Histoire grecque (Trad. Talbot)/Livre 6

Histoire grecque (Trad. Talbot)
Traduction par Eugène Talbot.
Histoire grecqueHachetteTome 1 (p. Livre VI-596).
◄  LIVRE V.
LIVRE VII.  ►


LIVRE VI.




CHAPITRE PREMIER.


Expédition de Cléombrote en Béotie. — Polydamas de Pharsale demande à Lacédémone des secours contre Jason, qui domine sur toute la Thessalie.


(Avant J. C. 374.)


Pendant que les Athéniens et les Lacédémoniens sont ainsi occupés, les Thébains, qui ont soumis toutes les villes de la Béotie, marchent aussi contre la Phocide. Alors les Phocéens députent à Lacédémone pour dire que, si on ne les secourt, ils seront obligés de faire leur soumission aux Thébains : là-dessus les Lacédémoniens font passer par mer en Phocide le roi Cléombrote, avec quatre mores et le contingent des alliés.

Environ vers le même temps, le Pharsalien Polydamas arrive de Thessalie auprès du gouvernement des Lacédémoniens. C’était un homme qui jouissait d’une brillante réputation dans toute la Thessalie, mais qui, en particulier dans sa ville, passait pour si vertueux que les Pharsaliens, malgré leurs dissensions, lui avaient confié l’Acropole et remis la perception des revenus fixés par la loi, afin qu’il en disposât pour les affaires religieuses et le reste de l’administration, dont il rendait un compte annuel. Quand il lui manquait de l’argent, il en prenait sur son bien propre, et se remboursait lorsqu’il y avait surabondance dans les revenus. Il était d’ailleurs hospitalier et menait grand train, selon l’habitude des Thessaliens. Lors donc qu’il est arrivé à Lacédémone, il parle en ces termes :

« Moi, dit-il, citoyens lacédémoniens, je suis, de temps immémorial, et de père en fils, votre proxène et votre bienfaiteur ; je crois donc pouvoir, dans mon embarras, recourir à vous, et, quand il s’élève quelque difficulté pour vous en Thessalie, vous en donner avis. Vous avez entendu, j’en suis sûr, vous aussi, prononcer le nom de Jason. C’est, en effet, un homme qui a une grande puissance, et qui est renommé. Après avoir conclu une trêve avec moi, il vient me trouver et me parle ainsi : « Dis-moi, Polydamas, votre ville, Pharsale, aurait beau me résister, je pourrais cependant la soumettre, et tu peux t’en convaincre d’après ce raisonnement. J’ai pour alliées les villes les plus nombreuses et les plus grandes de Thessalie, et je les ai soumises alors que vous aviez réuni contre moi vos forces et les leurs. Certainement, tu sais aussi que j’ai à ma solde près de six mille étrangers, auxquels, je crois, pas une ville ne pourrait aisément tenir tête. Le nombre des troupes qu’on pourrait leur opposer d’autre part ne serait pas, il est vrai, moins considérable ; mais les armées des villes se composent d’hommes dont les uns sont déjà avancés en âge, les autres encore au-dessous de l’âge viril, et il n’y en a évidemment qu’un petit nombre dans chaque ville qui se livrent à des exercices du corps, tandis qu’il n’y a pas un de mes mercenaires qui ne soit capable de supporter les mêmes travaux que moi. » Or, Jason est lui-même, pour vous dire la vérité, très-robuste de corps et d’ailleurs fort actif : il soumet journellement ses troupes à des épreuves ; il est en armes à leur tête, soit dans les gymnases, soit dans les expéditions. Il renvoie ceux des étrangers chez lesquels il aperçoit de la mollesse ; mais ceux qu’il voit pleins d’ardeur pour les fatigues et les dangers contre les ennemis, il les distingue en leur donnant une solde double, triple ou quadruple, et autres présents, en les soignant dans leurs maladies et en honorant leurs funérailles. Aussi tous ces étrangers savent-ils que la valeur guerrière leur assure une vie honorée et opulente. Il m’a raconté, je le savais d’ailleurs, que les Maraques, les Dolopes et Alcétas, gouverneur de l’Épire, lui étaient déjà soumis. « Alors, dit-il, qui pourrait me faire craindre de n’avoir pas toute facilité à vous soumettre ? Peut-être quelqu’un qui ne me connaîtrait pas, me répliquera-t-il : Que tardes-tu ? Pourquoi ne marches-tu pas sur-le-champ contre les Pharsaliens ? C’est, par Jupiter ! qu’il me paraît de beaucoup préférable de vous attacher à moi de gré plutôt que de force. En effet, contraints par l’évidence, vous chercheriez à me faire tout le mal possible, et moi je souhaiterais de vous voir réduits à la plus grande faiblesse ; mais si vous veniez avec moi par la persuasion, il est clair que nous chercherions de notre mieux à nous accroître les uns les autres. Je sais, Polydamas, que ta patrie ne voit que par toi ; si donc tu l’amènes à me devenir amie, je te promets de te rendre, après moi, le plus grand homme de la Grèce. Apprends dans quelles affaires je te donne la première place, et ne me crois que quand le raisonnement te montrera que je dis vrai. N’est-il pas clair pour nous deux que, Pharsale étant à moi ainsi que les autres villes de votre dépendance, je me constituerais facilement chef absolu[1] de tous les Thessaliens, et que, quand la Thessalie est réunie sous un pareil chef, la force de la cavalerie s’éleva à six mille hommes et celle des hoplites à plus de dix mille ? Quand je considère le corps et le courage de ces troupes, je me figure qu’en en prenant bon soin, il n’y a pas de nation à laquelle les Thébains consentissent à être assujettis. La Thessalie étant un pays très-vaste, toutes les nations environnantes lui sont soumises, dès qu’elle est sous le commandement d’un chef absolu. Presque toutes les troupes du pays sont des gens de trait, en sorte que les peltastes auront nécessairement le dessous avec notre armée. Je ne puis non plus manquer d’avoir pour alliés les Béotiens et tous les peuples qui font la guerre aux Lacédémoniens ; et certes tous consentiront à me suivre, si je les délivre des Lacédémoniens. Les Athéniens aussi, j’en suis sûr, feraient tout au monde pour devenir nos alliés ; pour ma part, toutefois, je ne suis pas d’avis de nous lier avec eux, car je crois qu’il nous serait encore plus facile de nous emparer de l’empire de la mer que de celui de la terre. Pour voir si mon calcul est juste, examine encore ceci.

« Possédant la Macédoine, d’où les Athéniens mêmes tirent leurs bois de construction, nous serons en état de construire beaucoup plus de vaisseaux qu’eux. Et des hommes pour les équiper, qui en aura le plus facilement des Athéniens ou de nous, chez qui se trouvent tant de pénestes[2] ? Quant à ce qui est d’entretenir des matelots, n’est-il pas naturel que nous en ayons plus les moyens, nous à qui notre abondance permet même d’exporter du blé, tandis que les Athéniens n’en ont pas suffisamment pour eux, s’ils n’en achètent ? Enfin il va de soi que nous ayons de l’argent en plus grande abondance, puisque, sans avoir recours à de pauvres îlots, nous en tirerons des nations continentales, tous les peuples qui nous entourent devenant tributaires, du moment où la Thessalie est gouvernée par un chef absolu. Tu sais probablement que le roi de Perse, qui rançonne, non pas les îles, mais le continent, est le plus riche des hommes ; eh bien ! je regarde comme encore plus facile de le soumettre que la Grèce ; car je sais que tous les hommes de ce pays, un seul excepté, sont plus exercés à la servitude qu’à la vaillance, et je connais le genre de forces qui a pu, dans l’expédition des Grecs et dans celle d’Agésilas, amener le roi à la dernière extrémité. »

« Quand il m’eut dit cela, je lui réponds que toutes ses paroles méritent réflexion, mais qu’il me semble tout à fait impossible d’abandonner, sans aucun sujet de reproche, les Lacédémoniens, avec lesquels nous sommes liés d’amitié, pour nous unir à leurs adversaires. Il m’approuve, me dit qu’il désire encore plus m’attacher à lui, puisque tels sont mes sentiments, et m’engage à venir auprès de vous pour vous dire la vérité, à savoir qu’il compte marcher contre les Pharsaliens si nous rejetons ses offres : il me prie, en conséquence, de vous demandes des secours. « Et si, ajoute-t-il, on te donne assez de force pour que tu te croies en état de me tenir tête, alors nous accepterons l’issue de la guerre ; mais si l’on te paraît amener des secours insuffisants, tu ne saurais alors éviter de justes reproches de ta patrie, qui t’honore, et où tu tiens le premier rang. »

« Voilà pourquoi je viens vous voir, et pourquoi je vous rapporte tout ce que j’ai vu, ainsi que tout ce qu’il m’a dit lui-même. Or je crois, citoyens lacédémoniens, que si vous nous envoyer des forces qui, non-seulement à mes yeux, mais à ceux de tout le reste des Thessaliens, paraissent suffisantes pour combattre Jason, les villes abandonneront son parti, vu que toutes redoutent l’accroissement de la puissance d’un pareil homme. Mais si vous croyez que des néodamodes et un homme ordinaire suffiront, je vous conseille de vous tenir en repos ; car sachez bien que vous seriez en guerre contre une vigueur peu commune, contre un homme qui est général assez avisé pour ne point éprouver d’échec, soit qu’il veuille surprendre, prévenir ou enlever de force. Il est prêt à faire son profit de la nuit comme du jour ; et, quand il veut aller vite, il sait déjeuner et dîner sans abandonner son labeur ; il ne se permet le repos qu’après être arrivé à son but et avoir mené à bonne fin ses affaires : il y a accoutumé ceux qui sont avec lui. Lorsque, après un long travail, les soldats ont fait quelque chose de bien, il sait combler leurs désirs, en sorte que tous ses gens ont appris que du travail naissent les douceurs : quant à lui, c’est le plus tempérant que je connaisse à l’égard des plaisirs des sens ; aussi ne leur donne-t-il jamais le temps nécessaire aux affaires. Réfléchissez donc, et dites-moi, comme il convient de votre part, ce que vous pouvez et ce que vous comptez faire. »

Tel est son discours. Les Lacédémoniens ajournent pour le moment leur réponse ; mais, après avoir consacré le lendemain et le jour suivant à réfléchir à la quantité de mores déjà hors du pays, au nombre de troupes qu’ils entretiennent sur les côtes de la Laconie contre les croisières des trirèmes athéniennes, et à la guerre qu’ils ont sur les frontières, ils répondent que, dans les circonstances présentes, ils ne peuvent lui envoyer de secours suffisants, et l’engagent à aller arranger ses affaires de la manière la plus favorable à ses intérêts et à ceux de sa patrie. Polydamas part en louant la franchise de la ville ; il prie Jason de ne pas le contraindre à leur livrer l’Acropole de Pharsale, afin qu’il la conserve à ceux qui la lui ont confiée ; mais il lui donne en otage ses propres enfants, et lui promet d’amener la ville à entrer d’elle-même dans son alliance, et de l’aider à se faire proclamer chef absolu. Lorsqu’ils se sont donné des gages réciproques de fidélité, les Pharsaliens font aussitôt la paix, et Jason est en peu de temps reconnu unanimement chef absolu des Mégariens. Devenu chef, il fixe le nombre de cavaliers et d’hoplites que chaque ville est en état de fournir, et il a, par ce moyen, plus de huit mille hommes de cavalerie, en comptant celle des alliés : on élève jusqu’à vingt mille le nombre de ses hoplites, et son corps de peltastes était en état de faire face au monde entier ; car ce serait toute une affaire d’énumérer seulement les villes qui les fournissaient. Il ordonne aussi à tous les périèques de payer le tribut fixé sous la domination de Scopas. Telle fut l’issue de ces événements. Je reviens maintenant au récit que j’avais quitté pour parler de Jason.

