Histoire grecque (Trad. Talbot)/Livre 7

Histoire grecque (Trad. Talbot)
Traduction par Eugène Talbot.
Histoire grecqueHachetteTome 1 (p. Livre VII-632).
◄  LIVRE VI.


LIVRE VII.




CHAPITRE PREMIER.


Négociations entre Sparte et Athènes. — L’alliance est conclue. — Les Thébains ravagent le Péloponèse. — Secours de Denys aux Lacédémoniens. — Succès de Lycomède dans l’Arcadie. — Intervention du roi de Perse. — Second secours de Denys. — Archidamas en Arcadie. — Députation auprès du roi. — Projet de paix, non suivi d’effet. — Épaminondas en Achaïe. — Révolutions en Achaïe et à Sicyone.


(Avant J. C. 368, 367, 366.)


L’année suivante, il vient à Athènes des députés munis des pleins pouvoirs des Lacédémoniens et de leurs alliés, pour discuter les conditions d’une alliance entre Lacédémone et Athènes. Beaucoup d’étrangers et d’Athéniens disant que l’alliance devait avoir lieu sur un pied d’égalité parfaite, le Phliasien Proclès prononce le discours suivant :

« Puisqu’il vous a paru bon, Athéniens, de vous faire des amis des Lacédémoniens, il me semble qu’il faut viser à ce que cette amitié dure le plus longtemps possible. Or, c’est en posant pour bases du traité les conditions les plus avantageuses aux deux partis, que nous pourrions, du moins selon toute vraisemblance, rester le plus unis.

« Nous nous trouvons à peu près d’accord sur tous les points, excepté sur l’hégémonie[1], qui fait le sujet actuel de la discussion. Votre conseil a proposé que le commandement appartînt sur mer à votre cité, sur terre aux Lacédémoniens, et il me semble aussi, à moi, que cette répartition est commandée moins par la prudence humaine, que par la nature même et par la providence des dieux. Et d’abord vous avez une position des plus favorables à l’empire de la mer ; car la plupart des villes auxquelles la mer est nécessaire sont bâties dans les environs de votre cité, et elles sont toutes plus faibles que vous. Ensuite, vous possédez des ports, sans lesquels il n’y a pas de puissance maritime. Vous avez en outre beaucoup de trirèmes, et c’est chez vous une habitude héréditaire d’augmenter sans cesse la marine. D’ailleurs, tous les arts que requiert cette puissance ont pris chez vous droit de cité ; et, pour ce qui est de l’habileté dans la marine, vous laissez tous les peuples bien loin derrière vous. La plupart d’entre vous, en effet, ne vivent que de la mer, de sorte que, tout en soignant vos intérêts particuliers, vous devenez habiles dans les manœuvres navales. Mais il y a plus : aucun port ne pourrait fournir plus de vaisseaux à la fois que le vôtre, ce qui n’est pas peu de chose pour l’hégémonie, attendu que tout le monde préfère venir se réunir autour de celui qui est en force dès l’origine. D’ailleurs les dieux mêmes vous ont donné de réussir en cela. Vous avez livré les batailles navales les plus nombreuses et les plus grandes, vous n’avez essuyé que peu de revers, et vous avez, au contraire, remporté le plus de succès ; il est donc naturel que les alliés préfèrent courir avec vous les chances de ces combats.

« Du reste, la nécessité et le devoir qui vous sont imposés de veiller à votre marine, vous les comprendrez par ce que je vais dire. Les Lacédémoniens vous faisaient la guerre depuis de longues années, et, bien que vainqueurs sur terre, ils n’avançaient en rien votre ruine. Mais, aussitôt que la divinité leur eut accordé d’être vos maîtres sur mer, vous leur fûtes aussitôt complètement assujettis. N’est-ce donc pas là une preuve évidente que tout votre salut dépend de votre puissance maritime ? Cela étant, comment serait-il de votre intérêt de laisser aux Lacédémoniens l’empire de la mer, puisqu’ils conviennent eux-mêmes de leur infériorité dans la marine, et que les chances ne sont pas égales dans les batailles navales, vu qu’ils n’exposent que les hommes qui sont sur leurs trirèmes, tandis que vous risquez le sort de vos enfants, de vos femmes et de votre ville tout entière.

« Voilà pour vous l’état de la question. Voyons maintenant ce qui regarde les Lacédémoniens. Et d’abord ils habitent au milieu des terres, de sorte que, s’ils sont maîtres sur terre, leur existence n’est nullement compromise par les revers maritimes. C’est parce qu’ils l’ont senti eux-mêmes, que, dès leur enfance, ils se livrent aux exercices nécessaires aux armées de terre. La chose essentielle entre toutes, l’obéissance aux chefs, ils la possèdent au plus haut degré sur terre, comme vous sur mer. Ensuite ils peuvent mettre en campagne une nombreuse armée de terre, avec la même promptitude que vous pouvez équiper une flotte puissante. D’où il résulte que les alliés viennent aussi se joindre à eux avec la plus entière confiance. La divinité leur a d’ailleurs accordé sur terre le même bonheur qu’à vous sur mer : ils ont aussi soutenu sur terre le plus grand nombre de luttes, éprouvé le moins de revers et remporté, au contraire, le plus de succès.

« Ainsi la nécessité où ils se trouvent de porter toute leur activité du côté de la terre, comme vous du côté de la mer, ressort des faits mêmes : car, bien que vous leur ayez gagné souvent des batailles navales, vous n’en étiez cependant nullement plus près de les avoir définitivement vaincus ; mais, après une seule défaite sur terre, ils ont vu à l’instant compromise l’existence de leurs enfants, de leurs femmes et de toute leur cité. Comment donc ne leur serait-il pas pénible de laisser à d’autres la suprématie sur terre, quand ils sont les premiers sur cet élément ?

« Voilà pourquoi j’ai parlé dans le sens du projet du conseil, lequel offre, à mon avis, les plus grands avantages aux deux peuples. Puissiez-vous être heureux, pour avoir pris la décision la plus conforme à nos intérêts communs ! »

Tel est son discours. Les Athéniens et les Lacédémoniens présents approuvent vivement ces paroles ; mais Céphisodote se présentant : « Athéniens, dit-il, vous ne vous apercevez pas qu’on vous trompe ; mais, si vous m’écoutez, je vais vous en donner tout de suite la preuve. Oui, vous commanderez sur mer. Mais, les Lacédémoniens devenant vos alliés, il est clair qu’ils vous enverront des triérarques, et probablement aussi des épibates lacédémoniens ; les matelots seront également des hilotes ou des mercenaires : voilà les hommes que vous aurez à commander. Tandis que, quand les Lacédémoniens vous annonceront une expédition sur terre, il est clair que vous leur enverrez vos hoplites et votre cavalerie. Par là, ils vous auront vous-mêmes sous leurs ordres, et vous, vous n’aurez sous les vôtres que des esclaves et des gens de rien. Réponds-moi, Timocrate de Lacédémone, dit-il ; n’as-tu pas dit tout à l’heure que tu venais pour conclure l’alliance sur un pied d’égalité parfaite ? — Je l’ai dit. — Peut-il donc y avoir, continue Céphisodote, une égalité plus parfaite que si chacun commande à son tour la flotte et l’armée de terre, et si vous participez, vous, aux avantages que peut offrir le commandement sur mer, et nous à ceux que peut offrir le commandement sur terre ? »

En entendant ces paroles, les Athéniens changent de visée et décrètent que chacun des deux États aura le commandement pendant cinq jours.

Les troupes des deux États et leurs alliés s’étant rendus à Corinthe, on convient de garder en commun le mont Onée ; puis, quand arrivent les Thébains et leurs alliés, on se range pour garder, les uns ce passage du mont Onée, les autres cet autre : les Lacédémoniens et les Pelléniens se placent à l’endroit le plus exposé. Lorsque les Thébains et leurs alliés ne sont plus qu’à trente stades de ces portes, ils se campent dans la plaine. Calculant alors le temps qu’ils croient nécessaire pour franchir cette distance, ils marchent dès l’aube contre le poste des Lacédémoniens : leur calcul ne les trompe point ; ils tombent sur les Lacédémoniens et les Pelléniens, au moment où l’on venait de relever les gardes de nuit, et où les soldats se levaient de leur lit pour aller où chacun avait affaire. Les Thébains, s’élançant préparés en bon ordre, taillent en pièces ces gens pris au dépourvu et en désordre. Comme ceux qui s’échappèrent de cette affaire s’étaient réfugiés sur la colline la plus proche, le polémarque des Lacédémoniens avait encore pu conserver sa position en prenant avec lui autant d’hoplites et de peltastes des alliés qu’il aurait voulu ; il lui était facile de faire venir en toute sûreté les approvisionnements de Cenchrées. Il ne le fit point ; mais, tandis que les Thébains sont tout à fait embarrassés sur la manière dont ils descendront du côté de Sicyone, ou retourneront sur leurs pas, il fait une trêve que la plupart regardent comme plus avantageuse pour les Thébains que pour les siens ; après quoi il se retire et emmène ses troupes.

Les Thébains descendent en toute sûreté, se réunissent à leurs alliés acadiens, argiens et éléens, et commencent par attaquer Sicyone et Pellène ; puis ils marchent sur Épidaure et en ravagent tout le territoire. Ils se retirent ensuite sans se préoccuper des ennemis, et, quand ils sont près de la ville de Corinthe, ils s’élancent au pas de course vers la pente qui mène à Phlionte, afin de s’y précipiter s’ils la trouvent ouverte. Mais quelques troupes légères de la ville se portent en armes à la rencontre des soldats d’élite des Thébains, qui n’étaient plus même à quatre plèthres des murailles, et, montant sur les buttes tumulaires et sur les éminences du terrain, elles lancent des flèches et des traits sur les ennemis, dont elles tuent, en grand nombre, les plus avancés ; puis, après les avoir mis en fuite, elles les poursuivent l’espace de trois ou quatre stades. Cela fait, les Corinthiens tirent les morts près des murailles, accordent une trêve à l’ennemi pour les relever, et dressent un trophée. Ce succès rend un peu de cœur aux alliés des Lacédémoniens.

Pendant que ces événements ont lieu, les Lacédémoniens reçoivent de Denys un secours de plus de vingt trirèmes. Elles amenaient des Celtes, des Ibères et une cinquantaine de cavaliers. Le lendemain, les Thébains et tous leurs alliés rangés en bataille, de manière à remplir la plaine jusqu’à la mer et aux collines attenantes à la ville, détruisent dans la plaine tout ce qui pouvait être utile. Les cavaleries des Athéniens et des Corinthiens n’approchent guère, à la vue d’une armée ennemie forte et nombreuse. Mais les cavaliers de Denys, malgré leur petit nombre, s’éparpillent çà et là, et, galopant le long de la ligne des ennemis, lancent leurs javelots en s’approchant, puis se retirent dès qu’on s’avance contre eux, et, se retournant ensuite, recommencent à lancer leurs traits. Au milieu de cette manœuvre, ils descendent de cheval et se reposent, et, lorsque l’ennemi veut en profiter pour charger, ils sautent lestement sur leurs chevaux et battent en retraite. Si quelques ennemis se laissent aller à la poursuite loin de l’armée, ils les pressent lorsqu’ils se retirent, leur lancent des javelots et leur font beaucoup de mal. Ils forcent ainsi toute l’armée à s’avancer et à se retirer à cause d’eux.

