultat de leurs recherches dans leurs écrits. Mettre Pline en regard d’Aristote, c’est mettre en regard deux hommes qui n’ont rien de commun. On a quelquefois appelé Buffon le Pline français ; cela était dit sans doute à bonne intention et comme une louange : mais si Buffon n’avait été qu’un Pline, il n’aurait pas marqué dans la science par ses travaux, par ses descriptions, par ses idées neuves, hardies et compréhensives ; car il n’eût été qu’un compilateur scientifique, et, à vrai dire, un compilateur d’un ordre inférieur, n’ayant par lui-même aucune connaissance des objets dont il traite. Ce qu’on peut accepter dans le jugement de Buffon, c’est cette certaine liberté d’esprit qui se manifeste dans Pline. Pline en effet est au-dessus de beaucoup de préjugés ; un peu plus loin, j’essayerai d’indiquer dans quelles limites.
Le jugement de Cuvier (Biographie universelle, tome XXXV) est beaucoup plus juste : « L’ouvrage de Pline est un des monuments les plus précieux que l’antiquité nous ait laissés, et la preuve d’une érudition étonnante dans un homme de guerre et un homme d’État. Pour apprécier avec justice cette vaste et célèbre composition, il est nécessaire d’y distinguer le plan, les faits et le style. Le plan en est immense : Pline ne se propose point d’écrire seulement une histoire naturelle dans le sens restreint où nous prenons aujourd’hui cette science, c’est-à-dire un traité plus ou moins détaillé des animaux, des plantes et des minéraux ; il embrasse l’astronomie, la physique, la géographie, l’agriculture, le commerce, la médecine et les arts, aussi bien que l’histoire naturelle proprement dite, et il mêle sans cesse à ce qu’il en dit des traits relatifs à la connaissance morale de l’homme et à l’histoire des peuples ; en sorte qu’à beaucoup d’égards cet ouvrage était l’encyclopédie de son temps… Il était impossible qu’en parcourant, même rapidement, ce nombre prodigieux d’objets, l’auteur ne fit connaître une multitude de faits remarquables, et devenus pour nous d’autant plus précieux, qu’il est aujourd’hui le seul écrivain qui les rapporte. Malheureusement la manière dont il les a recueillis et exposés leur fait perdre beaucoup de leur prix, par le mélange du vrai et du faux qui s’y trouvent en quantité presque égale, mais surtout par la difficulté et même, dans la plupart des cas, l’impossibilité de reconnaître de quels êtres il a précisément voulu parler. Pline n’a point été un observateur tel qu’Aristote, encore moins un homme de génie capable, comme ce grand philosophe, de saisir les lois et les rapports d’après lesquels la nature a coordonné ses productions ; il n’est en général qu’un compilateur, et même le plus souvent un compilateur qui, n’ayant point par lui-même d’idées des choses sur lesquelles il rassemble les témoignages des autres, n’a pu apprécier la vérité de ces témoignages, ni même toujours comprendre ce qu’ils avaient voulu dire. C’est, en un mot, un auteur sans critique, qui, après avoir passé beaucoup de temps à faire des extraits, les a rangés sous certains chapitres, en y joignant des réflexions qui ne se rapportent point à la science proprement dite, mais offrent alternativement les croyances les plus superstitieuses, ou les déclamations d’une philosophie chagrine qui accuse sans cesse l’homme, la nature, et les dieux eux-mêmes. Si Pline a pour nous aujourd’hui peu de mérite comme critique et comme naturaliste, il n’en est pas de même de son talent comme écrivain, ni du trésor immense de termes et de locutions latines dont l’abondance des matières l’a obligé de se servir, et qui ont fait de son ouvrage l’un des plus riches dépôts de la langue des Romains… Il est certain aussi que, partout où il lui est possible de se livrer à des idées générales ou à des vues philosophiques, son langage prend de l’énergie et de la vivacité, et ses pensées quelque chose de hardi et d’inattendu qui dédommage de la sécheresse de ses énumérations, et peut lui faire trouver grâce près du grand nombre des lecteurs pour l’insuffisance de ses indications scientifiques. Peut-être cherche-t-il trop les pointes et les oppositions, et n’évite-t-il pas toujours l’emphase ; on lui trouve quelquefois de la dureté, et dans plusieurs endroits une obscurité qui tient moins au sujet qu’au désir de paraître pressant et serré. Mais il est toujours noble et grave, et partout plein d’amour pour la justice et de respect pour la vertu, d’horreur pour la cruauté et pour la bassesse, dont il avait sous les yeux de si terribles exemples ; enfin de mépris pour le luxe effréné qui, de son temps, avait si profondément corrompu le peuple romain. On ne peut trop louer Pline sous ces divers rapports ; et, malgré les défauts que nous sommes obligé de lui reconnaître quand nous le considérons comme naturaliste, nous ne le regardons pas moins comme l’un des auteurs les plus recommandables et les plus dignes d’être placés au nombre des classiques parmi ceux qui ont écrit après le règne d’Auguste. »
Un autre maître dans la science, M. de Blainville, a porté sur Pline un jugement encore plus défavorable : « On peut, suivant nous, dit-il (Histoire des sciences de l’organisation et de leurs progrès, tome 1er, p. 336), définir l’ouvrage de Pline un recueil d’assertions, de faits, d’anecdotes prises de toutes mains, sans choix, sans critique, souvent cependant très-curieux, très-intéressant sous beaucoup de rapports, intercalé dans un extrait des principaux ouvrages d’Aristote et de Théophraste, défiguré par suite d’un but et d’un plan tout différent de celui de ces véritables philosophes, historiens de la nature. Le but de Pline n’est effectivement en aucune manière ni scientifique, ni intellectuel, ni philosophique ; il voulait faire un simple recueil de tout ce qu’il savait être dit de matériel, d’affirmatif, vrai ou faux, sur l’homme, et sur tout ce qui peut l’intéresser immédiatement dans la nature. C’est pour ainsi dire le bilan, l’inventaire, le catalogue historique de ce que l’homme avait fait alors des corps naturels. Il en a abrégé l’énoncé le plus qu’il lui a été possible, par la nécessité d’être court dans l’analyse de tant de faits ; et il y a intercalé, d’une manière plus ou moins forcée, des déclamations souvent fort éloquentes, mais malheureusement fort peu philosophiques, quoiqu’elles aient été longtemps, on ne sait trop pourquoi, considérées comme telles… Pour terminer, nous dirons qu’entre les mains de Pline, si l’on veut continuer à le considérer comme un historien de la nature, quoiqu’il ne l’ait jamais observée et qu’il l’ait fort mal comprise, la zoologie ou science des animaux, conçue dans son ensemble, a perdu son caractère scientifique, pour prendre essentiellement la direction matérielle d’utilité immédiate et d’empirisme, qui devra cependant contribuer en un certain sens à ses progrès ultérieurs. La zooclassie (classification des animaux) n’a pas même été sentie, quoique le nombre des espèces ait été un peu augmenté, surtout dans la classe des mammifères. La zootomie (anatomie) a été défigurée et gâtée, en comparaison de ce qu’elle était dans Aristote. La zoobie (physiologie), quoique en général presque complètement négligée, a été rectifiée convenablement dans un fort petit nombre de points. La zooéthique (mœurs des animaux) s’est nécessairement enrichie d’un certain nombre de faits, aussi bien pour les espèces anciennement connues que pour les nouvelles, en même temps que quelques autres faits ont été rectifiés. La zoonomie (gouvernement des animaux) a profité des observations empiriques des agriculteurs pour le gouvernement des animaux domestiques, mais sans principes à l’appui, et par conséquent sans résultat scientifique. La zooiatrie (médecine des animaux) enfin, de l’état d’observation où nous l’avions laissée sous Hippocrate, et que Pline a cependant si bien formulée en disant Morbis quoque quasdam leges natura posuit, a passé à l’état de l’empirisme le plus grossier ; empirisme qui s’est étendu d’une manière aussi absurde que dégoûtante, au point d’employer comme remèdes tous les corps de la nature et leurs produits. »
En général, l’opinion des hommes est défavorable à Pline : Falconet, pour les arts, lui reproche continuellement des erreurs et des méprises ; Blaise de Vigenère (dans Falconet, I, p. 172) dit à l’article de la ferrumination ou soudure : « Pline montre avoir eu quelque odeur de ces mélanges, mais grossièrement et comme à travers épaisse et obscure nuée… Pline se seroit fort abusé, aussi bien qu’en infinies autres choses où il s’est embarqué par un ouï-dire… Pline nous en conte ici de merveilleuses et en peu de mots, s’étant contenté de ce qu’il a pu ouïr superficiellement d’infinies choses qu’il a atteintes comme en passant, sans en avoir l’expérience. »
C’est en effet l’expérience personnelle qui manque à Pline. Une part notable de son livre est consacrée à la médecine, et certes il est impossible de trouver rien de plus mauvais que cette portion-là : n’étant guidé par aucune connaissance des choses, il a entassé sans choix et sans critique les recettes les plus extravagantes. Je ne dirai pas seulement qu’il n’a aucune notion scientifique sur la médecine (les notions scientifiques, à proprement parler, lui font défaut partout), mais je dirai qu’il a été aussi malheureux qu’il est possible dans les extraits qu’il a faits. Sa thérapeutique, si on peut se servir de ce mot pour une telle chose, est un ramassis d’absurdités et de superstitions. Ce semble vraiment le livret des recettes de quelque vieux berger, et parfois des formules de quelque sorcier. Ceux qui liront les livres de Pline consacrés à cette singulière matière médicale ne trouveront pas trop forte une pareille expression. C’est qu’en effet, en médecine comme dans tout le reste, Pline n’a dans ses études personnelles aucun guide qui lui montre le droit chemin. Compilateur infatigable, il prend partout le bon et le mauvais ; et comme la médecine offre le plus de chances d’aberration aux esprits qui ne s’en sont pas occupés, Pline est particulièrement malencontreux dans tout ce qui concerne le traitement des maladies.