CHAPITRE II.


Paix momentanée entre Athènes et Sparte. — Guerre de Corcyre. Expédition navale d’Iphicrate.


(Avant J. C. 373.)


Les Lacédémoniens et leurs alliés se rassemblaient en Phocide, et les Thébains s’étaient retirés sur leurs terres, dont ils gardaient les passages. Les Athéniens cependant, voyant que, grâce à eux, la puissance des Thébains s’augmentait, sans que ceux-ci fournissent aucuns fonds pour l’entretien de la flotte, tandis qu’ils étaient eux-mêmes épuisés par les contributions d’argent, les brigandages des Éginètes et l’entretien des gardes de la contrée, désirent faire cesser la guerre, et envoient à Lacédémone des députés qui concluent la paix.

Deux des députés, s’embarquant alors à Lacédémone, vont directement, d’après l’ordre de leur ville, dire à Timothée de ramener la flotte à Athènes, parce que la paix est faite. Timothée, dans le trajet, ramène à Zacynthe les exilés de cette île ; mais comme les Zacynthiens de la ville envoient dire aux Lacédémoniens la manière dont Timothée s’est conduit envers eux, les Lacédémoniens regardent les Athéniens comme coupables, et équipent de nouveau une flotte. Ils rassemblent soixante vaisseaux, tant de Lacédémone même que de Corinthe, de Leucade, d’Ambracie, de l’Élide, de Zacynthe, de l’Achaïe, d’Épidaure, de Trézène, d’Hermione et d’Haliées[3]. Ils leur donnent pour navarque Mnasippe, avec ordre d’avoir l’œil sur tout ce qui se passe dans ces parages, et d’attaquer particulièrement Corcyre. Ils envoient dire à Denys[4] qu’il est avantageux pour lui que Corcyre ne soit pas sous la domination des Athéniens.

Mnasippe, dès que sa flotte est réunie, cingle vers Corcyre : il n’avait pas moins de mille cinq cents mercenaires, sans compter les troupes de Lacédémone qui faisaient l’expédition avec lui. Aussitôt débarqué, il réduit le pays et ravage la contrée, qui était parfaitement plantée et cultivée, et dont les campagnes étaient couvertes d’habitations magnifiques et de celliers bien garnis ; de telle sorte qu’on dit que les soldats en étaient venus à un tel luxe, qu’ils ne voulaient plus boire que du vin parfumé : on prend aussi dans les champs une foule considérable d’esclaves et de troupeaux. Mnasippe va ensuite se camper avec son armée de terre sur une colline éloignée de cinq stades de la ville et dominant le pays, afin de pouvoir de là fermer le passage à quiconque viendrait sur les terres des Corcyréens. Quant à la flotte, il l’embosse de l’autre côté de la ville, à l’endroit d’où il croyait qu’on pouvait apercevoir de loin et empêcher l’arrivée de tout bâtiment. En outre, chaque fois que le vent n’y mettait point obstacle, il faisait jeter l’ancre dans le port, et tenait ainsi la ville bloquée.

Cependant les Corcyréens sont dans une grande détresse, depuis qu’ils ne peuvent plus rien recevoir de leurs terres occupées par l’ennemi, et que rien ne peut s’introduire chez eux par la mer à cause de la faiblesse de leur flotte. Ils envoient demander du secours aux Athéniens, en leur montrant qu’ils perdront un avantage considérable et donneront une grande force aux ennemis s’ils se laissent enlever Corcyre, puisque aucune ville, sauf Athènes, ne peut fournir autant de vaisseaux et autant d’argent. Corcyre, en outre, est, par sa situation, à portée du golfe de Corinthe et des villes qu’il baigne, à portée de nuire à la Laconie, à la distance la plus favorable de l’Épire, qui est en face, et dans la position la plus avantageuse pour le trajet de la Sicile au Péloponèse.

Les Athéniens, en entendant cela, croient devoir prendre fortement à cœur cette affaire, et envoient le commandant Stésiclès avec environ six cents peltastes, et prient Alcétas de faire passer ces troupes dans l’île. Les soldats, débarqués de nuit sur un point du pays, entrent dans la ville. Les Athéniens décrètent de plus d’équiper soixante vaisseaux, et choisissent Timothée pour les commander. Celui-ci, ne pouvant trouver tous les équipages à Athènes même, cingle vers les îles pour essayer de les compléter, pensant que ce n’est point une petite affaire de marcher à l’aventure contre une flotte au complet. Mais les Athéniens, trouvant qu’il laisse passer la saison favorable au trajet, sont sans indulgence envers lui, et lui ôtent le commandement, qu’ils donnent à Iphicrate. Aussitôt qu’il est nommé stratége, Iphicrate équipe les vaisseaux avec une grande rapidité, et use de contrainte envers les triérarques. Il prend aussi toutes les trirèmes athéniennes qui croisent dans les eaux de l’Attique, ainsi que la Paralos et la Salaminienne[5], assurant aux Athéniens que, si les choses vont bien là-bas, il leur renverra un grand nombre de vaisseaux. Il se forme ainsi une flotte d’environ soixante-dix voiles.

Dans le même temps, les Corcyréens souffrent tellement de la faim, que Mnasippe, vu le nombre des transfuges, publie qu’il fera vendre tous les déserteurs. Mais, comme il n’en arrive pas moins, il finit par les renvoyer à coups de fouet. Cependant les assiégés ne veulent pas les recevoir dans leurs murs, même comme esclaves, de sorte qu’il en périt une quantité hors de la ville. Mnasippe, de son côté, voyant leur détresse, croit avoir déjà la ville en son pouvoir, et change de conduite avec les mercenaires : il renvoie les uns sans paye, et retient la solde de deux mois à ceux qu’il garde, bien que, dit-on, il ne manquât point d’argent. Et, de fait, la plupart des villes lui avaient envoyé des fonds au lieu d’hommes, ce qui était permis pour une expédition d’outre-mer. Les gens de la ville, apercevant alors, du haut des tours, les postes plus mal gardés qu’auparavant et les troupes dispersées dans la campagne, font une sortie, prennent plusieurs hommes et en massacrent d’autres. Mnasippe, qui les voit, s’arme aussitôt lui-même, et, suivi de tous les hoplites qu’il a, s’élance au secours des siens, après avoir donné l’ordre aux lochages et aux taxiarques de sortir avec les mercenaires. Mais quelques lochages lui ayant répondu qu’il trouverait difficilement disposés à l’obéissance des gens auxquels il refuse de quoi manger, il se met à frapper l’un de son bâton, l’autre du bout de sa lance ; ils sortent ainsi du camp tout découragés, et pleins de haine contre lui, sans en excepter un seul ; disposition fâcheuse pour un jour de combat.

Mnasippe les range en bataille, met en déroute et poursuit les ennemis postés près des portes ; mais, arrivés près des murs, ceux-ci se retournent et se mettent à lancer des flèches et des traits du haut des buttes tumulaires ; d’autres, faisant une sortie par une autre porte, fondent, à rangs serrés, sur les derrières de l’ennemi. Les Lacédémoniens, rangés sur huit de profondeur, croient la tête de leur phalange trop faible, et essayent de faire une conversion ; mais, au moment où ils opèrent leur mouvement de retraite, les ennemis fondent sur eux, persuadés qu’ils fuyaient. Les Lacédémoniens ne peuvent plus se retourner, et les troupes qui leur sont adjointes prennent aussi la fuite. Cependant Mnasippe ne peut plus venir en aide aux troupes ainsi pressées, à cause des ennemis qu’il a lui-même en face, auxquels il laisse constamment l’avantage, à cause du petit nombre des siennes. Enfin, les ennemis, se formant en rangs épais, viennent fondre tous ensemble sur la division de Mnasippe, déjà fort affaiblie : les citoyens, voyant la tournure des choses, sortent aussi contre lui ; ils le tuent, et se mettent tous à poursuivre les autres. Ils auraient pris le camp et les retranchements, si, dans leur poursuite, ils n’avaient vu la foule des marchands, des valets et des esclaves, et ne s’étaient retirés, les prenant pour quelque troupe de réserve. Les Corcyréens dressent des trophées et accordent une trêve pour enlever les morts.

Dès lors les assiégés redoublent de courage, tandis que les assiégeants éprouvent un abattement complet. On disait, en effet, qu’Iphicrate devait arriver d’un moment à l’autre, et les Corcyréens équipaient réellement des vaisseaux. Hyperménès, qui se trouvait être le second de Mnasippe, équipe tout ce qu’il y avait là de bâtiments et fait voile vers le retranchement. Là, il charge les navires avec les esclaves et l’argent, et les renvoie. Lui-même demeure pour garder le retranchement avec les soldats et marins et ce qui lui reste de troupes ; mais, à la fin, se voyant tout désorganisés, ils montent aussi sur les trirèmes, et partent en laissant beaucoup de blé, de vin, d’esclaves et de soldats malades ; car ils redoutaient extrêmement d’être surpris dans l’île par les Athéniens. Ces troupes se réfugient à Leucade.

Iphicrate, une fois en route pour doubler le Péloponèse, faisait, tout en avançant, les préparatifs nécessaires pour un combat naval. Il commence par laisser les grandes voiles sur terre, comme s’il marchait au combat, et ne se sert que peu des voiles hautes, même avec un bon vent ; mais, en faisant faire le trajet à la rame, il augmente la vigueur de ses gens et accélère la marche de ses vaisseaux. Souvent aussi, quand son armée devait prendre quelque part le repas du matin ou celui du soir, il mettait ses vaisseaux à la file les uns des autres et les conduisait au large, puis il opérait une conversion, de manière à ce qu’ils eussent la proue vers la terre, et les faisait partir, à un signal donné, à qui arriverait le premier. C’était un grand prix de la victoire que de pouvoir les premiers faire la provision d’eau et de tout ce dont on pouvait avoir besoin, et de prendre les premiers leur repas. Les derniers arrivés, au contraire, subissaient un grand châtiment, puisqu’ils avaient à faire tout cela après les autres, et qu’ils devaient cependant repartir en même temps quand on donnait le signal. Les premiers arrivés pouvaient faire toute leur besogne à loisir, les autres devaient la faire en toute hâte. Quand on se trouvait en pays ennemi, pour prendre un repas, Iphicrate établissait des sentinelles sur terre, comme il est d’usage ; mais, en outre, il faisait dresser les mâts des navires, et plaçait au haut des vigies, qui, postées ainsi sur un endroit plus élevé, avaient une vue beaucoup plus étendue que les sentinelles de la plaine. Quand il soupait ou dormait quelque part, il n’allumait point de feux durant la nuit, mais il en faisait en avant de l’armée, afin que personne ne pût arriver inaperçu. Souvent, lorsque le temps était beau, il se remettait en mer aussitôt après avoir soupé, et, quand la brise était favorable, ils avançaient tout en se reposant ; mais, dès qu’il fallait user de la rame, il faisait reposer ses soldats à tour de rôle. Durant le jour, il conduisait sa flotte par des signaux, et la disposait tantôt par file, tantôt en phalange. De cette manière, tout en avançant, ses troupes s’étaient exercées dans toutes les manœuvres d’un combat naval, et arrivaient, parfaitement instruites, dans les mers que l’on croyait occupées par les ennemis. La plupart du temps on dînait et soupait en pays ennemi ; mais, comme on ne s’arrêtait que le temps nécessaire, on regagnait le large avant l’arrivée des ennemis, et l’on avançait ainsi avec vitesse.