Cependant les Thébains ne restent plus que quelques jours et regagnent leurs foyers ; leurs alliés en font autant. Alors les troupes de Denys marchent contre Sicyone, défont les Sicyoniens dans la plaine en bataille rangée, et leur tuent environ soixante-dix hommes. Ils prennent d’assaut le fort de Déra. Après ces exploits, les premiers secours de Denys voguent de nouveau vers Syracuse.

Jusque-là, les Thébains et tous les peuples séparés des Lacédémoniens avaient agi de concert, et, dans toutes les expéditions, on avait laissé le commandement aux Thébains. Mais il survint un certain Lycomède de Mantinée, homme qui ne le cédait à personne pour la naissance, et qui, haut placé par la richesse, était en outre ambitieux. Il excite chez les Arcadiens des pensées orgueilleuses : il leur dit qu’eux seuls peuvent regarder le Péloponése comme leur patrie, puisque eux seuls y sont autochtones ; il leur répète que la nation arcadienne est la plus nombreuse de la Grèce, et l’emporte surtout par la complexion robuste de ses habitants ; il leur montre qu’ils sont les plus vaillants, et leur en donne pour preuve que, quand on a besoin d’auxiliaires, on préfère les Arcadiens à tous les autres peuples, ajoutant que, sans eux, les Lacédémoniens n’auraient jamais pu attaquer le territoire d’Athènes, ni les Thébains arriver maintenant jusqu’à Lacédémone. « Si donc, dit-il, vous avez du bon sens, vous vous épargnerez la peine de venir où l’on vous appelle. De même qu’auparavant vous avez accru le pouvoir des Lacédémoniens en marchant à leur suite, ainsi maintenant, si vous suivez aveuglément les Thébains sans réclamer votre part du commandement, peut-être trouverez-vous bientôt en eux d’autres Lacédémoniens. »

Les Arcadiens étaient enflés d’orgueil par ces discours, et ils chérissaient Lycomède, qu’ils regardaient comme le seul digne du nom d’homme. Ils choisissent donc tous les chefs qu’il leur indique. Les événements contribuent encore à augmenter la haute opinion qu’ils ont d’eux-mêmes. Les Argiens, en effet, ayant fait une invasion sur le territoire d’Épidaure, ont leur retraite coupée par les mercenaires de Chabrias, les Athéniens et les Corinthiens. Alors les Arcadiens les secourent et délivrent ces Argiens assiégés de toutes parts, bien qu’ils aient à lutter contre les hommes et les localités. Dans une autre expédition faite contre Asiné[2], en Laconie, ils défont la garnison lacédémonienne, tuent le polémarque spartiate Géranor et pillent le faubourg d’Asiné. Quand ils veulent aller quelque part, ni la nuit, ni le mauvais temps, ni la longueur de la route, ni les montagnes impraticables ne les arrêtent ; de sorte qu’au moins à cette époque, ils se croient de beaucoup les plus puissants. Aussi les Thébains se défiaient-ils des Arcadiens et n’étaient plus bien disposés en leur faveur. Quant aux Éléens, ils redemandent aux Arcadiens les villes dont ils ont été dépouillés par les Lacédémoniens ; mais voyant le peu de cas qu’on fait de leurs prières, et les égards qu’on a pour les Triphyliens et les autres États séparés d’eux, et soi-disant Arcadiens, les Éléens commencent aussi à être mal disposés envers les Arcadiens.

Tandis que chacun des alliés s’exagère ainsi son importance, Philiscus d’Abydos arrive, porteur de grandes sommes fournies par Ariobarzane. Il rassemble d’abord à Delphes les Thébains, leurs alliés et les Lacédémoniens, pour traiter de la paix. Une fois réunis, ils ne consultent point le dieu sur la manière dont la paix peut être faite, et délibèrent pour leur compte ; mais, comme les Thébains refusent de consentir à ce que Messène soit assujettie aux Lacédémoniens, Philiscus lève de nombreux mercenaires, afin de faire la guerre de concert avec les Lacédémoniens.

Pendant ce temps arrivent les seconds secours envoyés par Denys. Les Athéniens prétendent qu’il faut les envoyer en Thessalie contre les Thébains ; les Lacédémoniens, au contraire, en Laconie, et ce dernier avis prévaut chez les alliés. Quand l’escadre de Denys est arrivée en Laconie, Archidamas en joint les soldats aux troupes de Sparte et entre en campagne. Il enlève Caryes d’assaut, et y égorge tous ceux qu’il prend vivants. De là il marche à la tête de ses troupes directement contre les Parrhasiens d’Arcadie, et ravage leur pays ; mais, à l’approche des Arcadiens et des Argiens, il bat en retraite et vient se camper sur les collines près de Midéa[3].

Il se trouvait en cet endroit lorsque Cissidas, commandant des secours envoyés par Denys, déclare que le temps qu’il lui avait été prescrit de rester est écoulé ; ce que disant il repart pour Sparte. Mais à peine s’est-il séparé de l’armée, qu’il est arrêté par les Messéniens dans un défilé. Il envoie alors demander à Archidamas de venir à son secours : et Archidamas, malgré tout, lui vient en aide. Quand il est arrivé au tournant qui mène chez les Eutrésiens, les Arcadiens et les Argiens s’avancent vers la Laconie afin de lui couper le chemin de Sparte ; mais Archidamas descend dans un endroit plat, au carrefour des routes d’Eutrésie et de Midéa, et il y range son armée en bataille. Il passe, dit-on, devant les loches, et les exhorte en ces termes : « Citoyens, qu’aujourd’hui notre bravoure nous donne le droit de marcher la tête haute. Remettons à nos descendants notre patrie telle que nous l’avons reçue de nos pères. Cessons d’avoir à rougir devant nos enfants, nos femmes, les vieillards et les étrangers, qui jadis avaient les yeux sur nous plus que sur tous les Grecs. » Il achevait, lorsque, au milieu d’un ciel pur, on voit, dit-on, des éclairs accompagnés de tonnerre, ce qu’on regarde comme un heureux présage : il se trouve aussi que près de son aile droite étaient un bois sacré et une statue d’Hercule, dont il est, dit-on, un descendant. Toutes ces circonstances inspirent une telle ardeur et une telle confiance, que c’est toute une affaire pour les chefs d’empêcher les soldats de s’élancer en avant. Aussi, quand Archidamas s’est mis à leur tête, le peu d’ennemis qui tient ferme jusqu’à la portée de la lance est tué ; le reste prend la fuite et tombe en partie sous les coups des cavaliers et des Celtes. Le combat fini, Archidamas, après avoir élevé un trophée, envoie aussitôt à Sparte le héraut Démotèle annoncer la grandeur de la victoire, les Lacédémoniens n’ayant pas perdu un seul homme, tandis qu’il était mort une foule d’ennemis. On dit qu’à cette nouvelle les sénateurs de Sparte, à commencer par Agésilas, versent tous des larmes : telle est, en effet, la propriété des larmes, d’être communes à la joie ou à la douleur. Ce revers des Arcadiens, cependant, ne réjouit guère moins les Thébains et les Éléens que les Lacédémoniens, vu la haine qu’inspirait déjà leur orgueil.

Les Thébains, qui songeaient constamment à la manière dont ils s’empareraient de l’hégémonie de la Grèce, pensent que, s’ils envoient des ambassadeurs au roi des Perses, ils trouveront auprès de lui quelque avantage. Pour cela, après avoir préalablement engagé les alliés à se joindre à eux, sous prétexte que le Lacédémonien Euthyclès est auprès du roi, ils députent Pélopidas de la part des Thébains, Antiochus le pancratiaste de la part des Arcadiens, et Archidamas de la part des Éléens : ce dernier est accompagné d’Argius. De leur côté, les Athéniens, à cette nouvelle, envoient Timagoras et Léon. Lorsque les députés sont arrivés en Perse, Pélopidas a le plus d’influence auprès du roi. En effet, il avait à dire que, seuls d’entre les Grecs, les Thébains s’étaient battus pour le roi à Platées, et que jamais, plus tard, ils n’avaient porté les armes contre lui, que les Lacédémoniens leur faisaient la guerre uniquement parce qu’ils n’avaient pas voulu marcher contre lui avec Agésilas, ni le laisser sacrifier à Diane, à Aulis, où Agamemnon avait sacrifié avant de s’embarquer pour l’Asie et de s’emparer de Troie. Ce qui contribue encore à mettre Pélopidas en grand crédit, c’est la victoire remportée par les Thébains au combat de Leuctres, et les ravages qu’ils ont exercés, au vu de tous, dans le pays des Lacédémoniens. Pélopidas raconte aussi que les Argiens et les Arcadiens ont été défaits dans une bataille par les Lacédémoniens, quand les Thébains n’étaient pas avec eux. Tout ce qu’il dit est confirmé par le témoignage de l’Athénien Timagoras, qui, après Pélopidas, jouit de la plus grande considération.

Là-dessus le roi, ayant demandé à Pélopidas quel genre d’édit il désirait, Pélopidas demande que les Lacédémoniens reconnaissent l’indépendance de Mantinée, que les Athéniens tirent leurs vaisseaux sur terre, que, s’ils ne se conforment pas à ces clauses, on leur fasse la guerre, et que, si une ville refuse de prendre part à l’expédition, on marche d’abord contre elle.

Ces conditions rédigées et lues aux députés, Léon dit de manière que le roi puisse l’entendre : « Par Jupiter ! Athéniens, il est temps pour vous, ce me semble, de chercher un autre ami que le roi. » Le secrétaire ayant répété au roi les paroles de l’Athénien, il rapporte cette addition au décret, que, si les Athéniens savent quelque chose de plus juste, ils doivent venir en informer le roi.

Lorsque les députés sont revenus chacun dans leur patrie, les Athéniens mettent à mort Timagoras, accusé par Léon de n’avoir pas voulu habiter avec lui et d’avoir constamment agi de concert avec Pélopidas. Quant aux autres députés, Archidamus d’Élis loue la cour du roi, parce que celui-ci a témoigné plus de considération à Élis qu’aux Arcadiens ; mais Antiochus, choqué de ce que la confédération arcadienne a été traitée d’une manière inférieure, refuse les présents, et annonce aux Dix mille[4] que le roi a une foule de panetiers, de cuisiniers, d’échansons et de portiers, mais que, malgré toutes ses recherches, il n’a pu voir des hommes capables de combattre contre les Grecs. Il ajoute que, du reste, la grandeur de ses richesses ne leur parait qu’une fanfaronnade, vu que le platane d’or si vanté ne pourrait donner de l’ombre à une cigale[5].

