Du Théâtre français, 1re partie

HISTOIRE
ET
PHILOSOPHIE DE L’ART.

v.

DU THÉÂTRE FRANÇAIS.


PREMIÈRE PARTIE.[1]
DE L’INVENTION CHEZ L’ACTEUR. — Mme DORVAL. —
BYRON À VENISE.

Depuis un an bientôt que Mme Dorval est entrée à la Comédie Française, elle n’a pas encore trouvé l’occasion de créer un rôle digne d’elle. Sans doute c’est un malheur très sérieux pour les vrais amis de l’art dramatique. Il y a quelque chose d’affligeant à voir pâlir ou sommeiller une popularité comme la sienne, si laborieusement acquise, et qui semble présager de si hautes destinées ; mais patience, l’avenir n’est pas fermé. Les poètes qu’elle a si puissamment secourus, ne sauraient lui manquer sans ingratitude ; ils perdraient en elle un auxiliaire impossible à remplacer. Soit qu’ils écoutent leur reconnaissance, soit qu’ils consultent leur intérêt, ils n’ont qu’une chose à faire : écrire pour l’actrice qui s’est interposée entre eux et la foule, et qui les a aidés dans leur renommée.

Le dernier rôle confié à Mme Dorval, Margarita Cogni, n’a rien à faire avec la discussion littéraire. La pièce à laquelle il se rattache n’est pas mauvaise, ni médiocre, ni blâmable en aucun point. C’est un entassement de lieux communs, de banales déclamations, où l’esprit le plus complaisant ne saurait apercevoir l’ombre de la poésie. Pourtant ce rôle, où la réflexion la plus attentive surprend à grand’peine le germe d’une pensée, a été pour l’actrice qui l’avait accepté un triomphe éclatant, je n’ose dire un triomphe durable ; car dans huit jours peut-être cette puérilité dialoguée ira rejoindre la famille innombrable de ses sœurs aînées. Elle sera oubliée comme elle mérite de l’être. C’est à nous de constater la bataille gagnée ; peu importe que la querelle fut indigne de la lutte.

J’ai entendu deux fois avec une attention assidue la pièce de M. Ancelot, et, le second jour comme le premier, je me suis trouvé impuissant à réfuter ce qui n’est pas. Je n’ai donc rien à dire de l’auteur. Et sans doute il serait le premier à sourire si je discutais comme une œuvre littéraire ce qu’il a broché pour la curiosité oisive d’une quinzaine au plus. Shakspeare et Molière ont écrit dans leur vie tout entière ce que M. Ancelot écrit dans une année. À moins d’être dupe, il faut prendre ses pièces comme il les donne et ne jamais chercher dans ce néant sonore l’invention des pensées ou l’achèvement du style. L’industrie dramatique est aujourd’hui aussi active que les fabriques de Lyon et de Rouen ; mais devant une pareille industrie la critique littéraire doit demeurer silencieuse, sous peine d’être niaise.

Ce qui demeurait caché pour moi, l’actrice a su le découvrir. Une fois résolue à jouer ce rôle qui n’était pas, elle a fouillé hardiment dans la poussière, comme elle eût cherché un tison dans les cendres. Et grâces lui soient rendues ; car son courage n’a pas été inutile : elle nous a montré une Margarita qui n’est pas celle de Byron, mais qui à coup sûr n’est pas non plus celle de M. Ancelot. Elle ne pouvait nous rendre ce bel animal indomptable, naïf dans son effronterie, amoureux avec fureur, aussi prompt aux larmes qu’à la colère ; elle ne pouvait, sans folie, greffer sur les phrases pastorales du futur académicien les joyeuses pantalonnades de Margarita. Il fallait renoncer à ces mots si simples et si vrais, qui posent un caractère, et lui impriment le sceau ineffaçable de l’originalité.

Ici rien de pareil ne se pouvait, tenter. Talma pouvait relire Tacite pour agrandir et compléter Racine ; mais relire Byron pour compléter M. Ancelot, fallait-il y penser ?

Sans doute Mme Dorval a jeté sur le portrait de la réelle Margarita un regard de convoitise et de regret, sans doute elle s’est apitoyée sur la tâche qu’elle avait entreprise ; mais elle a bien fait de ne pas désespérer. Elle a composé un personnage qui lui appartient tout entier ; et, quel que soit le sort réservé à cette création, cette étude n’aura pas été sans profit pour elle. Elle aura recueilli dans la méditation un enseignement lumineux, une leçon austère : l’acteur en présence du poète doit tenter de monter jusqu’à lui. Quand il est seul, et que sa pensée déborde les paroles confiées à sa mémoire, il faut qu’il oublie pour inventer.