Voilà le mauvais côté de Pline, c’est-à-dire tout ce qui regarde la science proprement dite. C’était en effet un littérateur sans aucune qualification autre que son ardeur au travail et sa curiosité, pour écrire une encyclopédie. Mais cela même lui donne en revanche quelques qualités qui sont certainement considérables. Homme public, revêtu de fonctions élevées, ayant fait la guerre, ayant écrit l’histoire, ayant composé des ouvrages de philologie, on doit s’attendre à rencontrer dans son livre une foule d’anecdotes curieuses, de renseignements qu’on ne trouve pas ailleurs. C’est une source où, dans le fait, il y a beaucoup à puiser : la citation suivante relève les mérites de Pline quant à l’histoire.
« Je n’ai pas à répéter, dit M. Egger, tout ce que l’on sait sur la vie politique et littéraire de Pline l’Ancien : il faut toutefois remarquer le bonheur qu’a eu cet écrivain de passer ses plus laborieuses années sous le règne d’un empereur ami des lettres, protecteur judicieux des recherches historiques, historien lui-même ; car Vespasien avait écrit des mémoires que Josèphe cite plusieurs fois, et dont une grande partie doit se retrouver dans le récit de cet auteur sur les guerres de Judée. En outre, à cette époque, la famille des Césars venait de s’éteindre, et ainsi étaient rompues pour l’histoire toutes les traditions de la flatterie. Pline a donc pu lire et apprendre beaucoup ; et comme historien il a pu traiter avec liberté au moins toute la dynastie des Jules. C’est un avantage que Sénèque n’a pas toujours, bien qu’on s’aperçoive peu de la gêne imposée à sa franchise de philosophe.
Tous deux également instruits sur le siècle d’Auguste, Pline et Sénèque diffèrent d’ailleurs beaucoup par la nature de leurs souvenirs. La raison en est simple. Pline n’a point à courir après l’anecdote pour justifier quelque thèse de morale ; il fait tout simplement l’inventaire de la civilisation contemporaine, tantôt marquant d’un trait de scepticisme les vains efforts de l’homme contre la toute-puissance de la nature, tantôt s’arrêtant avec admiration devant les progrès de l’industrie et de l’art, tour à tour censeur ou panégyriste éclairé des hommes et des grands exemples.
Voilà pourquoi son livre, si étranger en apparence à l’histoire d’un temps déjà éloigné, mérite cependant une place dans notre examen. L’Histoire naturelle, en effet, donne beaucoup plus que ne promet son titre, surtout dans le sens que lui prêtent vulgairement les lecteurs français : elle embrasse le résumé de toutes les sciences, de tous les arts, avec une foule de digressions instructives sur les personnes et les institutions. Ainsi, à l’occasion des métaux et de leurs usages, elle nous apprend plusieurs faits du plus haut intérêt pour la numismatique ; ailleurs ce sont, au sujet des différentes espèces d’anneaux, de longs détails sur l’ordre des chevaliers ; ailleurs, la mention des cachets nous vaut quelques renseignements précieux sur l’administration de l’Italie par Mécène, en l’absence d’Octave. Souvent même les renseignements épars dans ces diverses digressions forment sur quelques parties de l’histoire un ensemble assez complet. Ainsi Pline est, après Strabon, le premier écrivain ancien où l’on puisse étudier dans toute sa grandeur l’aspect extérieur, les divisions, les ornements de cette Rome jadis si modeste, devenue si opulente sous Auguste, si cruellement ravagée sous Néron, et qui sortait enfin de ses ruines, grâce à l’activité de Vespasien ; en particulier le forum d’Auguste, les aqueducs, les portiques Octaviens avec leur bibliothèque publique, les colonnes et les curiosités de tout genre dont les avait enrichis la munificence de l’empereur. Pline seul nous a donné, sur la superficie de Rome et de ses faubourgs, les mesures vérifiées et commentées avec une sagacité admirable par Fabretti ; seul il nous a donné le nombre des quartiers dans la division établie par Auguste[3]. Les immenses travaux de l’édilité d’Agrippa, les progrès du luxe dans les matières de construction ; tant de traits qui font connaître les mœurs, les arts et le commerce, trouvent une place dans l’encyclopédie de Pline, et n’en auraient pas eu dans les ouvrages d’un annaliste. Tacite eût-il jamais raconté que sur la frontière de Germanie les chefs d’auxiliaires à la solde de Rome faisaient avec leurs soldats la chasse à une espèce d’oies sauvages, dont la plume servait à remplir des oreillers pour l’usage du soldat romain ? Tacite fût-il descendu jusqu’à nous apprendre que la peau du hérisson était dans l’empire romain l’objet d’un commerce immense ; que les désordres introduits par le monopole dans ce commerce avaient de tout temps éveillé la sollicitude du gouvernement, et que sur aucune matière il n’existait plus de sénatus-consultes ? À juger par ce dernier trait, on doit craindre que la collection de Vespasien dans le Capitole ne fût bien incomplète ; car trois mille tables ne peuvent représenter qu’une faible partie des lois, des traités, des décrets, que la république et l’empire avaient tant multipliés.
Voilà deux exemples frappants de ces révélations qu’il ne faut guère demander à la gravité des historiens. Au contraire, Pline, par nécessité autant que par goût, ne connaît point de petit détail, point de monument qui ne mérite d’être cité, quand il est véridique. Outre les Actes du peuple, on voit qu’il avait lu beaucoup de mémoires historiques, depuis ceux d’Auguste jusqu’à ceux d’Agrippine et de Corbulon ; les lettres, les écrits d’Auguste empereur ; les mémoires géographiques d’Agrippa, au moins un discours du même (et c’est le seul dont le souvenir se soit conservé) sur la manière d’utiliser les objets d’art ; le compte rendu de son édilité, où Frontin puisait peut-être quelques années plus tard. Malgré l’immense quantité de faits recueillis dans l’Histoire naturelle, Pline n’est pas toujours un simple compilateur ; il sait juger aussi quelquefois, par exemple dans les résumés de quelques biographies importantes comme celles de Cicéron, d’Agrippa, d’Auguste, dans la dernière surtout, qui contient plusieurs traits inconnus d’ailleurs, et qu’on peut encore compléter par une foule d’anecdotes sur le ménage, les maladies, les petites superstitions de l’empereur ; sur sa table, sur sa toilette, sur son luxe public et sa simplicité privée ; enfin sur quelques personnages de sa famille ou de sa cour, comme Livie, la première Agrippine, la première Julie ; M. Lollius, le gouverneur du jeune C. César, Tarius Rufus, soldat de fortune, enrichi par son maître, et même élevé jusqu’au consulat, mais qui se ruina bientôt dans des entreprises agricoles.