Quand les Thébains ont convoqué tous les États, pour entendre la lecture de la lettre du roi, et que le Perse, porteur du décret, après avoir montré le sceau du roi, en a lu la teneur, les Thébains invitent alors ceux qui veulent être les amis du roi et les leurs à jurer d’observer ces conditions, mais les députés des villes répondent qu’ils ont été envoyés, non pas pour prêter serment, mais pour prendre connaissance de la lettre, et engagent les Thébains à envoyer dans les villes, s’ils désirent qu’on prête serment. L’Arcadien Lycomède, cependant, dit également que la réunion ne doit pas avoir lieu à Thèbes, mais où se fait la guerre. Là-dessus le Thébain, s’irritant contre lui, et disant qu’il cherche à détruire l’alliance, ne veut plus siéger dans le conseil, et part avec tous les députés de l’Arcadie. Comme les députés réunis à Thèbes ne veulent pas prêter serment, les Thébains envoient des personnes chargées de faire jurer fidélité à l’édit du roi ; ils se figurent que chaque ville hésitera à s’attirer leur inimitié et celle du roi. Mais les Corinthiens, chez lesquels ils viennent d’abord, leur ayant tenu tête et répondu qu’ils n’avaient que faire de l’alliance du roi, plusieurs autres villes suivent leur exemple et font la même réponse. Tel est le résultat des brigues de Pélopidas et des Thébains pour parvenir au commandement.

D’autre part, Épaminondas, qui voulait s’attacher les Achéens, afin que les Arcadiens et les autres alliés eussent plus de considération pour Thèbes, décide une campagne contre l’Achaïe. Il persuade donc à l’Argien Pisias, général à Argos, d’occuper d’avance le mont Onée. Pisias, apprenant que les troupes qui le gardaient, sous le commandement de Nauclès, chef des mercenaires de Lacédémone, et de l’athénien Timomaque, font négligemment leur service, s’empare de nuit, avec deux mille hoplites, de la colline au-dessus de Cenchrées, ayant avec lui des vivres pour sept jours. Les Thébains arrivent dans cet espace de temps, franchissant le mont Onée, et marchent avec tous les alliés contre l’Achaïe, sous la conduite d’Épaminondas. Les principaux de l’Achaïe s’étant mis à ses pieds, Épaminondas obtient, par son influence, que les oligarques ne seront point exilés, ni la forme du gouvernement changée ; puis, après avoir reçu des Achéens l’engagement d’être les alliés des Thébains et de les suivre partout où ils les mèneraient, il s’en retourne dans sa patrie. Cependant, comme les Arcadiens et ses ennemis l’accusent d’avoir quitté l’Achaïe, après l’avoir organisée en faveur des Lacédémoniens, les Thébains décident d’envoyer des harmostes dans les villes achéennes. Ceux-ci, à leur arrivée, chassent les oligarques avec l’aide de la populace, et établissent en Achaïe des gouvernements démocratiques ; mais les bannis se coalisent promptement, marchent contre chacune des villes isolément, y rentrent, grâce à leur nombre, et les retiennent sous leur dépendance. Une fois rétablis, ils n’observent plus la neutralité, mais ils soutiennent vigoureusement les Lacédémoniens ; de sorte que les Arcadiens sont pressés d’un côté par les Lacédémoniens, de l’autre par les Achéens.

À Sicyone, cependant, le gouvernement s’était conservé suivant les anciennes lois ; mais Euphron, qui, sous les Lacédémoniens, était le citoyen le plus puissant, veut conserver son rang sous leurs adversaires. Il dit donc aux Argiens et aux Arcadiens que, si le parti des riches conserve le gouvernement de Sicyone, il est clair qu’à la première occasion la ville se déclarera de nouveau pour les Lacédémoniens. « Sachez, au contraire, dit-il, que, si la démocratie s’établit, la ville vous restera pour toujours. Si donc vous me secondez, je me charge, moi, de convoquer le peuple, et je vous donnerai à la fois cette garantie de ma fidélité et une alliée solide de votre ville. Ce qui me fait agir ainsi, ajoute-t-il, sachez-le bien, c’est que, comme vous, j’étais las depuis longtemps de l’orgueil des Lacédémoniens, et que j’échapperais volontiers à la servitude. » Les Arcadiens et les Argiens l’entendent avec plaisir et se rendent auprès de lui. Euphron aussitôt, profitant de la présence des Arcadiens et des Argiens, convoque le peuple à l’agora pour lui déclarer que désormais le gouvernement sera fondé sur l’égalité la plus parfaite. Dès que les citoyens sont réunis, il les engage à se choisir les stratèges qu’ils veulent. On élit donc Euphron lui-même, Hippodamus, Cléandre, Acrise et Lysandre. Cela fait, Euphron met son fils Adéas à la tête des mercenaires, après en avoir ôté le commandement à Lysimène, qui l’avait auparavant. Ensuite il s’assure, par des bienfaits, quelques-uns des mercenaires, puis il en enrôle d’autres, sans ménager pour cela le trésor public ni les fonds sacrés. Il emploie également à ses desseins la fortune de ceux qu’il exile pour attachement aux Lacédémoniens, fait périr par ruse ou exile tous ses collègues, réduit ainsi tout sous son pouvoir, et devient un vrai tyran. Afin d’obtenir l’assentiment des alliés, il leur prodigue son argent, ses biens, il les accompagne avec ses mercenaires dans toutes leurs expéditions.


CHAPITRE II.


Phlionte[6] ; sa bravoure, sa fidélité envers ses alliés.


(Avant J. C. 371, 370, 369, 368, 367, 366.)


Les choses en étaient là, et les Argiens avaient déjà fortifié contre Phlionte le fort de Tricaranum, au-dessus du temple de Junon, lorsque les Sicyoniens entourèrent aussi de murs Thyamia, sur la frontière des Phliasiens. Ceux-ci sont donc vivement pressés et privés de vivres. Cependant, ils n’en persévèrent pas moins dans la fidélité de leur alliance. Quand les grandes villes font quelque action glorieuse, tous les historiens la mentionnent. Mais pour moi, il me semble que lorsqu’une ville, si petite qu’elle soit, se signale par un grand nombre de belles actions, elle mérite encore plus qu’on les fasse connaître. Les Phliasiens étaient donc amis des Lacédémoniens, quand ceux-ci étaient au comble de la prospérité. Mais après leur revers à la bataille de Leuctres, malgré la révolte de beaucoup de périèques et celle de tous les hilotes, malgré même la désertion de presque tous les alliés, quand tous les Grecs les abandonnaient, ils leur restèrent fidèles, et, quoiqu’ils eussent pour ennemis les peuples les plus puissants du Péloponèse, les Arcadiens et les Argiens, ils vinrent les secourir. Désignés par le sort pour passer à Prasies[7], comme dernier corps des auxiliaires, qui étaient les Corinthiens, les Épidauriens, les Trézéniens, les Hermioniens, les Haliens, les Sicyoniens et les Pelléniens, non-seulement ils ne trahirent pas ; mais, abandonnés par le commandant, qui partit à la tête de ceux qui avaient traversé les premiers, ils ne se laissèrent point rebuter, mais ils prirent à leurs frais un guide de Prasies, à cause de la présence des ennemis à Amyclées, et parvinrent, autant que possible, à se frayer un chemin jusqu’à Sparte. Aussi les Lacédémoniens leur donnèrent-ils différentes marques d’honneur, et leur envoyèrent un bœuf en présent d’hospitalité.

Quand les ennemis se furent retirés de Lacédémone et que les Argiens, irrités du zèle des Phliasiens pour les Lacédémoniens, envahirent en masse le territoire de Phlionte, qu’ils ravagèrent, ils ne cédèrent point ; mais, au moment où les ennemis se retiraient, après avoir saccagé tout ce qu’ils avaient pu, la cavalerie phliasienne fait une sortie et les suit de près ; et, bien que toute la cavalerie argienne et les loches déployées derrière elle composent l’arrière-garde, les Phliasiens, au nombre de soixante, les chargent et les mettent en pièces ; ils ne leur tuent, il est vrai, que peu de monde, mais ils élèvent un trophée à la vue des Argiens aussi bien que s’ils les eussent tous tués.

Une autre fois, les Lacédémoniens et leurs alliés gardaient le mont Onée, pendant que les Thébains s’approchaient pour le franchir. Les Arcadiens et les Éléens traversaient Némée pour aller se réunir aux Thébains, lorsque des exilés de Phlionte viennent leur dire que, s’ils veulent seulement se montrer, ils prendront cette ville. Dès qu’on est d’accord sur l’entreprise, les exilés, accompagnés de six cents hommes environ, viennent se placer de nuit avec des échelles au pied même de la citadelle. Puis, lorsque les éclaireurs de Tricaranum annoncent l’approche des ennemis, les traîtres profitent du moment où toute l’attention de la ville est tournée de ce côté, et donnent aux gens postés au pied du mur le signal pour monter. Ceux-ci, une fois en haut, s’emparent des armes abandonnées des gardes et poursuivent les sentinelles de jour, qui étaient au nombre de dix, vu que chaque dizain avait laissé un homme : ils tuent un garde endormi, et un autre qui s’était réfugié dans le temple de Junon. Aussitôt que les sentinelles en fuite se mettent à sauter du haut du mur qui regarde la ville, il n’y a plus de doute que la citadelle ne soit au pouvoir des assaillants. Mais, lorsque les cris d’alarme sont parvenus dans la ville, les citoyens accourent en armes ; les ennemis commencent par sortir de l’acropole et combattent en avant de la porte, qui conduit à la ville : là, se voyant entourés par le nombre de ceux qui arrivent sans cesse contre eux, ils se retirent de nouveau dans l’acropole, où les citoyens se précipitent avec eux. Le milieu de l’acropole est bientôt balayé. Mais les ennemis montent sur la muraille et sur les tours, d’où ils frappent et lancent leurs traits sur ceux qui se trouvent dans l’enceinte. Ceux-ci se défendent d’en bas, et combattent le long des rampes qui mènent sur la muraille. Quand les citoyens se sont emparés çà et là de quelques tours, ils s’avancent en désespérés sur les assaillants, les culbutent par leur audace dans la lutte et les resserrent sur un petit espace. Dans le même moment, les Arcadiens et les Argiens entourent la ville, vers le haut de laquelle ils se mettent à saper le mur de l’acropole. Alors les gens de l’intérieur[8] frappent d’un côté ceux qui sont sur le mur, et de l’autre ceux qui sur les échelles essayent d’escalader, tandis que d’autres sont aux prises avec ceux qui étaient montés sur les tours : ayant trouvé du feu dans les tentes, ils les incendient, et rapportent pour ce dessein des gerbes qui se trouvaient avoir été moissonnées dans l’acropole même. Alors ceux qui étaient sur les tours sautent en bas dans la crainte des flammes, et ceux qui se trouvaient sur la muraille tombent sous les coups des citoyens. Toutefois, dès qu’ils ont commencé à céder, toute l’acropole est bientôt vide d’ennemis. La cavalerie fait aussitôt une sortie. Les ennemis, en la voyant, se retirent, abandonnant leurs échelles et leurs morts, ainsi que quelques vivants estropiés. Ils ne perdirent pas moins de quatre-vingts hommes, en comptant ceux qui périrent en combattant dans l’intérieur de l’acropole, ainsi que ceux qui s’élancèrent au dehors. Alors on put voir les hommes s’embrasser en se félicitant de leur délivrance, et les femmes leur apporter à boire en versant des larmes de joie : il fallait voir tous les assistants pleurer vraiment et rire tout ensemble.