Lors de la mort de Mnasippe, Iphicrate se trouvait aux environs de Sphagie en Laconie : arrivé en Élide, il passe l’embouchure de l’Alphée, et va jeter l’ancre sous le promontoire nommé Ichthys. Le lendemain, il part de là pour Céphallénie. Il avait sa flotte en ordre de bataille, et il ne négligea, pendant le trajet, aucune précaution pour être tout prêt à combattre au besoin. Car il n’avait eu aucun rapport oculaire au sujet de Mnasippe, et, soupçonnant que ces traits étaient pour le tromper, il se tient sur ses gardes. Mais cependant, arrivé à Céphallénie, il a des nouvelles positives et fait reposer son armée.

Je sais bien qu’on prend d’ordinaire toutes ces mesures et ces précautions, quand on s’attend à un combat naval ; mais ce que je loue dans Iphicrate, c’est que, quand il s’agissait d’arriver promptement où il croyait devoir livrer bataille aux ennemis, il ait trouvé moyen d’empêcher les soldats d’oublier, durant le trajet, les manœuvres d’un combat naval, sans que pourtant ce soin ait retardé sa marche.

Après avoir soumis les villes de Céphallénie, il se rend à Corcyre, où il apprend d’abord l’approche de dix trirèmes, envoyées par Denys au secours des Lacédémoniens : il va lui-même examiner l’endroit du pays d’où l’on peut apercevoir l’arrivée des vaisseaux, et l’annoncer par des signaux visibles de la ville ; il y établit des vigies et convient avec elles de la manière de signaler l’arrivée et le débarquement des ennemis. Ensuite, il donne ses ordres à vingt triérarques qui devaient l’accompagner quand il les ferait appeler par le héraut, puis il déclare d’avance que celui qui n’obéira pas n’aura rien à redire à la punition. Quand on a signalé l’approche des trirèmes, et que le héraut a donné le signal, on déploie un zèle curieux à voir : il n’y a pas un de ceux qui doivent s’embarquer qui ne coure aux vaisseaux. Iphicrate, cinglant à l’endroit où sont les trirèmes ennemies, fait prisonniers les équipages, qui avaient déjà tous quitté les vaisseaux. Le Rhodien Mélanippe avait cependant conseillé aux autres de ne pas rester là, et il était parti avec ses vaisseaux, après avoir embarqué ses gens. Lui-même parvient à s’échapper, bien qu’il eût rencontré les vaisseaux d’Iphicrate ; mais les bâtiments de Syracuse sont pris avec tout leur monde. Cependant Iphicrate, après avoir dépouillé les trirèmes de leurs ornements, les amène à la remorque dans le port des Corcyréens. Il est accordé à chaque homme de payer une rançon déterminée, excepté au commandant Crinippe, qui est gardé soit pour en tirer une grosse somme, soit pour être vendu ; mais Crinippe, de chagrin, se donne lui-même la mort. Iphicrate relâche les autres prisonniers, après que des Corcyréens ont répondu de leur rançon.

Il pourvut, la plus grande partie du temps, à l’entretien de ses matelots, en leur faisant travailler la terre pour les Corcyréens. Passant ensuite en Acarnanie, à la tête de ses peltastes et des hoplites de sa flotte, il secourt les villes amies de ce pays qui peuvent en avoir besoin, et fait la guerre aux Thyriens, peuple vaillant et maître d’une place forte. Puis, après s’être renforcé des vaisseaux de Corcyre, au nombre d’environ quatre-vingt-dix, il cingle d’abord vers Céphallénie, où il lève de l’argent, tant de gré que de force. Ensuite, il se prépare à ravager le pays des Lacédémoniens, à réunir à lui les villes ennemies de ces parages qui voudraient le recevoir, et à faire la guerre à celles qui résisteraient.

Je ne puis refuser de grands éloges à cette expédition d’Iphicrate, ainsi qu’à la demande qu’il avait faite qu’on lui donnât pour collègues l’orateur Callistrate, qu’il n’aimait point, et Chabrias, qui passait pour un général des plus habiles. En effet, s’il voulait s’adjoindre comme conseillers des hommes dont il connaissait l’habileté, il me paraît avoir agi en homme sage ; et, s’il voyait en eux des rivaux, je regarde comme le fait d’un homme qui a une haute conscience de lui-même, de ne pas craindre qu’on ait jamais à le convaincre de mollesse ou d’insouciance. Voilà ce que fit Iphicrate.


CHAPITRE III.


Négociations. — La paix est faite entre tous les États de la Grèce, Thèbes exceptée.


(Avant J. C. 372.)


Les Athéniens, voyant les Platéens, peuple allié, chassés de la Béotie, et obligés de se réfugier chez eux, puis les Thespiens venant les supplier de ne pas permettre qu’on les privât de leur patrie[6], n’approuvent plus les Thébains et ressentent quelque honte de les soutenir dans leur guerre, et réfléchissent, d’ailleurs, que ce n’est point dans leur avantage. Enfin, ils ne veulent pas s’associer à eux, quand ils les voient marcher contre les Phocéens, anciens alliés d’Athènes, et raser des villes qui s’étaient montrées fidèles dans la guerre contre le Barbare, et qui étaient leurs propres alliées. Là-dessus le peuple, ayant décrété de faire la paix, envoie d’abord des députés aux Thébains pour les inviter à se rendre, s’ils le voulaient, avec eux à Lacédémone pour y traiter de cet objet. Ensuite les Athéniens envoient eux-mêmes des députés. Parmi ceux qui sont choisis se trouvent Callias, fils d’Hipponicus, Autoclès, fils de Strombichide, Démostrate, fils d’Aristophon, Aristoclès, Céphisodote, Mélanope et Lycanthe. Quand ils paraissent devant l’assemblée des Lacédémoniens et des alliés, l’orateur Callistrate s’y trouvait aussi. Il avait promis à Iphicrate que, s’il le laissait aller, il lui enverrait de l’argent pour la flotte ou ferait faire la paix : il était ainsi à Athènes à négocier pour la paix. Lors donc que les députés sont admis devant l’assemblée des Lacédémoniens et des alliés, le porte-flambeau[7] Callias prend le premier la parole. C’était un homme qui ne se plaisait pas moins à s’entendre louer par lui-même que par les autres. Il commence donc à peu près ainsi :

« Citoyens Lacédémoniens, ma proxénie avec vous ne date pas de moi seulement, mais le père de mon père l’a léguée à notre famille. Je veux aussi vous montrer de quels sentiments notre patrie est animée envers nous. En temps de guerre, elle nous choisit pour stratéges, et, quand elle désire la paix, elle nous envoie pour la conclure. Moi-même je suis venu deux fois jadis pour terminer la guerre, et, dans ces deux députations, je suis parvenu à opérer la paix entre vous et nous. Maintenant je viens pour la troisième fois, et je pense avoir aujourd’hui des raisons bien plus justes pour obtenir une réconciliation.

« Je trouve, en effet, que vos sentiments sont les mêmes que les nôtres, mais que vous êtes fâchés comme nous de la destruction de Platée et de Thespies. Comment n’est-il donc pas naturel que ceux qui partagent les mêmes sentiments soient plutôt amis qu’ennemis les uns des autres ? Et certes, c’est le propre des gens sensés d’éviter de commencer une guerre, lors même qu’il y a quelques légers sujets de différend. Si donc nous étions d’accord, ne serait-il pas tout à fait étrange que nous ne fissions pas la paix ? La justice nous défendait de porter jamais les armes les uns contre les autres, puisqu’on dit que les premiers étrangers auxquels Triptolème[8], notre ancêtre, découvrit les mystères sacrés de Cérès et de Proserpine, furent Hercule, le père de votre race, ainsi que les Dioscures, vos concitoyens, et que le Péloponèse, le premier, reçut de lui les semences du fruit de Cérès. Comment donc serait-il juste que vous, vous vinssiez ravager les moissons de ceux dont vous avez reçu les premières semences, et que nous, nous ne puissions souhaiter de voir dans la plus grande abondance de grains ceux à qui nous les avons donnés ? Mais si les dieux ont décidé qu’il y ait des guerres parmi les hommes, il faut que nous mettions la plus grande lenteur à les commencer, et, quand elles existent, la plus grande promptitude à les terminer. »

Après lui, Autoclès, orateur réputé pour sa précision, parle en ces termes :

« Citoyens Lacédémoniens, ce que je vais dire ne sera pas fait pour vous flatter, je ne l’ignore pas. Mais il me semble que ceux qui veulent voir durer le plus longtemps possible l’amitié qu’ils vont contracter, doivent s’apprendre les uns aux autres les causes de leurs guerres. Pour vous, vous dites bien que les villes doivent être indépendantes, mais vous mettez vous-mêmes le plus grand obstacle à leur indépendance ; car vous imposez aux villes alliées comme première condition de vous suivre partout où vous les conduirez. Et cependant, comment cela s’accorde-t-il avec l’indépendance ? Vous vous faites des ennemis sans le consentement de vos alliés, que vous faites ensuite marcher contre eux ; de sorte que ceux qui sont soi-disant indépendants, sont souvent forcés de marcher contre leurs meilleurs amis. Mais ce qui est encore bien plus l’opposé de l’indépendance, c’est le fait que vous établissez partout des gouvernements de dix ou de trente hommes, et que vous veillez, non pas à ce que ces chefs gouvernent suivant les lois, mais à ce qu’ils aient la force de contenir les villes, en sorte que vous avez l’air de voir des tyrannies avec plus de plaisir que des gouvernements libres. Puis, lorsque le roi a prescrit que les villes fussent indépendantes, vous avez bien su reconnaître et proclamer que les Thébains, s’ils ne laissaient pas chaque ville se gouverner elle-même et d’après les lois qu’elle entendrait, n’agiraient point selon les prescriptions du roi ; mais, lorsque vous avez pris la Cadmée, vous n’avez pas même permis aux Thébains de conserver leur indépendance. Il ne faut pas que ceux qui vont contracter une amitié prétendent obtenir des autres pleine justice, tandis qu’ils s’abandonnent ouvertement à leur ambition. »

Ce discours, suivi d’un silence général, est accueilli avec joie par ceux qui avaient des griefs contre les Lacédémoniens. Après Autoclès, Callistrate prend la parole : « Qu’il n’y ait pas eu, Lacédémoniens, de fautes commises de notre côté comme du vôtre, c’est ce que je ne crois pas pouvoir prétendre. Cependant je ne pense pas qu’on ne doive plus jamais avoir aucun rapport avec ceux qui ont commis une faute ; car je crois qu’il n’y a pas un seul homme qui passe sa vie sans en commettre. Or, les hommes qui ont commis, des fautes me semblent devenir quelquefois plus sages, surtout lorsqu’ils ont été punis par ces fautes mêmes, comme nous l’avons été. Je vois que vous aussi vous vous êtes attiré quelquefois bien des revers par vos actions inconsidérées, parmi lesquelles il faut compter l’occupation et de la Cadmée[9] et de Thèbes. Maintenant donc, après tous les soins que vous avez pris pour assurer l’indépendance aux villes, elles sont toutes retombées au pouvoir des Thébains, lorsque ceux-ci eurent souffert cette injustice. Aussi j’espère que vous aurez appris que l’ambition n’est d’aucun profit, et que vous serez de nouveau modérés dans votre amitié réciproque.

