Histoire générale du mouvement janséniste, depuis ses origines jusqu’à nos jours/12

CHAPITRE XII
Les dernières années de Port-Royal. — Noailles. Les Jésuites et Louis XIV. — Destruction du monastère en 1709.


La mort de Harlay délivrait les religieuses de Port-Royal de leur ennemi le plus perfide, mais il leur en restait deux qui étaient irréconciliables, le Père La Chaise et Louis XIV. En choisissant Noailles pour complaire à Mme de Maintenon, le roi n’avait pas exigé de lui la promesse qu’on avait jadis arrachée à Péréfixe ; le nouvel archevêque ne s’était pas engagé à exterminer le jansénisme. Il était vertueux, il écoutait volontiers Bossuet et Le Tellier, les évêques modérés, et il avait favorisé de tout son pouvoir une publication très port-royaliste, les Réflexions morales du Père Quesnel ; il ne pouvait manquer de protéger dans la mesure du possible le monastère persécuté. Et de fait, il accueillit avec bonté les félicitations que lui adressa au nom du monastère l’abbesse, la tante de Racine, et sa réponse donna aux religieuses les plus grandes espérances. On les avait accusées en cour d’avoir contrevenu à la défense verbale de recevoir des novices ; il consentit à faire à Port-Royal une enquête officielle, et il rendit un témoignage authentique de leur innocence, de la pureté de leur foi et de leur éminente vertu. Néanmoins la défense ne fut point levée, et le monastère demeura condamné à disparaître bientôt, comme un feu qui s’éteint faute de nourriture. Il lui donna pour supérieur un de ses anciens grands vicaires de Châlons, Louis Simon Roynette, homme très doux et très sage, qui ne fit malheureusement que passer, car il mourut en 1700. Il se concerta surtout avec Racine, le plus dévoué sans comparaison de tous les amis de Port-Royal. On sait aujourd’hui qu’Esther et Athalie sont au fond des plaidoyers, et quand on est prévenu, les allusions sautent aux yeux. À qui donc pensait le poète quand il disait dans Athalie (iii, 8) :

Hélas dans une cour où l’on n’a d’autres lois
Que la force et la violence….
Ma sœur, pour la triste innocence
Qui voudrait élever sa voix ?

et dans Athalie encore :

Hélas ils ont des rois égaré le plus sage ?

On sait aussi que si Athalie n’a pas été représentée, ce fut pour cette unique raison, car les représentations théâtrales n’ont jamais cessé à Saint-Cyr du vivant de Mme de Maintenon. Racine seul en était banni. Le poète agissait avec prudence, mais avec fermeté, et il ne cachait pas ses sentiments aussi les ennemis de Port-Royal finirent-ils, en 1698, par le dénoncer au roi comme janséniste, c’est-à dire suivant son expression, comme « un homme de cabale et un homme rebelle à l’Église[1]. » Il ne fut jamais complètement disgracié, mais on le considéra comme suspect, et ne pouvant détromper le roi, il s’efforça d’éclairer l’archevêque. C’est en effet pour Noailles qu’il a composé son Histoire de Port-Royal, afin de lui démontrer que le prétendu jansénisme des religieuses et de leurs directeurs était une abominable invention des Jésuites. On a vu par les citations empruntées à cet ouvrage avec quelle, sévérité Racine jugeait la Compagnie de Jésus, avec quelle indignation il parlait des « turpitudes » du Père Annat et, de l’archevêque Péréfixe. La mort l’empêcha de terminer cette histoire, et l’on ne saurait dire si Noailles en eut connaissance. S’il l’a lue en manuscrit, il n’a pu manquer d’être profondément troublé, quand il a consenti à parachever l’œuvre de destruction de Péréfixe.

Racine avait communiqué son Histoire de Port-Royal à Boileau, car il avait en lui un auxiliaire ; Boileau fut un des meilleurs entre les amis du dehors, et l’auteur d’Athalie persécutée s’étonnait qu’il ne fut point inquiété pour ses témérités jansénistes :

La vertu n’était point sujette à l’ostracisme
Et ne s’appelait point alors un j***.

