Histoire financière de la France/Chapitre XIV

CHAPITRE XIV.


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Règne de Louis XIV.


PREMIÈRE ÉPOQUE : Ministère du cardinal Mazarin.


1643 - 1661.


SOMMAIRE.


Armées opposées aux forces de l’Espagne et de l’Autriche. - Un Italien, banqueroutier frauduleux, obtient la surintendance des finances. - Taxes, fraudes et emprunts onéreux. - Intervention du parlement à l'occasion de l’édit du toisé. - Tailles et emprunt forcé livrés aux partisans. - Opposition de la chambre des comptes et du parlement à plusieurs tentatives du surintendant. - Enregistrement de dix-huit édits bursaux en fit de justice. - Aliénations frauduleuses. — Opposition intéressée du parlement à l’établissement de droits d’entrée dans Paris. - Rigueurs exercées dans les provinces pour le recouvrement des impôts. - Villes et autres Communes dépouillées du produit de leurs octrois. - Fâcheuse influence du désordre des finances et des divisions intérieures sur les négociations entamées pour la paix, et nécessité de poursuivre activement la guerre. - Nouveaux édits enregistrés en lit de justice. - Justes plaintes des rentiers, et clameurs des titulaires d’offices de finance et de judicature. - Le parlement et les autres chambres interrompent le cours de la justice et se réunissent en assemblée générale. - Intentions des magistrats. - Objets de leurs délibérations. - Concessions et promesses faites par le cardinal. - Banqueroute aux porteurs d’assignations, provoquée et adoptée par le parlement. - L’Alsace et les trois évéchés acquis à la France par le traité de Munster. — Continuation des hostilités avec l’Espagne. Suite des exactions et des désordres. - Union du parlement de Paris avec ceux des provinces. Mécontentement général. - Le parlement, instrument des ambitieux, demande l’éloignement de Mazarin, excite à la révolte et ordonne des impositions. - Guerre de la Fronde. — Éloignement du premier ministre. - Opposition de Mazarin et du parlement à la convocation des états-généraux, et promesse de les assembler lors de la majorité du roi. - Remontrances en matière d’impôt interdites au parlement par Louis XIV. - Retour du cardinal. — Première tontine. - Opération sur les monnaies. - Enregistrement en lit de justice de nouveaux édits bursaux. - Délibération du parlement interrompue par le roi. - Surintendance de Fouquet. - Tentatives pour le rétablissement du crédit. - Agrandissement du territoire par le traité avec l’Espagne. - Rétablissement du droit de frêt sur les navires étrangers. - Enquête ordonnée contre ceux qui avaient annoncé que les impôts seraient diminués à l’occasion de la paix générale. - Concussions commises d’après les ordres et au profit de Mazarin. — Sa fortune. — Montant des impôts. — Situation des finances et des dettes de l’état.


1645. - Appelé pendant la régence d’Anne d’Autriche à recueillir l’héritage de la puissance ministérielle, le cardinal Mazarin suivit le plan tracé par son prédécesseur pour l’abaissement de la maison d’Autriche. Tout entier aux soins de la politique extérieure, dans laquelle il déployait les talents d'un négociateur habile et rusé, le premier ministre avait besoin d'un homme dévoué à sa volonté, qui, nonobstant l’embarras des finances, entreprit de fournir aux dépenses qui exigeaient trois armées opposées en Italie, en Catalogne et en Alsace, aux forces de l’Empire et de l’Espagne. L’italien Jean Particelli, sieur d’Émery, condamné vingt années auparavant comme banqueroutier frauduleux, eut la direction des finances, d’abord sous le titre de contrôleur général, et, peu de temps après, comme surintendant. D’Émery s’environna de plusieurs compatriotes dont la réputation n’était pas meilleure que la sienne; et, par une fatalité dont la France seule offre l’exemple, pour la seconde fois sous une régence, des étrangers méprisables disposèrent à leur gré de la fortune publique et de celle des particuliers[1].

D’abord les taxes de tous genres affermées, régies ou aliénées, subirent une augmentation de plusieurs sous additionnels; et l’espoir d'une paix prochaine, que ranimait la victoire de Rocroy, fit supporter ce nouveau sacrifice. Mais l’esprit fécond autant que peu consciencieux d’Emery imagina bientôt d’autres expédients. On déclara que les possesseurs des domaines aliénés et engagés seraient libérés des rentes, gages et autres droits dont les concessions étaient grevées, sous la condition qu’ils acquitteraient une taxe de répartition; et le paiement des engagements hypothéqués sur les biens fut assigné sur le produit des tailles et des gabelles. Les rentiers alors devaient être payés par le trésors; mais le surintendant les oublia dans la distribution des fonds. Ils se plaignirent long-temps en vain; enfin on obligea de nouveau les engagistes à satisfaire les porteurs de rentes, en annonçant que les taxes acquittées tourneraient en augmentation de finance.

Les titulaires d’offices, qui en devenaient possesseurs héréditaires en satisfaisant au paiement de l'annuel, avaient dû cependant acheter la confirmation de leurs emplois à l’occasion de l’avènement du roi. Mais presque que aussitôt on déclara supprimés un grand nombre de ces mêmes offices, qui devaient être bientôt revendus : les droits qui leur étaient attribués furent réunis aux fermes, et les capitaux des finances constitués en rentes, à l’intérêt de huit pour cent. Ce taux était bien moins onéreux que celui d’un emprunt de douze millions, qui ne put être placé qu’à raison de vingt-cinq pour cent. Ces opérations ruineuses n'avaient rien que de naturel aux yeux du surintendant : suivant lui l’usage de ces emprunts était commode autant qu’avantageux, parce que, disait-il, « si le prince donne un intérêt plus élevé qu’à l’ordinaire, il le donne à ses peuples, qui s’enrichissent à ses dépens. » Il ignorait ou feignait d’ignorer, le ministre qui établissait ce faux principe, que la nation tout entière supportait les impôts au moyen desquels l'état payait les rentes à un petit nombre de spéculateurs français ou étrangers, qui seuls profitaient des fautes de l’administration[2].


1644.- Une édit qui remontait à un siècle avait défendu de bâtir dans les faubourgs de Paris au-delà de certaines limites, sous peine de démolition, de confiscation des matériaux et d’amendes arbitraires. La capitale cependant s’était agrandie sans opposition. Un arrêt du conseil fit revivre les prohibitions, et rappela les peines portées contre les infracteurs d’un règlement tombé dans l'oubli. Aussitôt les terrains couverts de constructions sont toisés dans le double but de déterminer les amendes sur l’étendue du terrain occupé, et d’obliger les propriétaires à racheter leurs propriétés de la démolition. A la vue de cette opération inquiétante, le peuple s’assemble, et trouble les ouvriers; les propriétaires invoquent le parlement, qui se réunit en assemblée, et intervient par des remontrances. Le cardinal accueille avec bienveillance les magistrats, négocie avec eux, et d’Emery se contente de retirer quelque argent d’une mesure inique dont il s’était promis sept ou huit millions. Mais, par cette fausse démarche, le ministre avait appris au parlement qu’il pouvait de nouveau intervenir dans les affaires du gouvernement, et au peuple qu’il trouverait dans les magistrats un appui contre les actes arbitraires de la puissance.

