OTHON.  ►


la
Chartreuse de Bonpas.



Le vent avait aussi rongé les sculptures des piliers, usé les formes de la statue des saints, et effacé les angles saillans des tours ; mais l’abbaye restait encore debout, tel qu’un brave vétéran couvert de cicatrices.
Walter Scott.

I.

En sortant d’Avignon pour aller à Vaucluse par la route de Caumont et de Thor, on trouve, avant d’arriver au premier de ces deux villages, une montagne que baigne une rivière, qu’une forêt ombrage. Au-dessus de cette rivière qu’on appelle la Durance, au-dessous de cette forêt qui n’a pas de nom, la Chartreuse, assise sur l’un des flancs de la montagne, se montre avec des ruines silencieuses, entre le murmure des flots et le bruit du feuillage. À l’endroit même où finissent les rochers de cette montagne, où le sable de la rivière commence, on a construit une large chaussée. Pour peu qu’en passant le voyageur lève la tête, il aperçoit dessinée en forme de balcon au pied de la Chartreuse une terrasse presque suspendue dans les airs. Du haut de cette terrasse, le regard plonge dans une vallée immense, la parcourt, s’y complaît, puis s’en va chercher en face, au-delà, la Provence, pays riant où le tambourin anime la danse, égaie même le travail qu’il transforme en plaisir. À droite, mais en ramenant la vue du côté de la Chartreuse, on découvre Avignon que l’on vient de quitter, Avignon, patrie de la gloire et des amours, de Crillon et de Laure, ville embellie plutôt que défendue par d’élégans remparts, sur lesquels s’élèvent un si grand nombre de petites tours qu’elles semblent en former les créneaux.

La Chartreuse a des tours et des remparts aussi pour l’enceindre. Elle a de plus des herses, un pont-levis et des sarrasines, même un fossé large et digne d’elle ; ce fossé c’est la Durance roulant au pied du saint édifice ses vagues grises bordées d’une écume blanchâtre. On prendrait la Chartreuse pour une forteresse.

II.

Regardez : le pont-levis s’abaisse, les hommes d’armes, bardés de fer, vont porter dans les bourgs les ordres capricieux de quelque haut baron, l’effroi des serfs de la contrée. Devant eux marche leur chef avec son casque surmonté d’un vautour, dont les ailes se déploient au milieu d’un panache rouge ; le farouche oiseau semble se jouer dans le sang. À mesure que l’escadron s’avance, le vent déroule les replis de la bannière. Entendez-vous les échos se renvoyer le son bruyant des fanfares connue autant de trompettes formées par le creux des rochers ?

Illusions ! illusions ! jamais ces lieux ne réfléchirent des images de guerre, ces lieux habités par des cénobites pieux ; jamais soldat ne franchit ce pont-levis : l’aumône seule le traversait. Lorsque les moines allaient visiter les villages, loin d’inspirer la crainte, ils répandaient la joie.

Pourquoi donc cette enveloppe de guerre donnée à la paix de leur asile ? Voulant élever entre eux et les hommes un rideau impénétrable, ils le firent de pierre et de fer ; en lutte avec les passions, à peine se croyaient-ils assez forts derrière des tours et des créneaux : ils avaient raison, car cette précaution même fut impuissante. Vous vous étiez fortifiés contre les orages du monde, tranquilles hôtes d’un lieu de silence ; et le monde, au bruit de ses catastrophes, a brisé vos sarrasines, jeté sous l’herbe vos tourelles et dispersé votre cohorte inoffensive.

Salut à toi, salut, Chartreuse de Bonpas ! Comme toutes les grandes choses, te voilà tombée ; mais on a cru te détruire, et tu vivras. La solitude a pris possession de tes cloîtres et les protège. Ouvrage des hommes, un édifice passe comme eux ; ouvrage du temps, les ruines semblent participer de son éternelle durée.

III.

Votre souvenir aussi vivra, moines cultivateurs. Cette contrée était sauvage, vous la rendîtes féconde. Ces nappes de verdure, ces touffes d’azeroliers, ces obiers, sur lesquels, le soir, quand tout se tait, le courlis jette son cri solitaire, et ces vergers, et ces épis, toutes ces merveilles, vos labeurs les donnèrent à ces climats. Pour fertiliser jusqu’au sable, vous l’avez, comme dit l’Écriture, arrosé d’un fleuve de miel. Le nom même de la Chartreuse rappelle un bienfait public.