En 1692, il osait vanter l’éducation des filles donnée à Port-Royal, supprimée par Harlay depuis 1679, et il disait :

Mais fût-elle aux vertus dans Port-Royal instruite.

L’Épitre sur l’Amour de Dieu, si admirée par Bossuet, et la satire sur l’Équivoque sont des œuvres de polémique dirigées contre les Jésuites. Boileau avait mérité la haine des Révérends Pères, et il l’obtint avant même la destruction de Port-Royal : en 1710 il se vit refuser par le roi un privilège pour la publication de ses œuvres complètes. Louis XIV exigeait la suppression des pièces désagréables aux Jésuites ; Boileau sacrifia l’édition elle-même, et il s’entendit secrètement avec un libraire, ce qui nous a valu de bonnes éditions posthumes. Il y avait dans le monde un courant de sympathie pour Port-Royal ; on préférait les Oratoriens aux Jésuites dans les chaires, et c’est pour cela que les supérieurs de Bourdaloue le firent mourir à la peine ; beaucoup d’évêques suivaient l’exemple de Bossuet et observaient scrupuleusement la paix de Clément IX ; Bourdaloue même passait pour correspondre secrètement avec une religieuse de Port-Royal, et il faisait autoriser dom Thierry de Viaixnes, un des coryphées du jansénisme, à dire la messe dans sa prison de Vincennes. Jusqu’en 1704, année de la mort de Bourdaloue et dé Bossuet, Louise de la Vallière put lire chez les Carmélites les livres de Port-Royal ; on l’en priva ensuite et on la fit beaucoup souffrir, car « elle y trouvait ses consolations[2]. » Noailles, éclairé par Racine et soutenu par l’opinion publique, laissa quelque temps Port-Royal en paix. On put y enterrer en 1698 Le Nain de Tillemont et Thomas Du Fossé, et Racine lui-même en 1699 ; Pomponne mourut ministre et ne fut point disgracié une seconde fois. La même année, on put encore élire une abbesse, la Mère Élisabeth de Sainte-Anne Boulard, qui gouverna six ans une communauté sans cesse diminuée.

Néanmoins la situation de l’archevêque était la plus fausse et la plus embarrassante qui se pût imaginer. Il estimait, il vénérait même les religieuses de Port-Royal il aurait voulu les servir et les sauver mais il savait de science certaine que le Père La Chaise avait juré la ruine de leur maison, et que le roi était intraitable sur cette question ; qu’il en faisait son affaire et qu’il était pressé d’en finir, car il se sentait vieillir, et il voulait survivre à l’abbaye maudite. L’intervention de l’archevêque était indispensable pour cette destruction ; mais les Jésuites, n’espérant pas l’obtenir tout d’abord, temporisèrent et ils eurent recours à leur procédé habituel, à celui qu’ils avaient employé en 1636 lors de l’élévation de Jansénius à l’évêché d’Ypres. J’ai sous les yeux un tout petit volume, paru en 1696, qui en dit bien long sur ce sujet ; il est fort curieux, car c’est de lui que procède la fameuse Bulle Unigenitus[3]. C’est le texte d’une harangue en beau latin faite au collège Louis-le-Grand par le célèbre Père Lejeay, en présence de Noailles, au cours d’une fête splendide donnée en son honneur. Tout ce que la flatterie la plus outrée peut inventer pour louer un homme se trouve dans cette harangue qui est un remerciement au roi, et les Jésuites firent graver en tête de ce petit volume un admirable portrait de Noailles. Mais ce beau feu ne dura pas, car dès cette même année 1696 l’archevêque offensa mortellement les Jésuites en publiant une instruction pastorale qui condamnait sans doute une publication réputée janséniste, mais qui sapait le molinisme par la base. Noailles, inspiré par Bossuet, préconisait les dogmes fondamentaux de la Grâce toute puissante de Jésus-Christ et de la prédestination gratuite et antérieure à tous les mérites. Or on a vu depuis le commencement de cette histoire que Port-Royal et les Jansénistes n’ont jamais demandé autre chose, et que si ces dogmes intangibles n’avaient pas été attaqués par les Jésuites, l’Augustinus n’aurait même pas été composé. Aussi le judicieux Duguet déclarait-il l’ordonnance de Noailles très avantageuse pour l’Église et pour la Vérité, « La censure de Mgr l’archevêque, disait-il dans une très belle lettre qu’il faut lire dans Sainte-Beuve[4], tire la Vérité de l’indigne servitude où on la tenait captive, et en proposant les livres de saint Augustin pour règles de la foi, principalement ceux dont les ennemis de la Grâce ont le plus murmuré, elle lui rend la qualité de juge et de maître, console ses disciples, apprend aux autres à le devenir, et termine ainsi toutes les disputes. »