La somme que l’édit du toisé n’avait pas procurée fut couverte par une nouvelle élévation des droits affermés, et par une addition de cinq à six millions aux tailles, sous le nom de subsistances des troupes. Cet impôt, déjà si à charge aux campagnes par sen inégalité, fut livré aux partisans, afin d’obtenir d’eux quelques avances; et pour placer sans retard un emprunt de trois millions deux cent mille livres en rentes, on en fit la répartition, par forme de taxe, sur les riches et les notables, à l’exception du parlement et des membres de l’université. Il avait été convenu avec la magistrature que les traitants seraient étrangers à l'opération. On la leur remit cependant, malgré cette promesse; mais ils commirent tant de vexations que le cri de l’indignation publique arracha la révocation de l’édit d’emprunt.


1645.- Par une inconséquence que l’extrême pénurie peut seule expliquer, le surintendant taxa les financiers dans le moment même où il avait le plus besoin de leurs secours. Leur argent n’en devint que plus cher. D’Emery voulut recourir aux créations et aux ventes d’offices et de privilèges, à de nouvelles attributions de fonctions et des gages aux juges royaux et seigneuriaux, moyennant finance; mais il trouva un obstacle dans la chambre des comptes, qui représenta avec force le préjudice que ces créations portaient aux peuples et à l’état. Il proposa enfin d’aliéner, par abonnement ou par rachat obligatoire, les droits féodaux appartenant au roi. La vérification de l'édit éprouva encore des difficultés, et elle n’eut lieu au parlement qu’à la condition que les rachats seraient libres. C’était détruire l’utilité du moyen en lui ôtant la promptitude.

Les tentatives infructueuses et le zèle peut-être irréfléchi des magistrats plaçaient le gouvernement dans une situation qui devenait plus critique chaque jour. Il importait à la gloire autant qu’a la sécurité future de la France de conserver les conquêtes faites. Elles étaient un gage de la paix avantageuse vers laquelle étaient dirigés tous les efforts du cardinal, et cependant la pénurie du trésor pouvait enlever le prix de tant de sacrifices. Un mauvais système d’impôts avait ruiné le peuple; les faux principes admis dans l’administration, l’ignorance et les déprédations des administrateurs, avaient détruit la confiance et le crédit dont elle est la source. Une meilleure distribution des tributs, ou du moins le retour à l’économie et à l’équité, pouvaient changer la face des choses; mais les hommes qui environnaient Mazarin ne devaient pas lui indiquer ces puissantes ressources des gouvernements qu’il ignora toujours. Dans l’opposition des parlements, dans leurs remontrances énergiques, fondées à beaucoup d’égards, mais souvent intempestives, le premier ministre ne vit qu’un obstacle qui le privait des secours ruineux des traitants, et qu’il lui serait facile de briser. Dans cette vue, il détermina Anne d'Autriche à déployer l’appareil d'un lit de justice. Louis XIV, à peine âgé de sept ans, fut conduit au parlement environné de tout l'éclat de la puissance; et le chancelier expliqua la volonté du jeune roi en lisant dix-huit édits bursaux dont l’enregistrement fut fait d’autorité, avec la clause de l’exprès commandement[3].

Ces édits portaient élévation des droits affermés; obligation aux cabaretiers de payer une taxe extraordinaire pour être maintenus dans la permission exclusive de vendre du vin; établissement d’offices quadriennaux dans toutes les places de magistrature et de finance où déjà existaient des emplois annuels, alternatifs et triennaux; création d’un nombre infini d’offices de tous genres, aussi inutiles que leurs titres étaient bizarres ; imposition de nouvelles lettres de maîtrise dans tous les arts et métiers; augmentation du capital des gages et des attributions aux possesseurs des charges; addition à tous les privilèges, particulièrement à ceux de la noblesse, qui fut prodiguée par la Vente de l'anoblissement à tous ceux qui possédaient quelque fortune; enfin, création de plusieurs emprunts en rentes tant sur la ville que sur l’état[4].

Tant d’expédients, qui reproduisaient en un seul jour toutes les inventions de la fiscalité, eussent produit des ressources immenses sous une bonne administration; mais tel était l’effet du désordre et du discrédit, qu’un million réalisé au trésor en procurait quatre ou cinq aux partisans, italiens pour la plupart qui partageaient avec d’Émery les bénéfices qu’il leur ménageait. Entre-autres. aliénations frauduleuses, il accorda pour dix ans moyennant un million, la jouissance des impôts et billots de la Bretagne, qui rendaient annuellement cinq cent mille livres. Ce surintendant faisait racheter publiquement, pour lui et pour ses créatures, des rentes à quarante ou cinquante pour cent, qu’il se faisait rembourser par le trésor à soixante-dix[5].


1646.- Chaque année ramenait de nouveaux besoins et commandait de nouvelles ressources. Un supplément de deux sous pour livre aux droits d’aides fut presque aussitôt converti en un droit de dix sous par muid de vin. On révoqua tous les privilèges de franc-salé, et le prix du sel fut augmenté de quarante sous par minot. Ces moyens, moins violents que la plupart de ceux qui avaient précédé, étaient moins éloignés du principe d’une bonne répartition, en ce qu’ils participaient des impositions générales. Mais en même temps on retranchait, pour la durée de la guerre, le tiers des gages aux cours supérieures, et la moitié aux autres offices. Cette dernière mesure, celle qui supprimait les immunités de gabelle, atteignait les magistrats et tous ceux qui, au milieu des malheurs publics, voulaient conserver le privilège de ne contribuer en rien aux secours dus à l'état. Déjà des clameurs s’élevaient, malgré le soin qu’avait pris le cardinal de préparer une diversion aux esprits en procurant à la capitale un opéra, spectacle nouveau pour la France; mais bientôt le mécontentement trouva une occasion de se manifester.

