Histoire générale du mouvement janséniste, depuis ses origines jusqu’à nos jours/13

CHAPITRE XIII

La Bulle Unigenitus. — Quesnel et Noailles. — Analyse de la Bulle. — Résistance des évêques et des magistrats ; mort de Louis XIV.



Le cardinal de Noailles croyait prouver en détruisant Port-Royal qu’il n’était nullement janséniste ; mais la haine des Jésuites s’était attachée à lui comme jadis à la famille Arnauld. Il fallait donc qu’il fût hérétique et fauteur d’hérésie, et les Réflexions morales du Père Quesnel, approuvées par lui furent le nouvel Augustinus dont La Chaise et après lui Tellier se servirent pour l’accabler. On a vu que la guerre commença en 1698 par la publication de l’insolent Problème ecclésiastique ; elle se continuera sans interruption jusqu’à la mort de Noailles en 1729 ; c’est une longue histoire qu’il faut étudier depuis son origine si l’on veut arriver à la bien comprendre. Félix Vialart, êvêque de Châlons de 1642 à 1680, était un modéré, un véritable saint, et il fut le principal médiateur de la paix de Clément IX. Animé d’un zèle ardent pour le salut des âmes, il avait pris sous sa protection en 1671 un livre de pure édification intitulé Morale de l’Évangile, dont l’auteur était un prêtre de l’Oratoire nommé Pasquier Quesnel, âgé pour lors de trente-sept ans. La première édition de la Morale de l’Évangile, un tout petit volume, contenait déjà dix des propositions que le pape condamnera en 1713, deux fois plus que l’énorme Augustinus, ce qui ne l’empêcha pas d’obtenir, au témoignage de Bossuet, un succès prodigieux[1]. Vialart l’avait présenté à son clergé comme un ouvrage lumineux et plein d’onction, comme un trésor ; Noailles, qui lui succéda en 1680, enchérit encore sur l’éloge de ce livre, qui pouvait, disait-il, tenir lieu d’une bibliothèque entière. Quinze années durant, l’ouvrage de Quesnel, sans cesse remanié et augmenté, né rencontra pas la moindre opposition. Le Père La Chaise l’avait toujours sur sa table et il en faisait sa lecture quotidienne ; les Jésuites imitèrent Quesnel, le contrefirent et le copièrent enfin mot à mot. L’un d’entre eux, le Père d’Avril, approuvé par le Père Tellier et par les journalistes de Trévoux, bourra de phrases des Réflexions un livre intitulé Saints et heureux retours sur soi-même, qui eut ainsi beaucoup de succès. Mais comme il avait transcrit sans défiance tout ce qu’il rencontrait, il avait introduit dans son ouvrage des propositions que la Bulle Unigenitus condamna ; on en fit la remarque, et les Jésuites éperdus n’eurent d’autre ressource que d’anéantir la publication de l’imprudent plagiaire[2]. En 1698, lorsque l’affaire du Problème éclata, Noailles préparait une nouvelle édition qu’il faisait examiner avec un soin minutieux par des docteurs nettement antijansénistes ; on y introduisit, sans la participation de Quesnel, qui d’ailleurs ne réclama point, des adoucissements et des modifications ; et c’est alors que Bossuet prit si énergiquement la défense de l’ouvrage, attaqué, disait-il, par les ennemis de saint Augustin. Le séditieux Problème fut condamné au feu par le Parlement, et le Saint-Office le proscrivit en 1700, sans vouloir censurer une soixantaine de propositions tirées des Réflexions murales (tel était le nouveau titre de l’ouvrage de Quesnel). C’était pour les Jésuites un échec, comme jadis, lors de la Fréquente Communion ; ils gardèrent quelque temps le silence ; mais en 1702 ils renouvelèrent leurs attaques contre Quesnel et contre Noailles. Quesnel, arrêté à Bruxelles sur l’ordre du roi d’Espagne, fut incarcéré au mois de mai 1703 ; il parvint à s’évader en septembre, et se retira pour toujours en Hollande. La saisie de ses papiers ne prouva rien contre lui, non plus que celle des papiers de Saint-Cyran en 1638 ; c’est donc aux Réflexions morales seules que les Jésuites s’en prirent pour traiter Quesnel de séditieux et d’hérétique. En 1703, une de leurs créatures, l’évêque d’Apt, approbateur de Marie d’Agréda, s’avisa de condamner l’ouvrage de Quesnel comme « favorisant et fomentant le jansénisme », mais Noailles dédaigna cette attaque isolée. En 1705, après la Bulle Vineam Domini, le cardinal irrita profondément la cour de Rome par son attitude lors de l’assemblée du clergé, qui émit la prétention d’examiner et de juger les décrets du Saint-Siège, au lieu de se contenter de les recevoir avec respect et de les exécuter. Sa perte fut résolue dès lors, d’autant plus que le cardinal Albano, devenu pape sous le nom de Clément XI, avait à venger son ami le cardinal Sfondrate, dénoncé par Noailles, Bossuet et quelques autres au pape Innocent XII. En 1708, un Bref pontifical flétrit publiquement. comme janséniste le livre de Quesnel approuvé par Noailles ; mais ce Bref ne fut point reçu en France ; il fut réfuté solidement, et le succès des Réflexions morales n’en fut point diminué. C’est alors que le fameux Père Tellier, successeur de La Chaise en 1709, prit l’affaire en mains. Il choisit deux évêques, ceux de Luçon et de là Rochelle, qui firent en 1710 une ordonnance contre le livre si admiré depuis quarante ans : « livre plein de dogmes impies, disaient-ils, où toutes les erreurs et toutes les maximes des jansénistes étaient enseignées presque à chaque page, etc. » Pour mieux insulter l’archevêque approbateur, les neveux de ces deux prélats, séminaristes à Saint-Sulpice, firent afficher l’ordonnance de leurs oncles à la porte de l’archevêché. À ce coup, Noailles sortit desa torpeur habituelle ; il chassa de Saint-Sulpice les neveux des deux évêques, et il publia, le 28 avril 1711, un mandement pour condamner l’ordonnance de leurs oncles, auxquels s’était adjoint un troisième suppôt des Jésuites, l’évêque de Gap. À ce moment, Tellier ourdit contre le cardinal un véritable complot. Il rédigea une dénonciation destinée au roi, et il entreprit de la faire signer secrètement par une soixantaine de prélats à sa dévotion. Il avait déjà, dit-on, recueilli trente signatures, et il attendait les autres dans la huitaine, lorsque la mine fut éventée ; c’est ce qu’on appelle l’affaire Bochart de Saron. L’archevêque fut mis en possession d’une de ces lettres avec preuves à l’appui, et on publia le tout, à la grande confusion du Père Tellier ; mais il se contenta de changer ses batteries et de recourir au pape par l’entremise du roi. Noailles indigné ôta aux Jésuites de son diocèse le pouvoir de prêcher et de confesser, et dans une lettre ouverte à un de ses confrères, l’évêque d’Agen, il se déclara hautement partisan de l’augustinisme et du thomisme, dût-on l’appeler janséniste et fauteur de jansénisme. Mais il disait en même temps qu’il était prêt, si telle était la volonté du pape, dont il suivrait les instructions avec une parfaite soumission d’esprit et de cœur, et même avec joie, à condamner l’ouvrage du Père Quesnel, « un livre dont la religion peut se passer ».

