IV. — De l’École française au salon de 1834
IV. — De l’École française au salon de 1834

HISTOIRE
ET
PHILOSOPHIE DE L’ART.

IV.

DE L’ÉCOLE FRANÇAISE
AU SALON DE 1834.


Le salon de cette année est plus important que celui de l’année dernière ; excepté Léopold Robert, qui a manqué à l’appel, et qui n’a pas encore complété son épopée italienne dont le dernier chant, les Moissonneurs, était si magnifique et si riche, toutes les diversités originales ou renouvelées de la pensée française sont maintenant en présence au Louvre. L’ouvrage de Robert que nous attendions devait être une scène vénitienne ; l’ouvrage n’est-il pas achevé, ou bien, comme on le dit, l’auteur, au moment de l’envoyer, a-t-il regretté les imperfections de sa toile, et veut-il revenir sur son premier travail pour le rendre plus complet et plus pur ? Quelle que soit l’explication de cette absence remarquable, nous concevons très bien les lenteurs ou les scrupules de M. Léopold Robert ; après les Moissonneurs, il faut aller au-delà, mais ne pas redescendre.

M. Ingres, si long-temps attendu, a paru cette fois. M. Delaroche, que nous n’avions pas revu depuis son Cromwell, nous a donné sa Jane Gray. M. Eugène Delacroix nous montre enfin un fragment de son voyage en Afrique. Un accident malheureux nous a privés du paysage que M. Charles de Laberge destinait au salon de cette année ; mais dès l’année dernière, dans son second ouvrage, il avait précisé assez nettement sa manière pour marquer la place qui lui appartient dans les rangs de ses émules.

Il n’y a pas de début. Plusieurs talens élevés ont révélé une face nouvelle de leur puissance, mais nous n’avons à enregistrer le baptême glorieux d’aucun nom ignoré jusqu’ici ; nous avons à prononcer plusieurs déchéances, mais il n’y a pas lieu à proclamer de nouveaux rois.


Le tableau de M. Ingres paraît à plusieurs esprits sérieux le sujet d’inépuisables controverses ; mais personne, que je sache, n’entrevoit dans cette œuvre, si diversement jugée, l’avenir prochain de la peinture française. Quel que soit le succès, populaire ou non, du Martyre de Symphorien, l’événement n’importe guère qu’à la gloire personnelle du peintre, et ne promet pas d’engager les sympathies publiques. La controverse est-elle aussi obscure qu’on le prétend ? je ne le pense pas. La question soulevée par M. Ingres se pose aujourd’hui dans les mêmes termes que l’année dernière, et l’année dernière elle était la même qu’en 1827. Si le Martyre de Symphorien diffère en plusieurs points de l’Apothéose d’Homère, au moins faut-il reconnaître que la volonté générale qui a présidé à ces deux ouvrages ne s’est pas démentie à sept ans de distance. La diversité des deux sujets n’explique pas seule les variations apparentes de la manière de l’auteur. Ce qui s’est passé dans la peinture depuis sept ans a dû nécessairement éveiller dans la pensée de M. Ingres de nouvelles ambitions et une soif plus ardente de la popularité qui jusqu’ici lui a manqué. Sans renoncer au projet qu’il poursuit depuis vingt ans, à son projet de rénovation raphaélesque, il a été naturellement amené à rechercher, sans sortir du cercle habituel de ses études, les qualités jusqu’ici peu développées dans sa manière, qui pouvaient surprendre et dominer l’attention ; c’est ainsi que je m’explique l’accent singulier qu’il a donné à son dessin.

La couleur générale du tableau est terne, mate et peu séduisante ; aussi les portions bleues et rouges qui s’y trouvent sont-elles au premier aspect criardes et dures. Non-seulement nous pensons qu’il y a parmi les maîtres espagnols et flamands plus d’un coloriste supérieur à Raphaël, et c’est pourquoi nous ne conseillerons à personne d’étudier Raphaël avec le dessein de reproduire sa couleur, mais encore nous croyons que M. Ingres est loin cette fois d’avoir atteint l’harmonie générale, qui ne manque jamais au peintre des Loges.