Quant à la condamnation de Barcos, accordée aux Jésuites comme fiche de consolation, voici comment Duguet en parle : « Qu’importe ce qu’on pense d’une secte qui ne fut jamais… Quel intérêt ont les particuliers de se justifier, si c’est un fantôme qui est accusé ? Qu’on soit content de la seconde partie de la censure, et dès lors la première n’est plus d’usage ; car si l’on ne pense rien de plus, tout est en paix, ou doit y être. »

Les flagorneurs du collège Louis le Grand, qui croyaient avoir enlacé Noailles dans leurs filets, furent exaspérés ; ils le prirent de très haut avec le prélat, et s’attirèrent cette verte réplique : « Je veux bien être l’ami des Jésuites, mais non pas leur valet. » Ils répondirent à Noailles qu’ils lui feraient boire jusqu’à la lie le calice de leur colère. Pour atteindre leur nouvel ennemi en plein cœur, ils s’attaquèrent au livre qui avait toutes ses complaisances, aux Réflexions morales du Père Quesnel, qui se publiaient avec un prodigieux succès et sans contradiction depuis vingt-cinq ans, et c’est ainsi qu’une nouvelle affaire de jansénisme, beaucoup plus grave que celle de l’ Augustinus, se greffa sur l’ancienne : l’histoire de la Bulle Unigenitus va commencer.