C’est alors que le malheureux Quesnel se vit traiter, comme autrefois Jansénius, d’hérétique et d’hérésiarque, et il en souffrit cruellement, car c’était un saint prêtre qui avait les « partialités » en horreur ; il crut donc devoir se disculper et défendre son orthodoxie. Il avait publié en 1710 la justification de son livre par Bossuet lui-même, et cette publication aurait dû refréner l’ardeur de ses ennemis, car il est impossible de voir une apologie plus enthousiaste et plus complète. Quesnel, presque octogénaire, composa en 1712 deux ouvrages apologétiques, et il écrivit au pape une lettre très respectueuse ; il demandait que ses juges ne fussent point choisis parmi ses ennemis, que l’examen de son livre ne se fit point sur une mauvaise traduction latine, et enfin qu’il lui fût permis de présenter la défense d’un ouvrage si estimé depuis quarante ans de presque toute la France. Peine perdue, car la Bulle Unigenitus fut promulguée le 8 septembre 1713, et vingt jours plus tard Noailles révoqua l’approbation qu’il avait donnée, condamna le livre sans dire pourquoi, et en interdit la lecture. L’année précédente il avait déclaré au roi qu’une condamnation prononcée par lui serait inutile pour l’Église et déshonorante pour lui ; mais ce pauvre archevêque avait la tête faible et la mémoire courte ; l’homme qui avait détruit Port-Royal était digne d’abandonner Quesnel, ce que Bossuet n’aurait pas fait. C’est un grand bonheur pour Bossuet qu’il soit mort en 1704, au début de l’affaire Quesnel et près de dix ans avant la Bulle, car on ne saurait dire ce qui serait advenu. Les Jésuites le haïssaient autant que Noailles, sinon plus ; mais, comme dit Saint-Simon, ils n’osaient pas aboyer contre lui. Après la Bulle, ils auraient osé, et ils avaient un allié à la vie et à la mort dans la personne de Fénelon. L’archevêque de Cambrai n’avait pas pardonné à ceux qu’il appelait ses ennemis la condamnation des Maximes des Saints ; il était altéré de vengeance, et dans l’affaire de la Bulle il déploya — les archives du Vatican en fournissent des preuves multipliées et décisives — une activité fébrile. Lorsque la Constitution parut, il exulta ; « Cent une propositions condamnées ! s’écria-t-il ; quelle honte pour les approbateurs d’un tel livre ! » Et il ajouta qu’il fallait condamner également les approbateurs, c’est-à-dire Noailles et surtout Bossuet. Il mourut en janvier 1715, à la porte de toutes ses espérances, dit Saint-Simon, car les Jésuites l’avaient réconcilié avec le roi ; il allait rentrer en grâce et devenir ou légat du pape dans un concile national ou président d’un tribunal ecclésiastique chargé de juger et de condamner Noailles, dont le chapeau de cardinal lui serait attribué. « Il nous manque bien au besoin », dit tristement Louis XIV en apprenant la mort de l’auteur de Télémaque[3].