L’année suivante, les Argiens et tous les Arcadiens envahissent encore Phlionte. La cause de ces attaques continuelles contre les Phliasiens était à la fois leur colère contre la position de cette ville située entre leurs deux frontières, et l’espérance où ils étaient toujours que le manque de vivres la leur livrerait. Mais dans cette invasion les cavaliers et les troupes d’élite des Phliasiens, réunis aux cavaliers athéniens qui se trouvaient présents, fondent sur l’ennemi au moment où il passait le fleuve[9], le défont et le forcent à se retirer pour le reste du jour sur les montagnes, comme s’il craignait dans la plaine de fouler aux pieds des récoltes amies.

Une autre fois, une expédition est dirigée contre Phlionte par le commandant thébain de Sicyone, à la tête de sa garnison et des troupes sicyoniennes et pelléniennes. En effet, ils obéissaient déjà aux Thébains. Euphron se met aussi de l’expédition avec son corps de mercenaires, deux mille hommes environ. Ils descendent tous par Tricaranum, sur le temple de Junon, pour ravager la campagne, à l’exception des Sicyoniens et des Pelléniens, que le commandant laisse sur les hauteurs, près des portes qui conduisent à Corinthe, afin que les Phliasiens ne puissent pas, en les tournant de ce côté, venir s’établir sur leur tête, au-dessus du temple de Junon. Dès que les gens de la ville savent que les ennemis fondent sur la plaine, la cavalerie et les troupes d’élite des Phliasiens font une sortie, engagent le combat et empêchent les ennemis d’entrer dans la plaine. Ils passent en cet endroit la plus grande partie du jour à escarmoucher de loin. Euphron et sa troupe poursuivent l’ennemi jusqu’aux endroits accessibles à la cavalerie, et ceux de la ville jusqu’au temple de Junon. Quand les ennemis croient qu’il est temps de partir, ils font le tour de Tricaranum ; en effet, le ravin situé devant ce fort les empêchait de se rendre en ligne droite vers les Pelléniens. Les Phliasiens, après les avoir suivis pendant quelques instants vers la hauteur, se détournent et marchent par le chemin le long du mur contre le corps des Pelléniens. Le commandant thébain, remarquant alors la marche rapide des Phliasiens, lutte de vitesse afin d’arriver avant eux au secours des Pelléniens. Mais les cavaliers arrivés les premiers chargent les Pelléniens, qui soutiennent le premier choc, puis se retirant, ils reviennent à la charge avec les fantassins qui les avaient rejoints, et l’on en vient aux mains. Dès lors les ennemis plient et laissent sur le terrain quelques Sicyoniens et un grand nombre de Pelléniens, braves soldats. Cela fait, les Phliasiens élèvent un magnifique trophée, et chantent un péan, comme de juste. Les Thébains et Euphron regardent tout cela, comme s’ils étaient accourus à un spectacle. Les deux partis se retirent ensuite l’un sur Sicyone, l’autre dans la ville.

Voici encore une belle action des Phliasiens : ils prennent vivant le Pellénien Proxène, et, quoiqu’ils manquent de tout, ils le renvoient sans rançon. Comment ne point appeler généreux et braves des gens qui se conduisent ainsi ?

On connaît, du reste, leur constance à garder la foi à leurs amis. Comme ils ne retiraient rien de leurs terres, ils vivaient, soit de ce qu’ils prenaient sur l’ennemi, soit de ce qu’ils achetaient à Corinthe, au marché de laquelle ils se rendaient à travers mille dangers, ne pouvant se procurer des fonds qu’avec difficulté, éprouvant la même difficulté à trouver des gens qui leur fournissent des vivres ou des répondants pour les bêtes de somme qui les apportaient. Ils étaient déjà dans un dénûment complet, quand ils amenèrent Charès à escorter le convoi. Lorsqu’il est arrivé à Phlionte, ils le prient d’emmener les bouches inutiles à Pellène. Ils les y laissent, achètent des provisions, préparent autant de bêtes de somme que possible, et repartent de nuit. Ils savaient bien que les ennemis les épiaient, mais ils pensaient qu’il était moins terrible de combattre que de n’avoir pas de quoi manger. Les Phliasiens marchaient en avant avec Charès, lorsqu’ils rencontrent les ennemis. Ils se mettent aussitôt à l’œuvre et fondent dessus en s’excitant réciproquement, et tout en criant à Charès de venir les secourir. La victoire leur reste, et, la route balayée, ils arrivent eux-mêmes sains et saufs à Phlionte, avec tout ce qu’ils amènent. Comme ils avaient veillé la nuit, ils dorment bien avant dans le jour ; Dès que Charès est levé, les cavaliers et les hoplites se rendent vers lui et lui disent : « Charès, tu peux aujourd’hui te signaler par l’action la plus glorieuse. Les Sicyoniens fortifient contre nous une place sur les frontières ; ils ont un grand nombre d’ouvriers, mais ils n’ont pas beaucoup d’hoplites. Nous marcherons donc en tête, nous tous les cavaliers et l’élite des hoplites, et, si tu veux nous suivre avec tes mercenaires, peut-être trouveras-tu la besogne déjà faite, peut-être, en paraissant, décideras-tu la déroute, comme à Pellène. Si tu vois dans ce que nous te proposons quelque chose de trop difficile, offre un sacrifice aux dieux pour les consulter, car nous pensons que les dieux t’engageront, encore plus que nous, à faire ce que nous te demandons. Tu ne dois pas ignorer, Charès, que, si tu agis de la sorte, tu posséderas un fort contre l’ennemi, tu sauveras une ville amie, et tu acquerras la plus grande gloire dans ta patrie, le plus grand renom chez les alliés et les ennemis. »

Charès, persuadé, offrit un sacrifice. Alors les cavaliers phliasiens, sans perdre un instant, mettent leurs cuirasses et brident leurs chevaux, tandis que les hoplites font tous les préparatifs ordinaires à l’infanterie. Comme ils se rendent, après avoir pris leurs armes, vers l’endroit où le sacrifice a lieu, ils rencontrent Charès et le devin, qui leur annoncent que les victimes sont favorables. « Mais attendez, ajoute-t-il, nous allons partir aussi. » L’ordre est donné en toute hâte par le héraut, et les mercenaires accourent à l’instant, comme entraînés par une ardeur divine. Lorsque Charès se met en marche, la cavalerie et l’infanterie des Phliasiens le précédent. Ils marchent d’abord rapidement, puis ils se mettent à la course, enfin la cavalerie pousse en avant au galop, et l’infanterie au pas de course cherche à garder, autant que possible, ses rangs serrés ; Charès suit avec vitesse. C’était peu de temps avant le coucher du soleil : ils trouvent les ennemis du fort occupés, les uns à se baigner, d’autres à cuire leur repas ; ceux-ci à pétrir leur pain, ceux-là à préparer leurs lits. Ces gens, voyant l’impétuosité de l’attaque, sont aussitôt saisis de frayeur ; ils fuient, abandonnant toutes leurs provisions à cette troupe vaillante. Après avoir soupé avec ces vivres et d’autres venus de Phlionte, ils font des libations pour leurs succès, chantent le péan, établissent des gardes et vont se coucher. Les Corinthiens, à l’arrivée du messager qui, dans la nuit, leur apporte les nouvelles de Thyamia, montrent un empressement amical à réunir, par la voix du héraut, les attelages et les bêtes de somme, qu’ils chargent de blé et font parvenir à Phlionte : ces convois se renouvellent chaque jour, tant que dure la construction du fort.


CHAPITRE III.


Événements de Sicyone. — Euphron est assassiné à Thèbes. — Ses meurtriers sont mis en liberté.


(Avant J. C. 366.)


Voilà ce que j’avais à dire sur les Phliasiens, leur fidélité à leurs amis, leur vaillance à la guerre, leur constance envers leurs alliés, même dans le dénûment le plus complet.

Environ le même temps, Énée de Stymphale, devenu stratége des Arcadiens, croit qu’on ne peut plus supporter ce qui se passe à Sicyone. Il monte avec son armée à l’acropole, convoque les notables de la ville, et envoie chercher ceux qui ont été bannis sans décret. Euphron, effrayé de ces mesures, s’enfuit au port de Sicyone, fait venir Pasimélus de Corinthe, et, par son entremise, livre le port aux Lacédémoniens. Il rentre de nouveau dans cette alliance, déclarant qu’il restera fidèle aux Lacédémoniens. Il prétend que, quand on a mis aux voix, dans la ville si l’on déciderait la défection, il avait voté contre avec un petit nombre de gens, et qu’ensuite il avait établi la démocratie pour se venger de ceux qui l’avaient trahi. « Et c’est moi, dit-il, qui suis la cause du bannissement actuel de tous ceux qui vous ont abandonnés. Si donc je l’avais pu, j’aurais pris votre parti, quand j’étais maître de toute la ville ; mais maintenant je vous livre le port dont je me suis emparé. » Bien des gens l’entendirent prononcer ces paroles ; mais combien le crurent, c’est ce qui n’est pas évident.

Or, puisque j’ai commencé, je veux achever l’histoire d’Euphron. Profitant des dissensions qui avaient lieu à Sicyone entre l’aristocratie et le peuple, Euphron rentre dans cette ville avec une troupe de mercenaires levés à Athènes. Il se rend maître de la ville avec l’aide du peuple ; mais l’harmoste thébain conserve l’acropole. Lorsqu’il voit que, tant que les Thébains auront la citadelle, il ne pourra être maître de Sicyone, il ramasse des sommes d’argent, et part afin d’aller, par ce moyen, persuader aux Thébains de chasser les premiers citoyens et de lui livrer de nouveau la ville. Mais les anciens exilés, ayant éventé son voyage et son plan, se rendent de leur côté à Thèbes. Le voyant dans l’intimité des magistrats, ils craignent qu’il ne réussisse comme il le veut, et quelques-uns, sans se soucier du danger, égorgent Euphron dans l’acropole, au moment même où les archontes et les conseillers étaient en séance. Cependant les archontes amènent les auteurs du meurtre devant le conseil, et s’expriment ainsi :

« Citoyens, nous réclamons la peine de mort contre les meurtriers d’Euphron, considérant que jamais les gens de bien ne commettent aucune action criminelle ou impie, et que, si les méchants le font, ils essayent de se cacher. Or, les gens que voici laissent tellement loin derrière eux tous les autres en fait d’audace et de crime, que, décidant eux-mêmes, en présence des magistrats et de votre pouvoir souverain, les gens qu’il faut mettre à mort ou laisser vivre, ils ont égorgé cet homme. Si donc ces coupables ne reçoivent point le dernier châtiment, qui osera jamais venir dans cette ville ? Quel sera le sort de notre cité, s’il est permis à qui le veut de se faire justice, avant que chacun ait fait connaître le motif de sa venue ? Nous poursuivons donc ces hommes comme coupables de la plus grande impiété, du plus grand crime, comme des gens qui ont indignement bravé notre ville. À vous maintenant, après nous avoir entendus, à leur infliger le genre de peine qu’ils vous paraîtront avoir mérité. »

Ainsi parlent les archontes. Quant aux meurtriers, ils nient tous avoir commis le crime, un seul excepté qui en convient, et se défend à peu près en ces termes :