Ce qu’il faut étudier dans ce maître célèbre, ce qui doit faire l’éternelle admiration de la postérité la plus reculée, ce qui doit exciter sans relâche l’émulation et la verve des jeunes artistes, c’est la beauté linéaire, c’est la divinité des contours. Or ces mérites élevés se retrouvent-ils dans le Martyre de Symphorien ? Si l’on excepte l’acteur principal et un enfant placé à gauche, mais qui rappelle trop distinctement plusieurs figures du maître, n’y a-t-il pas dans le dessin de la plupart des personnages une exagération, une vigueur emphatique, qui tiennent quelque peu de Michel-Ange et du Dominiquin ? Le licteur, vu de dos, est d’une musculature beaucoup trop détaillée ; les jambes, en particulier, sont d’une anatomie tellement officielle, que la statuaire oserait à peine se hasarder dans de pareilles révélations. Pour le licteur placé à droite, son énergie musculaire semble défier les hardiesses les plus singulières de Rubens ; mais ce qui est acceptable avec une couleur éclatante et vraie étonne sans charmer dans la gamme alternativement grise ou jaune que M. Ingres a choisie. La forme abstraite, la forme sans la couleur a besoin d’être harmonieuse et pure ; or le licteur placé à droite ne satisfait pas à ces conditions.

Est-ce à dire pourtant qu’il n’y a pas dans cette composition plusieurs figures d’un mérite remarquable ? Non sans doute. Le martyr lui-même est un morceau très élevé. Il y a dans le visage du saint un divin enthousiasme ; il y a plus que la résignation et le courage ; il y a le sentiment du bonheur qui approche, la conscience du ciel qui s’ouvre. La draperie est savamment disposée ; le mouvement des bras serait peut-être plus beau, s’il avait moins d’ampleur. La tête d’Héraclius est d’un beau caractère ; son bras est d’une saillie surprenante. La femme placée à gauche, qui serre son enfant dans ses bras, ne me semble pas assez simple. Un enfant placé à droite, qui ramasse des pierres pour lapider le chrétien rebelle, est d’un mouvement heureux. La foule qui encombre la place est pressée sans être tumultueuse ; cette circonstance se concilie très bien avec l’étonnement du spectacle. Quant à la mère qui du haut des remparts encourage son fils à souffrir pour la foi nouvelle, elle me semble mériter deux reproches assez graves. En premier lieu, son geste manque de calme et de sérénité. L’exaltation religieuse ne suffit pas à expliquer la vigueur toute virile de son attitude ; et puis, placée comme elle l’est, les regards de son fils ne peuvent plus l’atteindre.

Il y a donc dans le Martyre de Symphorien un mélange inégal de qualités et de défauts que l’analyse peut découvrir et proclamer, comme dans toutes les œuvres humaines. À ne prendre que les morceaux individuels, les qualités dominent les défauts ; mais ces qualités ne sont pas celles que l’auteur a cherchées : l’idéale pureté des lignes et des contours est le plus souvent absente ; et, quand bien même il aurait atteint le but qu’il se propose, quand il aurait renouvelé Raphaël, moins sa rapide fécondité, y a-t-il dans le passé un homme, si grand qu’il soit, qui doive servir de type et de moule au présent ? Faut-il recommencer Raphaël plutôt que Paul Véronèse ? Les maîtres de Rome et de Venise ne sont-ils pas venus en leur temps, et s’ils revenaient parmi nous, n’auraient-ils pas autre chose à faire que ce qu’ils ont fait.


La Jane Gray de M. Paul Delaroche, sans être, comme on le prétend, un progrès réel dans sa manière, résume littéralement toutes les qualités incontestables et tous les défauts non moins évidens qu’il a révélés jusqu’ici. La peinture des morceaux est moins lourde que dans le Président Duranti ; la pantomime est plus intelligible que dans le Cromwell ; la couleur est moins violette que dans les Enfans d’Édouard ; les membres de la figure principale sont mieux attachés que dans l’Élisabeth ; rien, dans la Jane Gray, n’est aussi précieux ni aussi gauche que dans le Mazarin et le Richelieu. Est-ce à dire pourtant que la Jane Gray signale dans la vie du peintre un éclatant progrès ? À la vérité plusieurs parties mécaniques de l’exécution se sont améliorées : on ne peut méconnaître sans injustice dans ce dernier ouvrage une plus grande pratique du pinceau ; mais, sous le triple rapport de la composition poétique, de la traduction pittoresque et de l’originalité absolue des figures et des lignes, je ne crois pas que M. Delaroche soit en bénéfice cette année.