En demandant au pape une Bulle contre Quesnel, on avait promis de la faire accepter sans opposition d’aucune sorte ; le roi se hâta de tenir sa promesse, et il agit avec vigueur auprès du Parlement, des évêques et de la Sorbonne. Mais il se heurta dès le premier jour à des difficultés qu’il n’avait pas prévues, car la Bulle ne lui avait pas été communiquée avant sa promulgation, comme c’était convenu, et elle contenait des propositions que les ministres n’auraient pas tolérées. Le roi voulait commencer par l’enregistrement de lettres patentes acceptant la Bulle ; après quoi on l’aurait communiquée aux évêques ; mais il ne fut pas possible de procéder ainsi. La Bulle fut d’abord soumise à une assemblée d’évêques, une « assemblée de rencontre », disait Pontchartrain, car on prit ceux qui se trouvèrent à Paris, des prélats courtisans qui ne résidaient point, et on leur adjoignit des évêques dont on était absolument sûr. Mais comme la Bulle trouvait, au dire de Daguesseau, presque autant d’ennemis que de lecteurs ; comme « on criait hautement qu’elle détruisait la foi, rejetait la nécessité de la grâce, effaçait l’Évangile et renversait la religion[4] », les évêques ne purent l’accepter par acclamation comme on l’avait espéré ; il fallut l’examiner en détail, tâcher de la justifier, et finalement les évêques l’acceptèrent, mais en accompagnant leur acceptation d’une instruction pastorale bien compromettante pour elle, et dont on a pu dire qu’elle sauvait la foi aux dépens de la bonne foi. Un des acceptants alla même jusqu’à dire qu’il fallait défendre aux fidèles de lire la Bulle sans les explications qui en étaient « le contrepoison ». C’est ce qu’on appelle l’instruction des Quarante. Parmi les évêques de l’assemblée, qui dura cinq mois, il s’en trouva huit (et Noailles était à leur tête), qui ne voulurent pas contresigner cette acceptation par trop jésuitique. Ils résolurent donc de s’adresser au pape pour lui demander au préalable des explications, et ils écrivirent au roi pour lui rendre compte de leur conduite. La réponse du roi, dictée par le Père Tellier, ne se fit pas attendre. Il fut défendu aux huit évêques d’écrire à Rome ; Noailles eut ordre de ne plus paraître à la cour, et les autres prélats furent renvoyés dans leurs diocèses par des lettres de cachet. On fit recevoir la Bulle en Sorbonne, mais d’une manière irrégulière, et grâce à des mesures de violence.