Dans un siècle déjà loin, sur la montagne même où l’on construisit plus tard la Chartreuse, des bandits s’étaient casernés dans une église abandonnée, vieux reste d’un couvent des Templiers entièrement détruit. Tout voyageur que menaçait leur poignard avait beau crier miséricorde ; après l’avoir dépouillé, on chargeait la Durance d’aller porter son cadavre dans le Rhône : aussi disait-on de toutes parts que c’était un mauvais pas à traverser.

Ces brigands finirent par devenir si audacieux qu’au lieu d’attendre les voyageurs, ils allaient à leur poursuite ; même parfois, la nuit, ils pénétraient dans les villages, où l’on sonnait contre eux le tocsin.

Voilà qu’un jour les moines arrivèrent ; ils avaient à la main la truelle et la bêche ; ils bâtirent, ils labourèrent. La Chartreuse se développa magnifique sur la montagne ; les moissons jaunirent dans la vallée ; de vingt lieues à la ronde on accourait pour profiter de ces richesses payées par les chartreux au prix de leurs sueurs.

Les bandits, on le devine, avaient pris la fuite, chassés par la civilisation mieux que par une armée. Plus de désert, plus d’épouvante, plus de voyageurs égorgés ; la Chartreuse s’ouvrit pour leur donner asile. Dès ce moment on appela Bonpas un lieu si bien métamorphosé.

Il suffit aux populations, pour éterniser leur reconnaissance, d’un nom qu’elles décernent : ce nom devient un monument impérissable.

IV.

Mais où sont ces hommes de prières ? Quelques unes des voûtes sous lesquelles ils promenaient leur silence restent debout encore : eux seuls ont-ils tous disparu ? Hélas ! l’homme n’a pas de ruine qui lui survive. Il ne faut qu’un peu de terre pour tout couvrir.

« Merci, jeune pâtre ; là-bas, près de Verdolier, je rencontrerai un ermitage où vit encore un chartreux. J’y cours.

— Vous priez, mon père ; pardon. Je suis à la recherche de tout ce qui reste de Bonpas, — Et tu viens à moi ? tu ne t’es pas trompé. Quelques débris, voilà tout ce qu’a laissé le grand édifice ; un vieillard, autre débris, voilà la fin de trois cents religieux. L’Éternel l’a voulu ; soumettons-nous, soit que, pour détruire un cloître, il laisse tomber du haut de l’immensité un regard sur l’herbe, soit que, pour renverser un empire, il écrive l’arrêt sur le front de l’univers. — Quoi ! tous vos frères, tous ? — Quand ils eurent mis le pied hors de l’enceinte sacrée, on les crut dans le monde ; ils étaient dans la tombe. Moi, j’ai bâti cet ermitage d’argile, pour me tenir lieu des marbres de la Chartreuse. En venant ici, j’avais placé un crucifix sous mes vêtemens : car alors, mon fils, il fallait cacher Dieu.

— Daignez, mon père, me suivre à cette Chartreuse tant regrettée. Mon âme se remplirait d’ineffables délices, si vous m’aidiez à visiter chaque pierre, si vous reconstruisiez devant moi le palais aux belles croix d’or, si vous le décriviez tel que vous le vîtes aux jours où, dans sa splendeur, toutes les cloches se balançaient, comme un chant de fête, pour célébrer sa beauté.

— Non, je ne reverrai pas misérable ce que je vis glorieux. Enseveli dans ma solitude, je ne veux pas revivre. Crois-en mon expérience : les hommes s’épouvantent d’entrer dans la tombe, mais les morts s’effraieraient bien davantage s’il leur fallait revenir à la vie. »

V.

Je retournai seul à la Chartreuse, ne sachant plus à qui m’adresser pour m’en faire visiter les ruines. J’entendis un bruit lointain à travers les colonnes brisées, mais un bruit bien faible. Les ombres des chartreux reviendraient-elles, à l’heure accoutumée, réciter ensemble la prière ? Quoi donc ! la mort même n’a-t-elle pu éteindre leur zèle ni suspendre la règle austère de leur discipline ? Si ce n’est ce prodige, c’en est un autre.

L’industrie s’est glissée dans les décombres de Bonpas ; elle a chargé de soie trois mille fuseaux, mis en mouvement par les doigts agiles de soixante jeunes filles exercées à ce genre de travail, au point que chacune d’elles pour sa part en fait tourner cinquante à la fois. Elles doublent, il est vrai, leur application par le silence. Rien pourtant ne leur serait plus facile que d’échanger quelques paroles, puisqu’elles sont placées les unes en face des autres sur deux longues lignes parallèles ; mais il entre dans la destinée de la Chartreuse, en changeant d’habitans, de rester toujours muette. Quelquefois cependant, à certaines heures du jour, un chant se mêle au bruit des fuseaux, non un chant d’allégresse ou de volupté, mais un de ces cantiques saints dont les églises retentissent quand on fête la Vierge s’élevant vers les cieux sur l’haleine des anges ; quand on célèbre le Christ laissant tomber, avec la dernière goutte de son sang, la semence d’un nouvel univers.

