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NOTE.


Cette fête a eu lieu ; elle est historique. La Provence ayant érigé un monument à l’auteur d’Anacharsis, l’inauguration en a été faite avec une solennité dont le Moniteur a donné dans les temps tous les détails.


La Fête.



Vos murailles sont sans cesse devant mes yeux.
Isaïe.


Doux souvenir de l’enfance, me disais-je à l’aspect lointain de Marseille, fille de la Grèce et ma patrie, doux et précieux souvenir ! Et moi aussi j’ai voulu revoir le ciel que rencontrèrent mes yeux pour la première fois ; la terre où ma mère, avant de balancer mon berceau, l’avait souvent rêvé. M’exilant, jeune encore, de ces lieux aimés, pour la vaste cité des arts, j’étais venu, comme tous les enfans de la civilisation nouvelle, me placer au bas de ces tribunes d’où s’échappent la parole et la science. Aujourd’hui le même culte me ramène au point du départ. La Provence, dans une fête toute patriotique, élève un monument à l’auteur d’Anacharsis, à celui qui, dans ses pages, faisant revivre la Grèce, donne à Marseille le double orgueil de connaître à la fois quel homme elle a produit et de quel peuple elle est sortie.

Que les temps ont grandi ! que les lettres ont pris de puissance ! Tout une province se lève pour rendre hommage à un modeste antiquaire, au vertueux et simple Barthélémy.

Ainsi je réfléchissais en voyageant au milieu de cette double muraille de rochers sombres qui précèdent Marseille et servent de voile à sa magnificence, d’abord cachée. Dans cette route, ou plutôt dans ce fossé large et profond, tout est triste. Pour ménager un merveilleux contraste, la nature a placé la stérilité du désert à l’entrée du site le plus pittoresque. Lorsque la dernière roche est enfin dépassée, une vallée immense se découvre à la vue. Les pins, les cyprès, l’olivier, les mâts de vaisseaux qui s’élèvent et se confondent, les couleurs de mille bastides élégantes et belles sous leurs toits rouges, la mer qui étend sous ce monde poétique ses nappes mobiles et bleuâtres, et au-dessus de ce champ d’azur le bel azur des cieux : voilà Marseille ! la voilà avec son air de force, de richesse et de majesté ; avec cette élégante simplicité presque ionienne, encore revêtue de cette blancheur toute grecque, comme étaient les Cyclades du vieil Homère.

Puis, au-dessus de ces bords, de ces pins, de cette ville, un mont sacré s’élève ; il domine la mer. Riante et couronnée des bluets de la dernière moisson, la Vierge, amie des matelots, y réside dans un temple modeste. Vierge miséricordieuse, elle a choisi ce promontoire pour être mieux aperçue des vaisseaux en péril.

Traversons les allées où Belzunce, au milieu de la contagion, promenait sa charité, son zèle et la prière. Pour trophées, chaque arbre le rappelle ; et cette voûte de verdure est comme un temple où se perpétue le religieux souvenir de son héroïsme.

Mais quelle est cette fête ? Pourquoi le nom d’Anacharsis est-il inscrit sur ces blanches bannières ? Où va ce cortège avec ses magistrats, ses savans, ses soldats, ses flots nombreux d’habitans ? Suivons-le. Enfant de la cité, je puis, par droit légitime, me ranger parmi ses autres enfans. Nous marchons, puis nous entrons dans Aubagne, lieu charmant que la nature a placé vis-à-vis Marseille, comme l’heureux échantillon de notre terre provençale. Le jour s’est paré de son plus beau soleil ; c’est un de ces jours où les parfums de la cassie et du genêt sauvage, où le son du tambourin bruyant et les chansons d’une jeunesse folâtre se mêlent harmonieusement. La population des villages voisins s’était donné rendez-vous sur la place, au pied des grands ormes, dont le feuillage mobile fléchissait sous la rosée. De tous côtés régnait cette confusion si gracieuse, si vive, lorsque tout un peuple semble n’avoir qu’un sourire.

Jusque dans les humides vallées de Gémenos le nom de Barthélémy va chercher les échos : il revit au milieu de ses concitoyens, il revit par des souvenirs d’enfance, et par ce marbre où, sous le ciseau de l’artiste, il a repris sa forme, son air, sa tête et le calme de Platon au milieu de ses disciples sur le cap de Sunium.

C’est un des grands privilèges du génie et de la vertu de répandre sur les lieux où ils vécurent, où ils naquirent, où se ferma leur tombe, l’éclat brillant de leur renommée. Mais Barthélémy, par le monument qu’on lui élève, doit être utile encore. Point de ces hautes colonnes, vains ornemens qui charment les regards oisifs ; point de ces portiques, fastueuse et inutile parure ; une fontaine au murmure éternel soutient son buste. Limpide et salutaire, elle s’en va féconder la contrée ; elle reflétera le visage des jeunes filles qui viendront le soir y baigner leurs pieds nus ; elle accompagnera la voix du vieillard qui, pour charmer ses petits-fils, leur lira sur ses bords Anacharsis.

La solennité commence.

D’abord la foule est bruyante, puis attentive. Des magistrats ont pris la parole, fiers de présider à cette fête de famille où la parenté vient du titre même de citoyen. Ils décernent le triomphe à celui qui rassembla les débris épars de la Grèce intelligente, rendit aux échos du Lycée les douces maximes de la philosophie, évoqua Démosthènes, remit le glaive aux mains de Miltiade, et, s’inspirant à la lyre de Sapho, ralluma l’amour de Périclès aux banquets d’Aspasie.

Le héros de cette journée doit être, en effet, pour les murs qui le virent naître, une double source de souvenirs ; car, s’il appartient par sa naissance aux temps modernes, son savoir le donne à l’antiquité ; et si ses concitoyens ont droit de se le représenter enfant sous les ombrages de la ville natale, l’Europe littéraire se le figure comme l’un de ces vieillards qui, sortis du port de Phalère, allaient vers les légions lointaines chercher la science et la sagesse.

Les harangues achevées, le bruit de la foule répond, les cloches s’ébranlent, le canon frappe les airs, le peuple se presse autour du monument ; il semble se contempler lui-même dans ces traits si fidèlement reproduits, et chez lui la joie d’une pareille apothéose est un élan d’orgueil.