En résumé, après les historiens proprement dits, Pline est l’auteur qu’il importe le plus de consulter, non seulement sur les personnages politiques de ce temps, mais encore sur des personnages secondaires quelquefois inconnus d’ailleurs, et sur une foule de faits généraux qui servent à composer le tableau du grand siècle. Ainsi qu’on l’a déjà observé, l’aspect le plus intéressant du règne d’Auguste n’est pas l’aspect dramatique. L’organisation pacifique de la conquête fut l’œuvre d’Auguste, comme l’abaissement de l’aristocratie et le triomphe du peuple avaient été l’œuvre de César. Or, c’est Pline surtout qui nous montre et la grandeur de l’empire et la complication des ressorts qui le faisaient mouvoir, tous les principes de corruption qui le travaillaient à l’intérieur, et toutes les ressources dont l’administration impériale disposait contre les dangers du dehors et ceux du dedans. C’est chez lui qu’on peut le mieux suivre, dans les différentes branches de la vie publique, le progrès ou la décadence de Rome. Mais pour cela il ne faut se borner ni aux anecdotes, ni aux portraits, ni aux résumés biographiques ; il faut savoir apprécier certains faits qui ne portent ni date ni nom. Je n’en citerai qu’un exemple pour finir : l’histoire de la propriété territoriale en Italie et dans les provinces, esquissée avec une énergique précision au commencement du dix-huitième livre, est terminée par ce trait expressif : Verum confitentibus latifundia perdidere Italiam, jam vero et provincias (À dire vrai, les grandes propriétés ont perdu l’Italie, et déjà même les provinces). Le mal s’était consommé sous les yeux de Pline ; mais la transformation de la république en monarchie avait surtout contribué à le rendre incurable ; sous Auguste, Horace en signalait déjà les symptômes. Remarquons d’ailleurs que sur de tels sujets Pline prononce avec toute connaissance de cause. Si dans l’histoire des arts il se trompe souvent, faute de goût et d’études spéciales, en fait de statistique le savant qui fut consul, général d’armée, commandant d’une flotte, garde une incontestable autorité ; et l’on ne s’étonne pas de voir son témoignage confirmé par les plus antiques monuments de l’Italie ancienne[4] (Examen critique des historiens anciens de la vie et du règne d’Auguste, sect. VII, p. 183). »
Il faut ajouter à ces considérations de M. Egger, lesquelles font si bien ressortir le mérite relatif de Pline, que ce personnage vécut dans la plus haute société de Rome, et que, même à l’égard de Titus et de Vespasien, il fut ce que les Romains appelaient être dans l’amitié du prince, in amicitia principum. Cette circonstance le mit à même d’être bien informé sur une foule de particularités et d’anecdotes, c’est-à-dire, de savoir ce que savaient les hommes qui avaient approché des empereurs précédents, ou vécu dans le grand monde. À mon sens, Pline mérite une confiance toute spéciale pour les faits de ce genre qu’il a consignés dans son livre. Bien informé, sans préjugé pour toutes les choses de ce genre, d’ailleurs plein de probité et d’honneur, on peut s’en rapporter à ses dires.
Pline est aussi une mine de renseignements pour l’archéologue et celui qui s’occupe de l’histoire des arts. Cinq livres de son ouvrage sont consacrés à énumérer les artistes principaux et leurs œuvres les plus belles dans la peinture, dans la sculpture, dans l’architecture, dans la ciselure. Quoiqu’il ait commis là aussi bien des erreurs, rien ne peut cependant remplacer ce catalogue. Il est fâcheux que Pline ne nous ait pas transmis une histoire de la musique et des musiciens. Mais comme il ne parle de la peinture et de la sculpture qu’à propos des substances, qui, telles que les marbres, les métaux, les couleurs, sont employées par les arts, il n’a pas rencontré d’occasion de traiter de la musique, laquelle semblait ne tenir à rien de matériel.
Pline déclare dans sa préface avoir puisé dans plus de deux mille volumes les matériaux de son Histoire naturelle. De ces deux mille volumes lus et consultés par lui, combien sont parvenus jusqu’à nous ? Presque tous ont péri, et dès lors on comprend combien est précieux un livre qui renferme des extraits de tant de livres anéantis. La perte de l’ouvrage de Pline, s’il n’était pas venu jusqu’à nous, aurait fait une sensible et regrettable lacune dans la littérature ancienne, déjà si maltraitée par le temps. On peut dire que l’intérêt que présenta toujours le livre de Pline l’a sauvé de la destruction ; les copies manuscrites en sont fort nombreuses, et beaucoup de mains, dans le cours des siècles, se sont occupées à reproduire et à perpétuer cet ouvrage qui alimentait la curiosité, et, on le croyait, aussi la science.
On a vu, par les citations rapportées plus haut, combien dans ces derniers temps a été sévère le jugement des naturalistes les plus compétents. Ici la réputation même de Pline, et, si je puis ainsi parler, l’étiquette du sac, lui ont grandement fait tort. Il passait dans l’opinion commune pour un naturaliste véritable, et pour un digne représentant de la science antique : lorsque sans préjugé aucun on en est venu à estimer à sa valeur ce prétendu trésor, le désappointement a été sans compensation ; mais l’indulgence sera plus grande si l’on se met au véritable point de vue. On ne demandera pas à Pline une science qu’il n’a point, et tout au plus lui reprochera-t-on d’avoir embrassé sans des études suffisantes un si vaste sujet. C’est un littérateur qui s’est mis à traiter d’objets scientifiques ; il a naturellement péché en beaucoup d’endroits ; il lui manque toute théorie, toute idée générale ; il lui manque aussi toute critique ; mais enfin il a puisé à des sources variées, il a recueilli d’innombrables extraits, il a coordonné tout cela, il a semé çà et là des traits vifs, beaucoup d’esprit, des sentiments honnêtes ; et il a fait un livre qui, vu comme il doit l’être, reste un débris précieux de l’antiquité. En outre, on ne peut s’empêcher d’avoir du respect et de la reconnaissance pour ce grand seigneur romain, qui, accablé d’affaires, se livrait cependant à l’étude et au travail avec le dessein de servir les lettres et la société. Peu de gens emploient aussi bien leurs loisirs que lui employa les heures fugitives disputées aux devoirs publics et aux distractions du monde.
Entrons plus avant dans l’examen de l’ouvrage de Pline, et, par cet intermédiaire, de Pline lui-même et de son époque. Pline vécut dans un temps où la société était troublée dans toutes ses profondeurs, mais où le calme régnait à la surface. C’était alors que le système des républiques et des gouvernements anciens s’était écroulé, pour faire place à l’avènement de la plèbe, dans la personne de César et d’Auguste ; changement politique qui allait en amener de plus considérables, et d’où devait sortir finalement la féodalité du moyen âge. C’était alors que la vieille religion païenne était ruinée dans les esprits, et qu’une nouvelle religion, le christianisme, grandissait sourdement et dans l’ombre. La haute société romaine, les empereurs, les fonctionnaires, les jurisconsultes, les lettrés, les Pline et les Tacite, ne se doutaient pas de ce travail intestin qui minait secrètement tous les appuis de l’ordre de choses, et allait prochainement le renverser et le remplacer. C’est ainsi, pour prendre une comparaison dans l’histoire moderne et un exemple bien connu du lecteur, c’est ainsi, dis-je, que durant le règne despotique et éclatant de Louis XIV, non plus que sous l’autorité de son successeur, nul ne sentit la destruction qui s’était faite de l’ancienne société : tout était déjà vermoulu et sans force, que l’on croyait encore à la solidité des choses qu’allait emporter le lendemain.
Telle était la situation des esprits dans le siècle qui suivit l’intronisation des Césars. Mais, pour n’être ni vue ni comprise par les contemporains, une transition semblable n’en exerce pas moins une grave influence ; aussi dès lors tout ce qui était ancien se trouvait frappé d’une impuissance et d’un dépérissement qui semblaient inexplicables. La philosophie se mourait, les lettres baissaient de toutes parts, les arts n’avaient plus de création originale ; en un mot, tout ce qui pour vivre recevait le souffle des mœurs, des institutions et des croyances de l’antiquité, tout cela était en pleine décadence. La confusion croissait de jour en jour entre les idées nouvelles qui surgissaient, et les idées anciennes qui s’en allaient. Maintenant que l’on sait l’état mental de cette époque, prenons Pline, et voyons si cet homme éclairé, intelligent, et dont l’esprit ne manque pas d’une certaine fermeté, a échappé à l’influence de son siècle.
Rien de plus confus et contradictoire que sa philosophie. Déjà tout pénétré des discussions philosophiques qui avaient ruiné le polythéisme, il se demande si le Dieu unique et véritable n’est pas l’ensemble des choses, le monde dans sa révolution éternelle, le ciel qui régit tout par son influence. Mais à côté de cette espèce de panthéisme, à côté de cette incrédulité réfléchie qui frappe de déchéance l’Olympe antique, Pline admet ou du moins raconte, sans rien qui indique qu’il les conteste, des faits miraculeux, des prodiges et des aventures merveilleuses qui ont annoncé la chute ou le succès des empires ou des individus. Il faut lire le récit qu’il fait (XV, 40) du présage donné à Livie, la femme d’Auguste. Elle était déjà fiancée de l’empereur, lorsqu’un aigle planant au haut des airs laissa tomber dans son giron une poule : la volatile n’avait aucun mal, et, chose merveilleuse, elle tenait en son bec une branche de laurier. Les aruspices consultés (on ne pouvait manquer de les consulter pour une circonstance si singulière) répondirent qu’il fallait conserver la poule et sa progéniture, et planter la branche de laurier ainsi miraculeusement apportée. Le laurier fut planté dans un lieu appelé, en raison de ce prodige, ad Gallinas (aux Poules), et il en naquit un bosquet de beauté singulière. C’est là que les empereurs prenaient la branche de laurier qu’ils portaient à la main lors des triomphes. L’usage se perpétua de planter ces branches qui avaient figuré dans la cérémonie, et il se forma ainsi des bosquets de lauriers, bosquets distingués par les noms des princes qui avaient tenu la branche mère primitive de ces arbustes. Voilà un récit fait avec toute la gravité possible, voilà un événement très peu éloigné de l’époque de Pline, et constaté par l’usage de cérémonies publiques ; il est également curieux et pour indiquer combien le sens critique manquait à Pline malgré son scepticisme, et combien la plus singulière superstition enveloppait, malgré la décadence des croyances antiques, la société entière et les empereurs.