D’autres difficultés surgirent quand Louis XIV voulut faire enregistrer au Parlement une déclaration relative à la Bulle dont il « enjoignait » l’acceptation à tous les évêques du royaume. Le parquet s’y opposa, car les évêques n’ont pas d’ordres à recevoir quand il s’agit de religion et l’on peut voir par le récit encore inédit de l’avocat général Joly de Fleury ce qui s’est passé à cet égard. Le monarque absolu voulait être obéi, et ce refus d’obéissance le mit plusieurs fois en fureur. Il dit à propos de Daguesseau et de Joly de Fleury qu’ils prissent garde à eux, qu’il avait le pied levé sur eux et que, s’ils faisaient la moindre bronchade, il leur marcherait à deux pieds sur le ventre. Il ajouta que le chemin n’était pas long de son cabinet à la Bastille ; qu’il voulait être obéi, qu’il y avait assez longtemps qu’il régnait pour savoir faire valoir son autorité ; qu’il voulait s’en servir sur la fin de son règne plus que jamais, dût-on dire que ce fût tyrannie[5]. Les scènes de violence se multiplièrent, et l’on pourrait dire sans exagération que Louis XIV n’est pas mort de vieillesse ; il est mort de rage parce que le Parlement qu’il avait bridé dans sa jeunesse lui résistait en face. Il allait être obligé de s’y transporter pour tenir un lit de justice. Il mourut le ier septembre 1715, près de deux ans après l’arrivée de la Bulle, et sans avoir terminé cette grande affaire qu’il croyait si facile à régler.

Pour bien comprendre les difficultés auxquelles se heurtait l’absolutisme d’un Louis XIV, il faut savoir ce que c’était au juste que la Bulle Unigenitus, le plus audacieux des coups d’État que la politique des Jésuites eût encore fait faire au Saint-Siège. La Bulle de Clément XI présente avec les constitutions antérieures, celles d’Innocent X et d’Alexandre VII, des analogies frappantes, car l’histoire religieuse, elle aussi, est un perpétuel recommencement ; mais en même temps cette Bulle diffère beaucoup de celles qui l’ont précédée. Les Jésuites mirent à profit le conseil du fabuliste :

Le trop d’expédients peut gâter une affaire ;
N’en ayez qu’un, mais qu’il soit bon.

Ils jugèrent que ce qui leur avait réussi jadis pouvait réussir encore, et ils se contentèrent d’élargir le champ de leurs opérations en usant toujours du même procédé. Institués pour combattre les hérétiques, ils ont de tout temps accusé d’hérésie ceux qu’ils voulaient perdre, et cela fait, ils les ont déférés au Saint-Siège. Ce n’est jamais le pape qui a pris les devants, on lui a toujours dénoncé des propositions que l’on disait tirées d’un ouvrage déterminé, cinq quand il s’agissait de l’Augustinus, plus de cent quand il s’est agi des Réflexions morales. La cour de Rome s’est toujours prêtée avec docilité aux condamnations qui lui étaient demandées, parce qu’elle y trouvait son intérêt. Elle travaillait ainsi à établir sur des bases chaque fois plus solides ses prétentions séculaires à l’infaillibilité doctrinale et à la domination sur les églises particulières. C’est en cela que la Bulle de 1713 est analogue aux Bulles antérieures, mais sous d’autres rapports elle en diffère profondément. Ce n’était plus, comme en 1653, cinq petites phrases latines à double sens ; on s’attaquait à du Quesnel bien authentique, écrit en excellent français, et dont tout le monde pouvait vérifier l’exactitude. Ici plus de distinction possible entre le fait et le droit, la question de droit subsistait seule. Et quelle profusion d’erreurs condamnées ! Les Jésuites avaient tiré des Réflexions morales cent cinquante-cinq propositions censurables. C’est le nombre de celles qui furent examinées successivement, et dont la liste, copiée en 1814 par M. Silvy, est aux archives du Vatican. Ils réclamèrent quand ils n’en trouvèrent que cent une. Mais on dit que le pape leur répondit avec humeur. ; « Vous m’avez annoncé qu’il y en avait plus de cent je vous ai donné la bonne mesure, je n’en condamnerai pas une de plus. » Si ce propos est authentique, il est profondément attristant, car il fait voir avec quelle désinvolture on traitait à Rome les questions religieuses les plus graves, et il justifierait le jugement très sévère qui fut porté sur la Bulle dès 1713. Cette désinvolture extraordinaire apparaît mieux encore si l’on se reporte à une note autographe de Clément XI qui est au Vatican. Elle a été copiée par M. Silvy en 1814, au temps où les archives de Rome, enlevées par Napoléon, étaient encore à Paris. Le pape avait procédé à l’examen de la douzième proposition, ainsi conçue :