Qui pourrait peindre une fête nationale dans tous ses détails ? Qui pourrait compter les cris de tout un peuple ? Dès que les magistrats ont fini l’éloge public, la voix d’un seul est remplacée par des milliers de voix, et, quand il disparaît au milieu des applaudissemens, la multitude enivrée se met en fonctions à son tour, et, se faisant une magistrature à elle-même, elle trouve spontanément de vives paroles pour redire de nouveau et à sa manière les faits qui déjà viennent d’être racontés.

Voilà ce qui se passait dans la ville d’Aubagne, impatiente de prendre possession de la gloire d’un de ses fils, pour qu’on ne vienne pas lui disputer un jour l’honneur de l’avoir vu naître.


La Veillée.



En attendant qu’une plume plus éloquente que la mienne ait pu faire son éloge, il faut que j’en jette ici quelques traits.
Montesquieu.


Livré à sa joie, on devine ce qu’est un peuple heureux. Les magistrats se sont éloignés, et la ville entière n’est plus qu’une grande famille. Voilà comment la vallée d’Aubagne retentit une seconde fois de bruyans transports. Peuple, vous avez raison ; il n’y a vraiment que la reconnaissance nationale qui sauve un nom de l’oubli. C’est là le plus difficile de la gloire, et non les chants de Pindare, et non les pyramides qui pèsent sur un cadavre royal et sans nom ; le plus difficile de la gloire, ce sont les larmes d’une population en deuil, ce sont les fleurs que l’on dépose sur la pierre tumulaire ; c’est, en un mot, cette sympathie affectueuse d’une nation pour son concitoyen qui n’est plus.

Le plus difficile surtout de cette gloire impérissable, c’est le souvenir plus froid et plus méthodique des vieillards, c’est le récit gravement animé d’une vie qui fut utile et belle. Ces souvenirs s’étaient vivement réveillés, et les récits du soir les avaient exaltés jusqu’à l’enthousiasme.

Vous avez vu la fin du jour sous le ciel pur de la Provence, vous avez respiré les fleurs parfumées de l’oranger. Cette chaleur d’une terre toute poétique est si pressante, qu’elle devient irrésistible. Aussi, quand la nuit eut rassemblé les vieillards, ils se regardèrent entre eux, cherchant à découvrir quelque narrateur qui n’eût pas épuisé tous les récits. Ceux qui disent que la vie de l’homme est courte, n’ont pas songé combien facilement s’épuise tout ce qui remplit cette vie, combien de fois, pour alimenter notre âme, il nous faut revenir sur notre pensée et sur nos souvenirs.

Cependant, presque étranger parmi les miens, j’attendais qu’on parlât de nouveau de mon compatriote. Après l’éloge public, je voulais comme un éloge de famille, plus sympathique et plus complet.

Quand tout à coup un bon vieillard, avec un sourire paternel, me tendant la main : « Parle-nous de Barthélémy, mon cher fils, me dit-il, raconte-nous sa vie, que nous savons peut-être mieux que toi, mais qui, dans ta bouche, nous paraîtra nouvelle ; car tu arrives de cette grande cité où la littérature et les arts sont soumis à d’étranges révolutions. Parle, explique-nous le changement des esprits ; montre-nous la place de Barthélémy dans l’estime des hommes ; nous sommes prêts à t’écouter. »

Et moi, chose singulière, si je fus heureux de cette prière, je ne m’en sentis pas accablé. De quoi s’agissait-il en effet ? De raconter simplement une vie qui fut simple ; de parler avec enthousiasme de grands travaux suivis d’un enthousiasme mérité. D’ailleurs, quoi de plus facile qu’un tel récit ? Le positif de notre siècle s’est fait sentir jusque dans l’éloquence. Le naturel et la vérité ont conquis de nos jours même l’éloge.

Je commençai :

« Rappelez-vous à quel moment de décadence littéraire apparut cette vie si pleine et si laborieuse. Lorsque Barthélémy à trente ans, et suivi de cette réputation précoce qui l’avait fait regarder parmi vous comme un savant et un sage, quitta pour la première fois les murs tranquilles d’Aubagne, il allait se trouver, non plus parmi les vieux siècles qui avaient fait jusqu’alors son admiration, mais dans une époque où s’agitaient des rivalités envieuses et médiocres pour la plupart. La littérature du dix-septième siècle ne jetait plus que de pâles reflets de sa gloire. Le faux et l’affectation avaient remplacé le grandiose et le vrai. Dorat effaçait La Fontaine, Marmontel balançait Despréaux, le larmoyant Lachaussée avait usurpé la scène où Molière n’était plus qu’un roi dépossédé. Le scepticisme de Voltaire avait envahi l’histoire. La délicieuse mélancolie de Jean-Jacques Rousseau était sur le point de se retirer devant le génie sombre des Anglais, devant les méditations vaporeuses des Allemands : nous n’étions pas loin du suicide de Werther, nous avions déjà les sépulcres d’Young. Aussi, dans cette ville encombrée de petits vers, de petits hommes, de petits écrits ; au milieu de tout ce luxe ambigu des palais déjà moins rians de Louis XV, où des bouquets à Chloris donnaient le ministère, on peut dire avec assurance que l’ennui était partout : au théâtre et dans la chaire, à la ville et à la cour ; partout augmenté par ce malaise général qui annonce toujours que les dieux s’en vont.

« Vous comprenez que tout imbu qu’il était de nos simples mœurs provençales, et pénétré de cette idée que le beau n’est jamais séparé de l’honnête, que l’utile n’existe pas sans le bon, notre jeune concitoyen dut reculer au premier abord devant cette gloire bâtarde. »

Ici le même vieillard qui m’avait donné la parole me la retira. « Tu fais bien, me dit-il, de nous peindre les temps où vécut Barthélémy. C’est une bonne règle de ne pas détacher de son siècle l’homme qu’on veut juger. Ainsi l’on apprécie ce que le siècle et l’homme se sont mutuellement prêté. Barthélémy n’a rien à rendre à son époque, il ne lui doit rien. Il eut le bonheur d’échapper pur à ses fatales séductions.