D'Emery avait imaginé d’établir, à l'entrée de Paris, un droit sur les marchandises destinées à la consommation de ses habitants, et qui devait les atteindre tous sans distinction de rang ni de privilège. Plusieurs grandes villes, surtout dans les pays d’états, avaient adopté ce genre d’impôt comme plus équitable, plus doux et d’un recouvrement moins coûteux que tous les autres; il convenait plus particulièrement à la capitale. Les taxes nouvelles semblaient, par leur nature, être dans la juridiction de la cour des aides : l’édit qui en établissait le tarif fut en conséquence présenté à cette compagnie, et enregistré sans difficulté par elle. Le parlement vit dans le tarif un impôt domanial; à ce titre, prétendant être compétent, il se disposait à en suspendre la perception par un arrêt, lorsque le cardinal tourna l’affaire en négociation, contre l'avis de la régente, qui était indignée de voir le cours des succès de la France dépendre d’une opposition aveugle. Le tarif préparé fut modifié de concert avec les magistrats. Ils obtinrent la suppression des droits non seulement sur le charbon, le bois à brûler, les grains et le vin, mais encore sur tous les objets provenant du cru des bourgeois de Paris. Cette dernière exception ne pouvait être dictée que par un motif d’intérêt personnel : elle était fâcheuse et injuste; puisqu’en exemptant les plus riches, elle ôtait à l’impôt son plus grand avantage, et au gouvernement le secours qu’il en attendait[6].

Tandis que la capitale et ses principaux habitants se trouvaient exemptes de l’obligation de contribuer aux charges publiques dans la proportion des dépenses, les tailles et les autres impôts engagés aux traitants étaient exigés dans les provinces avec une rigueur révoltante. Les bestiaux, les instruments du laboureur, n'étaient plus protégés par les exceptions portées dans les édits paternels de Henri IV. Des compagnies de fusiliers, auxiliaires des collecteurs, parcouraient les campagnes, commettant des vexations et des actes de cruauté. On compta à la fois, dans le royaume, vingt-trois mille prisonniers pour les tailles, dont cinq mille périrent de misère. Les peuples, réduits au désespoir par ces violences, cherchaient par tous les moyens à se soustraire au paiement des tributs; et tant d’exactions, qui n’enrichissaient que leurs auteurs, ne pouvaient suffire aux dépenses des armées, aux plaisirs d’une cour fastueuse, et aux pensions qui servaient encore une fois à acheter la docilité des grands.


1647.— A la suite d’autres inventions, qui ne différaient entre elles que par la forme et par le nom, d’Emery jeta les yeux sur les revenus que les communes se procuraient au moyen des taxes locales qu’elles avaient établies de l'octroi des rois. Une déclaration ordonna que le produit de ces octrois, et des dons, concessions ou autres deniers, qui étaient levés sur les habitants des villes, bourgs et communautés du royaume, serait porté à l’épargne, à l’exception du revenu des seuls biens patrimoniaux. Mais il était permis aux maires et échevins de remplacer par un doublement des droits dont les communes se trouvaient privées; et leurs dépouilles furent aussitôt aliénées, car les ressources de l’avenir étaient constamment livrées pour un secours momentané à l’avidité des traitants[7].


1648. - Au milieu du succès de nos armées et des désordres de l’administration, la conclusion de la paix se trouvait retardée par la connaissance que les ennemis avaient de la détresse de la France et des germes de divisions qui commençaient à s’y manifester. Le cardinal résolut de pousser activement les opérations militaires. C’était une nouvelle obligation de se procurer abondamment des fonds. Mais, éclairé, par l’expérience qu’il en avait récemment faite, sur le danger de soumettre les édits bursaux à la discussion libre du parlement, il voulut recourir encore à un lit de justice. Parmi les inventions que contenaient les édits qui y furent enregistrés, les plus remarquables, par leurs conséquences, étaient la suspension du paiement d’une année d’arrérages aux rentiers, le doublement des juges dans les présidiaux, la création de maîtres des requêtes, enfin la continuation de l’annuel des offices pour neuf années, moyennant le retranchement de quatre années de gages aux titulaires des emplois de judicature et de finance. Le parlement, auquel le ministre s’efforçait toujours de plaire, se trouvait seul excepté de la retenue des gages.

L’une de ces mesures, celle qui frappait les porteurs de rentres, était à la fois inhumaine et imprudente : car, en privant de leurs moyens d’existence les familles qui ne possédaient pas d’autre revenu, elle détruisait jusqu’à l’espoir du crédit. Celle-là surtout pouvait faire l’objet de représentations fondées; mais le cri des rentiers, les clameurs non moins vives des titulaires d’offices, et le motif plus puissant de l’intérêt personnel, soulevèrent contre toutes les dispositions ordonnées les magistrats des cours qui ne participaient point à la concession faite aux membres du parlement. « Attendu que l’enregistrement en présence de Sa Majesté devoit être considéré comme une formalité sans valeur, » les différentes cours s’accordèrent à demander la réunion générale des chambres, pour délibérer sur les édits apportés par le roi. Avant toutefois que la réunion fût arrêtée, les maîtres des requêtes en charge prirent entre eux s’engagèrent d’exclure les nouveaux collègues qu’on voudrait leur donner. Le grand conseil, la cour des aides, la chambre des comptes, se prononcèrent contre la réduction de leurs émoluments; et le parlement, qui reconnut dans l’exception faite en sa faveur l’intention de le diviser d’intérêt avec les autres compagnies, fit cause commune avec elles, nonobstant les efforts et les ordres contraires de la couronne. Les démarches ni les flatteries de Mazarin ne purent empêcher les chambres d’interrompre le cours de la justice et de se réunir « pour travailler à réformer l’état, que les dégradations des finances, le mauvais ménage de l’administration, et les dilapidations des courtisans, menaçaient de péril[8]. »

Dans un temps de calme et de paix extérieure, si les magistrats auxquels avait été confiée par nos rois la conservation du domaine s’étaient rendus les interprètes de la misère des contribuables opprimés par la violence de l’exaction; s'ils eussent signalé, dans des remontrances respectueuses, les vices de l’administration, la mauvaise nature des impôts, l’inutilité des emplois que la vénalité avait multipliés à l’infini; s’ils eussent encore indiqué, dans des projets réfléchis, les moyens de subvenir aux besoins de l’état d’une manière plus douce pour les sujets, leur zèle alors eût mérité les égards de la couronne et le respect de la nation. Mais lorsque le gouvernement, entraîné par une longue suite d’erreurs à des moyens violents, cherchait à rassembler de toutes parts les ressources qui devaient procurer une paix glorieuse et si désirable, les magistrats, qui choisissaient ce moment pour attaquer indistinctement toutes les mesures et pour s’ériger en réformateurs de l’état, n'étaient plus que des conseillers dangereux. Leur résistance, dictée par une ambition secrète, et par l’égoïsme, qui rétrécit les vues d’administration, devait porter le trouble dans le royaume, et devenir fatale à ceux-là mêmes dont le parlement prétendait être le protecteur.