Ainsi faisant, Mme Dorval a créé trois sentimens distincts ; elle a inscrit dans son regard et son geste la crédulité, la jalousie et la résignation. Si elle s’en fût tenue à la lettre de son rôle, elle n’aurait pas dépassé la portée de Florian ou de Marmontel, elle aurait, pendant deux heures, alterné entre l’idylle et l’opéra-comique ; par sa volonté persévérante, elle a gravi jusqu’à la tragédie.

Au premier acte, elle est amoureuse de Byron. Aveugle et confiante, elle ne cherche pas à deviner le rang de son amant ; elle l’a vu, elle l’a écouté, elle l’a aimé ; elle se dévoue, elle espère, elle est heureuse. Pourquoi s’inquiéter de l’avenir ? pourquoi demander au ciel quel sera le lendemain ? Il faut croire pour aimer ; il n’y a que les coquettes qui se défient, les cœurs excellens s’abandonnent : sûrs d’eux-mêmes, comment douteraient-ils des autres ? Plus tard, quand ils seront flétris ou brisés par la déception, il sera temps d’épier le danger ; aujourd’hui c’est l’heure de l’épanouissement et de la passion, l’heure de l’entraînement et de l’imprévoyance. — Une fornarine amoureuse d’un grand seigneur est l’égale de son amant, si elle est aimée ; qui dira non ? les libretti de M. Scribe ou de M. Planard. — Margarita sera donc familière et libre dans ses épanchemens, comme si le nom et la richesse de Byron n’avaient jamais existé. Maîtresse de son cœur et de sa pensée, pourquoi s’inclinerait-elle devant la gloire et la naissance ?

Rien de tout cela dans le rôle de M. Ancelot. — C’est une création de l’actrice, pleine de grâce et de fraîcheur, et que madame Dorval a su rendre avec une grande habileté. Elle a très bien évité la gaucherie villageoise, si triviale au théâtre ; elle a mis dans son amour une vaillantise hardie et simple. Elle a été gaie sans être frivole ; elle n’a pas franchi les limites de la vérité : toutes les joies de l’amour sont sérieuses.

Le second acte était plus difficile. Une fois le caractère de Margarita présenté comme nous venons de le voir, le désappointement et la jalousie avaient besoin d’être préparés autrement que dans le rôle primitif. L’amoureuse Vénitienne ne pouvait pas dire à lady Byron ou à la comtesse Oroboni, comme la véritable fornarine : Si vous voulez le garder pour vous seule, cousez-le donc à votre jupon ; mais, dans sa manière d’aimer et de le dire, on devait pressentir l’orage qui grondait sur sa tête. Dans la mélancolie joyeuse de ses regards, dans le timbre tremblant de sa voix, dans le frémissement de ses caresses, on devait deviner les droits qu’elle prétendait en échange de son abandon. Aveugle et puérile comme les Nicette de Favart, elle aurait pleuré la trahison, mais n’aurait jamais songé à la vengeance. Pour légitimer sa colère à l’heure où elle sera trompée, il faut qu’elle aime sérieusement, qu’elle fasse de l’amour un devoir, et non pas un plaisir.

Si les honneurs et l’admiration dont Byron est comblé, si l’empressement de l’aristocratie vénitienne autour de sa renommée, dessinaient sur la figure de Margarita une fierté enfantine ; si elle préférait le grand seigneur à l’homme, le poète à l’amant ; si elle avait besoin, pour s’applaudir de son choix, de comparer son triomphe à la défaite de ses rivales, il y aurait dans sa jalousie une tache ineffaçable, une frivolité qui repousserait la pitié ; ce serait une douleur vulgaire, et que la poésie ne pourrait élever jusqu’à elle.

Faire dire à une contadine vénitienne : qu’est-ce qu’un poète ? c’est une bévue singulière. Dans un pays où les gondoliers chantent les stances de la Jérusalem, parler de poésie comme d’une ignorée de la foule, c’est une fantaisie plus ridicule que blâmable. Heureusement Mme Dorval a très bien corrigé cette niaiserie par la manière admirable dont elle a dit à Byron, après avoir écouté ses vers : Je comprends cela.