VI.

Je surpris l’une de ces filles, la plus jeune, auprès d’une fontaine : je crus à une apparition. Elle baignait sa main déchirée par les épines d’un câprier. Vous vous rappelez, dans les poëtes de l’antiquité, ces vierges qui du sang d’un moineau rougissaient la source d’une eau vive en invoquant la naïade. « Enfant, lui dis-je, vous êtes au nombre des taveleuses[1]. — Oh ! non, me répondit-elle ; le moulinier[2] est mon père ; je suis née ici ; mon village à moi, c’est la Chartreuse. — Vous devez alors la bien connaître ? Vous avez dû compter souvent les statues des saints, couchées ou debout. Soyez mon guide ; montrez-moi ce que la Chartreuse offre de plus rare. — Venez. » Je la suivis.

VII.

Nous traversâmes la cour dans toute sa longueur. À son extrémité se trouve une église qui, débris d’un autre âge, était déjà abandonnée à l’époque où les chartreux construisirent leur monastère ; ils la conservèrent par respect pour la mémoire des Templiers, cette église ayant fait partie d’un couvent où ces moines guerriers avaient vécu jusqu’au jour de l’abolition de leur ordre : ainsi la Chartreuse, bâtie à côté d’une ruine, était devenue ruine à son tour, et, par une singularité bien remarquable, elle est à terre, tandis que l’église des Templiers, quoique bien plus ancienne, est encore debout. Son architecture grossière la protégea lorsqu’on vint avec le marteau démolir la Chartreuse que les arts avaient ornée : la destruction aime à se jouer dans les chefs-d’œuvre.

VIII.

Après avoir descendu quelques marches tremblantes sous nos pas, je me vis dans une grande salle voûtée où le jour pénétrait par d’étroites fenêtres percées dans des murs très-épais. L’air sentait le tombeau ; les murs, jusqu’à moitié de leur hauteur, étaient taillés dans le roc ; des pierres couvertes de terre et usées par le temps formaient le pavé de ce souterrain ; l’humidité, qui se résolvait en gouttes de pluie, tombait des voûtes avec un bruit monotone. L’aimable fille s’arrêta devant un vieux coffre qu’elle entr’ouvrit.

Je regardai.

C’étaient des ossemens humains : un crâne, des bras, des doigts décharnés, tous les débris d’un squelette. Le visage de mon guide enfantin n’avait rien perdu de sa sérénité : pas la moindre trace d’effroi. Comprenant mieux la mort, parce que j’en suis plus près que cet enfant, j’éprouvai un peu de trouble. « Qu’est-ce que cela ? lui dis-je. — C’est un évêque ; on l’a trouvé en creusant tout au fond dans l’église. Les ouvriers furent bien trompés : ils croyaient que c’était un trésor. Parmi les os on découvrit une plaque de plomb sur laquelle on lisait le nom de l’évêque. Les vieillards de Cavaillon disent qu’il fut le bienfaiteur de leur ville, où il était né : aussi doit-on venir le chercher avec des bannières, des tambours, des branches de feuillage, pour le conduire en pompe et le déposer dans un monument ; mais le monument est à faire, et le cortège n’est pas venu. Dans l’espoir qu’il paraîtrait, j’ai été me placer souvent sur l’une des tours. Depuis long-temps je n’y monte plus. Je vois bien qu’il ont oublié l’évêque, mais moi je pense à lui ; je le garde. »

Immobile, je devins pour la jeune fille un objet plus étonnant que les ossemens de l’évêque. Aussi me quitta-t-elle sans chercher le moins du monde à me comprendre, et, je l’avoue, de mon côté, je ne la comprenais guère plus, elle, à qui j’avais demandé de me faire voir les ruines d’un monument, et qui me montrait les tristes débris de l’homme !

IX.