« Il est impossible, Thébains, que l’on vous brave, quand on sait que vous avez tout pouvoir pour traiter l’insulteur comme bon vous semblera. Quel est donc le sentiment de confiance qui a pu me porter à tuer ici cet homme ? C’est, sachez-le bien, la conviction que d’abord j’agissais justement, et qu’ensuite vous jugeriez mon action comme elle le mérite. Je savais, en effet, que vous n’aviez pas attendu un jugement à l’égard d’Archias et d’Hippatès, trouvés par vous coupables du même crime qu’Euphron. Vous les avez punis aussitôt que vous l’avez pu, convaincus que le monde entier prononcerait la sentence contre ceux qui ne cherchent point à cacher leur impiété, leur trahison et leur désir de s’emparer de la tyrannie. Eh bien ! Euphron ne s’est-il donc pas rendu coupable de tous ces crimes ? Après avoir trouvé le trésor sacré rempli d’offrandes d’or et d’argent, il l’a laissé entièrement vide. Qui pourrait s’être montré plus évidemment traître qu’Euphron, lui qui, lié d’une étroite amitié avec les Lacédémoniens, les a abandonnés pour vous, et qui, après avoir échangé avec vous des gages de fidélité, vous a de nouveau trahis, et a livré le port à vos ennemis ? Et sous quel prétexte nier qu’il fût tyran ? lui qui réduisait en servitude non-seulement des gens libres, mais des citoyens mêmes ; lui qui ne cessait de tuer, de bannir, de dépouiller de leurs biens, non des coupables, mais ceux qu’il lui plaisait. Or, c’étaient les meilleurs citoyens. Ensuite il se réunit aux Athéniens, vos plus cruels ennemis ; il rentre dans Sicyone, il porte les armes contre l’harmoste établi par vous ; n’ayant pu le chasser de l’acropole, il ramasse de l’argent et vient ici. Je sais bien que, s’il avait ouvertement levé des troupes contre vous, vous m’auriez de la reconnaissance de l’avoir tué ; mais comment alors y aurait-il équité de votre part de me punir de mort, pour avoir fait justice d’un homme arrivant avec de l’argent amassé dans l’intention de vous corrompre et de vous persuader de le rétablir comme souverain de la patrie ? En effet, ceux contre lesquels on emploie la force des armes, éprouvent un malheur sans cependant paraître criminels, tandis que ceux qui se laissent entraîner par l’argent à violer la justice tombent dans le malheur et se couvrent de honte.

« Si pourtant Euphron avait été mon ennemi personnel et votre ami, je conviens moi-même qu’il n’aurait pas été bien de ma part de le tuer chez vous ; mais une fois qu’il vous avait trahis, comment serait-il moins votre ennemi que le mien ? Mais, par Jupiter ! dira-t-on, il est venu librement. Eh quoi ! celui qui l’aurait tué loin de votre ville aurait mérité des éloges, et maintenant qu’il est revenu pour augmenter le nombre des maux qu’il vous a déjà faits, on pourrait dire qu’il n’a pas mérité son sort ? Où me montrer chez les Grecs des traités qui favorisent les traîtres, les déserteurs ou les tyrans ? Rappelez-vous, d’ailleurs, que vous avez décrété l’extradition des bannis entre tous les États alliés. Peut-on dire qu’il n’a pas mérité la mort, le banni qui rentre dans sa patrie sans une décision générale des alliés ? Pour moi, je prétends, citoyens, que, si vous me mettez à mort, vous aurez vengé votre plus grand ennemi ; mais que, si vous proclamez la justice de ma conduite, vous aurez vengé, aux yeux de tout le monde, vos propres injures et celles de tous vos alliés. »

Les Thébains, après avoir entendu ce discours, décrètent qu’Euphron a subi le sort qu’il mérite. Ses concitoyens[10] cependant emportent son corps comme celui d’un homme de bien, et l’enterrent sur l’agora, où ils le révèrent comme fondateur de leur ville[11]. Ainsi, ce semble, le gros des hommes donnent à leurs bienfaiteurs le nom de gens de bien.


CHAPITRE IV.


Expédition des Athéniens à Orope. — Alliance des Athéniens et des Arcadiens. — Paix particulière de Corinthe. — Guerres des Arcadiens et des Éléens. — Défaite des Lacédémoniens, alliés des Éléens. — Troubles pendant les jeux olympiques. — Dissensions intérieures en Arcadie.


(Avant J. C. 366, 365, 364, 363.)


Voilà ce que j’avais à dire sur Euphron. Je reprends maintenant mon récit où je l’avais laissé. Les Phliasiens étaient encore à fortifier Thyamia, et Charès se trouvait encore auprès, d’eux, lorsque les exilés s’emparent d’Orope[12]. Tous les Athéniens marchent alors contre cette place, et font venir Charès de Thyamia. Aussi ce port des Sicyoniens est-il repris par les citoyens eux-mêmes et par les Arcadiens. Quant aux Athéniens, comme ils ne sont secourus par aucun de leurs alliés, ils se retirent et laissent Orope au pouvoir des Thébains, jusqu’à ce qu’ils puissent faire valoir leurs droits[13].

Lycomède[14], apprenant que les Athéniens ont à se plaindre de leurs alliés, qui leur attirent de nombreux embarras, et ne leur prêtent à leur tour aucun appui, persuade aux Dix mille[15] de négocier une alliance avec eux. Au premier moment, il y a des Athéniens qui sont fâchés de voir Athènes, amie des Lacédémoniens, s’allier avec leurs adversaires. Mais, en réfléchissant qu’il y a un aussi grand avantage pour les Lacédémoniens que pour eux à ce que les Arcadiens n’aient plus besoin des Thébains, ils acceptent l’alliance des Arcadiens. Lycomède, chargé de ces négociations, meurt à son retour d’Athènes, par un hasard tout providentiel. Il y avait là beaucoup de bâtiments de transport ; il prend celui qui lui plaît, et après être convenu qu’il fixerait lui-même l’endroit où l’on aborderait, il choisit justement la place où se trouvaient les exilés. C’est ainsi qu’il meurt : cependant l’alliance n’en est pas moins ratifiée.

Démotion dit dans l’assemblée du peuple athénien que l’alliance avec les Arcadiens lui paraît, il est vrai, une heureuse négociation, mais qu’il faut cependant enjoindre aux généraux de conserver aussi Corinthe au peuple d’Athènes. À cette nouvelle, les Corinthiens envoient en hâte des garnisons suffisantes de leurs propres troupes partout où les Athéniens en ont, et ils disent à ces derniers de se retirer, parce qu’ils n’ont plus aucun besoin de garnison. Les Athéniens obéissent. Lorsque leurs troupes, qui gardaient les forts, se sont réunies dans la ville, les Corinthiens publient que tout Athénien qui aurait à réclamer contre quelque injustice n’a qu’à s’annoncer et que justice lui sera rendue. Pendant ce temps, Charès arrive avec la flotte devant Cenchrées. Quand il apprend ce qui s’est passé, il dit qu’il a su la ville menacée et qu’il vient la secourir. Les Corinthiens le remercient de son empressement, mais n’en ouvrent pas plus leur port à ses vaisseaux ; ils le prient de s’en retourner et renvoient aussi les hoplites après leur avoir rendu justice. C’est ainsi que les Athéniens évacuent Corinthe. Cependant, en vertu de l’alliance, ils devaient envoyer leur cavalerie aux Arcadiens, menacés d’une invasion ; mais ils ne portent point la guerre en Laconie.

Les Corinthiens, considérant qu’ils ont bien peu de chances de salut, eux qui ont été déjà précédemment vaincus sur terre, et qui venaient de s’attirer, en outre, la malveillance des Athéniens, décident de former un corps de fantassins et de cavaliers mercenaires, qu’ils emploient à défendre la ville et à porter la dévastation chez les ennemis environnants. Ils envoyèrent cependant à Thèbes demander si une députation de leur part pourrait obtenir la paix, et, sur l’invitation des Thébains, qui la leur garantissent, les Corinthiens les prièrent de leur permettre de se rendre aussi auprès de leurs alliés, afin de faire la paix avec ceux qui le voudront, et de laisser la guerre à ceux qui l’aimeront mieux. Cette demande leur étant également accordée par les Thébains, les Corinthiens vont à Lacédémone et s’expriment ainsi :

« Nous venons vers vous, Lacédémoniens, en qualité d’amis, et nous réclamons de votre part que vous nous découvriez, si vous la voyez, la chance de salut que nous avons en persévérant à faire la guerre ; mais que, si vous reconnaissez le peu d’espoir de notre situation, vous fassiez avec nous la paix, si elle est également de votre intérêt. Car il n’est personne avec qui nous aimions mieux partager notre salut qu’avec vous. Si cependant la réflexion vous convainc qu’il est plus de votre intérêt de faire la guerre, nous vous prions de nous laisser faire la guerre. Peut-être, si nous conservons notre ville, pourrons-nous de nouveau un jour vous être de quelque secours ; mais, si nous périssons maintenant, il est évident que nous ne vous serons plus jamais d’aucune utilité. »

Les Lacédémoniens, ces raisons entendues, conseillent aux Corinthiens de faire la paix, et permettent aussi à tous les alliés qui ne veulent pas faire la guerre de concert avec Lacédémone, de rester en repos. Ils déclarent que, pour eux, ils continueront la guerre et se soumettront à la volonté divine, mais que jamais ils ne consentiront à se laisser reprendre Messène[16], qu’ils ont héritée de leurs aïeux. Les Corinthiens donc, sur cette déclaration, se rendent à Thèbes pour traiter de la paix. Les Thébains prétendent qu’ils leur jurent aussi alliance ; à quoi les députés répondent que l’alliance n’est pas une paix, mais un simple changement de guerre ; ajoutant que, s’ils veulent, il ne dépend que d’eux de faire une paix selon les lois de la justice. Les Thébains, remplis d’admiration pour ces hommes qui, bien qu’en danger, refusent de se mettre en guerre avec leurs bienfaiteurs, leur accordent, ainsi qu’aux Phliasiens et aux autres États venus avec eux à Thèbes, une paix qui assure à chacun la possession de son territoire : on prête serment à ces conditions.

Les Phliasiens, selon la convention faite, évacuent aussitôt Thyamia ; mais les Argiens, qui avaient juré la paix à ces mêmes conditions, voyant qu’ils ne peuvent obtenir que les exilés phliasiens demeurent à Tricaranum sur le territoire de leur patrie, s’emparent de cette place, y mettent une garnison, en appelant leur propriété cette même terre que, peu de temps auparavant, ils avaient ravagée comme ennemie, et ne veulent pas rendre justice aux Phliasiens.

À peu près vers la même époque, quelque temps après la mort de Denys l’Ancien, son fils envoya aux Lacédémoniens un secours de douze trirèmes, sous le commandement de Timocrate. À son arrivée, il les aide à prendre Sellasie[17], et, après ce fait d’armes, il remet à la voile pour Syracuse.