Si Noailles avait été un autre homme, il aurait relevé le gant et répondu à ce défi en protégeant ouvertement Port-Royal ; il aurait fait comme son confrère Le Tellier, archevêque de Reims, qui n’hésita pas à tenir tête aux Jésuites. Ce dernier fit paraître en 1697 une ordonnance où il flétrissait le molinisme et établissait fortement la Grâce efficace par elle-même et la prédestination gratuite, qui sont, disait-il, les fondements de la doctrine. de saint Augustin et de la foi de l’Église. Les Jésuites capitulèrent devant Le Tellier[5] mais ils se dédommagèrent en fonçant sur l’archevêque de Paris. On vit paraître un Problème ecclésiastique demandant ironiquement qui l’on devait croire, ou de Noailles, évêque de Châlons, approbateur de Quesnel, ou de Noailles, archevêque de Paris, condamnant Barcos. L’archevêque se troubla ; il recourut à Bossuet, qui prit franchement la défense des Réflexions morales, et déclara sans ambages qu’on trouvait dans cet ouvrage admirable, « avec le recueil des plus belles pensées des saints, tout ce qu’on peut désirer pour l’édification, pour l’instruction et pour la consolation des fidèles ». Mais Noailles tergiversa, il ne joignit pas à la nouvelle édition de 1699 la justification rédigée par Bossuet ; la peur de passer pour janséniste et d’encourir ainsi la colère du roi l’amena peu à peu à persécuter et même à détruire Port-Royal. Une fois entré dans cette voie, il alla plus loin que Péréfixe et que Harlay[6]. La fâcheuse affaire du Cas de conscience, en 1702, eut pour effet de remettre à l’ordre du jour l’irritante question des signatures et de leur plus ou moins de sincérité. Noailles intervint pour condamner la décision prise, et les passions contraires se ranimèrent. En 1705, le nouveau pape Clément XI, successeur du pacifique Innocent XII, accorda aux sollicitations de l’impatient Louis XIV la bulle Vineam Domini, qui fait songer à la Révocation de l’édit de Nantes, car elle contredit et semble vouloir annihiler le Bref par lequel Clément IX avait pacifié l’Église. Le silence respectueux, qui suffisait en 1668 pour la question de fait, était déclaré insuffisant en 1705, mais d’une manière obscure et embrouillée sans doute à dessein, car dans le corps de la bulle le pape se répandait en invectives contre ceux qui, disait-il, cachaient sous le voile du silence respectueux une hérésie formelle et un véritable esprit de révolte. Les ennemis de Port-Royal s’emparèrent de cette arme nouvelle ; Noailles entra dans leurs vues, et bien que le pape et les évêques acceptants n’eussent point parlé de signature, il exigea des religieuses une soumission pleine et entière. Les malheureuses femmes virent bien qu’elles étaient perdues sans ressource, et elles n’avaient plus personne pour les guider ; la mort, l’exil ou la prison leur avaient enlevé tous ceux qui auraient pu leur donner un conseil. Elles s’inspirèrent du moins de leurs devancières et, ne voulant point donner une signature pure et simple qui manquerait de loyauté, elles crurent pouvoir se retrancher prudemment derrière les clauses du bref de Clément IX. Elles signèrent donc, mais en ajoutant à la formule qui leur était prescrite la parenthèse suivante : « sans déroger à ce qui s’était passé à leur égard à la paix de l’Église sous le pape Clément IX »[7]. Or c’était bel et bien d’une dérogation qu’il s’agissait, et le docteur Mabille, un ami véritable qui leur suggéra cette clause, ne leur faisait pas faire une fausse démarche. Sainte-Beuve, ici encore, est bien sévère et bien injuste pour la Mère Boulard et pour ses religieuses. « Il était singulier et ridicule, dit-il, que seules une vingtaine de filles, vieilles, infirmes, et sans connaissances suffisantes, qui se disaient avec cela les plus humbles et les plus soumises en matière de foi, vinssent faire acte de méfiance, et protester indirectement en interjetant une clause restrictive. Mais Port-Royal ne serait plus lui-même s’ il n’était ainsi jusqu’au bout. C’est l’esprit d’Arnauld qui survit, même quand Arnauld est mort. Le Père Quesnel, consulté de loin, à Amsterdam, où il s’était réfugié après s’être échappé de sa prison de Bruxelles, approuva la résistance… Quesnel était alors l’oracle, il avait hérité du manteau d’Arnauld[8]. » Une démarche conseillée par Arnauld ne saurait être ridicule, et ainsi les religieuses de 1706 sont pleinement justifiées par Sainte-Beuve lui-même, malgré sa partialité. Elles ne sont pas intervenues spontanément ; on les a mises au pied du mur en leur demandant un désaveu de tout leur passé ; elles ont eu raison de demeurer fidèles à ce glorieux passé, dussent-elles signer ainsi leur arrêt de mort. La Mère Angélique, la Mère Agnès et la Mère Angélique de Saint-Jean ne les auraient pas désavouées.

Les faits postérieurs peuvent être rapportés brièvement, car ils sont connus de tout le monde. Les religieuses furent châtiées de ce qu’on appelait leur désobéissance avec une rigueur extrême. Noailles ne leur permit pas d’élire une abbesse pour remplacer la Mère Boulard, morte en 1706. Il n’y eut point de vote ; la Mère Anastasie du Mesnil fut simplement nommée prieure par l’abbesse agonisante, et elle en fit les fonctions jusqu’au dernier jour. C’était un beau et noble caractère ; et elle eut à cœur de continuer les traditions des sœurs Briquet et Brégy, qui étaient comme elle de noble extraction. Le cardinal n’hésita même pas à priver les religieuses de sacrements, tout comme Péréfixe en 1664. Il y eut une suite ininterrompue d’attaques violentes contre lesquelles le pauvre monastère se défendit comme jadis, par des oppositions, des protestations, des requêtes, des appels à la primatie de Lyon, et des recours au Saint-Siège. Il peut même sembler qu’il y ait eu trop de procédure, car les martyrs n’ont jamais cité leurs bourreaux devant les tribunaux. La seule pièce dont il y ait lieu de conserver le souvenir, c’est l’acte capitulaire du 8 mai 1707, par lequel toutes les religieuses protestaient à l’avance contre les signatures qu’on pourrait leur extorquer un jour par la violence ou autrement. C’était une sage précaution, car la plupart de ces infortunées n’ont pas eu l’indomptable énergie de la Mère Du Mesnil et de la Sœur du Valois. Toutes les oppositions des religieuses furent inutiles, non seulement on ne leur rendit jamais justice, mais on incarcéra Le Noir de Saint-Claude, un avocat qui venait à leur secours, et on entassa comme à plaisir illégalités sur illégalités. Les requêtes du monastère de Paris étaient au contraire admises sans difficulté, et l’on en vint même à annuler, pour favoriser leurs prétentions, la bulle de partage donnée en 1679 par Clément IX.