Il était fort important pour l’actrice de préparer l’explosion de la jalousie par l’inquiétude et l’étonnement, et pour cela les paroles ne suffisaient pas ; le désordre de la démarche, l’indiscrète curiosité, le regard qui juge et condamne sans interroger, la brusquerie des interpellations, voilà ce qu’il fallait, voilà ce qui n’était pas dans le rôle écrit, ce que Mme Dorval a deviné.

Aussi quand elle a saisi le bras de son amant, et qu’elle s’est écriée : Que faites-vous là ? quand elle a dit à sa rivale inattendue : Qui êtes-vous ? chacun de nous a compris que la partie était sérieuse et serait vivement disputée.

Comme la pièce tout entière n’est qu’une série de choses impossibles et absurdes, il est fort inutile d’insister sur la position plus que délicate de Margarita en présence de lady Byron. Ceci est la faute du poète et non pas de l’actrice. Avec une donnée toute pareille, George Sand a su construire une scène de la plus haute poésie. Quand Indiana, face à face avec la femme de Raymon, soutient son droit de toute la majesté de son dévouement et de sa douleur, son rôle est le même que celui de Margarita. — Heureusement l’actrice a comblé la distance.

Arrivée au moment suprême, à la clairvoyance et au malheur, Margarita ne pouvait lever le poignard sur lady Byron, si elle avait gardé religieusement le caractère du rôle écrit. Si elle avait aimé comme une enfant, elle ne pourrait se venger comme une femme ; sa voix s’éteindrait dans les sanglots, ses genoux fléchiraient, son regard immobile s’arrêterait sur sa rivale ; et, pour conjurer le destin, elle n’aurait que des larmes et des prières.

Mais la Margarita que nous avons vue a raison de pousser la colère jusqu’à la virilité. Avant de maudire celui qui la trompait, elle doit vouloir la mort de celle qui lui ravit son amant ; elle doit lutter contre l’obstacle, lutter à sa manière et préférer la force à la ruse. Si elle n’était pas contadine, si elle avait un palais et une illustre généalogie, elle songerait à des armes plus sûres, et qu’elle ignore, la calomnie, le dédain. Pour ranimer la ferveur d’un amant blasé, à son tour elle exciterait sa jalousie, et la vanité lui ramènerait le cœur inconstant à qui le bonheur ne pouvait suffire.

La composition du premier acte a pleinement justifié le second. Les plus ignorans pressentaient ce qui allait arriver ; et quand Margarita, se tournant vers lady Byron, lui a dit d’une voix étouffée par la colère : Ce n’est pas vrai, n’est-ce pas ? dites que ce n’est pas vrai ! un long frémissement a parcouru l’auditoire ; mais l’émotion n’avait rien d’inattendu. L’actrice avait préparé de longue main l’effet tout-puissant qu’elle a produit.

Il y avait dans ce rôle ainsi conçu deux écueils à craindre. Si, pour atteindre au pathétique, Margarita eût mis dans ses manières une dignité continue ; si elle avait soumis l’accent de sa voix, le rhythme de sa parole, à des lois régulières et uniformes, elle aurait altéré la simplicité naïve de son caractère ; et si, pour donner à sa tendresse plus de charme et d’abandon, elle ne savait pas s’arrêter devant la légèreté, l’émotion devenait impossible, et l’unité du rôle n’existait plus.

Par bonheur Mme Dorval a vu le danger et fait bonne garde ; elle n’a été ni guindée, ni triviale ; entre la reine tragique et la fermière d’opéra, elle a trouvé, elle a créé un type nouveau, un type vrai, le type de Margarita.

Comme il ne manque pas de gens qui circonscrivent le talent dans un espace précis et infranchissable, ç’a été, nous devons le reconnaître, un étonnement général, et presque une joie mêlée de colère parmi ces crédulités entêtées, quand l’actrice, habituée à l’expression des passions violentes et désordonnées, s’est montrée pleine de grâce et de gentillesse, d’élégance et de laisser-aller. Déjà pourtant elle avait paru sous les traits de Jeanne Vaubernier et de la comtesse Almaviva. Mais la foule est ainsi faite : elle ne consent à l’admiration que sous des conditions sévères ; elle estime de Raphaël ses madones, et passe devant l’histoire de Psyché ; de Rubens, ses naïades charnues, et ne se souvient pas de la descente de croix ; de Salvator, ses batailles, et ne soupçonne pas le sublime Samuel.

Il faudra bien qu’elle se convertisse, et qu’elle consente à élargir le cercle de son admiration. Après l’épreuve de Margarita, il ne doit plus rester aucun doute chez les plus obstinés : l’actrice, dévouée jusqu’ici aux déchiremens du drame nouveau, a pris droit de bourgeoisie dans la haute comédie.