Ceci encore est un exemple non moins probant et pour la crédulité de Pline et pour celle des personnages les plus considérables de Rome. « On connaît, dit-il (XXX, 20), la famille consulaire des Asprenas, dans laquelle, de deux frères, l’un s’est guéri de la colique en mangeant une alouette et en portant le cœur de cet oiseau renfermé dans un bracelet d’or, l’autre par un certain sacrifice qui fut fait dans une chapelle de briques crues en forme de fourneau, et qui fut murée après l’accomplissement de la cérémonie. » Que dire de cette manière de guérir la colique, et de la naïveté avec laquelle Pline la raconte ?
Pline, critiquant les récits fabuleux touchant le succin, se raille ainsi de Sophocle : « Celui qui les surpasse tous, c’est Sophocle, le poëte tragique ; ce qui m’étonne quand je considère l’imposante gravité de ses tragédies, et de plus l’illustration de sa vie, sa naissance dans les hautes classes d’Athènes, ses exploits et ses commandements militaires. D’après lui, le succin se produit, au delà de l’Inde, des larmes des oiseaux maléagrides, pleurant Méléagre. Comment ne pas être surpris qu’il ait cru un tel conte, ou qu’il ait espéré le faire croire aux autres ? Est-il même un enfant assez ignorant pour s’imaginer que des oiseaux pleurent annuellement, que des larmes soient aussi abondantes, et que des volatiles aillent, de la Grèce, où Méléagre est mort, le pleurer dans les Indes ? Quoi donc ! dira-t-on, est-ce que les poëtes ne font pas beaucoup de récits non moins fabuleux ? Mais avancer sérieusement une telle absurdité sur une chose aussi commune que l’ambre qu’on apporte tous les jours, et pour laquelle il est si facile d’être convaincu de mensonge, c’est se moquer tout à fait du monde, et conter effrontément des fables intolérables. » Si Sophocle pouvait répondre à Pline, ses récriminations seraient longues, et il citerait un nombre infini de passages où l’auteur latin n’est pas moins crédule. Cependant il est vrai de dire que la crédulité de Pline n’est pas absolue ; il est des choses que sa raison repousse : ainsi il combat en tous lieux la magie et les mages, qui en faisaient profession. On lira certainement avec intérêt le début de son trentième livre, où il fait particulièrement la guerre à ces vanités magiques dépendant, dit-il, de trois sentiments très-puissants sur l’homme : le désir de guérir, l’influence religieuse, et la passion de connaître l’avenir. Mais à côté des excellents arguments que le bon sens lui fournit, il en a de singuliers, et qu’on ne s’attendrait guère à rencontrer chez un homme aussi éclairé que lui ; par exemple, quand il dit que la magie est surtout convaincue de fausseté parce qu’elle emploie la taupe, cet animal condamné par la nature, affligé d’une cécité perpétuelle, habitant sous la terre, et qui semble enfoui tout vivant. Pline rejette aussi les extravagances incroyables d’un certain livre qui portait le nom de Démocrite, mais qui sans doute était faussement attribué à ce philosophe. Il a parfaitement raison. Mais pourquoi faut-il que lui, qui repousse ces fables puériles, admette sans critique les dires bien souvent non moins étranges de Zénothémis, de Sotacus, et de quelques autres ? C’est même un fait caractéristique : la crédulité et la superstition devaient exercer une domination bien puissante sur les esprits les plus éclairés de la société romaine, pour que de pareils livres fussent considérés comme scientifiques ; autant vaudrait voir figurer dans les ouvrages de nos savants, à titre d’autorité, les Secrets du petit Albert.
Ainsi la raison de Pline, et, comme on le voit, de la société contemporaine, est une raison troublée et confuse, dans laquelle bien des lumières déjà se sont faites, mais où restent encore des ombres épaisses. Le polythéisme, à la vérité, y est détruit ; des notions astronomiques avancées ont instruit l’homme sur les mouvements des corps célestes, et ont dépossédé de leur emploi les êtres imaginaires que l’ancienne religion avait chargés de diriger ces feux éternels. Mais l’héritage des vieilles superstitions était toujours là ; la nature mal connue laissait, pour les hommes même les plus éclairés, de vastes trouées par lesquelles le surnaturel et le merveilleux s’introduisaient toujours. Il fallait, l’histoire nous le prouve, encore beaucoup de siècles pour que des notions plus positives devinssent la propriété de l’intelligence humaine. Mais un équitable jugement doit reconnaître combien la société païenne rendit de services, et combien, à l’époque même de Pline, dans le temps où tous sentaient et voyaient la décadence, le progrès était réel et puissant. La société antique disparaissait sans doute, mais la nouvelle, c’est-à-dire le moyen âge avec son organisation religieuse, politique et sociale, se préparait.
Au dix-huitième siècle, qui était aussi une époque de transition, il fut de mode, du moins dans une certaine classe de philosophes, de préconiser outre mesure la nature, et de faire briller aux yeux des hommes civilisés le bonheur et la beauté de l’antique simplicité. Pline est complètement dans cette direction d’idées : la nature a fait tout bien, et l’homme fait tout mal. C’est un texte à de vaines déclamations ; en voici un exemple qui suffira pour tous, il s’agit de la terre (II, 63) : « Divinité suprême, nous la souhaitons, dans notre colère, pesante à ceux qui ne sont plus, comme si nous ignorions que seule elle ne s’irrite jamais contre l’homme. L’eau descend, se congèle en grêle, se soulève en flots, se précipite en torrents ; l’air se condense en nuages, se déchaîne en tempêtes ; mais la terre, bénigne, bonne, indulgente, est toujours au service des mortels… Avec quelle fidélité ne rend-elle pas ce qui lui a été confié ! que n’alimente-t-elle pas en notre faveur ? Car, pour les animaux nuisibles, la faute en est au souffle de vie, et elle est obligée d’en recevoir les germes, et, mis au jour, de les supporter. Dans les choses mauvaises, ce qui est coupable c’est ce qui engendre. La terre ne reçoit plus un serpent qui a donné le coup mortel à un homme, infligeant des peines même au nom de ceux qui ne demandent pas vengeance. Elle prodigue les herbes médicinales, et pour l’homme elle est toujours dans l’enfantement. Quant à ce qui est des poisons, on peut croire que c’est par compassion pour nous qu’elle les a composés ; autrement, saisis par le dégoût de la vie, il faudrait ou que la faim, genre de mort le plus contraire à la bienfaisance de la terre, nous consumât lentement, ou que nous allassions soit nous briser dans les précipices, soit nous soumettre au supplice de la corde, supplice contraire à notre but, et fermant le chemin au souffle vital pour lequel on cherchait justement une issue ; soit nous jeter dans les flots, où les poissons nous serviront de tombeaux, soit nous déchirer le corps par le tranchant du fer. Oui, par pitié pour nous, elle a produit ces substances faciles à boire, et sous l’action desquelles nous nous éteignons le corps intact, sans perdre une goutte de sang, sans aucun effort, et paraissant nous désaltérer. Après une telle mort, nul oiseau, nul quadrupède ne vient toucher le corps, et celui qui n’existe déjà plus pour lui-même se trouve conservé pour la terre. Avouons la vérité : c’était un remède que la terre avait enfanté pour nos maux, nous en avons fait un poison : n’abusons-nous pas de même du fer, d’ailleurs indispensable ? Et cependant nous ne serions pas en droit de nous plaindre, quand même elle aurait produit les poisons pour nuire. La terre est le seul élément à l’égard duquel nous soyons ingrats. Combien le luxe n’en abuse-t-il pas ? À quels outrages n’est-elle pas soumise ? On l’entasse dans les mers ; on l’entame pour ouvrir l’entrée aux flots de l’Océan ; l’eau, le fer, le bois, le feu, la pierre, le froment, tout est pour elle à toute heure une cause de tourments, et bien plus pour servir à nos délices qu’à notre nourriture. On dira peut-être que les souffrances qu’elle endure à sa superficie et pour ainsi dire à son épiderme sont tolérables ; eh bien ! nous pénétrons dans son sein, nous y fouillons les veines d’or et d’argent, les mines de cuivre et de plomb ; et même nous y allons chercher des pierres précieuses et quelques petits cailloux à l’aide d’excavations profondes. Nous arrachons ses entrailles pour qu’un doigt soit orné du joyau convoité. Que de mains s’usent à faire briller une seule phalange ! S’il y avait des enfers, depuis longtemps les souterrains creusés par l’avarice et le luxe les auraient mis à découvert. Et nous nous étonnons qu’elle ait engendré quelques productions nuisibles ! Quant aux bêtes qui la gardent, comme elles en éloignent bien les mains sacrilèges ! C’est au milieu des serpents que nous creusons les mines ; c’est à côté de la racine des poisons que nous mettons la main sur les veines d’or. Toutefois, ce qui rend la déesse moins irritée, c’est que toutes ces richesses aboutissent à des crimes, à des meurtres, à des guerres ; et après l’avoir arrosée de notre sang nous la couvrons de nos ossements laissés sans sépulture. Néanmoins, comme pour nous reprocher nos fureurs, elle finit par revêtir ces débris d’une couche dernière, et par cacher même les forfaits des mortels. »
Il serait superflu de faire remarquer combien sont vides ces déclamations, qui n’ont pas même le mérite de la conséquence ; car si Pline en cet endroit, faisant l’éloge de la terre, montre les maux que l’eau produit et les animaux malfaisants qui sont dus à l’influence de l’air ou souffle vital, ailleurs il nous signalera des raisons qui donnent la prééminence soit aux eaux, soit à l’air. Dans tout ceci il n’y a aucune idée sérieuse, aucun aperçu profond sur la condition des choses ; ce sont des phrases inspirées par un sentiment vague, et auxquelles l’auteur se complaît, parce qu’elles lui sont une occasion de déployer son habileté à manier sa langue.