« Mais pourquoi nous montrer si vite Barthélémy à trente ans, homme déjà ? Son enfance, sa jeunesse, ses travaux, sont également nos biens ; d’ailleurs cette génération, qui près de nous croît et nous chasse, est avide d’entendre jusqu’aux moindres détails d’une vie assez belle pour offrir tout à la fois un cours d’étude et de morale. Laissons-lui ces souvenirs pour qu’elle les laisse à son tour. Les souvenirs sont aussi un patrimoine ; par eux se perpétue la vie de l’intelligence humaine. Mais ce soin nous regarde ; je vais parler à ta place. Je conduirai Barthélemy hors de nos murs ; là tu le reprendras.

« Sa vie commença au milieu des douleurs. La maison paternelle était en deuil, des sanglots furent son premier langage ; dans un lieu écarté dont le silence protégeait le recueillement, son père et lui allaient chaque jour, soir et matin, pleurer ensemble, l’un son épouse, l’autre sa mère. Ces scènes attendrissantes firent sur Barthélémy une impression qui ne s’est jamais effacée. Lui-même nous l’apprend dans ses Mémoires que nous voudrions voir déposés dans les archives de notre ville. Ce culte pieux qui pour autel avait la tombe d’une mère, ces larmes qui lui révélaient un bien qu’il avait perdu avant même de le connaître ; ce père qui faisait de son fils un disciple de sa douleur ; cette sorte d’initiation aux souffrances de la vie dans un âge où la vie n’a que des jeux ; ne sont-ce pas là des émotions propres à développer une sensibilité dont la douce chaleur prépare les vertus, et fait du génie, gloire d’un seul, un bienfait pour tout le monde ?

« Les impressions de l’âme tournent toujours au profit de l’esprit. Aussi son père le conduisit bientôt au collège de l’Oratoire à Marseille ; il avait douze ans. Celui qui devait être l’auteur d’Anacharsis y marqua de bonne heure sa place en prenant au milieu des enfans de son âge le même rang qu’il tint plus tard parmi ses contemporains. Sa précoce renommée jeta de l’éclat sur le collège d’où elle partait ; il est arrivé que la gloire du disciple a rejailli sur quelques pauvres oratoriens qui, par lui et presqu’à leur insu, ont rencontré la célébrité dans le cloître même où ils étaient allés chercher l’oubli. »

À cet endroit de son récit, le vieillard se fit apporter un gros livre ; c’étaient les Mémoires de Barthélémy. « Vous allez l’entendre lui-même, ajouta-t-il ; pourquoi dire différemment ce qu’il a dit si bien ? Nous n’avons pas à rétablir la vérité : était-il homme à l’altérer ? Pour tout ce qui le concerne, la meilleure autorité c’est la sienne ; sans compter qu’en le lisant, nous croirons qu’il nous parle lui-même ; ainsi dans un sujet plus solennel, à ces heures où la religion absorbe mon âme lorsque j’ouvre l’Évangile, c’est avec Dieu que je crois converser.

« Je ne change rien à ses paroles. « Un jour le père Raynaud nous demanda la description d’une tempête en vers français ; il parut content de la mienne. Un mois après, il donna publiquement un exercice littéraire ; dès l’ouverture, le voilà qui se lève, me découvre et me fait signe d’approcher. Je baisse la tête, je me raccourcis et veux me cacher derrière quelques uns de mes camarades qui me trahissent. Enfin le père Raynaud m’ayant appelé à haute voix, je crus entendre mon arrêt de mort. Je fus obligé de traverser la salle dans toute sa longueur, tombant à chaque pas, à droite, à gauche, par devant, par derrière ; accrochant robes, mantelets, coiffures ; après une course désastreuse, me prenant par la main, il me présente à l’assemblée et fait un éloge pompeux de ma tempête. J’en étais d’autant plus honteux, que je l’avais prise presque tout entière dans l’Illiade de Lamothe. »

« Je n’ai plus besoin de lire, poursuivit le vieillard ; je voulais seulement vous montrer comment sa modestie, par l’aveu d’un plagiat, effeuille de ses mains sa première couronne. Le reste, je le prendrai dans ma mémoire. Destiné à l’état ecclésiastique, il fallut le placer dans un autre collége ; là, rien que là, l’évêque venait chercher des élus pour le sanctuaire ; cet évêque, c’était Belzunce. » À ce nom, le vieillard se leva et l’assemblée fit de même. Puis, après un moment de silence, chacun s’étant assis de nouveau, le vieillard continua : « Barthélémy s’était fait un plan d’études dont l’exécution altéra sa santé ; à peine convalescent, on le fit entrer au séminaire où ses goûts le maîtrisèrent encore. Pour se distraire, cet étrange écolier apprend l’hébreu ; pour s’amuser, ce singulier enfant débite des sermons dans la langue de Job. Au bruit de ses succès, des Maronnites, des Arméniens, et quelques autres chrétiens orientaux habitans de Marseille, viennent le supplier de les entendre au tribunal de la pénitence. Un mot spirituel colore son refus. « Je ne comprends pas, leur dit-il, la langue des péchés arabes. »

« Sorti du séminaire, et quoique pénétré des sentimens de la religion, peut-être même parce qu’il en était pénétré[1], ses idées le détournèrent du ministère ecclésiastique. Un autre sacerdoce l’appelait. Déjà pour lui la science était une religion. Retiré dans Aubagne, après avoir erré d’une étude à une autre, cultivé tout ce qu’il y avait d’hommes instruits dans la contrée, sans état, à vingt-neuf ans, Paris s’offre à sa pensée. On le presse, on le décide, il part. Sa destinée va s’accomplir.