L'intention avouée et bien réelle de la magistrature était de restreindre le pouvoir absolu dont Richelieu avait doté la couronne, en étouffant dans le sang les dernières résistances de la féodalité. Les membres éclairés du parlement ne pouvaient ignorer que cette compagnie n’avait été dans l’origine qu’une cour de judicature; que, si l’oubli des états-généraux avait mis les magistrats en possession de vérifier par un enregistrement les décisions de l’autorité royale, rien, dans les systèmes de gouvernement qui s'étaient succédé en France, ne les avait autorisés à participer à la puissance législative; enfin que, dans les premiers temps de la monarchie, comme dans le cours du quatorzième siècle, cette puissance avait été partagée entre la couronne et les représentants des différentes classes de contribuables. Les parlements, toutefois, aimaient se considérer comme les dépositaires du pouvoir politique de ces assemblées solennelles; c’est à ce titre qu’ils se présentaient pour remplir une lacune que les abus en matière d'impôts signalaient dans la forme du gouvernement. Mais, de même que les assemblées délibérantes qui avaient agi isolément ou sous l’influence des partis, et sans concert avec le pouvoir légitime, l’assemblée des cours souveraines devait échouer dans son entreprise. Tour à tour flatté ou menacé par le cardinal, excité par les ambitieux qui voulaient arriver au ministère, entraîné même jusqu'à opposer aux forces militaires une partie de la noblesse et de la bourgeoisie armée, le parlement dépassa le but; et la guerre de la fronde, née de son opposition inconsidérée, prépara l’accroissement du pouvoir absolu, que la compagnie s'était proposé de tempérer.

Dans le cours de leurs délibérations, les magistrats arrêtèrent la révocation des commissaires-départis ou intendants, dont Richelieu avait étendu l'autorité et, pour satisfaire à l’opinion générale, qui accusait ces administrateurs d’être intéressés dans les marchés des partisans, et de le rendre complices de leurs exactions, l'arrêt contenait l’ordre d’informer de leurs concussions et malversations.

Suivant d’autres articles, qui furent pareillement adoptés par les chambres assemblées, les fermes ne devaient plus être adjugées qu’aux enchères publiques; les traités pour les tailles, taillons et subsistances, étaient révoquée, avec diminution d’un quart de ces impôts; et tous les prisonniers détenus pour non-paiement devaient être mis en liberté. A l’avenir, aucune imposition et taxe ne serait établie qu’en vertu d’édits et déclarations bien et dûment vérifiés par les cours souveraines, « avec liberté de suffrages. » Il était défendu à toutes personnes de faire et continuer aucune levée de deniers et impositions dont les édits n’auraient pas été vérifiés dans les cours, « à peine de vie. » A l'égard des droits levés sur des édits visés simplement par le chancelier, et qui, depuis les cinq années de la régence, ne montaient pas à moins de deux cent millions. il devait en être dressé une pancarte, et la continuation en serait autorisée, après délibération de la compagnie, jusqu’à décision contraire.

Il ne pourrait être fait aucune création d’offices de judicature, ni de finance, que par des édits vérifiés dans les cours souveraines, avec liberté entière de suffrages.

Les dépenses devaient toutes être constatées par acquits patents.

La liberté du commerce serait rétablie par la suppression des monopoles accordés à des courtisans, ou à leurs protégés, pour acheter ou vendre seuls certaines marchandises.

Les avances faites par les gens d’affaires et les partisans ne leur seraient pas remboursées.

Cette dernière demande portait un caractère manifeste d’inexpérience. Parmi les autres, plusieurs étaient sages, et leur sanction par la couronne eût été salutaire à l’état et à la monarchie ; mais il n’était pas sans danger pour le trône de l’accorder à une cour de judicature entraînée par l’ambition de ses membres hors de la sphère de ses attributions primitives. Ce que n’eût pas fait Richelieu, Mazarin fut conduit à le promettre par une suite de concessions que lui arracha l’enchaînement des circonstances.

Les délibérations du parlement étaient accompagnées d’un article qui avait pour objet de protéger la liberté individuelle. Il défendait les arrestations arbitraires, et enjoignait aux geôliers et capitaines des châteaux de représenter devant les juges toute personne confiée à leur garde. Par cette disposition, comme dans celle qui concernait la liberté des suffrages, les magistrats avaient évidemment en vue de se mettre à l’abri de l’emprisonnement qui, sous le règne précédent, avait frappé plusieurs d’entre eux. Le ministre, qui ne cédait qu’à la nécessité, évita d’abord d’accorder cette garantie.

Trois déclarations successives confirmèrent en partie les dispositions délibérées par les chambres. Ces actes prononçaient la révocation des commissaires extraordinaires, et notamment des commissaires intendants ; ils annonçaient la remise des tailles, taillons et subsistances non recouvrés sur les deux années écoulées, avec le dégrèvement prochain de douze millions sur ces mêmes impôts, la suppression des maîtres des requêtes nouvellement créés, l’augmentation des fonds pour le paiement des rentes, et promettaient qu’aucune imposition ne serait faite désormais qu’en vertu d’édits bien et dûment enregistrés. Mais les déclarations gardaient le silence sur la liberté des suffrages; et la dernière se terminait par une défense aux chambres de s’assembler sans la permission du roi, et par l’ordre de reprendre le cours ordinaire de la justice[9].

Privés de la garantie qu’ils se promettaient par la reconnaissance de la liberté des suffrages dans les délibérations en matière d’impôts, les magistrats ne se crurent pas satisfaits; et, sans égard pour la défense prononcée, ils continuaient leurs assemblées, lorsque plusieurs membres du parlement furent enlevés par les ordres de la régence. Sur ces entrefaites, Mazarin faisait ordonner une imposition de quatorze cent mille livres par simple arrêt du conseil[10] et sans enregistrement. Cette addition aux tailles, que l’on avait promis de réduire, prit le nom de fonds des étapes, en raison de l'affectation qui lui était assignée. Une nouvelle lutte s'engagea; mais l’opiniâtreté des magistrats, secondée par les mouvements qui commençaient à se manifester parmi le peuple de la capitale, fit fléchir le premier ministre. D’Emery fut sacrifié à la vengeance publique; et cet étranger, coupable de péculat, alla jouir dans ses terres du fruit de ses rapines. Après plusieurs mois de négociations et de conférences, une nouvelle déclaration parut. Dans celle-ci le gouvernement, cédant à la résistance des cours supérieures, prit l’engagement de ne créer aucun office de judicature pendant quatre années; de faire porter, en ligne de compte les dépenses que cachait « le mauvais usage des acquits de comptant ; » de faire adjuger les fermes au plus offrant, à l’enchère, après publications; de suspendre jusqu’à la paix le rachat des rentes et des droits; de soumettre à une révision les remboursements abusifs qui avaient été opérés, et les titres d’aliénation des domaines. La déclaration confirmait l’abandon d'un huitième des tailles de l’année écoulée, et annonçait sur l’année courante un dégrèvement de dix millions, formant le cinquième de cet impôt. Dans les pays d’élection quelques droits sur les boissons étaient révoqués; les marchands obtenaient pour le commerce intérieur la liberté qu’ils réclamaient; et il fut défendu, sous peine de confiscation et d’amende, d’importer en France les étoffes de laine et de soie fabriquées en Angleterre ou en Hollande, les passementeries de Flandre, et les points d’Espagne, de Gênes, de Rome ou de Venise. Enfin la suspension du paiement des rentes se réduisit à un semestre; les cours souveraines, toujours attentives à leurs intérêts, obtinrent qu'on ne retrancherait qu’un tiers de leurs gages; mais les trésoriers de France, les officiers d’élections et les présidiaux en furent entièrement privés[11].