Peu de temps après, les Éléens s’emparent de Lasion, qui leur appartenait anciennement, mais qui était, dans le moment présent, tributaire de la confédération arcadienne. Toutefois les Arcadiens ne demeurent point indifférents ; ils rassemblent à l’instant des troupes et se mettent en marche. Les Éléens mettent contre eux en campagne leurs Quatre cents, plus trois cents hommes. Les Arcadiens, qui avaient eu pendant le jour les Éléens campés vis-à-vis d’eux sur un terrain un peu plat, gravissent pendant la nuit le sommet de la montagne qui dominait les Éléens, et descendent contre eux au point du jour. Les Éléens, voyant les ennemis venir des hauteurs et en très-grand nombre, éprouvent quelque honte à battre en retraite à une si grande distance : ils en viennent aux mains, mais à peine sont-ils aux prises qu’ils s’enfuient. Ils perdent beaucoup d’hommes et beaucoup d’armes dans leur retraite par des chemins difficiles.

Les Arcadiens, après ce succès, marchent contre les villes des Acroréens. Ils les prennent toutes à l’exception de Thraustos, et arrivent à Olympie. Après avoir environné d’une palissade le Cronium[18], ils y mettent une garnison, s’emparent du mont Olympe et prennent Margane, qui leur est livrée. Cette suite de revers jette les Éléens dans un découragement complet. Cependant les Arcadiens marchent contre leur ville et s’avancent jusqu’à l’agora. Là, toutefois, les cavaliers et le reste des Éléens tiennent tête à l’ennemi, le chassent de la ville, lui tuent quelques hommes et élèvent un trophée. Il y avait antérieurement des différends à Élis. Le parti de Charopus, de Thrasonidas et d’Argius, poussait la ville à la démocratie, et la faction de Stalcas, d’Hippias et de Stratotas, vers l’oligarchie ; mais comme les Arcadiens, à la tête de forces considérables, passaient pour les alliés de ceux qui voulaient la démocratie, le parti de Charopus devient plus audacieux, se concerte pour des secours avec les Arcadiens et s’empare de l’acropole ; mais les cavaliers et les Trois cents ne perdent pas un instant, ils s’élancent aussitôt à la citadelle et les chassent ; après quoi Argius, Charopus et près de quatre cents citoyens sont envoyés en exil. Ces exilés, peu de temps après, s’emparent de Pylos[19] avec l’aide de quelques Arcadiens ; et plusieurs hommes du parti populaire quittent la ville pour se joindre aux bannis, qu’ils voient maîtres d’une belle place et soutenus par les forces considérables des Arcadiens.

Plus tard, les Arcadiens font également une invasion sur le territoire des Éléens, d’après l’assurance que leur avaient donnée les exilés que la ville se rendrait. Mais cette fois les Achéens, redevenus amis des Éléens, défendent la ville, en sorte que les Arcadiens se retirent sans avoir fait autre chose que ravager le pays. Toutefois, ils ne sont pas plus tôt sortis de l’Élide, qu’informés que les Pelléniens sont à Élis, ils font de nuit une marche très-longue et s’emparent d’Oloure[20], ville appartenant à Pellène. Or, depuis longtemps déjà les Pelléniens étaient restés dans l’alliance des Lacédémoniens. Quand les Pelléniens apprennent la prise d’Oloure, ils font eux-mêmes un circuit et reviennent comme ils peuvent à Pellène, leur capitale. Dès lors, malgré leur petit nombre, ils sont constamment en guerre avec les Arcadiens établis à Oloure, et avec tout le parti populaire de leur propre État ; mais ils n’ont point de repos qu’ils n’aient repris Oloure.

Les Arcadiens, au contraire, font une nouvelle expédition contre Élis. Pendant qu’ils établissent leur camp entre cette ville et Cyllène, les Éléens les attaquent ; mais les Arcadiens font bonne contenance et les battent. Andromachus, hipparque éléen, qu’on accusait d’avoir fait engager le combat, se donne la mort ; le reste des vaincus se retire dans la ville. Dans le même combat périt le Spartiate Soclide : il y avait pris part, vu l’alliance déjà faite entre les Lacédémoniens et les Éléens. Ceux-ci, se voyant pressés par leurs ennemis sur leur propre territoire, avaient député aux Lacédémoniens pour réclamer leur aide et leur demander de faire une expédition contre les Arcadiens ; ils pensaient que le meilleur moyen de se débarrasser d’eux, c’était de leur faire la guerre des deux côtés. Archidamus part donc avec une armée de citoyens, et s’empare de Cromnus[21]. Il y laisse en garnison trois de ses douze mores, et reprend ensuite le chemin de son pays. Cependant les Arcadiens, se trouvant tous réunis à leur retour de leur campagne d’Élide, arrivent vers Cromnus, qu’ils entourent d’un double rang de palissades. Ainsi en sûreté, ils assiègent la garnison de Cromnus. Mais la ville de Lacédémone, indignée de voir ses citoyens assiégés, envoie une armée, dont Archidamus avait encore le commandement. À son arrivée, il fait autant de ravages qu’il peut en Arcadie et en Sciritide, et met tout en œuvre pour faire lever le siège, s’il est possible. Mais les Arcadiens ne bougent pas davantage, et ne se soucient en rien de tout cela.

Archidamus avait remarqué une colline, par laquelle passait le retranchement extérieur dont les Arcadiens s’étaient entourés. Il croit qu’il pourra s’en emparer et que, quand une fois il en sera maître, les assiégeants ne pourront plus garder leur position. Comme il faisait faire un circuit à ses troupes pour arriver à cet endroit, les peltastes et son avant-garde, voyant les Éparites[22] en dehors du retranchement, fondent sur eux en même temps que les cavaliers cherchent à charger. Les Éparites ne plient point, mais ils se tiennent immobiles, les rangs serrés. Les ennemis reviennent à la charge ; les autres, loin de plier devant cette seconde attaque, se portent même en avant. Le tumulte était déjà grand, lorsque Archidamus lui-même arrive : il avait fait le tour par la route de chars qui conduit à Cromnus, et amenait ses troupes, marchant deux à deux, comme cela s’était trouvé. Les deux armées se rapprochent ; celle d’Archidamus rangée par file, à cause de la route qu’elle avait suivie, les Arcadiens formant un corps serré de boucliers. Les Lacédémoniens ne peuvent résister au nombre des Arcadiens. Bientôt Archidamus a la cuisse percée de part en part, bientôt succombent ceux qui combattent devant lui, Polyénidas, Chilon, qui avait épousé la sœur d’Archidamus ; et le nombre de ceux qui périssent à cet endroit ne s’élève pas à moins de trente. Les Lacédémoniens se retirent donc par le chemin, et, aussitôt qu’ils arrivent à un endroit plus large, ils se déploient et font face à l’ennemi. Les Arcadiens toutefois restent serrés comme ils étaient, et, bien qu’inférieurs en nombre, ils sont animés de la plus vive ardeur, vu qu’ils poursuivent une troupe qui se retire et à laquelle ils ont tué du monde. Pour les Lacédémoniens, ils avaient perdu tout courage, en voyant Archidamus blessé et en apprenant les noms des morts, qui étaient tous parmi les braves et généralement les plus illustres citoyens. Les deux armées se trouvant rapprochées, un des plus âgés s’écrie : « Qui nous force à combattre, soldats ? Pourquoi ne pas faire une trêve et cesser la guerre ? » Les deux partis accueillent ces paroles avec plaisir et l’on fait une trêve. Les Lacédémoniens s’en vont après avoir relevé leurs morts, et les Arcadiens, en se retirant, élèvent un trophée à l’endroit où ils avaient commencé la première charge.

Pendant que les Arcadiens sont occupés à Cromnus, les citoyens d’Élis marchent d’abord contre Pylos et rencontrent les Pyliens qui avaient été repoussés de Thalames[23]. Aussitôt que les cavaliers éléens qui s’avançaient les aperçoivent, ils fondent sur eux sans balancer et en tuent une partie ; d’autres se réfugient sur une éminence. Mais l’infanterie arrive, culbute ceux qui s’étaient établis sur la hauteur, tue les uns et fait les autres prisonniers, au nombre de près de deux cents. Tout ce qu’il y avait de mercenaires parmi ceux-ci est vendu, tout ce qu’il y a d’exilés est égorgé. Après cela ils réduisent les Pyliens, qui ne recevaient plus aucun secours, s’emparent de leur place même et reprennent Marganes.

Les Lacédémoniens cependant, quelque temps après, étant venus de nuit à Cromnus, s’emparent du retranchement et appellent aussitôt à eux les Argiens et les Lacédémoniens assiégés. Tous ceux qui se trouvaient le plus près et qui surent profiter du moment, sortirent. Mais ceux qui se laissent prévenir par les Arcadiens, accourus en grand nombre, sont renfermés dans l’intérieur de la ville, puis pris et distribués entre les vainqueurs. Une partie revient aux Argiens, une autre aux Thébains, une aux Arcadiens et une autre aux Messéniens. Le nombre des Spartiates et des périèques faits prisonniers s’éleva au-dessus de cent.

Cependant les Arcadiens, n’ayant plus à s’occuper de Cromnus, se tournent de nouveau vers les Éléens ; ils renforcent la garnison d’Olympie, et, à l’approche de l’armée olympique, ils se préparent à célébrer les jeux avec les Pisates, qui prétendent avoir eu les premiers l’intendance du temple. Quand fut venu le mois[24] où se célèbrent les jeux olympiques, et les jours où se rassemble la panégyrie, les Éléens font ouvertement leurs préparatifs, appellent à eux les Achéens et prennent la route d’Olympie. Les Arcadiens ne se seraient jamais figuré qu’ils vinssent les attaquer ; ils organisaient même la fête avec les Pisates, et ils avaient terminé la course des chevaux et les courses du pentathle. Seulement quand vint le tour et la lutte, on quitta le stade, et on lutta entre le stade et l’autel, les Éléens étant déjà en armes près du bois sacré. Les Arcadiens, sans aller plus loin à leur rencontre, se déploient au bord du Cladaus, rivière qui coule le long de l’Altis[25], et se jette dans l’Alphée. Ils avaient à leurs côtés, comme alliés, environ deux mille hoplites argiens et près de quatre cents cavaliers athéniens. Les Éléens, qui s’étaient rangés en bataille de l’autre côté de la rivière, immolent des victimes et marchent aussitôt en avant. Jusqu’à cette époque, ils étaient, comme guerriers, méprisés des Arcadiens et des Argiens, aussi bien que des Achéens et des Athéniens. Mais en ce jour ils furent regardés comme les plus braves des alliés. Les Arcadiens auxquels ils ont d’abord affaire sont bientôt mis en fuite, et les Argiens dont ils soutiennent le choc éprouvent aussi le même sort. Les Éléens poursuivent les fuyards jusqu’à l’espace situé entre la salle du conseil, le temple de Vesta et le théâtre attenant à ces édifices ; là ils combattent avec la même valeur et repoussent l’ennemi jusqu’à l’autel. Mais atteints par les traits qu’on leur lance du haut des portiques, de la salle du conseil et du grand temple, tandis qu’ils combattent sur un terrain plat, ils perdent plusieurs hommes, et entre autres Stratolas lui-même, chef des Trois cents.