Quand Dieu veut sauver l’âme, en tout temps, en tout lieu,
L’indubitable effet suit le vouloir d’un Dieu.

Et voici le jugement de Clément XI parlant comme docteur particulier : Suspecta de haeresi, nisi sint ipsissima verba Saneti Prosperi, ut dicit cardinalis Sancti Clementis in suo veto ; quod est videndum ; — « suspect d’hérésie, à moins que ce ne soient les propres paroles de saint Prosper, comme le prétend le cardinal de Saint-Clément ; il faut vérifier. » Vérification faite, ce n’étaient pas les ipsissimes paroles de saint Prosper, puisqu’il écrivait en latin[6] et la douzième proposition fut condamnée sans hésitation. Ne serait-ce pas le cas de dire Ab uno disce omnes, voilà comment la Bulle a condamné les vérités les plus éclatantes ?

Mais voyons la Bulle elle-même. Son auteur commençait par commenter un passage de l’Évangile de saint Mathieu, celui où Jésus-Christ parle des loups couverts de peaux de brebis. Il appliquait immédiatement cette comparaison à l’auteur des Réflexions morales, « qui attire agréablement le lecteur par de certaines apparences de piété, et par un style plus doux et plus coulant que l’huile ». Le malheureux Quesnel était traité dans ce préambule avec une extrême dureté. Quant à son livre, il était comparé à un abcès dont la pourriture ne peut sortir que si l’on y fait des incisions, et ces incisions c’étaient les cent une citations que le pape condamnait en leur appliquant respectivement, in globo, et sans vouloir entrer dans le détail, vingt-quatre qualifications différentes. Elles pouvaient être simplement fausses, captieuses, malsonnantes et capables d’offenser les oreilles pieuses ; mais elles pouvaient aussi être scandaleuses, ou enfin hérétiques et renouvelant diverses hérésies, et notamment le jansénisme. Un exemple précis montrera les avantages et les inconvénients de cette manière de procéder. La proposition qui a soulevé le plus de colère, c’est la 91e, ainsi conçue : « La crainte d’une excommunication injuste ne nous doit jamais empêcher de faire notre devoir. » Si cette proposition est condamnée en vertu de l’adverbe respectivement comme impie, blasphématoire et hérétique, les conséquences d’une telle condamnation peuvent être incalculables ; mais il se pourrait aussi qu’elle fût simplement jugée offensante pour les oreilles pieuses, car un bon catholique ne devrait pas admettre qu’il puisse y avoir des excommunications injustes[7]. Il en serait de même sans doute pour beaucoup d’autres propositions si la respective n’était pas là pour leur faire appliquer les censures les plus fortes.

Cette façon de condamner en bloc, sans vouloir dire quelle flétrissure elles méritent, un si grand nombre de propositions différentes est véritablement étrange, et l’on s’explique d’autant moins le mutisme de Clément XI qu’il a fait déposer dans les archives du Vatican les 155 jugements qu’il avait portés lui-même, après les consulteurs, sur les 155 propositions dénoncées par les Jésuites. Il en a noté près de quarante comme « hérétiques, voisines de l’hérésie, suspectes d’hérésie ou sentant l’hérésie » — haeretica, haeresi proxima, suspecta de haeresi, sapiens hæresim. Et ce que les contemporains n’ont jamais pu savoir, nous le savons aujourd’hui ; ce n’est pas une des moindres surprises que ménage aux historiens l’étude attentive de la Bulle Unigenitus. Nous apprenons même, grâce à ces précieuses archives du Vatican et aux copies qui en ont été faites en 1814, que plusieurs des propositions condamnées, notamment la 12e et la 91e dont il vient d’être fait mention, ont été censurées quoique contenant, de l’aveu même des censeurs, des vérités constantes qu’il n’est pas permis de flétrir, mais dont on pourrait abuser. Comme si l’on ne pouvait pas abuser de toutes les vérités, et particulièrement de celles qui se trouvent à chaque page dans l’Évangile ! Il eût été bon de prévenir le lecteur, ou à tout le moins de ne pas taxer d’hérésie des propositions que l’on reconnaissait parfaitement orthodoxes[8]. Procéder comme a fait la Bulle c’était vraiment abuser du désir d’empêcher les abus.