« Quant aux bruits calomnieux de certaines gens qui voulant empêcher la paix, disent que, si nous venons, ce n’est point que nous souhaitions votre alliance, mais parce que nous craignons qu’Antalcidas ne revienne avec de l’argent du roi, songez combien ce sont là des bavardages. En effet, le roi a positivement décrété l’indépendance de toutes les villes de la Grèce. Nous donc qui parlons et agissons tous dans le même sens, qu’aurions-nous à craindre du roi ? Quelqu’un croira-t-il qu’il préfère dépenser de l’argent pour en rendre d’autres puissants, lorsqu’il voit s’accomplir sans frais ce qu’il a reconnu pour le plus avantageux ? Mais soit. Pourquoi venons-nous ? Vous comprendrez que ce n’est pas à cause de nos embarras si vous voulez jeter les yeux sur la situation des affaires, tant sur mer que sur terre, dans le moment présent. Qu’est-ce donc ? C’est évidemment que quelques-uns de nos alliés se conduisent d’une manière qui nous est aussi peu agréable qu’à vous. Nous voudrions également, pour reconnaître que nous vous devons notre salut, vous communiquer les idées justes que nous avons. Pour aborder aussi la question d’intérêt, je vous rappellerai que toutes les villes sont les unes de votre parti, les autres du nôtre, et que, dans chaque État, les uns sont pour les Lacédémoniens, les autres pour les Athéniens. Si donc nous étions amis, de quel côté pourrions-nous raisonnablement redouter quelque danger ? Sur terre, vous étant nos amis, qui serait en état de nous inquiéter ? Et sur mer, qui pourrait vous nuire, nous étant vos alliés intimes ?

« Les guerres ont toujours un commencement et une fin, nous le savons tous, et plus tard nous désirerons la paix, si ce n’est aujourd’hui. Pourquoi donc attendre le temps où nous serons accablés par une multitude de maux, plutôt que de faire la paix le plus vite possible, avant d’être atteints par quelque mal irréparable ? Non ; je n’approuve point ces athlètes qui, après avoir remporté plusieurs victoires et s’être fait une réputation, sont tellement ambitieux qu’ils ne s’arrêtent pas avant d’avoir été vaincus et d’être obligés de renoncer à leur métier. Il en est de même de ces joueurs qui, lorsqu’ils ont de la chance, hasardent aussitôt le double sur un dé. Je vois, en effet, que la plupart de ces gens tombent dans le plus complet dénûment. L’œil sur ces faits, nous devons ne point nous engager dans une lutte à tout gagner ou à tout perdre, mais profiter de ce que nous sommes encore en force et en prospérité pour devenir les amis les uns des autres. Car c’est ainsi que, nous par vous et vous par nous, nous nous élèverons en Grèce à une puissance plus grande encore que par le passé. »

Cet orateur ayant paru parler avec sagesse, les Lacédémoniens décrètent d’accepter la paix, aux conditions de relever les harmostes des cités, de licencier leurs armées de terre et de mer, et de reconnaître l’indépendance des villes. Il est établi que, dans le cas où un État contreviendrait à ces clauses, ceux qui le voudraient secourraient les villes opprimées, et que ceux qui ne le voudraient pas ne seraient point tenus par leur serment de venir en aide à l’État lésé. Sous ces conditions, les Lacédémoniens jurent pour eux et pour leurs alliés, les Athéniens et leurs alliés jurent également, chaque État en particulier. Les Thébains avaient été inscrits parmi les villes qui avaient juré ; mais le lendemain leurs députés reviennent pour prier qu’on mette Béotiens pour Thébains parmi ceux qui ont juré. Agésilas répond qu’il ne changera rien à ce qu’ils ont juré et écrit tout d’abord ; que, si cependant ils ne veulent pas être compris dans le traité, il les effacera, s’ils l’exigent. Comme, de cette manière, la paix était conclue entre tous les autres États, et que les Thébains étaient les seuls avec lesquels il y eût contestation, les Athéniens se persuadent qu’il y a chance pour qu’aujourd’hui les Thébains soient décimés, ainsi qu’on le disait. Quant aux Thébains, ils se retirent tout à fait découragés.

CHAPITRE IV.


Cléombrote en Béotie. — Bataille de Leuctres. — Effet de cette bataille à Spartes et à Athènes. Jason fait conclure une trêve. — Ses plans, sa mort. — Événements de Thessalie.


(Avant J. C. 371, 370, 369.)


Là-dessus les Athéniens retirent les garnisons des villes, rappellent Iphicrate et la flotte, et le contraignent à rendre tout ce qu’il a pris depuis que les serments ont été prêtés aux Lacédémoniens. Cependant les Lacédémoniens retirent les harmostes et les garnisons de toutes les villes, à l’exception de Cléombrote, qui commandait l’armée en Phocide. Lorsqu’il fait demander aux magistrats de sa patrie ce qu’il doit faire, Prothoüs dit qu’à son avis on doit licencier l’armée conformément aux serments, et faire dire aux villes de déposer dans le temple d’Apollon chacune la somme qu’elle voudrait pour sa part ; qu’ensuite, si quelqu’un se refusait à reconnaître l’indépendance des villes, il faudrait réunir de nouveau tous ceux des alliés qui voudraient protéger cette indépendance, et marcher contre les opposants : c’était en effet, pensait-il, la manière de se rendre les dieux le plus favorables, et d’indisposer le moins les villes. Mais l’assemblée, après avoir entendu son avis, considéra tout ce qu’il dit comme du bavardage : c’était déjà, à ce qu’il parut, un mauvais génie qui la menait. On fit dire à Cléombrote de ne pas licencier son armée, mais de marcher droit sur les Thébains, s’ils ne reconnaissaient pas l’indépendance des villes. Lorsque Cléombrote apprend que la paix est faite, il envoie demander aux éphores ce qu’il doit faire ; ceux-ci lui ordonnent de marcher sur les Thébains, s’ils ne reconnaissent pas l’indépendance des villes en Béotie.

Lors donc qu’il voit que, loin de rendre les villes à la liberté, ils ne licencient pas leur armée afin de l’opposer aux Lacédémoniens, il conduit les troupes en Béotie. Il y avait un chemin par lequel les Thébains s’attendaient à le voir entrer : c’était du côté de la Phocide, par un certain défilé qu’ils gardaient ; mais il s’avance à l’improviste à travers le pays montagneux de Thisbé, arrive à Creusis, prend cette ville forte, et s’empare de douze trirèmes thébaines. Après quoi, il s’éloigne de la mer et vient se camper à Leuctres, sur le territoire de Thespies. Les Thébains, qui n’avaient d’autres alliés que les Béotiens, placent leur camp sur une colline située vis-à-vis, à peu de distance. Alors les amis de Cléombrote l’abordent en lui disant : « Cléombrote, si tu laisses les Thébains se retirer sans combat, tu risques d’être traité avec la dernière rigueur par notre cité : car on se rappellera que, lorsque tu vins à Cynoscéphales, tu ne ravageas aucune partie du pays des Thébains, et que, dans une expédition suivante, tu fus arrêté au passage, tandis qu’Agésilas a toujours pénétré dans leur pays par le Cithéron. Si donc tu consultes ton propre intérêt, ou que tu veuilles le bien de ta patrie, il faut te montrer contre ces gens. » Voilà ce que disaient ses amis. Ses ennemis disaient : « C’est donc maintenant que cet homme fera voir s’il favorise réellement les Thébains, comme on le dit. » Cléombrote, en entendant tout cela, se sentait excité à engager la bataille.

De leur côté, les chefs des Thébains réfléchissent que, s’ils ne livrent pas bataille, les villes voisines de Thèbes quitteront la partie, qu’ils seront eux-mêmes assiégés, puisque, dans le cas où le peuple de Thèbes viendrait à manquer de vivres, ils risquaient de voir aussi la ville leur devenir contraire ; et, comme plusieurs d’entre eux avaient été exilés auparavant, ils trouvent qu’il vaut mieux mourir en combattant que de subir un nouvel exil. À cela vient se joindre une certaine confiance que leur inspire un oracle connu, d’après lequel les Lacédémoniens devaient essuyer une défaite à l’endroit où se trouvait la tombe des jeunes filles qui, dit-on, s’étaient donné la mort par suite de la violence que leur avaient faite quelques Lacédémoniens[10]. Aussi les Thébains avaient-ils décoré ce monument avant le combat. On leur annonce également de la ville que tous les temples se sont ouverts d’eux-mêmes et que les prêtresses déclarent que les dieux promettent une victoire. On dit aussi que les vases du temple d’Hercule sont dispersés, ce qui signifie que Hercule est parti pour le combat. Quelques-uns prétendent, il est vrai, que tout cela n’était que des artifices de l’autorité supérieure[11].

Ainsi tout, pour cette bataille, était contraire aux Lacédémoniens, tandis que la fortune avait tout disposé en faveur de leurs adversaires. En effet, c’était après déjeuner que Cléombrote avait tenu le dernier conseil au sujet du combat, à midi ; on avait passablement bu, et le vin, dit-on, avait un peu monté les têtes. Lorsque les deux partis se sont armés et que la bataille est imminente, les marchands et quelques skeuophores, ainsi que ceux qui ne voulaient pas se battre, se préparent à s’éloigner de l’armée béotienne ; mais les mercenaires, sous le commandement de Hiéron, et les peltastes phocéens avec les cavaliers héracléotes et phliasiens, font un circuit, et fondent sur eux au moment où ils s’éloignent, les mettant en fuite et les poursuivant du côté du camp des Béotiens ; de sorte qu’ils rendent l’armée béotienne beaucoup plus forte et beaucoup plus nombreuse qu’elle ne l’était auparavant. Ensuite, comme c’était une plaine qui s’étendait entre les deux partis, les Lacédémoniens établissent leur cavalerie en avant de leur phalange, et les Thébains déploient la leur en face. Mais la cavalerie des Thébains était une troupe exercée par la guerre avec les Orchoméniens et par celle avec les Thespiens, tandis qu’à cette époque les Lacédémoniens avaient une cavalerie détestable. C’étaient, en effet, les plus riches citoyens qui élevaient les chevaux ; et, quand on annonçait une campagne, chaque homme désigné arrivait, prenant le cheval et les armes qu’on lui donnait, et partait immédiatement. En outre, c’étaient les soldats les plus faibles de corps et les moins désireux de s’illustrer qui se trouvaient à cheval. Telle était la cavalerie des deux côtés. Quant aux corps d’armée, on dit que les Lacédémoniens mirent les énomoties[12] sur trois files, de sorte que cela ne leur faisait pas plus de douze hommes de hauteur. Les Thébains, au contraire, étaient agglomérés sur une profondeur de cinquante boucliers, calculant que, s’ils battaient le corps du roi, ils seraient facilement maîtres de tout le reste.