Après cette action, ils se retirent dans leur camp. Cependant les Arcadiens et leurs alliés sont tellement effrayés pour le jour suivant, qu’ils ne se donnent plus aucun repos de toute la nuit, mais qu’ils renversent les baraques élevées à grand’peine et se retranchent. Quant aux Éléens, lorsque, le lendemain, ils s’approchent et voient une forte palissade et une grande foule montée sur les temples, ils se retirent dans leur ville. La bravoure qu’ils déployèrent fut telle, qu’un dieu seul pouvait l’avoir inspirée et l’avoir fait éclater en un seul jour ; il ne serait pas au pouvoir des hommes, même dans un long espace de temps, de rendre aussi valeureux des gens privés de valeur.

Les archontes de l’Arcadie ayant usé des deniers sacrés pour l’entretien des Éparites, les Mantinéens les premiers défendirent par un décret qu’on touchât aux deniers sacrés. Ils se sauvent dans leur ville et envoient aux archontes la part qu’ils avaient à payer pour les Éparites. Mais les chefs arcadiens, prétendant que les archontes de Mantinée attentent à la confédération acadienne, les citent devant les Dix mille. Ils refusent de comparaître ; alors on prononce leur sentence et l’on envoie les Éparites chargés de ramener les condamnés. Mais les Mantinéens ferment leurs portes et ne les admettent point dans leurs murs. Là-dessus, il s’élève bientôt d’autres voix dans les Dix mille pour dire qu’il ne faut pas toucher aux deniers sacrés, ni léguer pour l’éternité à leurs descendants ce crime envers les dieux. Ainsi, dès qu’il a été décrété dans l’assemblée commune qu’on ne toucherait plus aux deniers sacrés, ceux des Éparites qui ne peuvent pas servir sans solde se retirent, tandis que ceux qui en ont les moyens s’exhortent mutuellement et s’enrôlent dans les Éparites, afin de n’être plus sous la dépendance de ces gens-là, mais les tenir sous la leur. Les chefs arcadiens, qui avaient manié l’argent sacré, sentant bien qu’obligés d’en rendre compte, ils ont grande peur chacun d’être pendus, envoient à Thèbes annoncer aux Thébains que, s’ils ne se mettent en campagne, ils courent le risque de voir les Arcadiens retourner aux Lacédémoniens. Les Thébains se préparent donc à marcher. Mais ceux qui se préoccupent sincèrement des vrais intérêts du Péloponèse, persuadent à l’assemblée arcadienne d’envoyer des députés aux Thébains pour leur dire de ne pas venir en armes en Arcadie, à moins qu’on ne les appelle. Tout en faisant dire cela aux Thébains, ils réfléchissent qu’ils n’ont que faire de la guerre. Ils pensent qu’ils n’ont, en effet, nul besoin d’avoir l’intendance du temple de Jupiter, mais qu’en y renonçant, ils feront une action plus juste et plus pieuse, et se rendront ainsi plus agréables au Dieu. Comme les Éléens n’avaient pas d’autres prétentions, les deux partis se décident à la paix, et le traité est conclu.

Les serments une fois prêtés par toutes les villes, ainsi que par les Tégées et le commandant thébain lui-même, qui se trouvait à Tégéates avec trois cents hoplites béotiens, tous les Arcadiens restent à Tégée festinant, menant joyeuse vie, avec libations et péans en l’honneur de la paix. Mais le Thébain et ceux des chefs qui craignent la reddition des comptes s’unissant aux Béotiens et à ceux des Éparites qui faisaient cause commune avec eux, ferment les portes des murs de Tégée, et envoient saisir les premiers citoyens au milieu des banquets. Comme il y avait là des Arcadiens de toutes les villes et que tous désiraient avoir la paix, on devait nécessairement saisir une grande quantité de personnes. Il en résulte que la prison publique est bientôt pleine, et bientôt aussi la maison commune. Le nombre des prisonniers était grand ; plusieurs avaient sauté du haut du mur, et l’on en avait même laissé échapper quelques-uns par les portes : car on n’en voulait point à ceux par lesquels on ne croyait point ses jours menacés. Mais ce qui met le plus dans l’embarras le Thébain et ses affidés, c’est qu’ils n’ont en leur pouvoir qu’un petit nombre de Mantinéens, quand c’étaient justement eux qu’ils auraient le plus désiré prendre. Mais, grâce à la proximité de leur ville, ils s’étaient presque tous sauvés chez eux. Quand le jour est venu et que les Mantinéens ont appris ce qui s’était passé, ils envoient aussitôt recommander aux autres villes de l’Arcadie d’être sous les armes et de garder leurs murailles. Eux-mêmes ils en font autant, et envoient en même temps à Tégée redemander tous les Mantinéens détenus. Ils exigent aussi qu’aucun des autres Arcadiens ne soit mis en prison ou condamné à mort avant un jugement ; et, dans le cas où l’on aurait des sujets d’accusation, ils déclarent que l’État de Mantinée s’engage comme garant à amener devant l’assemblée arcadienne tous ceux qu’on citera devant elle. Le Thébain, à ce message, ne sait trop comment arranger l’affaire, et il renvoie tout le monde. Le lendemain il réunit tous ceux des Arcadiens qui voulaient se rendre auprès de lui, et cherche à se justifier en disant qu’il a été trompé. Il prétend, en effet, avoir appris que les Lacédémoniens étaient en armes sur les frontières, et que quelques Arcadiens devaient leur livrer Tégée. Après l’avoir entendu, ils le laissent libre, quoique sachant bien qu’il avait menti sur leur compte, mais ils envoient à Thèbes des députés chargés de l’accuser et de demander qu’on le mît à mort. Mais on prétend qu’Épaminondas, alors un des stratèges, répondit qu’il avait eu bien plus raison d’arrêter que de relâcher ces hommes. « Car, dit-il, comment ne pas vous accuser avec justice de trahison, vous qui, après nous avoir engagés dans une guerre, faites la paix sans notre aveu ? Sachez-le bien, ajoute-t-il ; pour nous, nous marcherons en Arcadie et nous ferons la guerre de concert avec ceux qui sont encore de notre parti. »


CHAPITRE V.


Alliance de Mantinée avec Sparte et Athènes. — Épaminondas dans le Péloponèse. — Attaque de Sparte. — Retour à Tégée. — Bataille de Mantinée. — Conclusion.


(Avant J. C. 362.)


Cette réponse ayant été rapportée à l’assemblée des Arcadiens et dans les différentes villes, les Mantinéens et ceux du reste de l’Arcadie qui s’intéressaient au Péloponèse, aussi bien que les Éléens et les Achéens, se convainquent dès lors que les Thébains ne cachent plus leur désir de voir le Péloponèse s’affaiblir le plus possible, afin de pouvoir plus facilement l’asservir. « Pourquoi donc, en effet, veulent-ils que nous soyons en guerre, si ce n’est pour que nous nous fassions du mal les uns aux autres, et que les deux partis aient besoin de leurs secours ? Ou pourquoi, lorsque nous leur disons que nous n’avons pas besoin d’eux pour le moment, se disposent-ils à marcher ? N’est-il pas évident que c’est pour nous faire quelque mal, qu’ils préparent cette expédition ? » Ils envoient également à Athènes demander des secours ; et il se rend à Lacédémone des députés des Éparites, chargés d’engager les Lacédémoniens à vouloir bien repousser en commun quiconque viendrait pour asservir le Péloponèse. Quant à l’hégémonie, il est convenu dès lors que chaque peuple exercera le commandement dans son pays.

Pendant ces négociations, Épaminondas était sorti, suivi de tous les Béotiens, d’Eubéens et de nombreux Thessaliens envoyés par Alexandre[26] et par les adversaires de ce tyran. Les Phocéens toutefois ne marchent point avec lui, alléguant les traités, qui, disent-ils, leur enjoignent de secourir Thèbes, si elle est attaquée, mais non de faire une expédition contre d’autres États. Épaminondas cependant ne doute pas que, dans le Péloponèse même, les Argiens et les Messéniens ne viennent se joindre à lui, de même que ceux des Arcadiens qui sont pour Thèbes. C’étaient les Tégéates, les Mégalopolitains, les Aséates, les Palantins, et toutes les villes auxquelles leur petitesse et leur position au milieu de ces États ne laissaient pas de choix.

Épaminondas part en toute hâte. Arrivé à Némée, il y demeure dans l’espérance de surprendre les Athéniens à leur passage ; il comptait que ce serait d’un grand poids pour redoubler l’ardeur de ses alliés et pour jeter ses adversaires dans le découragement ; il pensait, pour le dire en un mot, que tout revers des Athéniens était un bien pour Thèbes. Pendant le séjour qu’il fait là, tous les États coalisés se rassemblent à Mantinée. Cependant, lorsque Épaminondas apprend que les Athéniens ont renoncé à passer par terre et se préparent à envoyer sur mer et par la Laconie leurs secours aux Arcadiens, il part de Némée et arrive à Tégée. Je ne pourrais pas dire qu’il ait été heureux pendant son commandement ; mais dans ce qui est l’œuvre de la prudence et de l’audace, cet homme ne me parait avoir rien laissé à désirer. Je commencerai par le louer d’avoir installé son camp dans les murs de Tégée, ce qui lui donnait une position plus sûre que s’il campait au dehors, et lui permettait de mieux cacher ses dispositions aux ennemis et de se procurer plus facilement dans la ville ce dont il avait besoin. Il pouvait, en outre, voir les autres campés dehors et juger de ce qu’ils faisaient de bien ou de mal. Quoiqu’il se crut plus fort que l’ennemi, il n’allait point l’attaquer, s’il lui croyait l’avantage du terrain. Cependant, voyant qu’aucune ville ne se déclare pour lui, et que le temps se passe, il juge qu’il faut agir ; autrement, au lieu de la gloire passée, il n’aura plus qu’une grande honte.

Ayant donc appris que les ennemis se sont fortifiés aux environs de Mantinée et ont envoyé chercher Agésilas et tous les Lacédémoniens, informé, en outre, qu’Agésilas est en campagne et se trouve déjà à Pellène, il fait souper ses troupes, donne l’ordre du départ et marche droit sur Sparte. Si un Crétois, par une inspiration d’en haut, n’était venu annoncer à Agésilas l’approche de l’armée, Épaminondas aurait pris, comme un nid, la ville entièrement dégarnie de défenseurs. Mais Agésilas, informé à temps de ce coup de main, arrive avant lui à la ville, et les Spartiates s’en partagent les différents postes, bien qu’ils soient en petit nombre, leur cavalerie se trouvant en Arcadie ainsi que leurs troupes étrangères et trois des douze loches. Quand Épaminondas est arrivé à la ville de Sparte, il évite d’entrer dans les endroits où les troupes auraient dû combattre à plat, sous les traits partant des maisons, et où le nombre ne donnait aucune supériorité sur des gens moins nombreux. Mais il s’empare d’une position qu’il croit avantageuse, et, au lieu d’attaquer en montant, il marche contre la ville en partant d’une hauteur. Dans ce qui arriva ensuite on peut bien voir l’intervention d’un dieu, mais on peut dire aussi que rien ne peut résister à des désespérés. En effet, quand Archidamus arrive avec moins de cent hommes, et que, après un trajet réputé fort difficile, il marche droit sur les ennemis, voici que ces troupes, qui vomissaient le feu, ces vainqueurs des Lacédémoniens, ces hommes supérieurs en nombre et favorisés par le terrain, plient sans soutenir le choc d’Archidamus. Les premiers rangs d’Épaminondas tombent. Mais comme ceux de Sparte, fiers de leur victoire, continuent la poursuite plus loin qu’ils n’auraient dû, ils tombent à leur tour. Il était écrit, sans doute, par une main divine, jusqu’à quelle limite la victoire leur était accordée.