Les cent une propositions n’étaient pas présentées au hasard ; on les avait groupées avec méthode, et elles se rapportaient à divers chefs ; les anciens historiens de la Bulle en comptaient cinq : Grâce et prédestination — Morale — Règles de la pénitence — Hiérarchie — Lecture des livres saints. Ce qui était anathématisé sous ces différents chefs, c’était la pure doctrine de Port-Royal et de Louvain, celle qui combattait Molina en lui opposant saint Augustin ; celle qui soutenait les vérités maintes fois proclamées par les Pères, par les papes, par les conciles, et en dernier lieu par le concile de Trente, celle que la liturgie romaine ne cesse d’enseigner aux fidèles en affirmant dans ses prières, dans ses hymnes et dans ses proses la toute puissance de Dieu, la faiblesse de l’homme et la gratuité de la grâce et de la prédestination. Les Jésuites avaient bien raison de triompher en 1713, car la Bulle Unigenitus était une revanche éclatante de tous leurs anciens échecs. Elle annulait toutes les congrégations de Auxiliis, et la Bulle inédite de Paul V, et toutes les condamnations des papes contre les casuistes relâchés. Les Jésuites pouvaient désormais attaquer sans crainte saint Augustin, saint Prosper, saint Fulgence, saint Bernard, saint Thomas, et les autres défenseurs de la grâce efficace ; le Saint-Siège leur donnait carte blanche. Enfin tous les théologiens de Port-Royal, et avec eux Bossuet, leur étaient livrés pieds et poings liés en la personne de Quesnel, qui les résumait tous. Voici en effet le jugement de Nicole sur les Réflexions morales, il est trop important pour n’être pas rapporté ici textuellement « Je suis si persuadé de la bonté de l’ouvrage total sur le Nouveau Testament, que je n’en trouve point de plus digne d’un prêtre, de plus utile à l’Église, de plus propre à tout le monde et si j’avais à choisir un livre avec le Nouveau Testament à l’exclusion de tout autre, je vous avoue que ce serait celui-là. Tout m’y paraît non seulement solide, mais ravissant. Les lumières y sont vives, profondes, et dans une abondance prodigieuse. Enfin c’est un livre à l’égard duquel je ne me saurais épuiser ; il remplit et passe infiniment toutes mes idées ; et quand il n’y aurait que ce seul lien, je me croirais obligé d’avoir une reconnaissance continuelle pour celui qui en est l’auteur, et de lui être inviolablement attaché[9]. » Quesnel et Port-Royal étaient donc indissolublement unis ; ajoutons que l’auteur des Réflexions morales, accusé par le pape de « renouveler les hérésies contenues dans les fameuses propositions de Jansénius », avait été aussi soigneux que Pascal, Arnauld et tous les théologiens réputés jansénistes de réfuter ces doctrines impies. Il serait aisé de tirer des Réflexions morales cent une contre-propositions de Quesnel, car il répète à satiété qu’on résiste à la grâce, qu’on la repousse, qu’on la rejette ; qu’il y a accord parfait de la grâce et du libre arbitre ; que Dieu ne commanda point des choses impossibles, et enfin que Jésus est le rédempteur de tous. Toutes les fois que l’occasion de manifester ses sentiments se présente, Quesnel est nettement antijanséniste. Il faut donc que l’auteur de la Bulle Unigenitus ait condamné en aveugle les propositions qui lui avaient été transmises, et qu’il n’ait pas même parcouru le livre qu’on lui faisait condamner comme un livre abominable.