Lorsque Cléombrote commença le premier mouvement contre les ennemis, avant même que son armée se fût aperçue qu’on marchait en avant, la cavalerie des deux partis en était déjà aux mains, et celle des Lacédémoniens avait été promptement mise en déroute ; en fuyant, les cavaliers tombent sur leurs propres hoplites, chargés en outre par les loches des Thébains. Cependant la supériorité que le corps de Cléombrote commença par avoir au début de la bataille, est prouvée par un témoignage positif : c’est qu’on n’aurait pas pu le relever et l’emporter vivant, si ceux qui combattaient autour de lui n’avaient pas eu l’avantage dans le moment. Mais lorsque le polémarque Dinon eut été tué, ainsi que Sphodrias, un des commensaux du roi, et son fils Cléonyme, la cavalerie, et ceux qu’on nomme symphores du polémarque, aussi bien que tous les autres, ne purent plus tenir contre le nombre et commencèrent à céder : les troupes lacédémoniennes de l’aile gauche, voyant la droite enfermée, plièrent aussi. Malgré le nombre des morts et leur défaite, les Lacédémoniens, après avoir passé le fossé qui se trouvait en avant de leur camp, viennent se placer sous les armes à l’endroit d’où ils sont partis ; le camp n’était pas complétement en plaine, mais s’élevait quelque peu en montant. Il y eut alors quelques Lacédémoniens qui, croyant qu’on ne pouvait supporter un tel revers, dirent qu’il fallait empêcher l’ennemi d’ériger un trophée, et essayer d’enlever les morts par la force des armes, sans recourir à une trêve. Mais les polémarques, voyant que près de mille Lacédémoniens ont déjà succombé, et que les Spartiates eux-mêmes, qui se trouvaient à l’armée au nombre de sept cents, avaient perdu environ quatre cents hommes, sentant d’ailleurs que tous les alliés étaient sans courage pour combattre, et que quelques-uns même n’étaient point fâchés de la tournure des événements, rassemblent les principaux chefs pour délibérer sur ce qu’il faut faire. Tous ayant été d’avis de réclamer une trêve pour relever les morts, ils envoient un héraut la demander. Les Thébains dressent ensuite un trophée et accordent une trêve pour relever les morts.

Après ces événements, le messager qui apporte à Lacédémone la nouvelle de ce désastre, y arrive le dernier jour des Gymnopédies[13], au moment où le chœur des hommes était dans le théâtre. Les éphores, en apprenant ce désastre, en furent nécessairement affligés, du moins je le présume. Cependant ils ne renvoyèrent point le chœur et laissèrent achever les jeux. Ils donnèrent ensuite les noms des morts à chacun de leurs parents, en recommandant aux femmes de ne pas faire de cris, mais de supporter leur malheur en silence. Le lendemain, on put voir les parents de ceux qui étaient morts paraître en public, gais et joyeux, tandis que les parents de ceux qu’on avait annoncés survivre ne se montrèrent qu’en petit nombre, l’air morne et humilié.

Là-dessus les éphores décrètent une levée du reste des mores, en prenant jusqu’aux hommes qui, depuis quarante ans, ont passé l’adolescence. Ils font aussi partir les hommes de cet âge qui appartiennent aux mores déjà sorties. Car jusqu’alors on n’avait envoyé contre la Phocide que les hommes qui n’avaient pas plus de trente-cinq ans de service. Enfin l’on ordonne que ceux qui sont restés alors à cause de leur charge, partiront aussi.

Agésilas n’étant pas encore remis de sa maladie, la ville donne le commandement à son fils Archidamus. Les Tégéates montrent beaucoup de zèle à marcher avec eux. En effet, Stasippe et ses partisans, qui tenaient pour Lacédémone, et qui avaient une grande puissance dans la ville, étaient encore vivants. Les Mantinéens, habitants des villages, prennent aussi une part vigoureuse à l’expédition ; car ils étaient en aristocratie. Les Corinthiens, les Sicyoniens, les Phliasiens et les Achéens déploient également beaucoup de zèle, et beaucoup de villes encore envoient des soldats. Les Lacédémoniens eux-mêmes et les Corinthiens équipent des trirèmes, sur lesquelles ils comptent transporter leur armée ; ils demandent aux Sicyoniens d’en équiper aussi ; puis Archidamus sacrifie pour obtenir un heureux trajet. Quant aux Thébains, aussitôt après la bataille, ils envoient à Athènes un messager couronné de fleurs ; et, tout en dépeignant la grandeur de leur victoire, ils demandent des secours, disant que c’est maintenant le moment de tirer vengeance de tout le mal qu’ont fait les Lacédémoniens. Le conseil des Athéniens se trouvait siéger dans l’Acropole. Quand les conseillers apprennent ce qui est arrivé, ils en laissent percer aux yeux de tous un vif chagrin ; car ils n’offrent point au héraut des présents hospitaliers, et ils ne donnent aucune réponse au sujet des secours. Le héraut repart ainsi d’Athènes.

Cependant les Thébains envoient en hâte vers Jason, leur allié, pour lui demander des secours, en réfléchissant aux chances de l’avenir. Jason équipe aussitôt des trirèmes pour leur venir en aide par mer ; puis, rassemblant ses troupes soldées et la cavalerie de sa garde, bien qu’il ait avec les Phocéens une guerre d’extermination, il se rend par terre en Béotie, se montrant, avant qu’on l’ait annoncé, dans la plupart des villes sur son passage. Avant qu’on ait eu le temps de rassembler les forces de tous côtés, il a prévenu de vitesse, et il est déjà bien loin, faisant voir par là que souvent la promptitude conduit plus facilement au but que la violence.

Quand il est arrivé en Béotie, les Thébains lui disent que ce serait un moment favorable pour fondre sur les Lacédémoniens par les hauteurs avec ses mercenaires, tandis qu’eux-mêmes les attaqueraient de front ; mais Jason les détourne de ce projet, en leur montrant qu’après une brillante affaire, il ne serait pas bon de livrer au hasard le gain d’un plus grand succès ou la perte de la victoire gagnée : « Ne voyez-vous pas, dit-il, que vous-mêmes vous avez été vainqueurs, quand vous étiez dans la détresse ? Il faut donc aussi croire que, si les Lacédémoniens étaient réduits à la dernière extrémité, ils combattraient en désespérés. La divinité d’ailleurs, à ce qu’il paraît, se plaît souvent à grandir les petits et à rapetisser les grands. » Jason dissuade donc les Thébains par des discours de ce genre de risquer une affaire décisive. De l’autre côté, il démontrait aussi aux Lacédémoniens qu’autre chose est de se mettre en campagne avec une armée vaincue, autre chose avec des troupes victorieuses : « Si vous voulez, dit-il, oublier le revers que vous avez essuyé, je vous conseille de reprendre haleine, et d’accroître vos forces pour vous mesurer ensuite avec des gens que vous n’avez pu vaincre. Quant à présent, ajouta-t-il, sachez le bien, il y a de vos alliés qui sont en pourparlers avec vos ennemis pour une alliance. Cherchez donc à tout prix à obtenir une trêve. Si je le désire, dit-il enfin, c’est que je veux vous sauver, tant à cause de l’amitié de mon père pour vous, que parce que je suis votre proxène. »

Voilà ce qu’il disait ; mais peut-être agissait-il de manière à ce que les partis, bien que séparés par leurs différends mutuels, eussent tous les deux besoin de lui. Les Lacédémoniens cependant, après l’avoir entendu, décident de négocier une trêve. Lorsqu’on annonce qu’elle est faite, les polémarques publient que tous aient à prendre leur repas et à se tenir prêts à se mettre en route la même nuit, afin de passer le Cithéron au point du jour. Le repas fini, avant le sommeil l’ordre est donné de partir, et l’on prend, aussitôt que le soir est venu, la route de Creusis, se fiant plus à cette manœuvre cachée qu’à une trêve. Après une marche fort pénible, la nuit, sous l’influence de la peur et par une route difficile, on arrive à Égosthène en Mégaride, où l’on rencontre l’armée d’Archidamus. Celui-ci, après avoir attendu dans cet endroit que tous les alliés soient arrivés, ramène toute l’armée réunie jusqu’à Corinthe, d’où il reconduit ses concitoyens à Lacédémone, après avoir licencié les alliés.

Cependant Jason, en s’en retournant par la Phocide, prend le faubourg d’Hyampolis, ravage le pays et tue un grand nombre d’habitants. Il traverse pacifiquement le reste de la Phocide ; mais arrivé à Héraclée, il en détruit les murailles. Il est clair qu’il ne craignait point qu’on pût venir attaquer sa puissance par ce passage ouvert ; mais plutôt il voulait qu’on ne pût, en occupant Héraclée, située dans un défilé, lui fermer le passage, s’il désirait marcher contre quelque contrée de la Grèce.

De retour en Thessalie, il était fort puissant, et parce qu’il avait été légalement nommé chef absolu des Thessaliens, et parce qu’il entretenait à sa solde autour de lui un grand nombre de troupes d’infanterie et de cavalerie, exercées de manière à être supérieures. Sa puissance était encore augmentée par le nombre des peuples qu’il avait pour alliés, et de ceux qui aspiraient à le devenir. Mais ce qui le plaçait au-dessus de tous ceux de son temps, c’est qu’il n’était personne qui fût en état de le mépriser. À l’approche des jeux pythiques, il fit publier dans les villes qu’on eût à préparer pour les sacrifices des bœufs, des brebis, des chèvres et des porcs ; et l’on dit que, bien que chaque ville eût été imposée très-modérément ; on ne réunit pas moins de mille bœufs, et que le reste du bétail s’éleva à plus de dix mille têtes. Il publia aussi qu’il donnerait une couronne d’or pour prix à celle des villes qui engraisserait en l’honneur du dieu le plus beau bœuf pour prémice des victimes. Il commanda aussi aux Thessaliens de se préparer à se mettre en campagne pour l’époque des jeux pythiques, ayant, disait-on, l’intention d’ordonner lui-même la fête et les jeux en l’honneur d’Apollon. Cependant on ne sait pas encore aujourd’hui quelles étaient réellement ses dispositions à l’égard des richesses sacrées ; mais on dit que les Delphiens ayant demandé à l’oracle ce qu’ils devaient faire dans le cas où il toucherait à l’argent consacré à Apollon, le dieu répondit que cela serait son affaire. Cet homme si puissant, et qui roulait dans son esprit tant et de si vastes desseins, venait donc un jour de faire l’inspection de la cavalerie de Phères et de la passer en revue. Au moment où il s’asseyait pour répondre à ce qu’on pouvait avoir à lui demander, il est assassiné et massacré par sept jeunes gens qui s’approchent en ayant l’air d’avoir entre eux un différend. Les doryphores qui étaient près de lui se précipitent aussitôt pour le défendre, et l’un des meurtriers en est tué d’un coup de lance au moment où il frappait encore Jason ; un second est pris comme il montait à cheval, et meurt frappé de plusieurs blessures. Les autres s’élancent sur des chevaux préparés d’avance et s’échappent. Ils sont reçus avec honneur dans la plupart des villes grecques où ils se rendent ; ce qui fait bien voir que les Grecs redoutaient fort qu’il ne devînt tyran.