Pour couper court à toutes les réclamations, la cour fit encore intervenir le pape, mais, chose étrange, Clément XI semblait hésiter ; il ne se pressait pas, et il envoya une première bulle qui ne fut pas acceptée parce qu’elle autorisait les religieuses de Port-Royal à terminer leurs jours dans l’abbaye supprimée. Louis XIV insista pour obtenir autre chose, et finalement le pape signa la bulle d’extinction qu’il accompagna de considérants très durs, « pour que le nid où l’hérésie jansénienne avait pris de si pernicieux accroissements fût entièrement ruiné et déraciné ». Noailles procéda à cette exécution comme commissaire du Saint-Siège et avec beaucoup de zèle. Le 11 juillet 1709, il rendit un décret par lequel il supprimait et éteignait à perpétuité l’abbaye et monastère de Port-Royal des Champs, dont tous les biens, droits et revenus étaient appliqués et dévolus à l’abbaye et monastère de Port-Royal de Paris. En vertu de ce décret’, l’abbesse de Paris, Mme de Château-Renaud, prit officiellement possession de sa maison des Champs le 1er octobre, et le récit qu’elle a fait de cette expédition fait voir combien la Mère Anastasie du Mesnil sut être digne, comme autrefois la Mère Du Fargis.

Le 29 octobre, c’était d’Argenson lui-même qui faisait irruption dans le monastère avec deux cents archers et un grand nombre de carrosses ; il venait procéder, au nom du roi, à l’enlèvement et à la dispersion des religieuses : quinze professes de chœur et sept converses, dont la plus jeune avait cinquante ans. Le récit de cette dernière scène est partout, et Sainte-Beuve s’est contenté de transcrire sans commentaires une relation contemporaine ; il a bien fait. C’est dans Besoigne[9] qu’il faut le lire de préférence, car c’est là qu’il est à la fois le plus simple, le plus véridique et le plus émouvant. D’Argenson s’efforça de tempérer la rigueur des ordres qu’il avait reçus, et il fit partir les prisonnières pour leurs différentes destinations : Blois, Rouen, Autun, Chartres, Amiens, Compiègne, Meaux, Nantes et Nevers. Toutes étaient reléguées hors du diocèse de Paris, à l’exception de cinq converses qu’on envoya à Saint-Denis. Les unes et les autres partirent après avoir embrassé la Mère Du Mesnil ; elle leur fit ses adieux pour l’éternité avec une constance qui ne se démentit pas un seul instant. Le 1er novembre, le lieutenant de police alla dire au roi que tout s’était bien passé, et Louis XIV répondit qu’il était « content de l’obéissance des religieuses, mais fâché qu’elles ne fussent pas de sa religion ». Le roi très chrétien mettait sur la même ligne la révocation de l’Édit de Nantes et la destruction de Port-Royal.