Peut-on rien imaginer de plus puéril que le reproche fait à l’homme d’avoir abandonné le pur et salubre liquide des rivières et des fontaines, dont usent tous les animaux, pour le jus de la treille (XIV, 28) ? Il est vrai de dire que cette boutade déraisonnable lui sert de transition à un morceau sur l’ivrognerie, plein de vigueur et de vérité, dans lequel il ne fait pas la critique générale de ce vice, mais où il trace d’une main ferme et sévère ce que l’ivrognerie avait de caractéristique à son époque. Là sont peintes de main de maître la vie et les habitudes des riches ivrognes de la cité impériale. On peut encore signaler le verbiage ampoulé avec lequel il condamne l’emploi du lin pour faire les voiles des vaisseaux : « La civilisation téméraire et scélérate a semé une plante destinée à recevoir le choc des vents et des tempêtes ; ce n’est pas assez d’être porté par les flots seuls, ce n’est pas assez que les voiles soient plus grandes que les bâtiments ; et, bien qu’une vergue emploie un arbre tout entier, on ajoute encore des voiles au-dessus des voiles, on en déploie à la poupe, on en déploie à la proue, et l’on provoque la mort de toutes façons. Aucune exécration n’est suffisante contre l’inventeur, qui, non content que l’homme mourût sur la terre, a voulu qu’il pérît sans sépulture (XIX, 1). »
Mais Pline n’est pas tellement conséquent avec lui-même que dans le même paragraphe, et à côté d’une déclamation si misérable, il n’admire cette merveille de la civilisation, qui à l’aide d’un faible végétal permet de franchir les mers orageuses, et rapproche l’Égypte de l’Italie assez pour que deux officiers romains soient allés du détroit de Sicile à Alexandrie, l’un en sept jours, l’autre en six.
Ce genre de contradiction est très-fréquent dans Pline. Son travail, qui l’avait fait fouiller dans tous les livres, lui avait montré que des améliorations de toutes sortes avaient été introduites depuis l’antiquité jusqu’à son temps : maintes fois il remarque combien la vie a gagné, quantum vita profecerit. Vita, c’est son expression, dont l’équivalent est à peu près pour nous le mot civilisation, bien que vita, la vie, ait un sens un peu plus restreint et plus matériel. C’est même, il faut en convenir, une chose frappante que les acquisitions qui furent faites dans cette période. La suprême autorité de Pline est Caton l’ancien, pour lequel il épuise toutes les formules de l’éloge. Cependant il note bien des fois les avantages que son temps a sur celui de Caton. Quand il fait de pareilles découvertes, il s’écrie : « Nous sommes bien près de l’origine des choses ! » Pour donner une idée de ce qui est dû à ce temps-là, voyez ce que Pline dit d’un arbre bien commun : « Il n’y avait pas, avant la victoire de Lucullus sur Mithridate, de cerisier en Italie. Lucullus apporta du Pont, l’an de Rome 680, cet arbre, qui en cent trente ans est arrivé jusque dans l’île de Bretagne (XV, 30). »
Sa politique n’est pas moins confuse et pèche justement par le même défaut, c’est-à-dire qu’il est en balance et en contradiction entre l’admiration traditionnelle pour l’antiquité, et le sentiment de la réalité qui le frappe. La vieille république de Rome avait le privilège d’attirer les cœurs et les sympathies des principaux Romains sous l’empire ; et à certains égards cela se comprend et se justifie. Le développement successif de cette vaillante communauté, qui avait porté ses armes du Rhin à l’Euphrate ; l’habileté persévérante et l’audacieuse fermeté de ce sénat qui avait mené à bien tant et de si grandes affaires ; la succession de ces consuls et de ces généraux, devant lesquels s’étaient trouvés faibles les rois et leurs empires ; le désintéressement de quelques chefs si modérés pour eux-mêmes, tandis qu’ils étaient si avides pour leur patrie, tout cela forme une des histoires les plus curieuses dans les annales humaines ; et le philosophe ne peut s’empêcher de reconnaître que le succès de l’ambition des Romains a été un succès pour la civilisation occidentale, et que leur victoire, qui menait à sa suite leurs lettres, filles des lettres de la Grèce, a fait un corps politique de ce qui jusqu’alors était divisé en fragments sans liaison. Pline accepte donc pleinement cette influence des souvenirs antiques, sans s’exprimer sur le changement de la forme de gouvernement. Ce qu’il regrette surtout, ce sont les vieilles mœurs ; à chaque instant il oppose le luxe de son temps à la simplicité des temps passés ; il rappelle ces époques où l’or, l’ivoire, les marbres précieux, les colonnades élégantes, les chefs-d’œuvre des peintres et des sculpteurs, étaient inconnus dans Rome conquérante. On le voit, ce sont là des regrets aussi fondés et aussi légitimes que ceux qu’il exprime quand il compare les inventions infinies de la civilisation, dignes à son gré d’exécration, avec l’état de nature, qu’il juge de tout point préférable. Sans doute, à mesure que la Rome rustique devenait la Rome puissante et éclairée, il se produisait de nouveaux vices et de nouveaux excès ; mais il ne faut pas perdre de vue que, par une compensation bien supérieure, la civilisation avait expulsé la barbarie non seulement de l’Italie, mais de l’Espagne, de la Gaule, des îles Britanniques, et d’une portion de la Germanie.
L’engouement de Pline lui fait quelquefois commettre des méprises manifestes ; il stigmatise en un endroit le luxe, qui avait mis des prix exorbitants à des tables faites en bois de citre (thuya articulata, L.) (XIII, 29) ; et il rappelle la table de Cicéron, qui existait encore de son temps, et que le grand orateur avait payée un million de sesterces (210 000 f.) ; il ajoute : « Cela est singulier, si l’on considère que Cicéron n’était pas riche, et quelles étaient les mœurs de ce temps. » Comment Pline a-t-il pu oublier quelles étaient en effet les mœurs de ce temps, et en faire honte à celles du sien ? Quoi ! le temps de Clodius, de César, de Verrès, de Lucullus, d’Antoine, de Curion, avait-il quelque chose à envier, pour le luxe extravagant et la rapacité sans bornes, à celui où Pline vivait ? Certes il a mal choisi son exemple, quand il a voulu relever la modestie ancienne. Jamais les passions ne furent plus déchaînées qu’à cette époque orageuse, entre la république qui s’abîmait et l’empire qui naissait.
Aussi bien Pline n’est pas tellement fasciné par les anciens temps, qu’il ferme les yeux aux résultats des événements qui ont décidé du caractère de sa propre époque. En définitive, son sentiment est pour l’ordre nouveau ; et, malgré l’admiration qu’il éprouve pour la vieille république romaine, il n’hésite pas à dire que la victoire d’Auguste a été heureuse, et que le genre humain lui a décerné la couronne civique (XVI, 3). Ceci est d’autant plus caractéristique qu’il n’y avait plus lieu à aucune flatterie : la race des Césars avait disparu ; c’était sous celle des Flaviens que Pline s’exprimait de la sorte, et cela malgré les règnes affreux d’un Néron et d’un Caligula, pour qui notre auteur n’a jamais assez d’exécration. La victoire de César et d’Auguste avait été la victoire de la plèbe sur les patriciens, et, à ce titre, un pas dans l’affranchissement successif des classes inférieures et serviles. Sans doute Pline ne pouvait se rendre aucun compte de la signification qu’avait l’intronisation de l’empire ; mais il en voyait assez pour ne pas regretter le gouvernement proconsulaire que Rome donnait au monde vaincu, pour ne pas regretter non plus les dangereuses agitations du forum, qui était devenu ou un théâtre de corruption ou un champ de bataille.