Cependant Jason mort, ses frères Polydore et Polyphron sont nommés chefs absolus. Mais Polydore, dans un voyage qu’ils font tous deux à Larisse, est tué, à ce qu’il semble, par son frère Polyphron. Sa mort, en effet, arrive subitement et sans cause apparente. Polyphron, à son tour, règne pendant un an et exerce un pouvoir semblable à une tyrannie. À Pharsale, il fait périr Polydamas et huit des premiers citoyens, et à Larisse il exile un grand nombre de gens. Il se livrait à ces excès, lorsque Alexandre le tue pour venger, à ce qu’il paraît, Polydore et faire cesser la tyrannie. Mais quand il est lui-même revêtu du pouvoir, il devient, comme chef, odieux aux Thessaliens, odieux comme ennemi aux Thébains et aux Athéniens, et se montre criminel brigand sur terre et sur mer. Dans ces dispositions, il tombe lui-même à son tour sous les coups des frères de sa femme, d’après les conseils de sa femme elle-même[14]. Elle annonce à ses frères qu’Alexandre leur tend un piége et les cache dans l’intérieur de sa maison pendant toute la journée, jusqu’à ce qu’Alexandre soit arrivé dans un état d’ivresse. Quand elle l’a mis au lit, elle emporte son épée à la lueur de la lampe. Voyant ses frères hésiter à entrer pour tuer Alexandre, elle les menace, s’ils n’en finissent pas tout de suite, de l’éveiller. Dès qu’ils sont entrés, elle tire la porte à elle et la tient par l’anneau jusqu’à ce que son mari soit mort. La haine qu’elle portait à son mari provenait, d’après ce que certains disent, de ce qu’Alexandre avait fait emprisonner un homme qu’elle aimait, joli garçon, et, lorsqu’elle lui demandait de le mettre en liberté, il l’avait fait sortir de prison et égorger. D’autres disent qu’Alexandre n’ayant pas eu d’enfants d’elle, avait envoyé à Thèbes demander en mariage la femme de Jason. Telles sont donc les causes que l’on assigne à l’attentat de cette femme. Le pouvoir échoit à Tisiphone, l’aîné des frères, auteurs de ce meurtre, et il régnait encore quand cette histoire a été écrite.

CHAPITRE V.


Nouvelles négociations. — Paix générale entre les peuples, à l’exception des Éléens. — Discussion entre Sparte et Mantinée. — Dissensions à Tégée. — Agésilas en Arcadie. — Épaminondas ravage la Laconie. — Les Athéniens secourent Sparte, sous la conduite d’Iphicrate.


(Avant J. C. 371, 370, 369.)


Les événements de Thessalie qui eurent lieu sous Jason, et, après sa mort, jusqu’à l’avénement de Tisiphone, viennent d’être racontés. Maintenant je reprends mon récit où je l’avais quitté pour cette digression.

Quand Archidamus eut ramené les secours qu’il conduisait à Leuctres, les Athéniens, considérant que les Péloponésiens croyaient toujours suivre les Lacédémoniens, et que les Lacédémoniens n’étaient pas encore dans l’état d’abaissement où ils avaient réduit Athènes, mandent auprès d’eux tous les États qui veulent avoir part à la paix que le roi avait dictée. Dès qu’ils sont réunis, ils décrètent avec ceux qui veulent participer à cette paix, de se lier par le serment suivant : « Je resterai fidèle au traité que le roi a dicté et aux décrets des Athéniens et de leurs alliés ; et si l’on attaque une des villes qui auront prêté ce serment, je la secourrai de toutes mes forces, » Tous les États applaudissent à ce serment. Les Éléens seuls font opposition, prétendant qu’ils ne doivent point rendre l’indépendance aux Marganiens, ni aux Scillontins et aux Triphyliens, dont les villes, à ce qu’ils disaient, leur appartenaient en propre. Les Athéniens et ceux qui avaient décrété que, d’après les lettres du roi, toutes les villes, petites et grandes, seraient également indépendantes, envoient recevoir les serments, avec ordre de faire jurer les premiers magistrats de chaque ville. Tous les États prêtent serment, à l’exception des Éléens.

Là-dessus les Mantinéens, se considérant comme entièrement indépendants, se réunissent tous et décrètent de ne former qu’une seule ville et de fortifier Mantinée. Mais, de leur côté, les Lacédémoniens trouvent difficile que cela se fasse sans leur consentement. Ils choisissent donc Agésilas pour le députer auprès des Mantinéens, parce qu’il était, pensait-on, leur ami de père en fils. Quand il est arrivé chez eux, les magistrats refusent de rassembler pour lui le peuple de Mantinée et l’engagent à leur dire à eux-mêmes ce qu’il vient demander. Agésilas leur promet que, s’ils suspendent pour l’instant la construction des murs, il fera en sorte qu’ils puissent élever leurs fortifications avec l’assentiment des Lacédémoniens et sans frais. Mais comme ils lui répondent qu’il leur est impossible de suspendre ces travaux, attendu que l’État entier a décrété de les commencer sans retard, il s’en va tout fâché. Cependant il ne paraissait pas possible de marcher contre eux, l’autonomie étant la condition de la paix conclue. Du reste, quelques villes d’Arcadie envoient aux Mantinéens des ouvriers pour les aider à leurs murs, et les Éléens fournissent trois talents d’argent pour la dépense. Voilà où en étaient les Mantinéens.

Chez les Tégéates, la faction de Callibius et de Proxène tenait des assemblées pour arriver à former une confédération de toute l’Arcadie, et à soumettre toutes les villes aux décisions que prendrait la diète. Mais le parti de Stasippe travaillait à faire rester la ville telle qu’elle était et à conserver les lois du pays. Les partisans de Proxène et de Callibius ayant eu le dessous dans les théâtres, et croyant que, si le peuple se rassemblait, ils auraient de beaucoup l’avantage du nombre, courent aux armes. À cette vue, Stasippe et les siens s’arment aussi, et ils ne cèdent nullement en nombre à leurs adversaires. Quand on en vient aux mains, ils tuent Proxène et quelques autres de son parti, mais ils ne poursuivent pas le reste mis en déroute. En effet, le caractère de Stasippe le portait à ne pas vouloir la mort d’un grand nombre de citoyens. Callibius et les siens, qui s’étaient retirés sous les murs et près des portes du côté de Mantinée, se réunissent et se tiennent en repos, dès qu’ils voient que leurs adversaires ne cherchent plus à les inquiéter. Ils avaient déjà précédemment envoyé demander des secours aux Mantinéens, et ils étaient présentement en pourparler avec la faction de Stasippe, pour opérer une réconciliation. Mais quand ils voient arriver les Mantinéens, quelques-uns d’entre eux, escaladant la muraille, les prient de venir en toute hâte les soutenir, leur criant de faire diligence : d’autres leur ouvrent les portes. Dès que Stasippe et son parti s’aperçoivent de ce qui se passe, ils sortent précipitamment par la porte qui conduit à Pallante, et parviennent à se réfugier dans le temple de Diane, avant d’être atteints par ceux qui les poursuivent ; ils s’y enferment et se tiennent en repos. Les ennemis qui les poursuivaient montent sur le toit du temple, le découvrent et leur en jettent les tuiles. Les autres, sentant leur détresse, prient les assaillants de cesser et déclarent vouloir sortir. Leurs adversaires s’emparent d’eux, les entraînent, et les ramènent sur un chariot à Tégée ; et là, d’accord avec les Mantinéens, ils les condamnent et les mettent à mort.

Pendant ces événements, environ huit cents Tégéates du parti de Stasippe s’enfuient à Lacédémone, et aussitôt après les Lacédémoniens décrètent qu’il faut, conformément aux serments, venger sans plus tarder les morts et les bannis de Tégée. Ils marchent donc contre les Mantinéens, qu’ils disent avoir manqué à leurs serments en portant les armes contre les Tégéates. Les éphores ordonnent une levée de troupes, et la ville donne le commandement à Agésilas. En conséquence, les autres Arcadiens se rassemblent à Aséa, à l’exception des Orchoméniens, qui ne veulent prendre aucune part à la ligue arcadienne, à cause de leur haine contre Mantinée. Et comme ils avaient reçu dans leurs murs le corps des mercenaires, levé à Corinthe et commandé par Polytrope, les Mantinéens restent chez eux pour les observer. Les Héréens et les Lépréates se joignent aux Lacédémoniens contre les Mantinéens.

Agésilas, après avoir fait les sacrifices de départ, marche aussitôt sur l’Arcadie. Il occupe Eutéa, ville frontière, où il ne trouve dans les maisons que les vieillards, les femmes et les enfants, les hommes en âge de porter les armes étant tous partis pour l’armée arcadienne. Il ne fait pourtant aucun mal à la ville, mais il laisse les habitants dans leurs demeures, et ses gens achètent tout ce dont ils ont besoin. Il fait rechercher et restituer tout ce qui a été pris à son entrée dans la ville, et fait aux murailles toutes les réparations nécessaires pendant le temps qu’il reste là à attendre les mercenaires de Polytrope.

Cependant les Mantinéens marchent contre les Orchoméniens ; mais ils sont repoussés avec perte des murailles et perdent quelques-uns des leurs. Ils battent en retraite et arrivent à Élymia : les hoplites orchoméniens ne les poursuivaient plus, mais les troupes de Polytrope les pressaient avec une grande audace. Les Mantinéens, sentant alors que, s’ils ne repoussent pas cet ennemi, les traits leur tueront beaucoup de monde, font volte-face et en viennent aux mains avec ceux qui les poursuivent. Polytrope est tué sur la place en combattant. Le reste prend la fuite et aurait péri pour la plupart, si les cavaliers phliasiens n’étaient survenus et n’avaient arrêté les Mantinéens dans leur poursuite, en les tournant par derrière. Cela fait, les Mantinéens s’en retournent chez eux.

Agésilas, à la nouvelle de cet événement, pense que les mercenaires d’Orchomène ne pourront plus le joindre, et s’avance avec les troupes qu’il avait. Le premier jour, il prend le repas du soir sur le territoire de Tégée ; puis, le lendemain, il passe sur celui de Mantinée, place son camp au pied des montagnes situées à l’occident de cette ville, et se met à ravager le pays et à dévaster les campagnes. Les Arcadiens, réunis à Aséa[15], passent de nuit à Tégée. Le lendemain, Agésilas va camper à une vingtaine de stades de Mantinée ; mais les Arcadiens de Tégée, qui occupaient les montagnes entre cette ville et Mantinée, arrivent avec un grand nombre d’hoplites, désirant vivement s’unir aux Mantinéens, auxquels, en effet, les Argiens n’avaient pas envoyé toutes leurs forces. Quelques gens voulaient persuader à Agésilas de les attaquer séparément ; mais il craint que, pendant qu’il marchera sur les ennemis, les Mantinéens ne fassent une sortie et ne fondent sur ses flancs et sur ses derrières. Aussi pense-t-il que le mieux est de ne pas empêcher leur jonction ; et, dans le cas où ils voudraient en venir aux mains, de livrer bataille ouvertement et franchement. Les Arcadiens ont donc ainsi toutes leurs forces réunies.