Les religieuses parties, on procéda au déménagement, et l’abbesse de Port-Royal de Paris employa, dit-on, cent cinquante charrettes pour transporter au faubourg Saint-Jacques ce qu’elle ne fit pas vendre sur place. Elle recueillit ainsi un très riche butin, car les religieuses des Champs étaient fort économes et elles faisaient d’avance leurs provisions. Hors le vin et le cidre, qui étaient en petite quantité, il y avait en abondance des grains, des légumes secs, des œufs, de l’huile, etc. On trouva dans les celliers huit cents livres de beurre fondu et cinq ou six tonneaux de pruneaux. On recueillit également une très grande quantité de hardes et beaucoup de linge. Les tableaux qui ornaient l’église, le chapitre, le réfectoire, les parloirs et les différentes « obéissances » furent emportés de même. La Cène de Philippe de Champaigne fut replacée sur l’autel de Paris, pour lequel elle avait été faite en 1648 ; l’admirable ex-voto intitulé au Louvre les Religieuses fut revendiqué par Noailles, qui le conserva sa vie durant dans sa résidence d’été de Conflans ; après 1729 il reprit son ancienne place de 1662 dans le chapitre des religieuses. Les portraits furent relégués au grenier, car ils n’intéressaient personne à Port-Royal de Paris, et c’est là qu’un fervent ami de Port-Royal des Champs, le citoyen Camet de la Bonnardière, put les acquérir, sans doute à très bon compte, lors de la vente des biens nationaux, après que le Musée des monuments français eut enlevé la Cène et les Religieuses. En 1710, tout ce qui pouvait être utilisé par Mme de Château-Renaud fut transporté au faubourg Saint-Jacques ; mais Port-Royal de Paris, administré de la manière la plus désordonnée, n’en devint pas plus riche ; bien mal acquis ne profite jamais.

Restaient les bâtiments ; après bien des tergiversations, on résolut de les détruire et de n’y pas laisser pierre sur pierre ; ce fut l’occasion de scènes horribles dont on ne saurait lire le récit sans que le cœur se soulève d’indignation et de dégoût. Port-Royal était une vaste nécropole ; dans son église, dans le petit cimetière du dehors où furent enterrés Hamon et Racine, dans le cloître intérieur enfin, reposaient depuis le xiiie siècle deux ou trois mille morts. Puisque l’ordre était donné de tout raser et de faire passer la charrue sur l’emplacement du monastère, il fallait exhumer tous ces corps et les réinhumer en,terre sainte, car il ne s’agissait pas de les jeter à la voirie. C’est ce que l’on fit en 1711. Les morts qui avaient une famille ou des amis furent transportés avec quelque décence en divers lieux, les Arnauld à Palaiseau ; Racine, Antoine Lemaître et Lemaître de Saci à SaintEtienne du Mont, auprès de Pascal ; Tillemont à Saint-André des Arts ; Mlle de Vertus à l’abbaye de Malnoue. L’église de Magny en reçut un certain nombre, Pont-château entre autres, et à ce titre elle est aujourd’hui un très intéressant musée funèbre. Les autres corps, dans le petit cimetière et dans le cloître, furent déterrés par des fossoyeurs avinés qui les hachaient à coups de bêche pour les entasser pêle-mêle dans des tombereaux, et ils furent ainsi voiturés pour être enfouis dans ce qu’on appelle aujourd’hui au cimetière de Saint-Lambert le « carré de Port-Royal ». Quatre pierres placées aux quatre angles indiquaient l’endroit ; la piété des propriétaires actuels de Port-Royal a recouvert ce carré d’une pierre sépulcrale, avec une inscription commémorative. Les ruines de l’abbaye furent longtemps une sorte de carrière où l’on venait chercher des pierres à bâtir ; les buissons et les ronces finirent par les envahir, si bien qu’au début du xixe siècle il était impossible de retrouver la place exacte de l’église et du sanctuaire. Comme l’avait dit Racine, la rage des Jésuites avait anéanti Port-Royal jusque dans ses fondements.