D’ailleurs, cette disposition d’esprit à l’égard de ce que j’appellerai la politique n’était pas particulière à Pline ; il fait plus d’une fois mention de ceux qui préfèrent le temps présent au temps passé, de ceux qui, comme il dit, sont favorables aux nouvelles mœurs (qui novis moribus favent (XVII, 36). En effet, la vie (autre expression de Pline) avait reçu et recevait journellement de nouvelles améliorations ; les arts industriels se perfectionnaient ; les divers pays échangeaient entre eux leurs arbres, leur culture et leurs produits, et, sous cette action graduelle, le niveau de l’Europe occidentale s’exhaussait sans relâche : c’était là évidemment ce qui frappait Pline et les esprits disposés comme lui. En effet, Pline s’extasie en divers endroits sur le spectacle admirable de tant de nations réunies par Rome en un seul corps ; et il célèbre avec éloquence ce qu’il appelle l’immense majesté de la paix romaine. Tel est, en effet, le caractère de la période impériale. Les populations intelligentes de l’Italie, de l’Espagne, de la Gaule, des îles Britanniques, se formèrent sous cette discipline, reçurent une éducation commune, s’inspirèrent d’un esprit analogue, et furent préparées de la sorte à constituer, sous formes d’États indépendants, la grande république occidentale que nous voyons si clairement et si rapidement s’établir de nos jours. Les hommes qui, comme Pline, avaient le sentiment de leur époque comprenaient vaguement le rôle et le service de la puissante unité romaine.
Pline ne paraît pas soupçonner la décadence de la littérature proprement dite. Il est vrai qu’à une époque si rapprochée du siècle d’Auguste, dans un temps qui avait donné Sénèque et Lucain, et qui promettait déjà Tacite, on pouvait se croire en pleine prospérité littéraire, et il n’est pas étonnant que Pline n’ait rien aperçu. Pourtant la ruine était prochaine. Bientôt le christianisme grandissant attira vers soi toutes les fortes intelligences ; et il n’y eut plus, à vrai dire, d’autre littérature marquée d’un caractère propre et original que la littérature religieuse. Bientôt encore une nouvelle catastrophe frappa les traditions antiques ; la langue même de Rome s’altéra, et se perdit dans la turbulente transition qui amena les barbares sur le sol de l’empire ; et il lui fallut revivre dans ses filles les langues néo-latines, pour porter des fruits splendides et inépuisables.
Au sujet des beaux-arts, Pline ne commit pas la même méprise ; et il vit très-bien la décadence qui les menaçait. À ses yeux, la peinture et la statuaire sont des arts qui se meurent ; et tandis qu’il admire dans Rome spoliatrice de la Grèce, comme dans un grand musée, ces chefs-d’œuvre admirables qui jamais n’ont été surpassés, il s’étonne et se plaint que les hommes de son temps soient devenus incapables de rien produire de pareil. Quoique cela soit exagéré, quoique Pline lui-même nomme des artistes qui remplirent de belles statues les palais des Césars, il est vrai qu’à ce moment le sol, l’air, la vie, tout manquait à la fois à l’art ancien, essentiellement lié à la religion païenne, qui s’en allait ; il n’avait plus d’inspiration personnelle, et le goût du public lui faisait défaut. Aussi de plus en plus se taisait-il comme se taisaient les oracles, et par la même cause. Longtemps après, quand une nouvelle société, de nouvelles mœurs, de nouvelles idées se furent établies, l’art puisa dans ce sol de quoi se rajeunir, et reparut au jour avec des beautés singulières. C’est là une grande et irrécusable démonstration de cette vérité, que l’art n’a pas son but en lui-même, et qu’il ne peut être cultivé en vue de la forme seule et de l’expression, sans aucun soutien dans la société contemporaine. Quand de nos jours on a prétendu le contraire, cela sans doute a été suggéré par une situation qui n’était pas sans quelque analogie avec l’époque de Pline, et dans laquelle on a dû parfois se sentir abandonné par une société indéfiniment changeante et renouvelée. Que de phases et quelle rapidité dans les phases depuis le prodigieux ébranlement que la révolution de 89 a donné à l’édifice antique ! Aussi peut-être serait-il permis d’arguer de là, non sans quelque vraisemblance, que les facultés esthétiques des modernes, bien loin d’être, comme on l’a prétendu, inférieures à celles des anciens, sont plus fermes, plus développées, plus résistantes, si je puis parler ainsi ; car, au milieu d’une ruine sociale non moins grande, non moins inévitable et non moins juste que la ruine du paganisme, elles se sont maintenues avec éclat, et n’ont cessé de produire des œuvres ingénieuses et brillantes.
Quoique la nature de son ouvrage mît fréquemment Pline en contact avec les idées scientifiques, toutefois son éducation n’avait pas été telle qu’il pût porter avec sûreté un jugement sur les sciences proprement dites. La science antique avait deux voies qui lui étaient ouvertes, et qu’elle a parcourues avec une grande gloire : la première était celle des mathématiques et de l’astronomie ; la seconde, celle de la physiologie ou étude des corps vivants. Car il n’était alors aucunement question des sciences intermédiaires, à savoir, la physique et la chimie ; ces deux-ci étaient réservées à une époque bien postérieure. Cette vue est une vue rétrospective, celle que nous avons quand, nous retournant vers le passé, nous saisissons la filiation des choses. Mais les hommes des temps passés ne savaient ce qui leur manquait, ni ne comprenaient la liaison de fragments qui alors étaient isolés. Le jour scientifique qui s’est levé sur le genre humain est comparable au jour naturel qui se lève sur le globe terrestre. Les époques représentent les climats, et elles ne s’éclairent qu’au fur et à mesure de l’ascension de l’astre. Pline ne pouvait donc voir quel était véritablement l’état scientifique ; aussi ses plaintes ne sont guère fondées. Il reproche à son siècle d’avoir peu d’ardeur au travail, et peu de cette curiosité ardente qui avait signalé les anciens savants de la Grèce. Il met sous les yeux de ses contemporains les facilités offertes par l’unité de l’empire, les communications établies entre les points les plus éloignés, et la sécurité favorable dont le monde jouit ; et, d’autre part, il rappelle combien, lors des plus beaux et des plus fructueux travaux de la science, les États étaient petits, les guerres fréquentes, les ressources insuffisantes.
« C’est dans cette gêne, dit-il, qu’ont été faites d’admirables découvertes ; et nous, dans l’opulence et la prospérité, nous ne conservons pas même intact le trésor qui nous a été transmis. » L’examen impartial des faits montre l’exagération du reproche. Il est vrai qu’après Pline les mathématiques et l’astronomie continuèrent à prospérer, jusqu’au moment où elles furent recueillies par les Occidentaux et les Arabes. Il est vrai que Galien devait encore faire faire un pas aux connaissances physiologiques avant la catastrophe de l’empire et l’invasion des barbares. Ainsi les sciences qui furent propres à l’antiquité n’éprouvèrent aucune interruption réelle, et la transmission en fut régulière : considération de premier ordre pour celui qui veut se rendre compte du développement historique ; car les sciences positives, du moment qu’elles font leur apparition au milieu du genre humain, sont le véritable moteur de ses progrès, et l’agent principal des mutations par lesquelles passent les sociétés.
Les hommes n’ont rien laissé qu’ils n’essayassent. C’est une réflexion que Pline répète en maint endroit de son livre, et lui-même en donne la preuve ; car dans neuf ou dix livres d’une longueur mortelle il entasse les recettes médicinales bonnes ou mauvaises, raisonnables ou extravagantes. À la moindre réflexion, l’on comprend combien la création des premiers arts a dû être difficile : tirer les métaux des gangues informes qui les renferment, trouver le pain dans le blé, le vin dans le raisin, et tant d’autres combinaisons merveilleuses, ce sont vraiment des problèmes qui paraissent dépasser de beaucoup les ressources des sociétés humaines dans leur enfance ; mais, en l’absence de toute théorie alors impossible, ce qui les servit, ce fut le désir d’essayer les choses sans fin et sans limite. L’ignorance même était un avantage ; car tout paraissait également possible, et l’expérience seule put faire le triage entre ces essais innombrables. Il advint en effet, comme dit le poëte,
La collection de recettes que nous a laissée Pline, si absurde à un certain point de vue, prend quelque intérêt quand on la considère philosophiquement comme une trace des efforts faits par l’esprit humain pour sortir de son enfance, se reconnaître au milieu des substances diverses et de leurs combinaisons, et tirer parti du bon ainsi que combattre le mauvais.