Il y a plus ; Quesnel avait composé, tout comme Jansénius, d’autres ouvrages de piété auxquels la fureur de ses ennemis ne s’est pas attaquée, et cependant toutes les productions d’un auteur aussi dangereux, d’un « vrai fils de l’ancien père du mensonge », comme dit la Bulle, doivent être infectées du « venin des erreurs les plus criminelles ». Or, on n’a pas condamné, que je sache, car il n’y a pas lieu de tenir compte de la Bibliothèque janséniste des jésuites Colonia et Patouillet, le Bonheur de la mort chrétienne et les Élévations sur la passion, deux ouvrages ascétiques de Quesnel. Il s’est même produit au sujet des Élévations un fait curieux et très instructif ; on les a réimprimées tout récemment à Lyon chez un libraire ultra-catholique[10], et on les a données comme étant l’ouvrage d’un saint prêtre de l’Oratoire, « formé à la piété par le cardinal de Bérulle lui-même ». Or ce saint prêtre c’est Pasquier Quesnel en personne ; ignorance ou finasserie, le fait n’en est pas moins digne de remarque, et le livre est bien édifiant.

Pour revenir à la Bulle, l’effet qu’elle produisit en 1713 ne saurait être comparé à celui qu’avaient produit les Bulles antérieures. Celles-là ne s’adressaient guère qu’à des initiés, à des gens d’Église, et le commun des fidèles ne s’y intéressait pas beaucoup. La Bulle de Clément XI eut au contraire un très grand retentissement, car il s’agissait d’un livre qui avait obtenu durant quarante ans un prodigieux succès, et dont les innombrables exemplaires étaient entre les mains de tout le monde[11]. Les propositions condamnées n’étaient pas toutes relatives à des questions abstruses, et le bon sens populaire pouvait se faire une opinion sur la signification de la plupart d’entre elles. Il n’était pas besoin d’être grand clerc pour juger par exemple la 25e : « Dieu éclaire l’âme et la guérit aussi bien que le corps par sa seule volonté. Il commande et il est obéi. » Si cette proposition est fausse, « suspecte d’hérésie », comme disait Clément XI, que faut-il penser du Domine non sum dignus qu’on récite tous les jours à la messe, et comment le prêtre ose-t-il dire à Dieu ; « Dites seulement une parole et mon âme sera guérie » ? Il en était de même de cinquante autres, si bien que la Bulle obtint, on peut le dire, un véritable succès de scandale. L’infaillibilité des papes n’était pas alors un dogme : il s’en fallait de beaucoup, et l’on était indigné en voyant un souverain pontife condamner, pour complaire aux Jésuites, les vérités les plus éclatantes. La Bulle Unigenitus, au dire d’un contemporain bien informé, a fait un million de jansénistes au sens que nous donnons à ce mot[12], elle a plus que toute autre chose ranimé le souvenir de Port-Royal et popularisé son culte, car ce sera désormais au nom des principes de Port-Royal que la France catholique protestera contre la Bulle. Si l’autorité civile et l’autorité religieuse ne s’étaient pas coalisées pour la faire recevoir de gré ou de force, elle aurait été rejetée dès le début. Mais Louis XIV avait conclu un pacte avec Clément XI ; il lui avait promis de considérer sa Bulle comme une loi de l’Église, et d’en faire une loi de l’État, puisque l’État c’était lui. En cela il avait trop présumé de son omnipotence, puisque le Parlement, qui avait enregistré la Bulle avec des considérants fort désagréables à la cour de Rome et aux molinistes, refusa nettement d’accepter la Déclaration qui donnait des ordres aux évêques. Louis XIV est mort sans avoir satisfait le pape, qui le pressait d’agir contre Noailles et contre les évêques récalcitrants, que la vieille gaîté française appelait les évêques protestants. Ils étaient quinze, et le roi ne put obtenir du Parlement qu’il l’aidât à sévir contre eux. C’est dans ces conditions que s’ouvrit le nouveau règne, celui d’un enfant de cinq ans, et l’on sait que le Régent, qui n’était pas précisément un dévot, ne se laissait pas mener par les Jésuites ; l’histoire de la Bulle sous la Régence sera quelque peu mouvementée.