« Voilà les principaux faits de sa jeunesse ; son caractère s’y réfléchit comme dans une onde pure ; sensible, et, quoique bien jeune encore, comprenant déjà tout ce qu’il y a de douleur dans la perte d’une mère ; actif, laborieux, donnant sa santé en échange de l’étude ; modeste au milieu de l’un de ces triomphes dont l’enivrement pourrait séduire un esprit plus froid et plus mûr que celui de l’enfance ; livrant aux langues de l’Orient un âge où toute langue étrangère rebute ; se jetant dans les bras de la science qui l’encourage pour échapper à l’autel qui l’intimide ; telle s’annonce une vie qui commence à Belzunce, pour finir au duc de Choiseul, touchant ainsi, par ses points opposés, à deux sommités : l’une de la politique, l’autre de l’Église. »

Le vieillard s’arrêta ; son regard sembla me donner l’ordre de poursuivre : j’obéis.

« Voilà qu’un soir, par un hasard bien remarquable, ce jeune antiquaire frappe à la porte du garde du cabinet des antiques, de M. de Boze. Arrivé du fond de sa province, inconnu, il vient là, comme s’il descendait au sein de son héritage. Le fils du grand Racine s’y trouvait pour le recevoir. Duclos, Caylus, une foule d’autres formant l’élite des sciences et des lettres, y brillaient aussi. D’abord notre jeune homme écoute, se tait, fort étonné de les comprendre. Puis il les examine, les juge, en fait autant de la société, qui valait moins qu’eux ; de son siècle placé plus bas encore. Des livres, le voilà passant à l’étude des hommes, toujours en se demandant ce que l’avenir lui garde de fortune et de renommée.

« En même temps qu’il aperçoit l’affaiblissement moral des écrits, la décadence sensible de leurs auteurs ne lui échappe pas. C’étaient pour la plupart de grands homme improvisés. Peu ou point d’études premières ; l’ignorance devenue presque une mode ; du bruit à propos de tout. Barthélémy résolut donc de rentrer dans les lettres par les sciences. Justement M. de Boze était là devant lui. Le scrupuleux vieillard se mit à observer cette âme bonne et féconde. L’esprit sagace de l’élève frappa l’esprit pénétrant du maître, qui dès lors, l’admettant aux avantages d’une docte familiarité, finit par l’introduire dans les mystères d’une science à laquelle ils ont fait faire tous les deux d’incalculables progrès.

« Je veux parler de la connaissance des médailles antiques, sortes de tombeaux portatifs, qui, voyageant à travers les siècles, nous livrent, au lieu d’une vaine poussière, les traits parlans des héros et des rois. Vous savez combien c’est vanité que les histoires des hommes ; ce sont toujours pour la plupart des récits calculés pour le blâme ou la louange, dans lesquels la vérité est comptée pour peu de chose, et tellement disposée, que l’écrivain s’arrange de manière à se mettre plus en évidence que le peuple dont il parle. Grâce aux médailles antiques, justement appelées les sceaux de l’histoire, un moyen nouveau d’investigation est ouvert à l’esprit humain. Une médaille est comme un cri de joie ou de rage frappé sur l’airain, qui subsiste tel qu’il a été proféré, intelligible et sonore pour tous les siècles ; soit que la flatterie ou la bassesse l’aient produite, vices ou vertus, gloire ou opprobre, Trajan ou Tibère, tout cela vit de la même vie, tout cela prouve une passion qui ne pouvait mieux s’exprimer ; tout cela est un éternel monument de l’histoire passée, si défigurée par nos conteurs. Mais aussi si elles sont véridiques, qu’elles sont difficiles à déchiffrer ces pages spontanées des annales publiques dont la collection forme un manuscrit d’or ou de bronze ! qui les reconnaîtra au milieu de tant de caractères effacés, de tant de dates incertaines, de tant de têtes sans nom ? qui voudra user ses années à expliquer, à commenter, à dévoiler ces pages mystérieuses ? En vérité, n’est-ce pas une effrayante chose que ce dévouement d’un seul qui répudie fortune, honneurs, bien-être, repos, sommeil, pour faire dévorer sa vie à la science, vautour sans cesse renaissant et qui vous voit mourir sans être rassasié ?

« Voilà ce qu’a fait Barthélémy. Ne cherchez pas ses plaisirs de jeune homme ailleurs que dans les médailles du cabinet du roi. Ne demandez pas quelles furent ses passions : un vase brisé, un morceau de terre antique, quelques mots sortis presque effacés des cendres d’Herculanum, et qu’il a fallu dérober en chargeant la mémoire du larcin ; c’est là son culte et son idolâtrie.

« À Rome, il reporte sa vie à vingt siècles en arrière, pour mieux voir, pour mieux comprendre les statues, les inscriptions, les bas-reliefs, merveilleux débris où respire encore le génie d’un peuple détruit. Ces vastes galeries, non pas ornées, mais remplies, mais comblées de philosophes, de guerriers, d’empereurs, lui paraissent des carrières inépuisables d’antiquités, ou plutôt un véritable arsenal de chefs-d’œuvre. L’herbe même le captive : elle verdit peut-être sur la place d’un temple, sur les lignes d’un camp. Dans l’ancienne Préneste, d’où Pyrrhus contempla Rome comme sa proie, au fond du riche palais des princes Barberins, avec quelle promptitude il devine cette belle mosaïque sur laquelle toute l’ancienne Égypte est reproduite ! Mille explications en avaient été données, toutes fort ingénieuses. La sienne est la plus simple ; elle se trouve la plus juste. Au nom d’Alexandre il a substitué celui d’Adrien, et tout est dit. Arrivé devant l’arc de Septime-Sévère, un coup d’œil lui apprend que l’inscription est altérée. Interrogeant, non pas les lettres, mais la trace des lettres enlevées, sa patience infatigable rétablit l’inscription primitive. Pour être plus à l’aise avec sa passion, il passe huit jours dans le palais Farnèse, dans ce palais rempli de bustes, de statues, de fragmens et de bronzes. « J’y suis tout seul, écrit-il au comte de Caylus ; seul, fermé à clef, je jouis, je règne. » Veut-on mieux juger encore jusqu’où va sa persévérante ardeur ? Voyez-le à la poursuite des médailles antiques, objet principal de son voyage. Entendez-le s’écrier : « J’agite Rome et l’Italie par mes lettres et mes intrigues[2]. » Aucun musée, aucun cabinet, nulle collection ne peut être dérobée à ses recherches. Parmi des médailles sans nombre, il en est une curieuse, importante ; dans tout l’univers elle est unique. Barthélémy s’en empare. Quelle est cette tête ? Celle d’un roi. Son nom ? Abdissar. Qu’en dit l’histoire ? Rien. L’oubli sur son front a remplacé la couronne. Qu’il se rassure ; voici un homme qui le rend au monde. La science fait pour lui ce que n’a pu son sceptre ; et du néant où il était tombé, si rien de ce qui était sa gloire n’est sorti, du moins son nom s’échappe et ne périra plus. Avouons-le, c’est presque faire un roi que de le rétablir ainsi dans la mémoire des hommes.