A tant de promesses la déclaration en ajoutait une dernière, qui était du plus grand prix pour les magistratures : elle portait qu’aucun officier des cours souveraines et autres ne pourrait être inquiété en l’exercice et fonctions de sa charge, par lettre de cachet ou autrement, en quelque sorte ou manière que ce soit, conformément à l’ordonnance du roi Louis XI.

Quelques mois avant cette transaction de l’autorité royale avec le parlement, une chambre de justice avait été instituée pour procéder à la recherche « des exactions, violences et extorsions commises tant dans l’emploi que dans la perception des impôts, et des abus, malversations et dissipations, » dont les finances avaient été l'objet. Cette recherche ne pouvait s’exécuter sans dévoiler, avec les désordres, A ceux qui en avaient été les auteurs ou les complices. Un moyen plus prompt et moins dangereux s’offrit de compenser le vide que l’opposition du parlement laissait dans le trésor, ce fut de révoquer les assignations données aux prêteurs. Ce projet de banqueroute n’effraya pas le premier ministre, qui goûtait volontiers les réformes, lorsqu’elles devaient profiter immédiatement à l’épargne, même en ruinant les particuliers; et cette fois il s’agissait de soixante millions. On adopta donc l’expédient, attendu que les créanciers étaient tous des gens de rien ou trop riches. Le parlement avait provoqué et adopta sans difficulté cette jurisprudence honteuse, qui réglait la fidélité du gouvernement sur le rang et sur la fortune des créanciers, et non sur la légitimité de la créance. » Les financiers firent banqueroute pour la plupart en conséquence de celle qu’ils essuyaient de la part du gouvernement : ainsi les capitalistes supportèrent le plus fort impôt que l’on pût frapper sur eux[12].

A part cette infraction à la foi publique, les concessions faites par la couronne au parlement annonçaient une révolution bien remarquable dans le gouvernement, puisque, en posant les bases d’un droit public en matière d'impôt, et d’une administration régulière des finances, elles autorisaient l’intervention légale de la magistrature dans l’exercice de la puissance législative. Mais un tel changement, s’il eût été durable, n’eût pas même procuré à l’état les ressources et aux peuples le soulagement que réclamait impérieusement, la situation de l'un et de l’autre. Ces avantages ne pouvaient résulter, pour la monarchie et pour les contribuables, que d’une imposition générale et proportionnelle substituée aux produits ruineux des affaires extraordinaires. Car les magistrats, qui réprouvaient les opérations de finances parce que les abus en étaient patents, n’avaient encore ni assez de lumières ni assez de patriotisme, pour indiquer à la couronne et pour défendre avec elle un moyen de salut qui les eût dépouillés de leurs privilèges, et qui en eût détruit tant d’autres. D’ailleurs, le ministre qui tant de fois déjà avait violé les engagements contractés envers les créanciers de l’état ne devait pas respecter davantage des concessions qui lui avaient été arrachées.


1648.- Enfin, le traité de Munster, conclu par l’habileté de Mazarin, agrandit le royaume de l’Alsace et des trois évêchés de Metz, Toul et Verdun. Mais la guerre continuait, avec l’Espagne, et la population n’était pas destinée à jouir prochainement du soulagement que doit procurer une paix glorieuse.


1649.- Malgré la banqueroute faite aux porteurs d’assignations, plus de soixante millions de ces valeurs restaient encore en circulation. La solde et les approvisionnements des armées n’étaient pas assurés; de quatre-vingt-douze millions auxquels montait le revenu public, les prélèvements dont il était grevé laissaient à peine la moitié de cette somme disponible pour les dépenses, que la cour maintenait à cent et cent vingt millions, nonobstant les réductions qui avaient été réglées de concert avec le parlement[13].

Cette promesse. n’était pas la seule que le ministre eût violée. Nonobstant les déclarations récentes, les tailles continuaient d’être mises en parti; un simple arrêt du conseil avait prononcé l'annulation des dispositions pénales qui devaient écarter les traitants des recouvrements de l'impôt; on étendait les anticipations et les autres négociations ruineuses; et Mazarin avait disposé des fonds affectés au paiement des rentes réduites. Dans la Guyenne, dans la Provence, des concussions hardies étaient commises par les gouverneurs; et les parlements de ces provinces, menacés par les troupes, leur avaient opposé la population, toujours prête à s’armer pour ceux qu’elle considérait comme ses protecteurs contre l’oppression. Un arrêt d’union avait resserré les nœuds qui existaient entre le parlement de Paris et ceux d’Aix et de Bordeaux.

Profitant du mécontentement général qu’inspirait cette administration violente, les hommes influents qui ambitionnaient de remplacer Mazarin s’unirent au parlement de Paris. Séduit par le titre de protecteur né du peuple, que ses flatteurs intéressés lui décernaient. ce corps recommença ses assemblées, blâma dans ses remontrances les opérations du ministre, demanda son éloignement, puis alla jusqu’à mettre sa tête à prix. Usurpant enfin l’autorité législative, oubliant tous ses devoirs envers la couronne et perdant toute mesure, dans le moment même où il venait de s’élever contre l’abus pouvoir royal, le parlement frappait des impositions, excitait à la révolte, nommait des commandants d’armées, les autorisait à lever des troupes, à prendre du canon dans les villes, à disposer des deniers publics dans les caisses des receveurs, et promettait aux comptables d’allouer en dépenses les quittances que leur remettraient les généraux de la fronde. A cette occasion le parlement écrivait dans les provinces : « Il y va de la manutention de la vraie autorité royale dans la conservation des compagnies souveraines, qui en sont les dépositaires. » Ces entreprises séditieuses avaient pour but, de la part de ceux qui les dirigeaient, d’amener la régente à changer le ministre tout-puissant : elles n’obtinrent qu’un éloignement, pendant lequel le cardinal ne cessa de gouverner la France; mais elles eurent pour résultat de rendre l’argent plus rare et plus cher en inquiétant les capitalistes, d’entraver le recouvrement des impôts et d’en affaiblir le produit en favorisant la résistance des redevables. Dans les campagnes, les collecteurs et les huissiers étaient impuissants pour assurer la rentrée des tailles; on refusait de payer les aides et les droits des gabelle; et le pillage des greniers à sel fournit aux fermiers l’occasion de réclamer et d’obtenir du parlement lui-même une forte réduction sur le prix du bail. Cet état d’anarchie compromettait le succès des opérations de la guerre extérieure, en ajoutant aux frais et aux soins qu’elle nécessitait tous les désordres et les malheurs de la guerre civile dont Paris et les provinces méridionales furent le théâtre pendant cinq années[14].