En sortant de l’église, j’aperçus une tour contre laquelle elle est adossée. Cette tour domine trois routes. Je reconnus là le caractère et le génie des Templiers qui, en s’établissant sur cette montagne, avaient choisi une position militaire. Bien différens, les paisibles chartreux n’avaient vu dans ce lieu sauvage que des plaines à rendre fécondes. Les Templiers, au contraire, loin de semer des moissons, auraient pris plaisir à les fouler sous le pied de leurs chevaux. Ce qui les attira, ce fut précisément la nudité du sol, la solitude d’une immense vallée, où ne se trouvaient pour eux ni voisins ni ennemis. Ainsi, et toujours par le même instinct politique, ils s’étaient fortifiés au pied des rochers circulaires de Gavarnie, regardant d’un côté la France, de l’autre l’Espagne, si bien postés qu’ils avaient pour se défendre la triple chaîne des Pyrénées. On peut le dire, leurs cloîtres étaient des camps. Disséminés sur toute la surface du royaume, ces prêtres conquérans semblaient en avoir pris possession. Actifs derrière leurs tranquilles murs ; rangés sous un chef qui, à travers les monts, les forêts et les villes, imposait à l’obéissance de tous la volonté d’un seul ; correspondant entre eux, à travers les airs, par le langage de leurs clochers ; maîtres des contrées où leurs églises avaient des ponts-levis et des créneaux, imprimant le respect par la croix d’écarlate qu’ils portaient sur leur poitrine, la crainte par le glaive d’acier qui pendait à leur côté, ils pouvaient, à leur gré, lâcher ou retenir les flots populaires, puisqu’ils avaient dans leurs mains tout ce qui agit sur l’homme : le fer qui frappe, la religion qui subjugue. Alors les armées n’étaient pas permanentes, alors chaque village n’avait pas sa caserne. Avant qu’un roi de France eût, par ses hérauts, fait sonner la trompette à la porte des castels ; avant que les barons, sujets souverains, eussent déployé la bannière féodale, la révolte, plus ardente, plus prompte, pouvait avoir levé son bras et lancé contre le trône son croc de fer. J’y songeais, en contemplant un jour, dans la chapelle de Gavarnie, aux bords du Gave, cinq têtes de templiers, rangées sur la même pierre, depuis l’heure, dit-on, où, le bourreau les ayant jetées, on les ramassa sanglantes, laissant au temps le soin de les sécher.

Ce triste spectacle me rappela l’un de ces abîmes légués par la politique à l’histoire, mystère dont les ténèbres s’obscurcissent au lieu de s’éclaircir par les accusations étranges dont on chargea les malheureux chevaliers. Ces orgies en présence de la croix du Seigneur, ces autels profanés, ce culte à des divinités bizarres ; tout ce luxe de débauches qu’on leur prête, révolte et ne persuade pas. On les fit coupables pour se donner contre eux une apparence de justice ; on les fit sacrilèges pour rendre leur supplice populaire dans un siècle superstitieux. Mais que cache-t-il donc, cet infernal procès ? Le voici : la puissance des templiers empêchait qu’on pût dormir sur le trône. Ils faisaient peur, c’était leur crime. La pâleur de la crainte va mal au front du despotisme, qui pour vivre a besoin d’effrayer. Les peuples n’aiment pas à trembler sous un roi qui tremble.

On ne trouve point à Bonpas, comme à Gavarnie, des têtes de templiers ; elles roulèrent sans doute dans la Durance : ils en étaient si près ! On n’y rencontre pas non plus les cendres des chartreux : l’orage les a dispersées : il grondait si fort ! Oh ! l’étrange conformité dans la destinée de ces deux ordres religieux, qui, après avoir vécu tous deux à la même place, tombèrent, l’un par un jour de colère de la royauté, l’autre dans un moment de fureur populaire !

X.

Que de révolutions sur cet humble coteau, qu’un aigle, de la hauteur de son vol, apercevrait à peine ! En vérité les siècles ne sont qu’un moment. Aux templiers frappés de la foudre royale succèdent des bandits rassemblés dans une vieille église dont ils font leur repaire ; les chartreux apportent leur prière et leur travail ; soudain les bandits emportent leur glaive et leurs crimes. Tout s’embellit alors ; c’est plus qu’un autre âge, c’est une autre nature. En présence des prodiges enfantés par les moines, l’industrie est venue à son tour prendre asile. L’or coule à flots de ses mains, et répand au loin l’aisance et le luxe, pour que le luxe, opérant aussi ses miracles, fasse une seconde création, qu’il change, qu’il varie, qu’il modifie le paysage, qu’il le soumette à des calculs, à des lois, comme s’il ne devait être qu’une œuvre sortie de la main des hommes.

Ces trois faits marquent trois époques.