« À Naples, que lui font ce paysage, ce golfe, cette mer et ce beau soleil ? Ce sont les laves et les cendres qu’il admire ; il se plaît à creuser une terre dont les entrailles cachent des villes.

« À Venise, qu’on prendrait de loin pour un vaste navire en repos sur les mers, à Venise, au milieu des fraîches sérénades d’une nuit argentée et des gondoles noires qui glissent au bruit des rames dans ces rues qui marchent, on l’aurait vu, s’il avait pu s’y rendre, interrogeant aux clartés d’une lampe les archives de cette ville curieuse. Venise n’est-elle pas pour le moyen âge ce qu’est Rome pour les temps antiques ?

« L’Italie était bien propre à nourrir cette passion de science ; on n’y peut faire un pas sans remuer l’histoire. Où le vestige manque, un souvenir se montre. Sur ce vaste champ de bataille qu’on nomme l’Italie, Rome, pendant plusieurs siècles, promena la victoire pour s’exercer chez elle, et comme en famille, à vaincre ensuite l’univers.

« Ces urnes, ces tombes furent aussi des sujets d’études[3]. Nul homme ne sut mieux lire des ruines. Les colonnes mutilées, les marbres informes, la poudre même de la destruction lui servent à reconstruire les monumens ; mais c’est avec raison qu’il interroge les débris épars sur un sol ébranlé tant de fois par les révolutions, les volcans et les barbares. De ces débris notre civilisation est sortie ; sur ces ruines Léon X a relevé l’architecture. Aussi Barthélémy voulait-il faire alors pour l’Italie ce qu’il exécuta plus tard pour la Grèce. Le plan de son Anacharsis était consacré, dans sa fraîche imagination, au siècle des Médicis, siècle de prodiges qui, secouant le passé, se serait déroulé devant nous avec un assemblage inouï de grands hommes : Michel-Ange dans Rome, où de sa pensée jaillit en quelque sorte la coupole de Saint-Pierre ; Raphaël au Vatican ; Dèce à Padoue, Dèce, illustre génie, que se disputent un roi et une république ; l’Arioste à Ferrare, Machiavel à Florence ; Christophe Colomb s’élançant de Palos sur une méchante barque pour aller, sans autre armée que son génie, conquérir tout un monde. Quel incroyable mouvement imprimé aux esprits ! La nature livre ses mystères, la philosophie ses vérités, l’industrie ses miracles. On croit assister à la naissance d’un nouveau genre humain. Un tableau si majestueux, si varié, si instructif, Barthélémy nous en a privés, non sans motifs peut-être. Ce siècle n’est qu’une résurrection : il lui fallait un siècle créateur.

« À la seule Italie laissons les regrets. Sa fortune n’est plus complète. La Grèce qu’elle écrasa, un livre l’a relevée. Il l’a presque dédommagée d’avoir été vaincue. Anacharsis et le Capitole sont deux monumens qui rediront long-temps de grandes choses. La Grèce est sortie de sa poussière toute pleine de ses temples, de ses dieux et de ses héros, comme cette ville qui, secouant le linceul de cendres dont le Vésuve l’avait enveloppée, nous est apparue riche et parée de tous ses monumens.

« Mais, avant la publication d’Anacharsis, que d’études et de soins ! Pas un jour négligé, pas un instant sans fruit ; et encore l’infatigable savant n’est-il pas satisfait : « Je voudrais être quatre, dit-il dans l’une de ses lettres : un pour voir, un pour réfléchir, un pour écrire, et un pour mes devoirs à remplir. » Quoiqu’il fût un et non pas quatre, voici pourtant ses immenses travaux. La collection du maréchal d’Estrées et celle de l’abbé de Rothelin, toutes deux si nombreuses, étaient sans ordre et sans indications ; besoin fut d’en compter, d’en choisir chaque pièce, de les classer, pour que désormais on pût lire couramment dans une série de trente siècles et plus ; par des mémoires pleins de recherches curieuses, il décrivait aussi les monumens égyptiens, persans, hébreux et phéniciens ; toutes les nations s’ouvraient aux excursions de sa pensée. En vain le temps n’avait laissé que des mots incomplets sur un marbre apporté par M. de Choiseul. Notre antiquaire, pour qui le passé n’a point d’énigme, remplace les lettres et recompose les mots : c’était une feuille du budget d’Athènes. Soulevant la main des siècles qui pèse sur les ruines d’Héliopolis, il nous montre trois temples merveilleusement reconstruits. Jamais l’architecture ancienne ne brilla plus gracieuse et plus fraîche. En propageant les vérités, sa science redressait aussi les erreurs : la preuve en est dans sa dissertation lumineuse sur les inscriptions de Palmyre, publiées par l’anglais Robert Wood. Avec l’unique secours de quelques lettres recueillies sur des éclats de pierres brisées, il recrée l’alphabet palmyrénien. Barthélémy, acquittant la reconnaissance du genre humain, restitue l’écriture à cette Palmyre, qui avait enseigné l’art d’écrire aux nations. Une telle découverte servira peut-être à ressusciter les faits d’un peuple qui eut aussi sa grandeur, et dont il ne reste guère plus que de Carthage. Triste sort réservé à tous les peuples abattus par Rome ! Implacable, elle les poursuivait jusque dans la mémoire de l’univers, et faisait passer tout à la fois l’oubli sur leur souvenir et la charrue sur leurs villes[4].