1651.- A aucune époque de la monarchie la convocation des états-généraux ne fut plus nécessaire dans l'intérêt du trône et dans celui des peuples. Une assemblée qui eût apporté dans cette réunion solennelle les lumières et le patriotisme que réclamait la gravité des circonstances aurait pu prévenir les troubles en réprimant les ambitions personnelles, et modérer les prétentions illimitées du parlement en le renfermant dans l’objet de son institution première. Cette assemblée aurait pu surtout ôter à la couronne l'odieux de la fiscalité arbitraire en portant une investigation sévère sur les opérations passées, et en assurant l’avenir au moyen de subsides distribués avec moins d’inégalité et réglés en proportion des besoins réels de l’état. La noblesse sentit de quelle utilité serait la convocation des états généraux. Huit cents-chefs des maisons les plus considérables de France s’étaient réunis à Paris à l’effet d’obtenir la délivrance des princes du sang, que le ministre absolu avait fait emprisonner. Après, leur mise en liberté, cette assemblée s’était livrée insensiblement à l’examen des affaires publiques. Elle se plaignait « des désordres de l’état, des violences et oppressions exercées depuis plusieurs siècles au préjudice des franchises, droits et immunités des gentilshommes ; » et ses discussions l’avaient conduite au projet de rétablir l’ancienne constitution du royaume et à demander la réunion des députés des trois états. Les principaux membres du clergé, qui tenaient alors l’assemblée quinquennale de l’ordre, appuyèrent les demandes de la noblesse; et le tiers-état eût saisi avec empressement sans doute cette occasion de présenter ses doléances. Anne d’Autriche, ou plutôt Mazarin dans son exil, sentit combien il importait d’éluder la convocation d’une assemblée dont les travaux lui paraissaient redoutables ; et cette fois le parlement, guidé par son intérêt particulier, agit dans celui du ministre qu’il avait frappé de proscription, parce que tout lui annonçait les états-généraux le dépouilleraient de l’importance politique qu’il venait d’acquérir. Le clergé, en effet, reprochait au parlement d’avoir renversé l’ancienne constitution du royaume ; et dans le corps politique, augmenté de cette compagnie, il ne voulait voir « qu’un monstre horrible, résultant de l’adjonction d’un quatrième membre au corps parfait que composaient le clergé, la noblesse et le tiers-état. » Dans son assemblée, la noblesse, parlant avec regret du temps où d’illustres barons rendaient la justice eux-mêmes à leurs propres sujets, s'indignait qu'à la honte du siècle, et pour le renversement des anciennes lois du royaume « de jeunes écoliers devinssent, au sortir du collège, les arbitres de la fortune publique par la vertu d'un parchemin qui leur coûtait soixante mille écus[15]. »

A ces outrages, aux murmures dont il furent suivis, la compagnie opposa le calme et des arrêts; Insistant sur l'illégalité de toute réunion de la noblesse, attendu que l'ordre était légalement représenté dans le parlement par les ducs et pairs, elle fit défense à toute personne de se trouver à l'assemblée. Cet ordre devint respectable par l'appui que lui prêta le gouvernement, en annonçant son intention de faire marcher des troupes contre la réunion des noble. En se séparant, ils emportèrent une déclaration par laquelle la convocation des états-généraux était éloignée jusqu'à la majorité du roi, qui devait avoir lieu dans six mois. cette nouvelle promesse de la cour ne devait pas être mieux gardée que les autres[16].


1652.- Le majorité du roi arriva, et Louis XIV revint à Paris. Le lendemain de son entrée il fit enregistrer en lit de justice un édit qui interdisait au parlement toute délibération sur le gouvernement de l’état, sur les finances, défendit toute procédure contre les ministres qu’il plairait en roi de choisir, et qui ôtait à cette cour jusqu'au droit de remontrance en matière d’impôt. ce droit, Richelieu lui-même l'avait seulement restreint; mais le parlement méritait de le perdre, parce qu’il en avait abusé. La publication des édits fut aussitôt suivie du rétablissement des offices quadriennaux dont on n’avait pu traiter pendant les troubles. Par des taxes fixées arbitrairement en conseil, on fit racheter aux traitants et aux manutenteurs ou comptables de matières ou de deniers la suppression de la chambre de justice; ce moyen expéditif, se répétant d’année en année, devint pour les concussions des financiers un brevet d'impunité dont les contribuables faisaient les frais. Enfin, une déclaration cassa et fit supprimer des registres un arrêt par lequel la chambre des comptes avait fixé à trois millions le maximum des acquits de comptant. Le même acte prononça que les dépenses ordonnancées sous cette forme seraient-désormais employées par certification dans les comptes du trésorier de l'épargne, et allouées purement et simplement par la cour. Ces mesures assuraient le triomphe de Mazarin sur les parlements : il fut rappelé. Ceux qui l’avaient persécuté exaltèrent sa constance et l’habileté qu’il avait déployée dans les négociations : « la nation, passant subitement d'une haine aveugle à une adulation honteuse, mérita d’en être méprisée ; » et le cardinal, possédant auprès du jeune roi la faveur dont il avait joui pendant la régence, s’occupa du soin de sa fortune, et « gouverna la France comme un vainqueur absolu gouverne un pays conquis[17]. »

Son retour fut marqué par l’établissement de la première Tontine, espèce d’emprunt en rente viagère qui prit le nom de l’Italien Tonti, lequel en avait donné l’idée. Cette invention était séduisante par l’avantage qu’elle assurait aux actionnaires d’hériter de la part de ceux auxquels ils survivaient ; elle procura promptement au ministre les fonds qui lui manquaient.