Archidamus élève donc un trophée à l’endroit où il avait été vainqueur, et rend, sous la foi d’une trêve, les ennemis tombés à cette place. De son côté, Épaminondas, prévoyant que les Arcadiens viendront au secours des Lacédémoniens, ne veut point avoir affaire avec eux et avec tous les Lacédémoniens réunis, surtout au moment où les ennemis viennent de remporter un succès, et ses troupes d’essuyer un revers. Il retourne donc au plus vite à Tégée, où il laisse reposer ses hoplites, mais il envoie ses cavaliers à Mantinée, en leur demandant de ne point se laisser abattre et en leur annonçant qu’ils trouveront probablement hors des murs de Mantinée tous les troupeaux et tous les habitants, vu que c’était le temps de la moisson. Les cavaliers partent.

Cependant la cavalerie athénienne partie d’Éleusis avait pris le repas du soir à l’isthme, et, après avoir traversé Cléones, elle était arrivée sur le territoire de Mantinée et s’était cantonnée dans les maisons en dedans des murailles. Quand on a connaissance de l’approche des ennemis, les Mantinéens prient les cavaliers athéniens de les secourir autant que possible. Ils leur montrent dans les champs tous leurs troupeaux, leurs ouvriers, un grand nombre d’enfants et de vieillards de condition libre. Les Athéniens, en les entendant, se mettent en campagne, quoique à jeun, eux et leurs chevaux. Qui n’admirerait la valeur qu’ils déployèrent en cette circonstance ? Bien qu’ils voient des ennemis beaucoup plus nombreux, et que leur cavalerie ait éprouvé un échec à Corinthe, ils ne se laissent point arrêter par ces considérations, ni par la pensée qu’ils vont combattre des Thébains et des Thessaliens, réputés la meilleure cavalerie ; mais rougissant à l’idée que leur présence ne serait d’aucune utilité à leurs alliés, ils s’élancent aussitôt qu’ils aperçoivent l’ennemi, désireux de sauver l’honneur de leur patrie ; et ce fut à leur bravoure que les Mantinéens durent de conserver tout ce qu’ils avaient dans la campagne. Les Athéniens perdent quelques braves et en tuent évidemment à l’ennemi. Car il n’y avait pas d’arme si courte avec laquelle les deux partis ne pussent s’atteindre réciproquement. Ils enlèvent leurs morts, et rendent les corps de quelques ennemis sous la foi d’une convention.

Cependant Épaminondas, considérant qu’il va être obligé de partir sous peu de jours, parce que le temps fixé pour l’expédition tirait à sa fin, sent que, s’il laisse sans défense les États au secours desquels il est venu, ils seront assiégés par leurs adversaires ; il comprend que lui-même verra sa réputation complètement perdue, pour avoir été vaincu à Lacédémone avec sa nombreuse infanterie par une poignée d’hommes, vaincu à Mantinée dans un combat de cavalerie, et qu’il a été, par son expédition dans le Péloponèse, la cause de la ligue formée par les Lacédémoniens, les Arcadiens, les Achéens, les Éléens et les Athéniens. Aussi lui semble-t-il impossible de partir sans combat, quand il réfléchit que, s’il est vainqueur, la situation sera sauvée, et que, s’il meurt, ce sera, selon lui, une fin glorieuse que de tomber en essayant de léguer à sa patrie la souveraineté de Péloponèse.

Toutefois ce ne sont point ces sentiments qui me le rendent admirable : car ce sont là les pensées de tous les hommes généreux. Mais avoir formé une armée à ne redouter nul travail, ni de jour, ni de nuit, à ne reculer devant aucun danger, à ne refuser jamais obéissance, lors même qu’elle manquait du nécessaire, voilà ce qui me paraît le plus digne d’admiration. Quand, pour la dernière fois, il commande à ses troupes de se préparer à une bataille, les cavaliers, à son ordre, se mettent avec ardeur à polir leurs casques, les hoplites arcadiens gravent sur leurs boucliers des marques, comme s’ils étaient Thébains[27], tous aiguisent leurs lames et leurs sabres et nettoient leurs boucliers. La manœuvre qu’il emploie, après s’être mis à la tête de ses troupes, mérite aussi considération. D’abord il se range en bataille, ainsi qu’il était naturel ; et en agissant ainsi, il paraissait indiquer qu’il se disposait au combat. Mais lorsque son armée est rangée comme il l’entend, il ne la conduit point à l’ennemi par le plus court chemin ; il marche vers les montagnes situées à l’occident et vis-à-vis de Tégée, en sorte qu’il fait croire à l’ennemi qu’il n’engagera pas la bataille ce jour-là. En effet, arrivé au pied de la montagne, il déploie son armée, et fait reposer les armes sous les hauteurs, de sorte qu’il a l’air de vouloir asseoir son camp. Par cette manœuvre, il amortit l’ardeur de l’ennemi, qui s’était dispersé au combat, et rompt son ordre de bataille. Mais après avoir fait converser sur le front les compagnies marchant par files, et former autour de lui un fort coin d’attaque, il fait de nouveau porter les armes et marcher en avant : ses troupes suivent.

Quand les ennemis les voient arriver contre leur attente, personne ne peut demeurer en place : les uns courent à leurs rangs, d’autres s’alignent, d’autres brident leurs chevaux, d’autres mettent leurs cuirasses : ils semblaient tous avoir plutôt à subir qu’à agir. Épaminondas conduisait son armée comme une trirème, la proue en avant, comptant enfoncer les ennemis à l’endroit où il donnerait, et anéantir ainsi toute leur armée. Il se préparait, en effet, à combattre avec les plus fortes troupes, et avait placé les plus faibles loin en arrière, sachant bien que la défaite de celles-ci amènerait le découragement chez les siens et redoublerait la force de l’ennemi. Celui-ci avait disposé sa cavalerie, comme un corps d’hoplites, sur un ordre profond, et sans y mêler d’infanterie. Mais Épaminondas forme aussi sa cavalerie en un solide coin d’attaque, et l’entremêle de fantassins, pensant qu’une fois la cavalerie enfoncée, la déroute sera complète dans l’armée ennemie : en effet, on trouve difficilement des gens qui tiennent pied, quand une partie des leurs est en fuite.

Afin d’empêcher aussi les Athéniens de l’aile gauche d’aller au secours de leurs voisins, il établit contre eux, sur quelques hauteurs, des cavaliers et des hoplites, pour leur inspirer la crainte de se voir pris par derrière, dès qu’ils se porteraient en avant. Tel fut donc son ordre de bataille, et son espérance ne fut pas trompée. En effet, vainqueur à l’endroit où il donna, il mit en fuite toute l’armée ennemie. Mais dès qu’il est lui-même tombé[28], les siens ne savent plus profiter comme il faut de la victoire ; et, quoiqu’ils voient les ennemis en déroute, les hoplites ne leur tuent personne, et restent immobiles à la place où le premier choc avait eu lieu. Bien que la cavalerie soit aussi en fuite, les cavaliers qui la poursuivent ne tuent ni cavaliers ni hoplites ; mais, saisis de terreur, ils s’élancent, comme auraient fait des vaincus, à travers les rangs des ennemis en déroute. Cependant, les fantassins mêlés à la cavalerie et les peltastes avaient partagé la victoire des cavaliers et arrivaient en vainqueurs à l’aile gauche ; mais là ils sont presque tous taillés en pièces par les Athéniens.

La bataille achevée, il arriva le contraire de ce que tout le monde croyait. En voyant ce concours de presque toute la Grèce, placée en ligne[29], il n’était personne qui ne crût que la suite du combat ne fût l’empire assuré aux vainqueurs, l’assujettissement des vaincus. Mais la Divinité fit que chaque parti éleva un trophée comme vainqueur, et qu’aucun des deux n’y mit obstacle. Chaque parti, comme vainqueur, accorde à l’autre une trêve pour relever les morts, et chaque parti, comme vaincu, en demande une ; puis, quoiqu’ils se prétendent tous deux maîtres de la victoire, on ne les voit ni l’un ni l’autre posséder un pays, une ville, un commandement de plus qu’avant le combat. La confusion et le trouble règnent, plus encore après cette bataille qu’auparavant, dans toute la Grèce.

Pour moi, c’est jusque-là que mon histoire doit être écrite : ce qui suit occupera peut-être les soins d’un autre.


FIN DU PREMIER VOLUME.



  1. Suprématie, prépondérance sur terre.
  2. Cette ville était située dans un territoire très-sauvage.
  3. Ville de l’Argolide.
  4. Plus de la moitié de l’armée des Dix mille se composait d’Arcadiens et d’Achéens.
  5. Sur ce platane voy. Lucien, Sur un appartement, t. ii, p. 310, de notre traduction.
  6. Capitale de la Phliasie, près des sources de l’Asopus.
  7. Ville forte du littoral de la Laconie.
  8. Les Phliasiens.
  9. On ne sait quel pouvait être ce cours d’eau.
  10. Les Sicyoniens.
  11. Littéralement archégète, chef suprême.
  12. Thémison et Théodore d’Eubée s’étaient emparés d’Orope, ville alliée des Athéniens, sur les frontières de la Béotie et de l’Attique. Les citoyens, exilés à cette époque, rentraient alors dans leur patrie. — Cf. Thucydide, VIII, xcv.
  13. Cette cause fut plaidée plus tard par Callistrate avec un talent si remarquable, qu’il éveilla le génie naissant de Démosthène encore enfant.
  14. Voy. plus haut, liv. VII, chap. i.
  15. Diète ou tribunal des Arcadiens, sur lequel on peut consulter le Voyage d’Anacharsis, chap. lii.
  16. Voy. VII, i.
  17. Sellasie étant située dans l’intérieur des terres, il est à présumer que les troupes de Denys ne se bornèrent pas à une entreprise purement maritime.
  18. Montagne consacrée à Saturne.
  19. Ville des Éléens.
  20. En Achaïe.
  21. Ville de l’Arcadie.
  22. Sur cette milice arcadienne, voy. une dissertation de F. Béjot, dans les Mémoires de l’Acad. des Inscript. et Belles-Lettres, t. LVII.
  23. Bourg voisin de Pylos.
  24. Celui que les Athéniens appellent hécatombéon. Il correspond au mois de juin.
  25. Bois où se célébraient les jeux. Son nom vient peut être du mot ἄλσος, ucus, bois sacré.
  26. Tyran de Phères ; voy. plus haut livre VI, iv.
  27. Pour ce passage controversé j’ai suivi le texte de L. Dindorf.
  28. Frappé mortellement de la main même de Gryllus, fils de Xénophon. Voy. Pausanias, VIII, xi.
  29. Suivant Diodore, l’armée des Lacédémoniens et de leurs alliés, s’élevait à plus de 20 000 fantassins et de 2000 cavaliers, celle des Thébains et de leurs alliés à 30 000 hommes de pied et plus de 3000 chevaux. Ainsi près de 60 000 hommes se trouvèrent en présence dans cette bataille, demeurée justement célèbre.