« Il est vrai qu’à voir tant d’inépuisables travaux, quelques amis des lettres, et surtout les gens éclairés qui ne conçoivent pas qu’on s’instruise pour soi tout seul, qui ne voient dans l’étude que la production, et dans la pensée que l’espèce de récolte que l’on doit en faire plus tard, se demandaient avec inquiétude si quelque œuvre ne s’échapperait pas enfin de tant de veilles ; si ce gigantesque savoir ne prendrait pas enfin assez de belles formes pour être saisi en un clin d’œil comme un monument antique. Quand on n’avait rien à répondre, on se regardait avec regret ; car, il faut le dire, cette société encore élégante, quoique égarée, savante encore, quoique corrompue, se fatiguait de tant de mauvais poëtes, de tant de frivoles écrivains, et voulait, avant d’aller se perdre dans l’abîme commun où s’engloutissent les siècles, pouvoir attacher son nom à quelque belle pensée d’un homme de génie qui, par la date même de son livre et la pureté de sa vie, devînt pour son époque comme une expiation prématurée.

« Voici donc que lentement se prépare, lentement s’élève, lentement s’achève le monument du Voyage d’Anacharsis. À la première annonce de cette nouvelle, l’attention nationale, si dominée par les premiers accens de Mirabeau, se porte tout entière sur cet ouvrage. Il paraît, on le lit et l’on s’étonne de n’avoir pas connu la Grèce, cette malheureuse Grèce où le jeune abbé de Fénelon, en sortant de Saint-Sulpice, voulait aller chercher le martyre. Vous avez tous étudié ce livre, vous l’avez lu par patriotisme, si vous ne l’avez pas lu par séduction ; que pourrais-je donc vous dire de cette forme si naturelle, de cette fable si simple, de cet amas de faits si habilement encadrés ?

« Un voyage plutôt qu’une histoire, parce que tout est en action dans un voyage, et qu’on y permet des détails interdits à l’histoire : voilà la forme.

« Un Scythe venant en Grèce quelques années avant la naissance du héros de l’Indus, et retournant dans sa patrie dès qu’il voit la Grèce asservie à Philippe, père de ce héros : voilà la fable.

« D’un côté, pour les lettres, le siècle de Périclès se liant à celui d’Alexandre ; pour la politique, une révolution ébranlant ici la république, plus loin la monarchie, comme preuve que le glaive vainqueur ou vaincu secoue également les empires : voilà les faits.

« Et pour que rien ne soit omis, tout ce qui est antérieur se trouve reproduit dans une brillante introduction. Aux premières pages, une nation commence avec Phoronée. Vous sortez à peine des chants d’Homère, déjà l’Asie s’avance s’imaginant du poids de ses soldats innombrables étouffer la Grèce sans la combattre, et la Grèce avec une poignée d’hommes, avec un combat de quelques heures, la terrasse et la refoule ; la mer chargée de chaînes par un despote de l’Orient, qui la traite et la méprise comme si elle était un peuple. Alors les rivalités de Sparte et d’Athènes, Solon et Lycurgue, la lyre de Tyrtée produisant des héros là où il faut les faire, et privée d’une corde à Lacédémone où ils naissent tout faits ; après quoi l’éloquence aux prises avec la royauté, représentées l’une par Démosthène et l’autre par Philippe ; celle-ci léguant à la postérité le nom d’Alexandre, l’autre d’immortelles harangues. Socrate réhabilité par Platon, héritier de son âme ; Xénophon, soldat historien, vivant en sage dans sa retraite de Scillonte ; puis le temple de Thésée, le Parthénon, le Propylée ; puis Thémistocle, Cimon, Nicias, Lamachus ; puis encore Alcibiade, cachant sous un casque de fer des cheveux parfumés. Toute la Grèce, toute sa philosophie, tous ses poëtes, tous ses guerriers, Pindare et Sapho, Pisistrate et Timoléon ; le vieux Sophocle faisant de la lecture de son Œdipe un plaidoyer pour venger son génie ; Aspasie montrant à des juges son sein nu. Silence, traversez avec précaution ces lentes et souterraines avenues. Saluez en passant les sept sages. Nous sommes aux mystères de la bonne déesse : loin d’ici les profanes ; et quand tout à coup vous êtes rendus aux clartés du soleil, voici la Grèce encore ; voici le rocher des Thermopyles avec sa prière aux passans d’aller, courriers de sa gloire, porter à Sparte la funèbre nouvelle. Voici les bords où Léda naquit pour un Dieu. C’est grande fête aujourd’hui. Les théâtres se remplissent, Eschyle prête ses vers aux Euménides ; de jeunes filles, les épaules découvertes, chantent des hymnes à Vénus, et posent pour que Phidias donne au marbre les traits charmans de la déesse ; l’air, la vie, les mœurs, les lois, la liberté ; les immortels sur le mont Olympe, et les muses dans leurs bois harmonieux, tout est là. L’auteur d’Anacharsis a tout vu : son imagination a des yeux ; tout deviné : son génie a refait un peuple. Par sa pensée c’est un sage ; par ses chants, un poëte ; par ses paroles, un orateur. Grand écrivain ! et tout cela tu le produisais à l’approche d’un temps où, jeté dans les fers, on te destinait la mort d’André Chénier, pour que la hache frappât à la fois toutes les renommées et tous les âges !

« Ici l’éloge de tout autre serait achevé ; le sien commence. Autant la vertu l’emporte sur le savoir, autant son caractère surpasse ses ouvrages.

« Oubliez donc, c’est un service à lui rendre, oubliez sa vaste érudition et ses voyages, et sa haute critique ; le cabinet du roi devenu si riche, que le gardien se qualifiait lui-même de trésorier de l’antiquité ; quatre cent mille médailles jugées avec un goût exquis ; vingt mémoires lus à l’Académie des inscriptions en même temps qu’un grand nombre de dissertations étaient adressés au Journal des Savans ; cinquante ans de correspondance avec les hommes de l’Europe les plus versés dans la numismatique et l’archéologie ; car ces explorateurs de l’ancien monde, ces voyageurs toujours en route vers le passé, ces contemporains de tant de peuples disparus, s’appellent et se répondent de tous les points du globe pour mettre en commun leurs découvertes. Oubliez son rang parmi les Hérodote, les Varron, les Spanheim ; ce qu’il a lu et médité ; les langues vivantes et mortes, si profondément entrées dans sa mémoire ; celles perdues, si bien retrouvées à la clarté de sa raison ; oubliez également Anacharsis et les trente ans qu’il a coûtés ; et les vingt mille notes supprimées en Angleterre et en Allemagne, comme inutiles à force d’être exactes. Oubliez tout, nous avons mieux à vous offrir. Vous allez connaître l’homme, l’un des meilleurs qui aient honoré les lettres[5].