Avec les templiers on retrouve les siècles où le prêtre, devenu redoutable, portait l’épée en aspirant au sceptre. Les bandits rappellent ces jours où les barons, vivant de rapines, descendaient de leur donjon pour rançonner les voyageurs. Que sait-on ? ces assassins de Bonpas étaient peut-être de hautains seigneurs qui, trop pauvres pour posséder quelques murs crénelés, faisaient camper leur noblesse sur un grand chemin. À l’aspect des chartreux il faut saluer le génie des sciences, des arts, de l’agriculture, tout ce qui développe et perfectionne les nations. Ce génie habile et souple se servait alors des corporations religieuses pour éclairer les intelligences, pour adoucir les mœurs, pour cultiver les terres. Les moines disparaissent à leur tour quand leur mission est finie, quand l’industrie est passée de leurs mains dans celles du peuple ; quand nos arts en progrès pourraient remplacer aujourd’hui la Chartreuse par quelque palais enchanté. La position de Bonpas est prête pour toutes les merveilles.

XI.

Voyez quel tableau se déploie du haut des terrasses !

C’est une vallée dont l’horizon se courbe en cercle immense, mais qui ne se déroule qu’à moitié devant vous, parce que la montagne sur laquelle est la Chartreuse vous dérobe le reste. Si vous planiez dans l’un de ces globes qu’une flamme légère emporte dans les airs, vous apercevriez alors toute la vallée ; mais alors aussi la montagne ne serait plus qu’un coteau perdu dans ce vaste espace. Cette vallée, disons mieux ce demi-cercle, est fermé par une chaîne de collines inégales dont la crête semble une découpure faite par les ciseaux d’or de quelque fée. Elles sont incultes, sans gazon, sans même un brin de serpolet ou de thym sauvage ; c’est de la pierre, mais une pierre polie, brillante, presque du marbre, qui réfléchit la lumière quand le soleil est dans sa force, qui se colore de bleu quand le soleil s’affaiblit, de sorte qu’on prendrait ces collines pour un second ciel incliné vers la terre, descendant jusqu’à elle, venant mourir où la verdure commence, où l’on touche aux premiers arbres. Voyez ces arbres se pencher, se relever, se pencher encore, jouer, badiner avec les vents, offrir l’image d’une mer agitée dans laquelle se plongent des milliers d’oiseaux. À mesure que les arbres deviennent moins touffus, qu’ils se montrent épars, qu’ils se fuient, les fleurs se dressent, les unes avec leur tête ombellifère, les autres avec leurs feuilles panachées. Quelle scène majestueuse ! Rien n’en trouble le calme, car le silence s’en est emparé. La nature, voulant être seule dans cette vallée, en a banni les villages, qu’on ne rencontre qu’au-delà des collines, où ils forment une seconde chaîne, une enceinte de remparts habités. L’homme a senti qu’il devait venir dans la vallée pour admirer, mais non pour y construire son toit. Victorieuse cette fois de ce fier dominateur, la nature semble lui avoir dit : « Tu me serviras ici en esclave ; approche, laboure et va-t’en. Quand mes fruits seront mûrs, quand, prêts à se flétrir, ils cesseront d’être une parure, je te les donnerai pour te nourrir. »

Comme dernière magie, la Durance, avec une voix de lion, traverse la vallée dans toute sa longueur de l’orient à l’occident ; elle coule sur un terrain irrégulier qui, se pliant à tous ses caprices, lui permet de se diviser en une foule de petits torrens assez paisibles ; mais lorsque l’orage vient à les gonfler, ils se rapprochent, se touchent, se mêlent, au point de ne plus offrir qu’un lac semé de petits monticules, à demi-submergés, à demi-couverts de gazon, laissant pointer leurs têtes vertes au-dessus de l’eau comme autant d’émeraudes sur une nappe d’argent. Enfin ce lac qui grossit toujours, qui s’étend, qui inonde ses rives, devient furieux ; moment terrible ! la Durance heurte le pont de quarante-sept arches, construit pour réunir le Comtat à la Provence ; ébranle les piliers sans pouvoir les abattre ; elle fuit irritée que le génie de l’homme ait pu la vaincre, confuse au point de ne vouloir plus de son nom qu’elle perd en se joignant au Rhône. C’est en allant toucher ce fleuve qu’elle passe près d’Avignon, qui, des terrasses de Bonpas, laisse apercevoir son palais et ses remparts.