1654.- L’élévation des taxes et des aliénations de revenus succédèrent à ce premier moyen ; puis on annonça une diminution future et graduelle d’un sixième sur les monnaies. Cet avis d’une opération qui menaçait d’une perte de dix-sept pour cent les possesseurs de capitaux, en détermina un grand nombre à placer leurs fonds, soit chez les financiers, soit à l’épargne, soit dans les emprunts que le ministre eut soin de faire ouvrir. L’abondance des placements fit consommer à l’avance les revenus de deux années, mais, lorsque l’époque fixée pour la réduction des monnaies fut passée, les prêteurs voulant retirer leurs fonds, l’argent manqua tout à coup, et le trésor ne trouva plus à placer les nouvelles assignations sur les revenus à venir[18]. Dans ces circonstances, les anoblis et leurs descendants durent payer un tribut à la fiscalité, et l’on saisit d’abord les biens, rentes et revenus qu’ils possédaient, pour sûreté du paiement des taxes dont la quotité était arrêtée dans le conseil.

La source des édits bursaux n’était pas épuisée : on en publia dix-sept. Outre la création de grand nombre de charges et d’offices, ils annonçaient l'établissement d’une formule uniforme portant en timbre les armes de France, pour le papier et le parchemin destinés à l’expédition des actes judiciaires, et aussi d’un droit pour ce timbre; ils assujettissaient les exploits au contrôle, c’est-à-dire à l’enregistrement; mesure qui, à part le produit qu’elle assurait au trésor, était moins un acte de fiscalité qu’une garantie acquise contre les suppositions de dates, auxquelles les huissiers ne se prêtaient que trop souvent. Le droit de contrôle ne donna qu’un faible produit, à défaut de règles pour en établir la perception, et l'édit du timbre resta sans exécution. Un dernier édit, enfin, autorisait l’aliénation de plusieurs branches de revenus, notamment, et à titre d'inféodation, de droits féodaux casuels appartenant à la couronne, tels que les cens, lods et ventes, quinte, requints et autres[19].

Peu de temps auparavant le fisc avait trouvé dans les usages de la féodalité le prétexte d’un nouveau droit à son profit. Suivant la plupart des coutumes féodales, les mutations par échange de propriétés ne devaient au fisc qu'un droit modique de relief ou rachat, bien inférieur à celui des lods et ventes que le seigneur exigeait dans les autres cas de mutation. Sous prétexte que les parties contractantes déguisaient des ventes réelles, sous le nom et la forme d’échanges, et faisaient tort aux seigneurs censiers, on ordonna qu’en payant au seigneur le droit établi par la coutume du lieu pour l’échange, on paierait au roi la différence existante entre le droit d’échange et le droit de vente.

Ces différents édits avaient été enregistrés dans un lit de justice tenu par le roi. On comptait sur leur exécution, lorsque les magistrats, alléguant que la présence du monarque avait gêné les suffrages, se réunissent dans l’intention de mette en discussion les objets enregistrés. Instruit de cette démarche, le roi part aussitôt de Vincennes, en habit de chasse ; suivi de toute sa cour il entre au parlement en grosses bottes, le fouet à la main, et adresse ces paroles aux conseillers : « Chacun sait les malheurs qu’ont produits vos assemblées ; j’ordonne qu’on cesse celles qui sont commencées sur mes édits. Monsieur le premier président, je vous défends de souffrir des assemblées, et à pas un de vous de les demander. » Les membres de l’assemblée, surpris et comme subjugués dans le moment par le ton d’assurance et la majesté du jeune roi, parlaient dès le lendemain de se réunir de nouveau. Mazarin, toujours négociateur, assoupit l’affaire ; et quelques sacrifices faits à l’amour-propre des magistrats achevèrent de les réduire au silence[20].


1655.— De toutes les ressources cependant que promettaient les édits, il n’y eut de réelles que celles que donnèrent les nouveaux droits établis. Cette fois, l’expérience du peu de fidélité du cardinal rendit inutiles les créations de charges et d’offices. Vainement le ministre flattait ou menaçait les financiers : plus la détresse était manifeste, moins ils se montraient disposés à prêter. Dans cette situation inquiétante, Mazarin eut recours au crédit de Fouquet, déjà surintendant, et qui, possesseur d'une grande fortune acquise dans les spéculations honorables d’un commerce étendu, était plus qu'un autre en position d’inspirer aux traitants la confiance qu’il importait surtout de rétablir. Car tels étaient les résultats de la mauvaise administration du cardinal, qu’il fallait à tous prix obtenir le secours ruineux des gens de finances, puisque c'était le seul moyen de soutenir les glorieux succès des armées. Les secours s’achetèrent en effet par des bénéfices énormes pour les traitants. Neuf millions de rentes au denier dix-huit, émises en cinq années, et une autre création par taxe, qui, était indéfinie, ne purent se négocier qu’à cinquante pour cent. Les débets des trésoriers, des receveurs et des fermiers, au lieu de rentrer au trésor, devinrent la proie des spéculateurs. A l’aide de ces moyens et des aliénations de droits, que remplaçaient aussitôt des droits semblables. la France, épuisée, arriva enfin au moment où, après la victoire des Dunes (1658) et la prise de Dunkerque par Turenne, le traité des Pyrénées (1659) termina la guerre avec l’Espagne. Il rendit au royaume le Roussillon et la Cerdagne, une grande partiel du Hainaut, de l’Artois, de la, Flandre, à l’exception de Dunkerque, et les places de Thionville et de Montmédy dans le duché de Luxembourg.

Le commerce maritime, source de la fortune de Fouquet, et la navigation intérieure, furent l’objet de quelques mesures protectrices obtenues par le surintendant. Faisant revivre les règlements publiés par Henri IV, il rétablit le droit de fret, fixé à cinquante sous par tonneau et par voyage sur les navires étrangers. Moyennant l’acquittement de cette taxe, dont les bâtiments nationaux étaient exempts, il fut permis aux propriétaires de navires étrangers de continuer le chargement et l'exportation des denrées et des marchandises de la France, soit à destination des autres pays, soit même pour les ports du royaume. Cette permission toutefois ne devait être maintenue que jusqu’au moment où nos ports, actuellement dégarnis de navires français, en posséderaient un assez grand nombre pour suffire au commerce extérieur et au cabotage.


1660.- Les péages innombrables qui bordaient la Seine et les rivières affluentes furent déclarés abolis; mais la difficulté de pourvoir au remboursement des propriétaires ou des aliénataires rendit la suppression illusoire.