« Dès son enfance la modestie en lui se décèle. La voix qui le loue dans un collége lui semble un cruel reproche ; plus tard, devenu homme, on le verra, confus à l’Académie, n’oser s’asseoir dans une des chaises curules de la république des lettres. Ses yeux se tournent vers la porte, comme tenté de fuir. Arrivé à la fortune, la même vertu modeste lui fait dire : « J’aurais pris une voiture, si je n’avais craint de rougir en rencontrant à pied sur mon chemin des savans, mes collègues, qui valaient mieux que moi. »

« Bientôt la vie du sanctuaire lui offre ses jours purs et ses heures paisibles ; l’ambition même l’y appelle. Alors la liberté de la parole ne régnait que dans la chaire ; elle s’y était réfugiée ; interdite aux peuples, elle avait été se mettre sous la garde de Dieu. Pour aider à sa fortune, lui, de tous les hommes le plus dénué d’intrigues, M. de Beausset veut l’associer à ses fonctions épiscopales ; il refuse : sa main tremble à l’idée qu’elle devra consacrer le sang de Jésus-Christ ; il a tant de vertus, qu’il ne s’en croit pas assez pour s’approcher de Dieu.

« Sorti de sa province, admis sur un théâtre plus vaste, théâtre qui le livre à l’envie, dont la médiocrité s’est de tout temps fait un privilège, rien n’égale la noblesse de sa conduite. C’est le désintéressement des temps antiques. En fouillant le passé, il a retrouvé les vieilles mœurs.

« Une place reste vacante à l’Académie des inscriptions ; un concurrent redoutable, au seul nom de Barthélémy, se retire. Quelques années après, le secrétaire perpétuel de cette même Académie s’étant démis de ses fonctions, on jette les yeux sur Barthélémy. Loin d’accepter, le voilà faisant des démarches pour que le choix tombe, sur qui ? sur le concurrent qui s’était mis à l’écart pour le laisser passer, et qui depuis était devenu son collègue. Le succès fut entier, Barthélémy le fit nommer. Quelque chose pesait à son cœur : on avait été généreux, et lui n’avait pu l’être.

« De méchans vers attribués à Marmontel font punir sans preuve ce poëte honnête homme ; le Mercure, dont la prospérité était son ouvrage, est arraché de ses mains. C’est Barthélémy qu’on désigne pour le remplacer. Cette fois il accepte, mais pour être à même de restituer quand l’orage sera passé ; et comme l’orage ne passe pas, Barthélémy donne sa démission ; et comme il n’a pas réussi dans ses projets généreux, on l’entend s’accuser d’avoir accepté la place d’un autre ; prendre à titre de dépôt ce qu’on ne sera pas libre de rendre, c’est une faute. Excellent homme ! sa délicatesse allait trop loin ; soyons plus justes, et comptons-lui pour une bonne action d’avoir tenté d’en faire une.

« Cette âme si belle acheva de s’épanouir à la chute de M. de Choiseul. Barthélémy donne sa démission de secrétaire des Suisses le jour même où celui de qui il la tenait est privé de sa charge de colonel-général. Le bienfait ne doit pas survivre à la fortune du bienfaiteur. On lui épargne la disgrâce ; c’est un outrage. Courant à Versailles, jamais place ne fut sollicitée avec l’ardeur qu’il mit à se la faire ôter.

« Ces actions, que vous en semble ? Ne sont-elles pas également des chefs-d’œuvre ? il y a du Malesherbes dans cet homme, aussi Malesherbes fut-il son ami. C’est pour de pareilles amitiés que Voltaire a si bien dit qu’elles viennent du ciel.

« Le nom sacré d’amitié nous ramène à M. de Choiseul, non à Rome, non à Vienne, non à Versailles, la foule nous y gênerait, mais à Chanteloup. La foule qui grossissait tant que dura l’espoir de son rappel, peu à peu diminue, puis se dissipe. Le voilà seul, délaissé, mais seul avec Barthélémy ; mais délaissé, si l’on peut l’être lorsque l’amitié nous reste. Quand l’ordre du roi fait monter Choiseul au ministère, Barthélémy est là ; quand un nouvel ordre l’en fait descendre, Barthélémy est encore là. Aussi, lorsqu’on voulut emprisonner Barthélémy, c’est à Chanteloup qu’on alla le chercher ; on ne se trompait pas, il y était.

« Secourable à Barthélémy jusqu’à son dernier terme, l’amitié des Choiseul couronna tous ses bienfaits par le plus grand de tous ; elle lui fit rendre la liberté. Ce fut Mme de Choiseul elle-même qui courut, sollicita et réussit. Bientôt prisonnière à son tour, elle trouva dans Barthélémy le même dévouement et le même succès. Mais l’âme ardente de cet homme de bien sembla s’épuiser dans ce dernier effort. La France d’ailleurs devenait bien sombre. L’Académie renversée sur les débris des statues de Bossuet et de Corneille ; Choiseul échangeant contre la mort le tombeau de sa disgrâce ; ô deuil ! ô douleurs ! Que faire dans une société prête à s’écrouler ? La fuir. Que faire quand tout ce que nous aimons a péri ? périr aussi. La mort vint en effet pour lui, mais lentement, comme un sommeil. La veille encore il avait été chez Mme de Choiseul. Il était bien naturel qu’avant de s’en aller de ce monde, sa dernière visite fût pour elle. En paix avec sa conscience, satisfait de ses jours passés sans reproches, tranquille sur les actions qu’il va soumettre à Dieu, il se fait apporter les Épîtres d’Horace, et tout en lisant il expire.

« C’est mourir en soldat, au champ d’honneur. Un livre était pour lui comme pour Bayard une épée, son arme et sa gloire. »


Le Rêve.