Le style de Pline a des qualités et des défauts. Le premier défaut de Pline, c’est que la diction n’est aucunement appropriée au sujet, et qu’elle n’a point le caractère scientifique. Le style scientifique demande la propriété de l’expression, et s’abstient scrupuleusement de toute figure. Manilius en a très-bien spécifié les conditions quand il a dit :
Or, c’est à ce précepte que Pline manque complètement ; il est toujours beaucoup plus occupé d’orner la chose que de l’enseigner. La métaphore lui est familière ; mais la métaphore dans le style scientifique prête au contre-sens et aux méprises. Sans doute ce défaut provient de ce que Pline était, à proprement parler, étranger aux matières scientifiques, ignorant l’importance qu’a le choix des mots, et que là le premier devoir est de produire dans l’esprit du lecteur une idée claire et précise. Mais sans doute aussi, destinant son ouvrage au monde et non pas aux savants de profession, il s’est cru dans l’obligation de jeter quelques agréments de style, que lui fournissait sans peine une imagination cultivée. Toutefois cette excuse ne va pas jusqu’à le défendre du reproche de mauvais goût dans des cas comme ceux-ci : en parlant du petit du lièvre, non encore garni de poils, il le dit sans plumes, implume (VIII, 81). Pour lui la suie est la farine des cheminées, farina caminorum (XXVIII, 23) ; il est impossible, on en conviendra, d’être plus malheureux dans le choix de la métaphore. Les pas de vis sont appelés par lui des rides faisant bulles, rugis bullantibus (XVIII, 74). De telles figures, en soi fort mauvaises, deviennent obscures et fatigantes quand il s’agit, par exemple, de la description d’une plante où chaque terme doit être approprié.
À côté de cette recherche dans l’expression, si nuisible au sens, on trouve une négligence qui souvent ne l’est pas moins. Cela se reconnaît surtout dans les passages qu’il traduit des auteurs grecs. Le texte de Pline, pris à part, est obscur et indécis ; il prête à des interprétations diverses, et bien souvent on reste dans l’incertitude sur le véritable sens qu’il y faut attacher. Si alors on prend l’auteur grec et qu’on fasse la comparaison, on reconnaît qu’à la vérité la phrase de Pline renferme ce que renfermait la phrase originale ; mais les termes en sont tels, que la précision et la netteté en ont disparu. Souvent, pour comprendre Pline, il faut savoir d’avance ce qu’il veut dire. C’est le défaut d’un homme qui écrit rapidement, ne se surveille pas assez, et laisse trop à deviner à ses lecteurs.
Signalons ici une particularité qui n’est peut-être pas une faute, mais qui est sans doute un néologisme, et, en tout cas, singulière. On dit aujourd’hui en français par un néologisme aussi, du reste peu digne de louange, les sommités des lettres, à savoir les hommes les plus éminents dans les lettres, les spécialités de la science, à savoir les hommes qui se livrent à une étude spéciale. D’une façon très-semblable, Pline a dit : claritates animalium, les animaux renommés (XXVIII, 24) ; obstetricum nobilitas, les accoucheuses célèbres (XXVIII, 18), etc.
En revanche, l’écrivain exercé et non sans mérite se montre fréquemment dans le cours de ce long ouvrage. Pline ne semble pas avoir éprouvé un moment de fatigue, et toutes les parties en sont également soignées ; partout un travail qui ne manque pas de puissance, fondant les matériaux, les a jetés dans un moule commun. En chaque point la main de l’auteur se reconnaît ; et, quoique le tout soit une compilation, Pline a eu assez de verve et d’originalité pour mettre son empreinte à cette œuvre immense de marqueterie. Ce n’est pas un esprit médiocre qui aurait pu faire passer ainsi un même souffle à travers tant d’éléments empruntés.
Cette même vigueur dans la composition lui a partout rendu facile le travail des transitions. En effet, traitant un pareil sujet d’une façon plus littéraire que scientifique, il ne lui suffisait pas de suivre l’enchaînement didactique des choses, il fallait encore ménager le passage d’un objet à un autre. À cela Pline n’a pas manqué, et en le lisant on considère, non sans quelque plaisir, avec quelle prestesse il saisit toutes les occasions d’amener ce qu’il se propose de dire, afin que, sans secousse, le lecteur change de chapitre et de sujet. Un mot lui sert parfois à cette fin ; et il n’est pas rare que ce mot soit rapide et heureusement choisi.
En cela il est naturellement secondé par la langue latine, dont la concision est si grande. À son tour, Pline tire tout le parti possible de cette qualité ; il ménage les mots avec un soin extrême ; toute redondance est scrupuleusement bannie, et il resserre merveilleusement sa pensée, à tel point que si l’on rencontre quelque mot superflu, on peut soupçonner dans le texte une altération. En son besoin de brièveté, Pline en est venu même à user de la langue latine autrement que n’avaient fait les écrivains de l’âge antérieur et classique, je veux dire un emploi singulier de l’ablatif : à l’aide de ce cas il réunit les membres de phrases, place les idées incidentes, et gagne beaucoup en vitesse d’expression. C’est une véritable économie qu’il fait sur les mots. Cette particularité de l’emploi de l’ablatif vaut la peine, pour ceux qui veulent bien connaître le latin, d’être étudiée avec quelque soin dans Pline.
Pline a répandu dans son livre bon nombre de récits et d’anecdotes ; il les raconte avec esprit, il leur donne du piquant, et là aussi il est bref et rapide, quelquefois même trop bref et trop rapide, pour nous du moins qui ne sommes pas dans la même position que ses lecteurs de Rome. En effet, les anecdotes qu’il rapporte ou étaient puisées dans des livres, ou avaient une assez grande notoriété de son temps. C’est pour cela qu’il les indique seulement ; et en homme de goût, en homme du monde, il n’appuie qu’autant qu’il faut pour les rappeler à la mémoire.
Pline, à l’exemple des Romains ses contemporains, avait trop cultivé l’éloquence pour se refuser la satisfaction d’insérer des morceaux de facture où il pût déployer les ressources de son style ; on en rencontre, en effet, plusieurs dans le cours de son livre. Ces morceaux pèchent souvent par le fond, étant des déclamations sans vérité ; mais alors même on reconnaît dans Pline un écrivain original et d’imagination ; sa phrase est vive et colorée.
Tel est Pline. Son ouvrage a joui d’une réputation considérable, même parmi les savants, jusqu’à nos jours ; et il a fallu, comme on l’a vu plus haut, qu’une critique plus éclairée enlevât à l’auteur ses titres scientifiques, et montrât en lui le compilateur ardent au travail, désireux d’être utile, habile à écrire. À plus forte raison le nom de Pline fut grand dans le moyen âge. Là il régna sans conteste, et ce fut une autorité et un modèle. En effet, des encyclopédies semblables furent composées dans cette période, et méritent d’être comparées à la sienne. La plus célèbre est celle de Vincent de Beauvais, qui appartient au milieu du treizième siècle, et qui fut chapelain de saint Louis. Il n’y a aucun parallèle à établir entre ces deux hommes. Autant Pline a l’esprit hardi, se plaît à intercaler ses propres réflexions et se distingue par un style original, autant Vincent de Beauvais est réservé, s’abstient de mettre du sien, et est dépourvu de style et de couleur. Le seul point par où ils se touchent, c’est qu’ils sont tous deux d’infatigables compilateurs, et qu’ils ont eu pour but de présenter à leurs lecteurs un résumé des connaissances humaines. Notons que le succès de Vincent de Beauvais fut immense, et que son livre a été un des plus prisés dans le moyen âge. À la vérité, lors de la renaissance, tous les regards se tournant vers l’antiquité, Pline devint l’objet de l’étude des érudits et des savants, et Vincent tomba dans l’oubli ; mais ce n’est pas la faute de l’auteur, c’est l’effet d’un préjugé du temps, de ce temps qui, admirateur exclusif de l’antiquité, ne voyait que barbarie dans l’âge intermédiaire. Laissant donc les qualités d’esprit de Pline et de Vincent et leur habileté à écrire, voyons si, de fait, le niveau des connaissances, du siècle de Pline au treizième siècle, avait baissé, ou si plutôt il ne s’était pas élevé.