La destruction d’une abbaye si célèbre ne fut point considérée sous Louis XIV comme un des grands événements de l’histoire de France ; elle ne souleva aucune protestation, pas plus que les dragonnades et la démolition du prêche de Charenton. Ceux qui auraient pu témoigner leur indignation étaient morts ou prisonniers, ou fugitifs, ou réduits à l’impuissance. On ne citerait guère que des particuliers, comme Duguet, Quesnel, Bollin, Louail, l’abbé d’Étemare, et quelques amis comme Saint-Simon qui se réservait de parler à son heure. C’est à des femmes que revient l’honneur de s’être déclarées courageusement en faveur des victimes. Madeleine de Boulogne, une femme peintre, qui mourut en 1710, employa ses derniers jours à représenter d’une manière à la fois savante et naïve les différentes parties du monastère ; et le burin de Madeleine Hortemels a reproduit ses belles gouaches ; on a ainsi un précieux album dont les quinze planches font parfaitement connaître le Port-Royal de 1709. Cet album fut saisi comme séditieux, mais d’Argenson ne tarda pas à le rendre et il put être mis en vente. Marguerite de Joncoux, une amie particulièrement dévouée, se signala durant les derniers jours de Port-Royal. Elle avait ses entrées chez le cardinal de Noailles et chez le marquis d’Argenson ; elle correspondit secrètement avec la Mère du Mesnil et elle lui prodigua ses consolations ; elle vint au secours des religieuses qui étaient dans le dénuement, et elle déclara fièrement à Noailles qu’elle n’hésiterait pas à vendre son cotillon pour secourir Port-Royal. Enfin, elle réussit à se faire remettre par d’Argenson une grande partie des manuscrits de Port-Royal. Grâce à elle, il en subsiste encore un certain nombre qui sont allés de Saint Germain-des-Prés à la Bibliothèque Nationale. D’autres ont été sauvés de même par différentes personnes ; et ils sont maintenant conservés à Paris, en province, à l’étranger, si bien que les différents historiens de Port-Royal ont eu à leur disposition une infinité de documents.

Ici doit s’arrêter la première partie de cette histoire du mouvement janséniste, et si je ne me trompe il est clair que ce n’est point une histoire du jansénisme. À aucun moment les personnages que le lecteur a vus passer devant ses yeux n’ont professé les doctrines désolantes et impies qu’on attribue à la prétendue secte ; et s’ils ont péri, c’est parce qu’ils n’ont pas voulu abandonner la doctrine de saint Augustin, qui a toujours été celle des papes et des conciles, celle de l’Église catholique. Le jansénisme de Port-Royal est essentiellement et uniquement antimoliniste. On verra par la suite de ces études qu’il en a été de même, durant tout le XVIIIe siècle du prétendu jansénisme de Quesnel.



  1. « On me dit de tous les jansénistes qu’ils sont gens de bien, mais pour moi je ne crois pas qu’un janséniste puisse être un homme de bien », paroles de Louis XIV rapportées dans La relation de délibérations de la Faculté de Paris, 1714, p. 139.
  2. V. sur le rôle de Bourdaloue A. Gazier. Pascal et Escobar. — Paris, Champioa, p. 63.
  3. Ce petit volume de 86 pages, édité à Paris chez Simon Bernard, a pour titre : Regi, ob delectum regíœ urbi novum prœsulem solemnis gratiarum actio, habita ín collegio Ludovici magni a Gabríele Francísco Lejeay, S. J., sacerdote.
  4. Port-Royal, VI, p. 60.
  5. En 1703 ils le firent disgrâcier sous prétexte qu’il avait correspondu avec le P. Quesnel.
  6. Il y a aux archives du Vatican une apologie de Noailles par lui-même où on lit ces mots : « La destruction de Port-Royal est une dernière preuve de ma disposition au sujet des Jansénistes. Si l’on dit que le roi y a plus de part que moi, personne n’ignore que j’ai fait pour cela tout ce qui était de mon ministère, et que je ne pouvais faire ce qu’a fait Sa Majesté dont l’autorité est plus souveraine et plus militaire, n’étant pas assujetti comme moi aux procédures toujours plus longues qu’il ne faudrait en pareil cas. »
  7. Tome VI, p. 184.
  8. Il n’est pas vrai que Quesnel ait été considéré comme l’Elisée d’Arnauld. La Gazette de Hollande l’ayant présenté comme le chef du parti janséniste, il protesta en ces termes ; « Comme il n’y a point de parti, il n’y a point de chef. Nous sommes tous, soldats de J. C., obligés à combattre pour lui et pour son Église, et à défendre la vérité, chacun en sa manière et selon son talent. » Lettre à du Vaucel, 15 octobre 1694. — La clause « sans déroger » date du 21 mars 1706. Quesnel fut consulté le 5 avril, et il répondit en 1707.
  9. Hist. de Port-Royal, tome III, p. 192 et suiv.