Le troisième acte, plus vide encore et plus nul que les deux premiers, semblait défier tous les efforts de l’actrice et la condamner à un complet effacement. Échappée à la mort qu’elle avait tentée, détachée de la vengeance comme d’un crime désormais inutile, que pouvait faire Margarita ? que pouvait-elle essayer contre un amant qui ne se décide à rien, ni au retour ni à l’abandon ? Luttera-t-elle contre la vanité nouvelle et ardente qui vient d’envahir l’ame du poète ? À cette ame blasée dont la gloire n’a pas su étancher l’ambition, et qui court au-devant du danger pour éveiller un bruit inconnu autour de son nom, offrira-t-elle, comme autrefois, un amour sincère et sans réserve ? Non ; elle n’a plus qu’un parti, le renoncement : elle se résigne au seul rôle qui lui reste ; elle se dévoue sans espérance ; elle engage le reste de ses années pour l’accomplissement d’une promesse, sans rien attendre du maître qui lui commandera.

On le sait, rien au théâtre n’est plus difficile à rendre qu’un sentiment passif. Or, quoique le renoncement soit le dernier terme de la force humaine, quoique les passions les plus actives soient fort au-dessous d’une pareille énergie, pour les yeux de la foule le renoncement n’est guère autre chose qu’un suicide anticipé. C’est pourquoi il ne peut se traduire qu’avec de grands ménagemens. La passion vivante, qui marche à son but, a, dans le regard et la voix, des interprètes naturels et trouvés d’avance ; la passion comprimée, qui persévère dans sa durée, et qui, cependant, ne veut plus faire un pas pour se réaliser, ne saurait se révéler aussi simplement.

L’actrice n’a pas omis une seule de ces complications, elle n’a reculé devant aucune de ces difficultés ; gracieuse dans son abandon, admirable dans sa colère, elle a été sublime dans sa résignation. Pour tous les cœurs savans, vieillis dans les épreuves douloureuses, rien n’est plus vrai que sa prière à son amant perdu. Les paroles qui sortaient de ses lèvres se complétaient, se métamorphosaient par l’accent et le geste. « Tu ne m’aimes plus, je le sais bien ; tu ne m’aimeras plus, tu ne peux plus m’aimer ! L’amour usé ne se renouvelle pas ; mais que j’entende encore de ta bouche des paroles d’amour et d’espérance.

« Tu partiras… je ne te verrai plus !… Tu oublieras ma beauté, mes caresses et mon amour !… tu diras pour une autre, pour celle que tu me préfères et qui nous sépare, les paroles qui me ravissaient en extase, les paroles par qui j’étais heureuse et bénie entre toutes les femmes. Mais si tu m’as aimée, si tu n’es pas ingrat au passé, par pitié, répète-moi, une fois encore, que tu m’aimes !

« Quelle autre femme t’aimera autant que moi, quelle autre saura te comprendre et t’adorer comme ta fornarine ? Laisse-moi te suivre et te servir ; laisse-moi te voir et t’entendre ; laisse-moi veiller sur toi comme les anges que Dieu nous envoie dans la souffrance : je cacherai mes larmes et j’essaierai de sourire comme si tu m’aimais encore.

« Ne crains pas que je me venge sur elle, par qui je t’ai perdu. J’aime mieux ton bonheur que ton amour ; si tu es heureux par elle, je l’aimerai aussi ; je l’aimerai à cause de toi. Laisse-moi te suivre comme le page de Lara. »

Voilà ce qu’il y avait dans le regard et dans la voix de l’actrice. Elle dominait le rôle écrit de toute la force de son inspiration ; elle n’omettait pas, elle agrandissait.

Il faut donc le reconnaître, Margarita Cogni marque dans la carrière de Mme Dorval un progrès éclatant, une faculté de composition que jamais elle n’avait poussée si loin.

Que n’eût-elle pas fait avec un rôle de cette nature, si elle n’eût pas été emprisonnée dans la lettre du rôle écrit ? Supposez, par exemple, que l’auteur eût inventé la seule pièce possible avec la donnée réelle ; supposez qu’il eût mis aux prises une contadine, un grand seigneur et une femme du monde ; qu’il eût éliminé sagement le poète, rôle contemplatif que le théâtre ne peut accepter, et devant lequel le génie de Goethe a si malheureusement échoué ; supprimez ce qui est très inutile, le mariage de l’amant de Margarita ; donnez à la contadine pour rivale une femme qui n’ait que son amour à lui opposer ; n’est-il pas sûr que l’actrice, dans cette voie large et vraie, n’aura que des applaudissemens à recueillir ? n’est-il pas sûr qu’elle maîtrisera l’auditoire et lui défendra de l’oublier ?