Loin que Mazarin eût l'intention de diminuer les impôts, un arrêt du conseil, qu'il dicta, ordonna aux officiers des élections et des greniers à sel de diriger une enquête contre ceux qui, dans les provinces, avaient annoncé que les tailles, le droit de gabelle et les autres taxes allaient être réduits à l’occasion de la paix, « et de faire le procès aux auteurs de ces faux bruits. » Le ministre absolu dut céder cependant à la résistance qui se manifestait de toutes parts. Il annonça aux campagnes la remise, de ce qui restait dû sur les tailles, le taillon, et les autres impositions arriérées de 1647 à 1656 inclusivement, jusqu'à concurrence seulement de vingt millions, mais avec surséance pour le surplus. Dans l'état de détresse où se trouvait l’agriculture, cette remise était plutôt une déclaration de l’impossibilité de recouvrer qu’un acte de munificence. L’effet en fut peu sensible, parce que, les receveurs obtenant la levée des surséances, les redevables restaient livrés pendant deux années encore aux persécutions des collecteurs et des huissiers pour la rentrée de ces arrérages[21].

ces allègements furent les seuls que l'on accorda aux peuples pendant deux années qui s'écoulèrent entre la conclusion de la paix et la mort de Mazarin. Rien fut teinté pour diminuer le poids des tributs et le nombre infini d’officiers, d'aliénataires et de fermiers, tous exacteurs avides auxquels les perceptions et les contribuables étaient abandonnés, et que favorisaient une protection particulière le ministre, les grands et les intendants des finances, en raison de la part qu’ils avaient eux=mêmes dans les fermes et dans les traités.


1661.- Mazarin, maître absolu de toutes les parties du gouvernement, n’usait depuis long-temps de sa toute puissance, quant aux revenus; que pour consolider et agrandir sa fortune. Le surintendant n'était auprès de lui qu’un caissier qui devait payer, sur les ordres qu’il recevait souvent de bouche et sans quittance, à de simples commis. Les créanciers de l’état n’arrivaient plus directement au trésor. Chaque année régulièrement, le cardinal se faisait remettre vingt-trois millions pour certaines dépenses que lui seul connaissait; souvent il demandait le remboursement d’anciennes créances discréditées comme s’il en eût fait l’avance. De plus, au mépris des lois du royaume, et des promesses récemment faites au parlement, il surimposait aux tailles, par simples lettres de cachet, les sommes qu’il lui plaisait d’exiger, ce qui ne s’était fait que par lui et pour lui ; enfin, il avait traité en son nom et à son profit de la fourniture des armées. Par ces concussions hardies, qu’un ministre français n’eût pas commises impunément, Mazarin accumula une fortune de cent millions, c’est-à-dire supérieure au montant des revenus annuels du royaume. Avant de mourir, le cardinal, connaissant la magnanimité de Louis XIV, lui remit une donation en forme de ses biens. Le roi la lui rendit après quelques jours ; et par cette générosité, peut-être irréfléchie, légitima tant de rapines, et priva l’état d’une restitution que réclamait la fortune publique, qui était bien loin d’être dans une situation aussi prospère que celle du ministre[22].

Le royaume supportait pour quatre-vingt-cinq ou quatre-vingt-dix millions d’impôts pour le compte de l’état seulement ; les taxes de consommation et les autres droits affermés, non moins inégalement répartis que l’impôt foncier, avaient été élevés en dix-sept ans de soixante pour cent. L’habitant des campagne, découragé par l’excès des tailles, tourmenté par les frais de contrainte, d’exécution, d’emprisonnement, ruiné par la vente de ses bestiaux et par toutes les vexations qui naissent de la confusion et du désordre, négligeait la culture des terres : il en résultait des disettes que l’on attribuait à la liberté du commerce des grains. Le revenu public, grevé de cinquante-deux millions d’aliénations et de rentes, ne laissait que trente-deux à trente-cinq millions applicables aux dépenses ordinaires, qui étaient de soixante. Mais cent millions ne suffisaient pas pour les acquits de comptant, qui couvraient, avec les dons et les profusions ministérielles, les bénéfices énormes des gens d'affaires et de leurs protecteurs. Pendant les cinq dernières années, ils avaient consommé plus de quatre-vingts millions. Enfin, par l’effet du désordre et des opérations ruineuses, les trésoriers, les receveurs généraux, les traitants se présentaient avec des titres de créance formant un capital de quatre cent neuf millions, non compris plus de vingt-six millions de revenus employés par anticipation[23].


  1. Anquetil, Intrigue du cabinet.
  2. Lettres patentes du 24 octobre 1643 ; édits de juin 1644 et d’octobre 1646. — Forbonnais, année 1643.
  3. Forbonnais, année 1645.- Hist. du parlement.— Anquetil.
  4. Edits d’août 1645 et de mars 1646. - Moreau de Beaumont, t. 4, p. 670.
  5. Forbonnais, année 1645.
  6. Edit du décembre 1646. - Forbonnais, année 1646.
  7. Déclaration du 21 décembre 1647.-Moreau de Beaumont.- Forbonnais.
  8. Forbonnais, année 1648. - Anquetil. - Hist. de la Fronde, par M. le comte de Saint-Aulaire.
  9. Deux déclarations du 13 et une autre du 30 juillet 1648.- Arrêt de la chambre des comptes du 16 du même mois.
  10. Arrêt du conseil du 28 septembre 1648.
  11. Déclaration du 16 octobre 1648. — Forbonnais, même année.
  12. Lettres patentes du 16 et déclaration du 18 juillet 1648.- Forbonnais, même année.
  13. Requête au parlement contre Mazarin.- Anquetil.- Forbonnais, année 1649.
  14. Délibération et circulaire du parlement, et proclamation au nom du duc de la Trémouille, en date du 11 mars 1649.- Anquetil, Intrigues du cabinet et Hist. de France. - Forbonnais, année 1649.- Hist. de la Fronde par M. le comte de Saint-Aulaire.
  15. Forbonnais, année 1651. - Anquetîl, Intrigues du cabinet.- Hist. de la Fronde, par M. le comte de Saint-Aulaire.
  16. Déclaration du 18 mers 1651.
  17. Deux édits de décembre et déclaration du 17 décembre 1652. Anquetil, Hist. de France. - Déclarations de septembre 1658, du z8, octobre suiv. et du 23 octobre 1659.- Forbonnais, année 1653.
  18. Deux édits de mars 1654.- Forbonnais, même année.
  19. Mémoires sur les impositions, par Moreau de Beaumont, t. 3, p. 334, et t.4, p. 428 et 429, 650 à 657.— Edit de novembre 1658.
  20. Siècle de Louis XIV. — Anquetil.
  21. Arrêt du conseil du 15 avril 1660; autre du 3 août 1660. Préambules de l’édit du 27 août 1661 et du 6 mai 1662.- Comptes de Mallet, p. xij, et p.177 et 408, d’après les factum de Fouquet. Forbonnais, année 1660.
  22. Forbonnais, année 1661. — Anquetil. — Siècle de louis XIV.- Comptes de Mallet.
  23. Comptes de Mallet. - Forbonnais.