De l’autre côté du Rhône, mais dans une direction plus rapprochée de la Chartreuse, et sur l’une des collines, Château-Renard a conservé deux vieilles tours ressemblant de loin à deux colonnes placées comme un portique à l’entrée de la vallée. Toujours en remontant vers les lieux où le soleil se lève, on découvre la petite ville de Saint-Remy, fière que l’ancienne Rome ait laissé chez elle quelque poussière de ses trophées ; orgueilleuse qu’un cénotaphe encore debout près de ses murs constate et perpétue l’hommage qu’elle a su rendre aux mânes d’un héros, d’un grand homme peut-être, dont le nom perdu pour sa tombe ne l’est pas sans doute pour l’histoire. Enfin, du côté de l’orient, tout-à-fait à l’extrémité du demi-cercle, l’élégant village de Caumont montre ses toits rouges dominés par un clocher bâti en forme d’obélisque. Combien je regrette que la Chartreuse ait cessé d’être un monument en harmonie avec le paysage qu’elle avait fait naître, et pour lequel elle semblait née ! D’un côté, à Saint-Remy, on aurait eu les débris de l’ancienne Rome, et de l’autre, à Bonpas, ceux de la vieille France. Mais quand il s’agit de détruire, la main des hommes va plus vite que les siècles ; là où elle a passé, la faux du temps n’a plus qu’à glaner.

XII.

Même dans cette vallée tranquille de Bonpas que la Durance seule trouble du bruit de ses eaux, je rencontrai le souvenir de Napoléon : je n’en fus point surpris ; tous les échos de l’univers ne sont-ils pas chargés de conserver ce grand nom ?

Tenu captif par les généraux des nations qu’il avait vaincues, Napoléon traversa, il y a bientôt le quart d’un siècle, le pont à quarante-sept arches. On lui montra la Chartreuse. Il donna l’ordre aux postillons d’arrêter, car sa puissance allait encore jusque-là. Après avoir mis pied à terre, croisé ses bras sur sa poitrine, après avoir pris cette lorgnette qui, sur le champ de bataille, l’aidait à voir arriver la victoire, il regarda devant lui à quelques pas. Le gardien du pont regardait aussi, mais non pas la Chartreuse.

Napoléon était allé dans les fossés boueux d’Austerlitz donner audience au souverain impérial d’Autriche, de Bohême et de Hongrie ; il avait mandé dans un radeau sur le Niémen le czar de la vieille Moscovie. Le garde alors aurait bien voulu voir cet homme dont l’épée miraculeuse opérait tant de prodiges. Mais comment suivre le conquérant aux fossés d’Austerlitz, au radeau du Niémen, lui, pauvre garde, dont la vie est attachée au pont, et qui, en fait de grands événemens, ne voit que la Durance couler ? Patience, les choses de ce monde coulent aussi ; voilà le flot qui lut amène Napoléon ; il peut l’examiner tout à son aise, sans qu’il ait à se déranger d’un seul pas.

J’ai parlé à ce garde empressé de me dire : Je l’ai vu ; son instinct grossier lui faisant sentir que c’était quelque chose de l’avoir vu, et moi de lui demander s’il avait surpris sur son front quelques unes de ses pensées. Le garde, sans me comprendre, me répondit : « Il était pâle. — Ne dit-il rien ? — Oh ! que oui, quelques mots ; mon fils, qui était ce jour-là avec moi, les a écrits sur mon registre. Mon fils sait écrire. Arrivé de Paris, il s’était battu sur la butte Saint-Chaumont, où les Cosaques le blessèrent ; l’empereur vit son bras en écharpe et l’embrassa.

J’étais plus pressé de connaître les paroles de Napoléon que d’écouter le bavardage de ce garde ; je le priai de me montrer sans retard son registre. J’y lus :

« Dans un autre siècle, un caprice du destin m’aurait peut-être jeté dans ce cloître : là encore je me serais fait une place. Le catholicisme remuait alors le monde ; toutes ces aggrégations de moines étaient autant de régimens ; on pouvait en devenir le chef. »

Un an écoulé, il reparut devant la forêt de Soignies, où son épée se brisa ; puis il alla s’engloutir à Sainte-Hélène, d’où il ne sortit plus, quoiqu’il eût invoqué, en forme de prédiction, le souvenir de Marius s’échappant de ses marais pour rentrer dans Rome étonnée ; il est vrai que les marais de Napoléon avaient toute l’immensité de l’Océan : il fallait bien qu’ils fussent vastes comme son génie.

XIII.

Mais sur le pont de la Durance sa rêveuse ambition le trompait. Le cloître l’aurait dompté : sa parole se fût éteinte au milieu du silence, sa pensée l’aurait consumé sans rien brûler autour de lui. C’est ce qui est arrivé à un autre, à un inconnu, dans la Chartreuse même, où l’on montre encore une pierre sur laquelle plane un mystérieux souvenir.

Un jeune chartreux de vingt ans venait s’y reposer, lorsque, pour un instant affranchi, aux approches de la nuit, du joug d’une sévère discipline, il mêlait, pour mieux en jouir, deux biens également précieux : la solitude et la liberté. Objet d’intérêt et de curiosité pour tous, il était, dans la foule, un être à part.