Mais que voulez-vous ? l’auteur des trois cents pièces que vous savez, M. Ancelot, veut rivaliser de rapidité avec les inventions de James Watt. Ce que valent ses paroles, il s’en soucie peu ; ce que signifient ses pensées, il ne s’en inquiète guère ; ce qu’il veut, avant tout, c’est l’improvisation à la course, c’est la pluie d’or sous laquelle il s’abrite pour dédaigner la critique. Qu’il se rassure et s’apaise ; qu’il ne se mette pas en frais de colère. Si le rôle de Margarita eût été joué au boulevart Bonne-Nouvelle par Mme Volnys, ou rue de Chartres par Mme Albert, je n’aurais pas songé à m’en occuper un seul instant. Sans la lutte curieuse engagée entre l’actrice et l’auteur, sans le combat de l’inspiration et de l’impuissance qui m’a paru digne d’étude, et que j’ai tâché de raconter, je n’aurais pas perdu mon temps à parler de M. Ancelot. Sans être de moitié dans son secret, sans avoir reçu ses confidences, je devine très bien qu’il a renoncé à la littérature. Quand il versifiait en alexandrins sonores Fiesque et Olga, la critique pouvait encore l’atteindre et le juger ; aujourd’hui, dès que son nom se trouve mêlé à la discussion, il a le droit de décliner la compétence du tribunal qui l’interroge ; il peut nous dire avec une fierté majestueuse : Je ne vous connais pas ; je ne suis plus des vôtres. Que parlez-vous de nature et de vérité au théâtre ? La nature et la vérité sont trop longues à trouver ; j’abandonne volontiers un pareil souci à ceux qui n’ont pas, comme moi, leur fortune à faire. Je vais au plus pressé ; je tisse des paroles à ma manière. Tant que le public ne manquera pas à mes pièces, mes pièces ne lui manqueront pas. À la bonne heure ! que le public et l’auteur s’arrangent ! nous n’avons rien à voir dans ce compromis.

Ce que j’ai dit du rôle de Margarita, j’aurais pu le dire de plusieurs autres, transformés et renouvelés avec un égal bonheur par Mme Dorval. Elle a doué de vie bien des conceptions qui, sans elle, n’auraient pas été. Au nombre de ses plus belles créations, il faut placer Charlotte Corday, pour qui le poète n’avait rien fait, et qui, sous les traits de l’actrice toute-puissante, est montée jusqu’à l’héroïsme de l’histoire.

Ce qu’elle a usé de force et de persévérance dans ces travaux, si long-temps méconnus, ne peut se calculer sans effroi ; bien lui a pris de ne pas perdre patience et de se résigner en attendant son heure, car son heure est arrivée : elle a lutté corps à corps avec l’alexandrin revêche de Casimir Delavigne ; elle a brisé de son mieux, et sans trop de colère, les inflexibles hémistiches qui menaçaient de s’arrêter au gosier. Enfin, Dumas et Hugo sont venus à elle.

Sans vouloir porter atteinte à la valeur individuelle de ces deux poètes, je crois pouvoir affirmer qu’Adèle d’Hervey et Marion Delorme ne sont pas nées dans leur pensée telles qu’ils les ont vues sur le théâtre.

Ainsi, par exemple, dans le premier de ces deux rôles, elle a poétisé la passion violente, mais prosaïque ; elle a ramené aux conditions de l’idéalité un entraînement irrésistible dans l’intention de l’auteur, mais où les sens avaient trop beau jeu. D’une maladie effrayante et victorieuse, d’une faiblesse déplorable, elle a su faire un amour qui va tête haute, et qui se glorifie dans la souffrance.

Dans Marion Delorme, sur une trame de poésie lyrique, majestueuse et flottante, elle a brodé de ses mains des fleurs splendides et variées qui ont ajouté à la richesse de l’étoffe sans gêner la grace de la draperie. La courtisane trop effacée dans le rôle écrit, et qui devait donner à l’amour de Marion un caractère particulier, a reparu de loin en loin et s’est trahie habilement par la vivacité de la parole, par la liberté des mouvemens, par le sentiment comprimé de l’humiliation.