L’œuvre immense de Vincent de Beauvais est intitulée, Speculum majus, ou Grand miroir. Elle comprend trois parties : 1o le Speculum naturale, ou le spectacle de la nature ; 2o le Speculum doctrinale, c’est-à-dire, les doctrines humaines, grammaticales et littéraires, morales et politiques y compris la jurisprudence, mathématiques et physiques y compris la médecine ; 3o le Speculum historiale, c’est-à-dire l’histoire ancienne sacrée et profane, puis l’histoire moderne civile, littéraire, et surtout ecclésiastique. Le plan suivi est celui-ci, qui lui est fourni par l’histoire de la création dans la Bible : D’abord il traite du Créateur, des trois personnes de la Trinité, des anges bons et mauvais, de leur hiérarchie et de leurs ordres ; à quoi il joint la création, les atomes, le chaos, la lumière, les couleurs et les ténèbres, l’œuvre du premier jour. Au second jour, création du firmament et des sphères célestes ; de là les notions d’astronomie et d’ontologie relatives au mouvement, au temps et à l’éternité, au lieu et à l’espace. Il y est question du feu, de l’éther et de l’air, du son et de l’écho, des vents et des tempêtes, des pluies, de la neige, de la gelée, de la glace, de l’éclair et du tonnerre, des étoiles tombantes, de l’arc-en-ciel, etc. Le troisième jour, où furent créées les eaux et la terre, amène l’histoire des mers, du flux et du reflux de l’Océan, de la terre placée au centre du monde, des zones terrestres, des montagnes, des vallées, des îles et des tremblements : à cela se rattachent des traités sur les pierres, les métaux et les plantes. Créés le quatrième jour, le soleil et la lune sont les objets des études de Vincent de Beauvais ; et c’est là qu’il parle plus généralement des étoiles, des comètes, des planètes, des éclipses, du zodiaque, des saisons, et des divisions du temps en heures, jours, semaines, mois, années et cycles. Les oiseaux et les poissons, œuvre du cinquième jour, occupent ensuite Vincent de Beauvais. Enfin, les œuvres du sixième et dernier jour furent les animaux terrestres et l’homme ; et c’est par là aussi que Vincent termine sa vaste compilation.
Il serait injuste de comparer Pline avec quelqu’un des savants considérables du moyen âge, par exemple avec Roger Bacon. Il y aurait trop de disproportion à mettre en regard un simple compilateur comme Pline, et un homme tel que Roger Bacon, qui avait approfondi les sciences et les avait enrichies. Il faut donc s’en tenir à Vincent de Beauvais ; et l’aperçu que je viens de donner de son livre, tout bref qu’il est, suffit pour montrer qu’au treizième siècle les connaissances humaines n’avaient subi aucun déchet, et que le dépôt s’en était conservé intact. La compilation contemporaine de saint Louis n’est pas moins riche que la compilation contemporaine de Vespasien ; tout y est dans l’une comme dans l’autre, astronomie, géographie, étude des minéraux, des végétaux et des animaux.
À vrai dire même, le moine n’a pas su user de tous ses avantages ; il a trop puisé à l’antiquité, et pas assez à sa propre époque. Il est une foule de perfectionnements, quelques-uns très importants, que la vie, pour me servir du langage de Pline, avait reçus dès lors. Dans ce temps la boussole était connue et commençait à guider les marins ; le sucre était introduit dans l’Occident, et remplaçait le miel, qui seul était à la disposition de l’antiquité. La soie, si rare et si chère du temps de Pline, abondait ; et déjà quelques essais indiquaient la transformation du feu grégeois en poudre à canon, cette force nouvelle et décisive, qui allait entrer dans les combinaisons humaines ; car il faut le remarquer, et ceci est important à ma thèse, les découvertes qui signalent le moyen âge ne sont pas fortuites, sine matre creatæ ; au contraire, elles éclosent naturellement de la civilisation ancienne, par un progrès successif et continu.
Vincent ne s’écarte guère de l’antiquité que pour les notions théologiques, qui en effet étaient toutes nouvelles, et dérivaient du christianisme. Cependant, malgré cette prédilection, on trouve chez lui quelques traces des faits nouveaux qui s’étaient produits. Ainsi, tandis que l’antiquité n’avait pas connu la numération décimale, ou ne s’en était pas servie, on voit que du temps de Vincent elle était d’un usage commun. Les miroirs métalliques étaient les seuls que les anciens fabriquassent ; mais notre auteur indique de son temps la fabrication de nos miroirs, c’est-à-dire, une lame de verre revêtue sur une de ses faces d’une couche métallique. C’est qu’en effet le moyen âge avait vu éclore et grandir une étude excessivement curieuse, et particulièrement fertile en applications industrielles ; je veux dire l’alchimie.
L’alchimie ne mérite aucunement le dédain qu’on lui a prodigué, soit par une infatuation peu philosophique en faveur de nos progrès, soit par le préjugé défavorable attaché, depuis la renaissance, aux conceptions du moyen âge. La décadence qui depuis environ trois siècles ruine les idées et les institutions de cette grande époque ; la polémique ardente et passionnée qui est sortie de cette lutte ; les révolutions même qui depuis lors ont nettoyé le sol de l’Europe, n’ont pas permis un jugement impartial. Et seulement aujourd’hui que la victoire sur le passé est, on peut le dire, définitivement acquise, l’esprit philosophique sait, en raison de ses nouvelles lumières, peut, sans périls pour sa propre cause, doit, en l’honneur de la vérité historique, rendre au moyen âge ce qui lui appartient. L’alchimie repose, il est vrai, sur une idée erronée, à savoir, la transmutation des métaux ; mais cette idée est fausse, et non pas absurde, et l’expérience seule a pu démontrer à posteriori que les substances métalliques ne sont pas des formes d’une substance unique. Ce fut dans la recherche du grand arcane que les alchimistes, tout occupés autour de leur fourneau, tirent des découvertes très-importantes, esprits, sels, acides énergiques. De la sorte, la chimie, même en cet état embryonnaire et primitif, servit grandement les applications industrielles ; mais surtout l’homme, s’étant accoutumé à étudier dans les creusets les combinaisons moléculaires, ne perdit plus de vue ces phénomènes singuliers ; et il arriva un temps où la chimie scientifique naquit définitivement des théories métaphysiques qui guidaient les alchimistes et des observations nombreuses qu’ils devaient à l’empirisme. L’alchimie est une des créations propres au moyen âge, et un des véritables services qu’il a rendus.
Donc, en considérant l’état social débarrassé de l’esclavage et se préparant à l’affranchissement des communes, la continuation et un certain progrès des sciences, l’acquisition d’agents très puissants et de découvertes capitales, la création dans le champ des beaux-arts d’œuvres originales, on voit que, tout compensé, le moyen âge est en progrès social et politique sur l’antiquité ; et, pour en revenir à notre comparaison entre Vincent de Beauvais et Pline, celui-là n’est inférieur à celui-ci que par les qualités de l’esprit : l’œuvre vaut autant par le fond, et sans peine elle aurait pu valoir beaucoup plus.
Daunou (Histoire littéraire de la France, tom. XVIII, p. 518) a ainsi apprécié Vincent de Beauvais : « Les écrits et les documents qu’on doit lui savoir gré de nous avoir conservés sont ceux qui tiennent à de véritables études, à des doctrines, à des traditions, à des erreurs même qui ont obtenu quelque crédit ou exercé quelque influence dans le cours des âges. Ses livres nous offrent en effet un tableau, ou, pour conserver leur titre, un miroir des travaux, des progrès, des écarts de l’esprit humain ; c’est par là qu’il se recommande ; il n’y a plus guère d’autre instruction immédiate à y chercher aujourd’hui. Ils n’ont presque plus rien à nous enseigner, nais beaucoup à raconter. Toutes les fois qu’on voudra savoir quelles étaient en France, vers 1250, la direction et les matières des plus hautes études, quelles sciences on cultivait, quels livres, soit anciens, soit alors modernes, étaient lus ou pouvaient l’être ; quels auteurs étaient connus ou ignorés, admirés ou négligés ; quelles questions s’agitaient, quelles controverses se perpétuaient ; quelles opinions, quelles doctrines prévalaient dans les écoles, dans les monastères, dans les églises, dans le monde ; ce sera surtout à Vincent de Beauvais qu’il faudra le demander. De tous les ouvrages du treizième siècle, le sien est celui qui peut jeter le plus de jour sur l’ensemble et sur plusieurs détails de l’histoire littéraire de cet âge. »
L’appréciation de Vincent de Beauvais par Daunou est de tout point applicable à Pline, et je n’en veux pas d’autre pour l’auteur latin.
- ↑ Vers le solstice d’hiver, à Rome, la sixième heure répond à minuit, la septième à une heure vingt minutes, la huitième à deux heures quarante minutes.
- ↑ La première heure de la nuit commençait au coucher du soleil.
- ↑ III, 8.
- ↑ Voyez surtout l’inscription récemment découverte à Viterbe, et publiée dans les Annales de l’Institut archéologique, t. 1, p. 672. D’après ce curieux document, un aqueduc d’environ 6 000 pas ne traversait dans son parcours que sept propriétés.