On le vit arriver un soir, pendant l’hiver, au bruit du vent, suivi de chevaux et de valets, avec tout l’étalage d’un cortége fastueux qu’il laissa à la porte sans même donner un regard de regret ou d’adieu à ces pompes du monde. Accompagné d’un vieux militaire, il monta d’un pas vite à la chambre du prieur, d’où le militaire descendit bientôt seul. Le jeune homme ne reparut que le lendemain avec l’aube pour marcher à l’église où, en présence des chartreux rassemblés, il baissa son front jusqu’à terre, se couvrit de cendres, puis il se releva couvert de la robe des novices.

Jamais le prieur ne lui parla sans avoir la voix émue. Quand il dressait haut sa belle tête, toutes les autres s’inclinaient par un mouvement involontaire. Quand il sortait pour aller dans la campagne porter l’aumône, il n’avait pas même l’air d’apercevoir la foule empressée sur ses pas. Il jetait sa pièce d’or sans l’accompagner d’une parole, excepté un jour où il dit à un pauvre : Vivez, puisque c’est tout ce qu’il vous faut.

Une fois il parut dans la chaire pour obéir à la règle qui prescrivait aux chartreux de s’instruire mutuellement des leçons de l’Évangile. Avant qu’il eût parlé, l’assemblée était saisie de cette émotion qui précède un événement : c’en était un en effet. On entendit des paroles nouvelles prononcées d’une voix inconnue aux voûtes d’une église. Il ne cherchait ni à séduire, ni à convaincre. Il commandait ; une armée aurait été plus familiarisée avec de tels accens qu’un cloître paisible où le discours a coutume de ressembler à une prière ; quand il eut fini, ses yeux disaient : « Un moment j’ai pris ma place ; j’ai vu au-dessous de moi la foule tremblante : vous le savez maintenant, j’étais né pour marcher sur le front des peuples. » On devine que la renommée du jeune chartreux s’en accrut. On accourait de très-loin le dimanche à la messe de Bonpas, dans l’espérance de le voir.

Une nuit on vint l’appeler de la part d’un laboureur qui, à son heure suprême, implorait la bénédiction du jeune chartreux, de cet être qu’il croyait surnaturel, parce qu’il ne le comprenait pas. Le chartreux se rendit près du mourant. Il pria, il lui dit à l’oreille des paroles qu’on n’entendit point, mais qui portaient avec elles le courage. Quand le laboureur eut expiré, le chartreux le regarda quelque temps ; puis, avec un de ces sourires, langage des âmes fortes, il s’écria : « Voilà donc la mort ! Va, tu ne mérites pas qu’on te craigne. »

Quelques jours après il était, suivant sa coutume, assis sur sa pierre, où il méditait. La cloche ayant sonné sans qu’il l’entendît, on vint le chercher ; mais cette fois on le conduisit, non dans sa cellule, mais à l’église, où son corps fut étendu sur le pavé, au pied de la croix, les mains jointes comme s’il priait. Sa belle physionomie conservait dans le sommeil du linceul une éloquence muette. Le prieur fit à l’instant partir un courrier, sans qu’on ait pu jamais savoir pour quelle destination. À la nouvelle de cet événement, on afflua des campagnes pour venir consulter le marbre de la tombe, mais le marbre n’apprit rien. Il était silencieux comme le cadavre, le cadavre de cet homme qui parmi les vivans garda le silence des morts.

On n’a pu cependant étouffer toute cette destinée : au lieu du bruit qu’elle devait faire dans le monde, elle n’a laissé, il est vrai, qu’un mystère, mais ce mystère même l’a trahie. Demandez plutôt aux habitans des villages épars autour de la Chartreuse : tous vous parleront de ce singulier personnage. Non qu’il existe encore beaucoup de vieillards qui l’aient vu ; je n’en ai rencontré que deux : l’un à Morières, l’autre à Bollène ; mais la tradition en conserve le souvenir. La tradition est une histoire vivante gravée sur la parole humaine. Voyez le sort de nos calculs les plus habiles ! Quelqu’un, je ne sais qui, n’a pas voulu que la vie de ce jeune homme fût pleine et divulguée, et il arrive que de tous côtés, à Bonpas, on vous la raconte, cette vie, où pourtant il n’y a rien.

XIV.