[13]

  1. Au dire du cardinal de Rohan, il s’en était écoulé en 1713 plus de quarante éditions.
  2. On a publié en 1768, sous le titre de Théologie versatile des Jésuites, ou Apologie du P. Quesnel par les Jésuite…. un curieux rapprochement des Réflexions morales et des Saints et heureux Retours ; c’est bien un plagiat éhonté.
  3. Le docteur Gaillande, agent du pape et des Jésuites, écrivait en septembre 1714 au sujet de Fénelon : « Il n’y a personne dans tout le royaume à qui le Saint Père puisse confier plus sûrement ses intérêts qu’à M. de Cambrai. En janvier 1715, voici comment il déplorait la mort du prélat : « C’était le seul du royaume qui pût faire revenir les esprits, et dont la haute vertu, les grandes qualités personnelles, le mérite et la science profonde pussent servir de rempart contre les ennemis de l’Église, d’autant plus que le roi devait le faire revenir en cour incessamment, et que tout était disposé pour cela… » — Archives du Vatican. — Francia, Giansenismo, 2258. Transcription faite par M. Silvy aux Archives nationales en 1814.
  4. Fragment inédit des Mémoires de Daguesseau. — Bulletin historique du Comité des travaux historiques, année 1918.
  5. Mémoires inédits de Joly de Fleury, alors avocat général.
  6. Voici les ipsissima verba de saint Prosper :
    Haud dubie impletur quidquid vult summa potestas.
    La 30e proposition, analogue à la 12e, est une traduction très fidèle de saint Fulgence. Clément XI, qui ne le savait pas, l’a jugée suspecte d’hérésie et très voisine de l’hérésie, suspecta de hæresi et hæresi proxima.
  7. Voici le jugement de Clément XI sur cette proposition periculosa, suspecta, scandalosa et favens schiismati. C’était la 125e des 155 qui furent examinées et réduites à 101.
  8. On voit dans une relation manuscrite du célèbre abbé Couet dont il sera fait mention dans le chapitre suivant, que le janséniste Hideux, curé des Saints-Innocents et syndic de Sorbonne en 1717, avait signalé à Quesnel lui-même cent cinquante propositions qui auraient besoin de correctif parce qu’elles étaient dures, peu correctes, et censurables. Quesnel lui avait promis de les corriger dans une prochaine édition. Il serait intéressant de savoir si quelques-unes de ces propositions ont été visées par Clément XI. — Au dire de Languet de Gergy, l’Église peut et doit même condamner des propositions vraies lorsqu’on en abuse ou qu’on pourrait en abuser. Il s’agissait de poursuivre le jansénisme jusque dans ses dernières retraites ; on pouvait donc recourir à des condamnations mensongères !
  9. Nouvelles lettres de M. Nicole.. Lettre 40, p. 164. Lettre à Quesnel, écrite en 1689.
  10. Lyon, imprimerie Mougin, Rusand, 1889, un vol. in-24 de 334 pages.
  11. « Il est peu de personnes qui par les soins affectés des gens du parti, qui s’attache de plus en plus à le distribuer, qui ne l’ait chez soi, tant chez les ecclésiastiques que chez les religieux et religieuses que chez les séculiers. Il y est le livre mignon et chéri. » Lettre du P. Timothée au pape, 8 août 1713. — Archives du Vatican. — J’ai sous les yeux l’exemplaire de la fille de Colbert, de la duchesse de Chevreuse, dont le mari n’était nullement janséniste.
  12. Dans une longue lettre au pape, conservée au Vatican, le Père Timothée dénonçait les complices de Noailles : « Tous les Pères de l’Oratoire, les Bénédictins, presque tous les moines de Citeaux et de Saint-Bernard, les chanoines réguliers, les Dominicains, et grand nombre d’autres mauvais moines et religieux d’autres ordres, avec tout ce qu’il y a presque de prêtres séculiers pour révolter les fidèles contre les sacrés oracles de Sa Sainteté et leur inspirer du mépris pour elle et pour le Saint-Siège. — Tout compte fait on arriverait au million.
  13. V. aux pièces justificatives (Appendice n° II) la traduction de la Bulle avec des remarques, éd. de 1741.
    Voir également le texte des jugements particuliers de Clément XI emprunté aux Archives du Vatican (Appendice n° III).