Le ciel s’ouvre en se retirant comme un livre que l’on déroule.
Saint Jean.


Mon discours achevé, nous nous séparâmes. Mais je ne sais quel écho fixait obstinément dans mon âme les paroles de ces nobles vieillards, pontifes soudainement créés pour la cérémonie.

J’étais sous la puissance d’un charme indéfinissable qui me suivit, dans mon sommeil. On m’avait placé dans un de ces appartemens longs et solennels, aux panneaux de chêne noir, aux larges poutres, aux sombres vitraux ; une chambre comme celle de ma mère quand je n’étais qu’un jeune enfant ; mais mon sommeil fut moins un repos que la continuation de ma journée. Toujours des mots de gloire, toujours des louanges, toujours de l’enthousiasme. Cependant, au plus fort de mon agitation, la Provence ne s’éloignait pas de ma vue, de cette vue de l’âme qui dure encore alors que nos sens ne sont plus éveillés. C’était bien la Provence, son ciel, son air, ses flots, son parfum. Seulement le jour était plus pur. On ignorait, chose étrange, d’où il venait ; point de soleil, quoiqu’il n’y eût point de nuages pour le cacher. Au lieu de recevoir la lumière, les objets semblaient la donner ; ils s’éclairaient eux-mêmes. Les arbres se balançaient, l’onde courait, l’air soufflait mollement, et le ciel semblait laisser tomber sur la terre une rosée de volupté.

Tout à coup le ciel paraît descendre ; il s’ouvre en se retirant comme un livre que l’on déroule. Un palais, dont les colonnes posent sur des nuages dorés et flottans çà et là, s’élève dans toute sa splendeur, dans toute son immensité. De longues galeries sont peuplées de vieillards aux visages encore jeunes, et de jeunes hommes aux cheveux déjà blanchis. Leurs traits étaient célestes ; sur leur front, néanmoins, se peignait quelque chose d’humain qui faisait assez connaître qu’ils avaient passé par la terre. On aurait dit de belles statues à moitié animées. Mon ravissement redoubla : une voix forte, qui partait d’un corps invisible, me nomma tous ces hommes ; ce musée vivant n’eut plus de mystères. Je voyais là tout ce qu’a produit d’illustre la Provence et les villes voisines de sa frontière. Heureuse patrie ! que de grands noms ! guerriers, orateurs, poëtes, historiens, citoyens avant tout, gens de renommée et de courage, et de style et de génie, et de noble sang et d’enthousiasme, dont l’aspect attendrit le regard et fait battre le cœur !

Là, dans cette foule, dans cette espèce de mêlée, chaque siècle a fourni son élite ; l’antiquité la plus reculée comme les temps plus voisins de nous. Pithéas, l’un des premiers navigateurs de Marseille, mère alors de plusieurs colonies ; Anthymène, dont le génie devinait et mesurait la marche de ces globes de lumière que Dieu, sur le firmament, a semés à pleines mains ; Agricola, qui donna sa fille à Tacite et reçut en échange l’immortalité ; Crillon, tout confus encore de ne s’être pas trouvé à la bataille d’Arques ; Pujet, grand peintre en sculpture, et dont la main a si bien fait parler le marbre ; ce jeune et spirituel Vauvenargues, moitié soldat, moitié philosophe, bien digne de prouver que les grandes pensées viennent du cœur ; puis, au milieu d’eux, un marin, qu’on aurait pris pour Jean Bart sur son bord, et pour le modèle des courtisans à Versailles.

Silence ! prosternez-vous ! Assis sur un cheval paisible, voici le bon roi René, qui nous appartient par ses bienfaits, si ce n’est par la naissance ; le voilà comme aux jours où, parcourant les campagnes, il rendait la justice sous de grands arbres, touchant et doux continuateur de saint Louis. Silence encore ! toute la poésie provençale s’éveille. Les trouvères sont les maîtres de la rime ; la cadence paraît tout ornée sur ces rivages en fleurs. Les jeux de poésie et de musique ; les combats d’amour, les joûtes d’esprit, la noble dame dans son château crénelé, le damoisel sur son destrier, les pages, les hérauts, les tournois, les fanfares, tout ce qui embellit un peuple élégant et civilisé.

Et en même temps ces majestueux personnages, parmi lesquels se groupaient aussi Mascaron, Tournefort, Mignard, Fléchier, Gassendi, Folard, Massillon, et Mirabeau, et Portalis, et Maury, et cent autres encore, tous, s’arrêtant parfois dans leur marche silencieuse, se plaisaient à suivre les événemens mémorables de notre âge. Ils tenaient encore à nous par le patriotisme et la gloire. Crillon, le soldat et l’ami de Henri, voyait, plein d’un orgueil guerrier, Fleurus, Arcole, Zurich et Marengo. Mirabeau, dont la voix soulevait d’un mot les tempêtes, comme d’un mot Neptune savait les calmer, Mirabeau écoutait les accens de notre tribune, où vint briller Portalis, également réclamé par l’éloquence et la religion ; où plus tard s’élevèrent Foy, de Serres, Martignac, morts tous trois dans la maturité de l’âge et du talent. Suffren, noirci de fumée, portait les yeux sur Navarin. J’ai vu aussi Barthélémy avec sa belle tête, ses cheveux blancs, et son regard si vif, si spirituel. Et moi, j’ai pu pénétrer dans ce paradis du génie ! j’ai pu me mêler à ces grands noms. Hélas ! pour moi ce n’est qu’un rêve, mais un rêve bien doux ; un rêve tout national ; un instant fugitif comme le sourire, mais dont le souvenir ne périt jamais.

Et le lendemain, quand je m’éveillai, je saluai avec transport les montagnes au sommet azuré, le fleuve aux ondes pures, le village aux toits de chaume, les arbres aux fruits d’or, et surtout le buste de l’auteur d’Anacharsis.

C’était saluer ma patrie dans sa gloire.


  1. Mémoires.
  2. Voyages en Italie.
  3. Le tombeau de la famille Tuccia. On le découvrit pendant son séjour à Rome.
  4. Ita ruinas ipsas urbium diruit.            Florus.
  5. M. Villemain.