Cependant les peltastes d’Orchomène, suivis de la cavalerie phliasienne, prenant de nuit le chemin de Mantinée, se présentent au point du jour devant le camp où Agésilas sacrifiait : ils sont cause que chacun court à son rang et qu’Agésilas se retire vers ses troupes. Mais lorsqu’on a reconnu des amis, et qu’Agésilas a obtenu des signes favorables, il fait avancer son armée aussitôt après déjeuner ; et, le soir venu, il vient, sans être vu, asseoir son camp dans une gorge située derrière le pays de Mantinée, et entourée de montagnes extrêmement rapprochées. Le lendemain, au point du jour, il sacrifiait devant le camp, lorsqu’il voit des troupes de Mantinée se rassembler sur les montagnes au-dessus de la queue de son armée. Il comprend alors qu’il faut sortir au plus vite de cette gorge. Toutefois, il craint que, s’il marche lui-même en tête, l’ennemi ne fonde sur ses derrières. Il ne bouge donc pas de place ; et, montrant son front aux ennemis, il ordonne à ceux de la queue de faire conversion à droite et de se rendre auprès de lui, derrière le corps d’armée. Par cette manœuvre, il fait sortir ses troupes des défilés, en même temps qu’il augmente toujours la force de sa phalange. Quand la phalange est ainsi doublée, il se met à la tête du corps d’hoplites ainsi disposé, et déploie de nouveau son armée dans la plaine sur neuf ou dix boucliers de profondeur.

Cependant les Mantinéens ne faisaient plus de sorties, parce que les Éléens, qui s’étaient joints à eux, leur avaient persuadé de ne pas livrer bataille avant l’arrivée des Thébains ; ils prétendaient savoir positivement qu’ils reviendraient, parce qu’ils leur avaient prêté dix talents pour cette expédition.

Les Arcadiens, cédant à leurs raisons, ne bougent pas de Mantinée. Cependant Agésilas, malgré son vif désir d’emmener son armée, parce qu’on était déjà au milieu de l’hiver, reste toutefois trois jours dans ces contrées, à peu de distance de la ville de Mantinée, afin de ne pas avoir l’air de hâter son départ par crainte. Mais le quatrième jour, au matin, après le déjeuner, il emmène son armée comme pour aller camper à l’endroit d’où il était parti le premier jour après avoir quitté Eutéa[16]. Puis, comme pas un Arcadien ne se montre, il marche en toute hâte jusqu’à Eutéa, bien qu’il soit déjà tard, voulant emmener les hoplites avant d’apercevoir les feux des ennemis, afin qu’on ne dise pas que sa retraite est une fuite. Il paraissait, en effet, avoir un peu relevé sa patrie de son découragement, parce qu’il avait envahi l’Arcadie, et que personne n’avait voulu accepter une bataille quand il ravageait le pays. Arrivé en Laconie, il laisse les Spartiates retourner chez eux, et renvoie les périèques dans leurs villes.

Aussitôt après le départ d’Agésilas, et dès qu’ils savent son armée licenciée, les Arcadiens, profitant de ce qu’ils ont toutes leurs forces réunies, marchent contre les Héréens, parce que ceux-ci n’avaient pas voulu faire partie de la confédération. Ils font une irruption dans leur pays, brûlent les maisons et coupent les arbres.

Mais lorsqu’on annonce que les Thébains, qui venaient à leur secours, sont arrivés à Mantinée, ils laissent Héréa et se joignent à eux. Quand ils sont réunis, les Thébains croyaient avoir assez fait en étant venus à leur secours, puisqu’ils ne voyaient aucun ennemi dans le pays ; ils se préparaient à repartir ; mais les Arcadiens, les Argiens et les Éléens veulent leur persuader de marcher immédiatement sur la Laconie, leur montrant leurs propres forces, et exaltant outre mesure l’armée des Thébains. En effet, les Béotiens s’exerçaient tous au métier des armes, tout fiers de leur victoire de Leuctres : ils étaient d’ailleurs suivis des Phocéens, devenus leurs sujets, des troupes de toutes les villes d’Eubée, des Ioniens des deux Locrides, d’Acarnaniens, d’Héracléotes et de Maliens, et ils avaient, en outre, avec eux des cavaliers et des peltastes de Thessalie. Joyeux de cette supériorité, à laquelle ils opposent l’isolement de Lacédémone, ils supplient les Thébains de ne pas partir avant d’avoir fait une invasion dans le pays des Lacédémoniens.

Les Thébains écoutent leurs raisons, mais ils réfléchissent pourtant que l’entrée de la Laconie est réputée fort difficile, et ils pensent qu’on a dû établir des postes dans les passages les plus praticables. En effet, Ischolaüs était à Œum, ville de la Scirinide[17], avec un poste de Néodamodes et d’environ quatre cents des plus jeunes exilés de Tégée, et il y en avait un autre à Leuctres, au-dessus de la Maléatide[18]. Les Thébains réfléchissent aussi que les forces des Lacédémoniens peuvent se réunir promptement, et qu’ils ne se battront nulle part mieux que dans leur propre pays. Toutes ces réflexions ne les rendent point trop pressés de marcher sur Lacédémone. Cependant il arrive des gens de Caryes[19], qui annoncent l’isolement de Lacédémone : ils promettent de servir eux-mêmes de guides, et demandent qu’on les égorge, si l’on aperçoit en eux la moindre tromperie. Il vient aussi quelques périèques appeler les ennemis et déclarer qu’ils n’attendent pour se révolter que leur entrée dans le pays : ils affirment que les périèques, mandés en ce moment même par les Spartiates, refusent de leur venir en aide. Les Thébains, entendant ces rapports, qui leur viennent de tous côtés, se laissent convaincre et envahissent eux-mêmes la Laconie par Caryes, tandis que les Arcadiens entrent par Œum, bourg de Sciritide. Si Ischolaüs s’était avancé jusqu’aux passages difficiles et les avait défendus, pas un ennemi, dit-on, n’aurait pu pénétrer par là ; mais, comme il voulait profiter du secours des Œates, il resta dans ce village. Cependant les Arcadiens arrivent en masse : les troupes d’Ischolaüs conservent l’avantage tant qu’elles n’ont des ennemis qu’en face ; mais lorsque ceux-ci arrivent par derrière et sur les flancs, et que, montant sur les maisons, ils les accablent de coups et de traits, Ischolaüs et tous les siens sont massacrés, à l’exception de quelques-uns qui parviennent à s’échapper sans être reconnus. Après s’être ainsi frayé le passage, les Arcadiens marchent sur Caryes pour s’unir aux Thébains. Les Thébains, apprenant le succès des Arcadiens, sont beaucoup plus audacieux à descendre dans la plaine, et ils commencent par brûler et saccager Sellasie. Arrivés dans la plaine, sur le territoire consacré à Apollon, ils y placent leur camp, et le lendemain ils poursuivent leur marche. Ils ne se hasardent point à traverser le pont pour marcher sur la ville, parce qu’on voyait vis-à-vis des hoplites, dans le temple d’Aléa[20] ; mais, tenant l’Eurotas sur leur droite, ils s’avancent, brûlant et saccageant des habitations remplies de richesses considérables.

Quant à ceux de la ville, les femmes ne peuvent supporter la vue de la fumée, n’ayant jamais aperçu d’ennemis[21] ; et les Spartiates, dont la ville est sans murailles, sont postés çà et là pour la défendre, sans pouvoir dissimuler le petit nombre d’hommes qu’ils ont en réalité. Les magistrats décident d’annoncer aux hilotes que tous ceux qui voudront prendre les armes et se mettre en rang, recevront l’assurance d’être mis en liberté, s’ils s’unissent aux citoyens pour combattre. On dit qu’il s’en inscrivit d’abord plus de six mille, de sorte que ces gens réunis inspirèrent une nouvelle crainte et qu’on les trouva trop nombreux. Mais cependant, comme les mercenaires d’Orchomène restaient à Sparte, et que les Lacédémoniens reçurent des secours des Phliasiens, des Corinthiens, des Épidauriens, des Pelléniens et de quelques autres cités encore, on commença à n’avoir plus une si grande peur des hilotes inscrits.

Quand l’armée ennemie s’est avancée jusqu’à Amyclée, elle y passe l’Eurotas. Les Thébains, partout où ils campent, commencent par couper les arbres, les jettent en avant de leurs lignes en aussi grand nombre que possible, et se tiennent ainsi sur leurs gardes. Les Arcadiens ne font rien de tout cela : ils laissent leurs armes et courent piller les habitations. Trois ou quatre jours après, la cavalerie s’avance en bon ordre jusqu’à l’hippodrome, vers le temple de Géochus[22]. C’étaient tous les Thébains, les Éléens, et ce qu’il y avait de cavaliers phocéens, thessaliens et locriens. Vis-à-vis était rangée la cavalerie des Lacédémoniens, qui paraissait peu nombreuse. Mais ils avaient placé dans la maison des Tyndarides[23] une embuscade des plus jeunes hoplites, environ trois cents, qui s’élance sur l’ennemi au moment où la cavalerie charge. Celle-ci ne soutient pas le choc, et plie. À cette vue un grand nombre de fantassins prennent aussi la fuite. Cependant, quand la poursuite a cessé et que l’armée thébaine s’est arrêtée, on se rétablit dans le camp. On commence à espérer avec plus de confiance qu’ils n’attaqueront point la ville. Et en effet, l’armée, levant le camp, prend la route d’Hélos et de Gythium, et brûle les villes non fortifiées : pendant trois jours entiers elle fait le siége de Gythium, où se trouvaient les chantiers des Lacédémoniens. Il y eut un certain nombre de périèques qui se joignirent à l’attaque et continuèrent la campagne avec les Thébains.

Au récit de ces faits, les Athéniens sont en peine de ce qu’ils doivent faire à l’égard des Lacédémoniens et tiennent une assemblée par décision du conseil. Il s’y trouvait présents des députés des Lacédémoniens et des alliés, qui leur étaient encore fidèles. Les Lacédémoniens Aratus, Ocyllus, Pharax, Étymoclès et Olonthée, tiennent tous à peu près le même langage. Ils rappellent aux Athéniens que toujours, dans les grandes occasions, ils se sont soutenus mutuellement pour leur bien. Ce sont eux en effet, disent-ils, qui ont chassé les tyrans d’Athènes, tandis que les Athéniens les ont secourus avec vigueur, quand ils étaient assiégés par les Messéniens. Ils énumèrent aussi les avantages qu’ils ont recueillis toutes les fois qu’ils ont agi en commun ; ils rappellent la manière dont ils ont ensemble combattu le barbare, et leur remettent en mémoire comment, du consentement des Lacédémoniens, les Athéniens ont été choisis pour chefs de la flotte et gardiens du trésor commun[24] ; comment encore, du consentement des Athéniens, les Lacédémoniens eux-mêmes ont été unanimement proclamés chefs des armées de terre. Un d’entre eux, en particulier, parle à peu près en ces termes : « Si vous et nous, citoyens, nous sommes d’accord, il y a bon espoir aujourd’hui que les Thébains, suivant le vieux proverbe, seront décimés. » Cependant les Athéniens n’accueillent pas très-bien ces paroles, mais il court comme un murmure : « Voilà ce qu’ils disent aujourd’hui, et pourtant, quand ils étaient dans la prospérité, ils nous opprimaient. » Ce qui parut être le plus fondé dans le discours des Lacédémoniens, ce fut qu’après avoir réduit Athènes, ils s’étaient opposés au projet des Thébains qui voulaient la raser. L’argument le plus répété, c’était qu’on devait des secours en vertu des serments, vu que ce n’étaient point des injustices qui avaient attiré les Arcadiens et leurs alliés contre Lacédémone, mais les secours qu’ils avaient portés aux Tégéates, attaqués par les Mantinéens contre la foi jurée. Il se fit donc à ces discours du bruit dans l’assemblée, les uns disant que les Mantinéens avaient agi justement en secourant les partisans de Proxène, tués par ceux de Stasippe ; les autres, qu’ils avaient commis une injustice, en portant les armes contre les Tégéates.