C’est toi qui me l’as racontée, folâtre gardienne des ossemens de l’évêque. Plus heureuse que le jeune chartreux, tu ignores la puissance de tes charmes ; il savait trop la force de son génie ; ce fut sa perte. Aussi tes jours seront fleuris et nombreux. Tu te joues à travers la vie ; elle est pour toi comme ces forêts riantes où la gazelle bondit joyeuse. Ton avenir, c’est le soir, quand le matin tu vois luire le jour ; ta patrie, c’est la vallée de Bonpas, quand ton cœur s’émeut à l’aspect du paysage, où le soleil verse en pluie ses rayons ; à tes yeux, les bornes de l’univers sont aux vieux remparts de Nove, et tu ne connais pas de plus grande merveille dans ce monde que la roue tournant sur le ruisseau de Besaure pour broyer le blé. Si tu conduis à la fontaine la chèvre indocile, tu te plais à la suivre, à l’imiter dans ses pas capricieux ; si, vers l’un des coteaux près de Lauris, le genêt odorant se rencontre sous ta main, tu le cueilles, tu l’entrelaces dans ta chevelure, et te voilà fière comme les reines sous leur velours. Tes chagrins, la pluie les amène, le soleil les emporte. Ta seule ambition, c’est d’être assez sage, et tu l’es toujours, pour qu’au saint jour de Pâques le pain de l’Eucharistie fasse descendre dans ton âme une extase céleste. C’est là ce que tu demandes à Dieu, le tenant quitte de tout le reste. Vainement tu caches ton origine, on la soupçonne, on la comprend. Le ciel t’a prêtée à la terre, où ton existence ne sera que le moment d’un songe béni. Non, le sang de l’homme ne remplit pas tes veines d’une vie semblable à la nôtre ; une essence plus pure les colore d’un bleu céleste, et les fait serpenter sur ton front de neige, pour aller se perdre sous l’éclat de tes noirs cheveux. Cette haleine embaumée peut-elle sortir du sein d’une créature condamnée à mourir ? Quand tu cours à travers les ruines, on dirait ces flammes amantes des vieux monumens sur lesquels, la nuit, elles voltigent. Ici de toute part l’œil découvre des pierres muettes, dispersées ; mais voilà qu’au milieu de ces pierres, de ce silence, de cette destruction, tu t’élances soudain, toi, jeune fille, pleine de mouvement et de vie. Que t’importent ces conquérans qui, au bruit de leurs pas, dispersent les nations, et font de la gloire une tempête, pour que leur corps soit jeté par elle au milieu des mers, comme un navire brisé ? que t’importent ces têtes brûlantes, qui ne rencontrent dans la faculté de penser avec force qu’un malheur de plus donné à l’homme, et qui, supérieurs aux autres, se trouvent exilés dans la solitude de leur génie ? Chante un joyeux refrain, fille d’innocence, et laisse le conquérant passer et le rêveur s’éteindre. Promène ta vue sur la Durance, couverte comme par magie, pour le plaisir de tes yeux, d’un groupes d’îles presque fantastiques, toutes voilées de feuillage, toutes parfumées de l’encens des fleurs, toutes favorisées de la splendeur du soleil et de la fraîcheur des eaux. Écoute la cloche de Saint-Andiol ; à son bruit dans les airs, mets ton voile blanc pour aller, toute rayonnante de candeur, soupirer, avec tes jeunes amies les cantiques divins. Ou bien encore, par une belle matinée du mois de juin, lorsque les campagnes fidèles célèbrent la fête de Dieu même, qu’on te voie à côté de la bannière, mêlée aux lévites, perdue dans un nuage d’encens ; qu’on te voie avec la procession sainte t’avancer vers le hameau des Baumettes, où la chapelle brillante d’or et de lumières semble l’une des portes du ciel ouverte pour laisser entrer des anges comme toi.

XV.

Mais il faut te dire adieu, Bonpas. Que de tristes pensées tu as jetées dans mon âme ! l’église des Templiers m’a fait songer à ces crimes nourris dans les entrailles de la politique ; les os de l’évêque m’ont parlé de l’ingratitude des hommes ; la pierre du jeune chartreux m’a fait rêver comme lui, mais sans pouvoir pénétrer ses rêves ; le pont de la Durance m’a rappelé Napoléon contre qui se précipitèrent tous les peuples du Nord comme sur une autre Rome ; car, aussi haut que le Capitole, ce Napoléon dominait l’univers. Puis, au moment où j’allais m’éloigner de ces ruines, tu t’es encore une fois montrée, charmante fille, arrosant d’une eau fraîche les plantes altérées, cherchant à faire durer la vie fragile d’une fleur sur la poussière des murs bâtis pour être éternels et si promptement renversés. Tu m’as ému, tu m’as instruit ; je t’ai prise pour le bonheur même, et je n’en doute plus, car tu as passé devant moi, et je ne dois plus te revoir.


  1. Nom des ouvriers qui travaillent la soie.
  2. On appelle ainsi le chef de la fabrique.