Mais il faut le reconnaître, l’inépuisable spontanéité de Mme Dorval ne pouvait corriger le défaut constant de la nouvelle école dramatique. Ce défaut, c’est l’absence de logique et de composition. Je ne veux pas entamer d’inutiles récriminations ; je ne veux pas insister sur la vocation décidée de M. Hugo pour le spectacle, et de M. Dumas pour l’émotion physiologique. Ce qui m’importe aujourd’hui, c’est de constater la prédominance constante de l’effet sur la composition, — la supériorité perpétuelle des détails sur l’ensemble, de la variété sur l’unité, c’est-à-dire la violation assidue de la loi primordiale de la poésie.

Or est-il possible, dans un cercle ainsi tracé, de composer scéniquement les rôles écrits dans le dédain de la composition ? est-il possible de ramener aux conditions de la progression idéale une série de pensées disposées, plutôt qu’ordonnées, en vue de l’étonnement ?

À cette question je ne crois pas qu’il y ait deux réponses. Si l’acteur est doué d’une riche nature, il pourra faire accepter glorieusement ce qui, dans une autre bouche que la sienne, eût semblé bizarre et singulier. Il pourra, par la simplicité de ses attitudes, par la familiarité de son accent, humaniser ce qui, sans le secours de cet ingénieux artifice, eût paru étrange et obscur.

Mais cette transformation doit s’arrêter devant des limites infranchissables. À moins de traiter la parole du poète comme les marquises du xviiie siècle traitèrent les proverbes de Carmontelle, et d’amplifier ou de rétrécir indéfiniment la donnée du personnage, il faut bien que l’acteur se contienne, et qu’il obéisse, ne pouvant commander.

Il n’y a donc pas lieu de s’étonner si Mme Dorval, qui jusqu’à présent est et demeure le plus habile interprète de l’école nouvelle, n’a pu se dégager entièrement des conditions de cette école. Elle a fait ce qu’elle pouvait faire : elle s’est montrée naturelle et vraie. Si le poète eût marché dans une route plus difficile, et selon nous mieux choisie, sans nul doute elle aurait atteint le dernier terme de la composition scénique.

Mais l’art dramatique, tel que le comprennent MM. Dumas et Hugo, s’arrangerait mal d’un acteur chez qui l’étude trop persévérante appauvrirait l’inspiration au lieu de la féconder. Ce qu’ils veulent et ce qu’ils prétendent, ce n’est pas tant le vrai que l’inattendu. Ils tiennent à frapper fort, à secouer l’auditoire s’ils ne peuvent le saisir. Leur ambition impatiente ne consentirait pas aux moyens lentement préparés. L’idéale beauté des contours, la divine harmonie des lignes, ne conviennent pas à leurs entreprises. Ils préfèrent délibérément certaines portions de la réalité, qui, pour être moins pures et moins exquises, ne sont pas moins remarquées.

À des poèmes ainsi conçus le recueillement et la méditation de l’acteur pouvaient être un secours inappréciable. Mais, au-delà d’un temps difficile à prévoir, la réflexion aurait glacé l’invention du poète. Il fallait, et c’est une nécessité sur laquelle on ne saurait insister, il fallait donner à l’improvisation un champ large, une libre carrière. Pratiqué de cette manière, l’art scénique est plein de périls et de pièges. C’est un duel sans cesse renouvelé entre l’acteur et l’auditoire. Ce qui plaisait hier n’est pas sûr de plaire aujourd’hui. L’élan qui a paru sublime paraîtra peut-être emphatique et trivial. Comme les moyens manquent pour préparer sûrement l’émotion voulue, il faut se fier à soi-même, n’écouter que l’inspiration, inventer chaque jour sur nouveaux frais.

Assurément la tâche est pénible. Pour la mener à bonne fin, il faut un courage inébranlable, une richesse de nature qui ne redoute pas l’échec d’une soirée. Dans ce qui-vive perpétuel, dans cet abandon aléatoire d’une renommée justement acquise, il y a quelque chose de généreux, et je dirais volontiers quelque chose d’héroïque.

C’est pourquoi la nouvelle école dramatique doit à Mme Dorval une reconnaissance inviolable ; c’est pourquoi elle doit espérer en elle et ne pas hésiter à lui confier ses nouvelles destinées. Car la réforme dramatique de la restauration n’est pas à la veille de s’arrêter. On a touché la terre ; mais il faut bâtir la ville et la coloniser. Naisse la poésie ! et l’actrice ne fera pas défaut.


Gustave Planche.
  1. La seconde partie, qui paraîtra dans la prochaine livraison, traitera de la réforme du théâtre.