Tandis que cette discussion se fait dans l’assemblée, le Corinthien Clitélès se lève et parle ainsi : « Oui, citoyens d’Athènes, vous cherchez avec impartialité à établir qui a eu les premiers torts. Mais nous, qui pourrait nous accuser, depuis que la paix est conclue, d’avoir marché contre quelque ville, de nous être emparés des richesses de quelqu’un, ou d’avoir ravagé les terres d’autrui ? Et cependant les Thébains sont entrés sur nos terres, ils ont coupé nos arbres, brûlé nos maisons, enlevé nos biens et nos troupeaux. Comment donc pourriez-vous, sans manquer à vos serments, ne pas nous secourir, nous victimes manifestes de l’injustice, et cela quand c’est vous-mêmes qui avez pris soin de nous lier par tous ces serments ? » À ces mots, par leurs rumeurs, les Athéniens indiquent que Clitélès a bien et justement parlé. Aussitôt après lui, le Phliasien Proclès se lève et dit[25] :

« Athéniens, une fois qu’ils seront débarrassés des Lacédémoniens, vous êtes les premiers contre qui les Thébains marcheront ; c’est un fait évident pour tout le monde. En effet, vous êtes le seul des autres États qu’ils puissent regarder comme un obstacle à leur domination sur les Grecs. S’il en est ainsi, je crois qu’en allant défendre les Lacédémoniens, c’est vous-mêmes que vous défendez : car, en ayant pour chefs de la Grèce les Thébains mal disposés envers vous et demeurant sur vos frontières, votre situation sera, je crois, beaucoup plus difficile que quand vous aurez des rivaux éloignés.

« Il serait donc plus sage de votre part de vous défendre vous-mêmes, pendant que vous avez encore des alliés, que d’attendre le moment où la ruine de ces derniers vous forcera de lutter seuls contre les Thébains. Si quelques-uns d’entre vous craignent que les Lacédémoniens, en échappant aujourd’hui, ne vous causent plus tard des embarras, songez que ce n’est pas de ceux auxquels on fait du bien, mais de ceux auxquels on fait du mal, qu’on doit craindre l’élévation. Vous devez aussi réfléchir qu’il convient aux États, aussi bien qu’aux particuliers, de s’assurer, pendant qu’ils sont dans toute leur vigueur, de la possession de quelque bien, afin que, si jamais ils perdent leur force, ils aient le fruit des travaux passés. Maintenant un dieu vous offre l’occasion d’acquérir dans les Lacédémoniens, si vous les secourez selon leur prière, des amis dévoués pour toujours. En effet, il me semble que ce n’est point devant un petit nombre de témoins qu’ils recevraient aujourd’hui ce bienfait de votre part ; mais les dieux, qui voient tout, le sauront maintenant et à jamais, et les alliés et les ennemis, ainsi que tous les Grecs et les barbares, l’apprendront aussi : car tout le monde se préoccupe des faits actuels. S’ils se montraient ingrats envers vous, qui donc pourrait encore déployer du zèle en leur faveur ? Mais il faut espérer qu’ils se montreront plutôt loyaux que lâches, eux qui, plus que personne, passent pour avoir constamment aimé la gloire et détesté toute action honteuse.

« Outre cela, réfléchissez encore à ceci. Si jamais quelque nouveau danger menaçait la Grèce du côté des barbares, en qui pourriez-vous avoir plus de confiance que dans les Lacédémoniens ? Quels défenseurs pourriez-vous préférera ceux qui, placés aux Thermopyles, ont tous mieux aimé mourir en combattant que de vivre en ouvrant aux barbares le chemin de la Grèce ? N’est-il donc pas juste que le souvenir de la bravoure qu’ils ont déployée avec vous et l’espérance de nouveaux exploits communs animent votre zèle pour eux, pour vous et pour nous ? Il faut aussi que leurs alliés actuels[26] soient un stimulant au zèle que vous leur devez. Sachez bien, en effet, que ceux qui leur[27] restent fidèles dans les revers rougiraient de ne pas vous témoigner leur reconnaissance.

« Si nous, qui ne paraissons que de faibles villes, nous voulons cependant partager leurs dangers, songez que, votre cité se joignant à nous, ce ne seront plus de petits États qui leur viendront en aide. Pour moi, Athéniens, j’ai toujours précédemment envié votre ville, quand j’entendais dire que tous les gens opprimés ou menacés d’oppression s’y étaient réfugiés et y avaient obtenu des secours ; mais maintenant je n’entends pas seulement, je vois par moi-même les prières que les Lacédémoniens, cette nation renommée, et leurs plus petits alliés, sont venus ensemble vous adresser, en vous suppliant de les secourir. Je vois aussi les Thébains, qui naguère n’ont pu persuader les Lacédémoniens de vous réduire en esclavage, vous demander maintenant et regarder avec indifférence la perte de ceux qui vous ont sauvés.

« On dit, à la gloire de vos ancêtres, qu’ils n’ont pas permis que les Argiens morts devant la Cadmée restassent sans sépulture. Il serait beaucoup plus glorieux de votre part de ne pas laisser outrager ni détruire les Lacédémoniens encore vivants. Certes, c’est aussi une belle action que d’avoir réprimé l’insolence d’Eurysthée et sauvé les enfants d’Hercule ; mais comment ne serait-il pas encore plus beau de sauver non-seulement les fondateurs de la ville[28], mais la ville entière ? Cependant la plus belle action serait de secourir maintenant, les armes à la main et à travers les dangers, les Lacédémoniens, qui, jadis, vous sauvèrent par un vote sans danger. Si nous-mêmes nous sommes fiers de vous exhorter à secourir un peuple de braves, ne serait-ce pas chez vous, qui pouvez les secourir efficacement, un acte éclatant de générosité, qu’après avoir été souvent amis et ennemis des Lacédémoniens, vous oubliiez plutôt leurs injures que leurs bienfaits ? Et vous leur témoigneriez votre reconnaissance, non-seulement en votre nom, mais au nom de toute la Grèce, dont ils ont bien mérité. »

Après ce discours, les Athéniens vont aux voix. Ils refusent d’écouter ceux qui parlent dans un sens opposé, votent un secours en masse aux Lacédémoniens, et choisissent Iphicrate pour stratége. Les sacrifices achevés, Iphicrate ordonne que l’on prenne le repas dans l’Académie, et plusieurs, dit-on, sortent avant lui. Ensuite il se met à la tête de ses troupes, qui marchent avec l’espoir d’être conduites à quelque action glorieuse ; mais arrivé à Corinthe, il y reste quelques jours, et les soldats commencent à lui reprocher cette perte de temps ; cependant, lorsqu’il les fait enfin sortir de la ville, ils sont pleins d’ardeur à le suivre partout où il voudra les mener, pleins d’ardeur à attaquer cette muraille contre laquelle il les conduit.

Quant à Lacédémone, les ennemis qui en dévastaient le territoire, Arcadiens, Argiens et Éléens, ses voisins de frontière, étaient partis en grand nombre, emmenant ou emportant le butin qu’ils avaient fait, Les Thébains et le reste des ennemis veulent quitter le pays, et parce qu’ils voient l’armée diminuer tous les jours, et parce que les vivres deviennent de plus en plus rares : en effet, tout avait été consommé, enlevé, dilapidé ou brûlé. À cela se joignait la présence de l’hiver, ce qui faisait que tout le monde voulait partir. Lorsque ces troupes s’éloignèrent de Lacédémone, Iphicrate ramena également ses Athéniens de l’Arcadie à Corinthe. Je ne prétends point blâmer ce qu’il peut avoir fait de bien pendant son commandement ; mais, pour ce qui est de sa conduite à cette époque, je trouve que toutes ses actions furent imprudentes ou inutiles. En effet, il entreprend de garder le mont Onée[29], pour empêcher les Béotiens de s’en retourner chez eux, et il laisse libre le plus beau passage près de Cenchrées. Puis, voulant savoir si les Thébains ont passé le mont Onée, il envoie en reconnaissance la cavalerie athénienne et tous les Corinthiens. Et cependant un petit nombre d’hommes peuvent aussi bien voir qu’un grand nombre ; et, dans le cas d’une retraite, il est beaucoup plus facile à des troupes peu nombreuses de trouver un chemin facile et de se retirer tranquillement. Mais n’est-ce pas le comble de la folie que de faire avancer beaucoup de troupes, quand elles sont trop faibles, contre l’ennemi ? Or, ces cavaliers, dont la ligne occupait un large espace, à cause de leur nombre, rencontrèrent, quand il fallut battre en retraite, beaucoup de passages difficiles, de sorte qu’ils perdirent au moins une vingtaine d’hommes. Pour les Thébains, ils se retirèrent comme ils voulurent.





  1. Littéralement τάγος, tage, mot thessalien, qu’on trouve cependant quelquefois chez les Attiques.
  2. Domestiques, valets, mot thessalien.
  3. Petite ville du littoral de la Laconie.
  4. Denys l’Ancien, tyran de Syracuse.
  5. Nous avons déjà parlé de la Paralos ou Paralienne. La Salaminienne était une trirème publique, sur laquelle on envoyait quérir ceux qui étaient cités à comparaître devant les tribunaux, pour quelque délit national.
  6. Xénophon n’a point parlé ailleurs de ces défaites des Platéens et des Messéniens. On peut consulter sur cette partie de l’histoire Diodore de Sicile, XV, xlvi.
  7. Il portait le flambeau dans les pompes sacrées d’Éleusis : c’était une des fonctions les plus honorées de la république.
  8. Voy. ce mot dans le Dict. myt. de Jacobi.
  9. Citadelle dont on attribuait la fondation à Cadmus.
  10. Ces deux jeunes filles se nommaient Molpia et Hippo. Voy. Pausanias, IX, xiii.
  11. Notamment d’Épaminondas. Voy. Diodore de Sicile, XV, liii.
  12. Compagnies de 25 hommes.
  13. Voy. Lucien, De la danse, 12.
  14. Elle se nommait Thébé.
  15. Ville de leur territoire.
  16. Ville d’Arcadie.
  17. Ainsi nommée de Sciros, ville de l’Arcadie.
  18. Environs de Malie, bourg de l’Arcadie.
  19. Ville des frontières de la Laconie.
  20. Surnom de Minerve. Voy. ce mot dans le Dict. de Jacobi.
  21. Depuis plus de six cents ans il n’y avait pas eu d’invasion en Laconie. Cf. Plutarque, Agésilas, xxx.
  22. C’est-à-dire qui entoure la terre, surnom de Neptune.
  23. Castor et Pollux.
  24. Voy. Cornélius Népos, Aristide, iii.
  25. C’est évidemment un des discours les plus admirables de Xénophon.
  26. Les Phliasiens, les Orchoméniens, etc.
  27. C’est-à-dire aux Lacédémoniens.
  28. Littéralement les archégètes ou chefs de la famille des Héraclides,
  29. Chaîne de montagnes qui s’étend des roches scironiennes au mont Cithéron.