Le public s’extasie volontiers sur l’attitude de Jane Gray ; il admire le tâtonnement des mains, la blancheur maladive des épaules ; il n’y a pas jusqu’au genou gauche, qui porte seul sur le coussin, qui n’obtienne l’approbation des curieux. Je constate avec soin cette singularité de l’opinion populaire, parce qu’elle se rapporte à des singularités semblables du goût public en matière de musique et de poésie. Il est visible que le peintre a voulu nous intéresser à la victime de Marie Tudor en exagérant à dessein la pâleur et le chancellement. C’est pour cela sans doute qu’il n’a posé qu’un genou sur deux, et qu’il a effacé le modelé des bras au point de faire disparaître presque entièrement les contours ; il a pris le même parti pour le cou, la poitrine et les épaules. A-t-il eu raison ? La Jane Gray que nous connaissons par l’histoire, celle qui lisait Platon dans le texte tandis que la cour était à la chasse, qui fut, on le sait, une des plus savantes et pieuses personnes de son siècle, est-elle morte ainsi en trébuchant à sa dernière heure comme une femme ordinaire ? Sa résignation et son courage au moment du supplice ne sont-ils pas proverbialement connus ? Dans le tableau de M. Paul Delaroche, le mouvement des mains et la position de la tête non-seulement n’expriment pas le courage que j’y voudrais voir, mais ne trahissent pas même la frayeur que le peintre a voulu attribuer au principal personnage. Après avoir long-temps cherché ce que pouvaient signifier l’attitude et le geste de Jane, force m’a été de conclure pour le somnambulisme. Si la frayeur était rendue, ce serait une méprise, mais du moins une méprise menée à bonne fin ; M. Delaroche s’est trompé dans la conception, et il n’a pas réussi à rendre ce qu’il avait conçu. Je ne m’explique pas bien clairement le mouvement de la cuisse droite. Si le défaut d’équilibre doit servir à exprimer la frayeur, comme le prétendent quelques esprits complaisans, le moyen choisi par le peintre est au moins singulier ; en outre, il donne une ligne malheureuse.

On sait que le bourreau de Jane s’est agenouillé pour obtenir le pardon de sa royale victime ; on sait qu’il lui a demandé grace avant de lui trancher la tête. Est-ce donc là un fait tellement indifférent qu’il n’importe pas au peintre et au poète ? Quand l’histoire, en racontant la mort d’une reine, met un pareil prologue à une pareille tragédie, l’art doit-il être plus mesquin que l’histoire ? N’y aurait-il pas eu quelque chose de saisissant et de grave dans ce bourreau agenouillé tenant sa hache d’une main et demandant aux lèvres qui tout-à-l’heure seront glacées un pardon dont la loi le dispense ? Ceci, qu’on y prenne garde, n’est pas de la poésie littéraire ; c’est une circonstance dramatique qui ne répugne en aucune façon à l’expression pittoresque. Placé comme il l’est dans le tableau de M. Delaroche, le bourreau de Jane n’a rien d’original ni de caractéristique ; sans l’inscription gravée sur le cadre, nous pourrions très bien ignorer quelle tête va tomber. Sir Bruge, qui soutient Jane, est placé de telle sorte qu’il se compose uniquement d’une tête, d’une main, d’un pied et d’un manteau. Il est impossible de deviner dans les lignes du vêtement la présence du torse et des membres ; or, je ne sache pas une attitude qui permette au peintre de ne pas montrer l’homme sous le costume. La besogne, telle que M. Paul Delaroche l’a conçue pour sir Bruge, est singulièrement simplifiée ; mais je la crois très insuffisante. La femme placée à gauche près du cadre, et qu’on dit évanouie, me semble, à moi, dormir nonchalamment ; en outre, la partie supérieure du corps témoigne seule de sa présence ; quant aux cuisses et aux jambes, il n’est pas permis de les deviner sous la draperie, car l’étoffe se chiffonne sur elle-même, mais ne s’applique sur rien. Je ferai le même reproche au satin de la robe de Jane. À partir du genou droit, la robe semble vide. L’âge de la figure, dix-sept ans, ne justifie pas, au moins pittoresquement, la ligne des hanches. Il est permis de supposer, à l’époque de la puberté, un développement plus prononcé dans les formes.

Je ne crois pas devoir insister sur une remarque puérile et que tout le monde a faite : le billot est placé de telle sorte que Jane, en s’inclinant, y poserait tout au plus la partie inférieure de sa poitrine, mais la tête viendrait sur le cadre. S’il n’y avait à reprendre que cette misère, je n’en parlerais pas, non plus que de la paille toute neuve, dont les brins rares et luisans épongeraient fort mal le sang qui va couler. Je n’ai rien à dire d’une figure vue de dos, et qui semble prier. Quant au fond du tableau, j’ai peine à le comprendre. Le peintre a-t-il choisi ce ton gris et uniforme pour découper plus facilement la silhouette de ses figures ? Peut-être bien. Mais rien ne nous dit que les acteurs sont placés dans une chambre basse de la Tour de Londres.

Je dois à la vérité de déclarer que les mains du bourreau et celles de la femme endormie ou évanouie sont étudiées avec finesse, avec conscience.

Cette composition, qui ne me semble pas bonne, a-t-elle au moins le mérite de l’originalité ? Ou je me trompe fort, ou il faut se décider pour la négative. Il y a dans les illustrations de David Hume un dessin d’Opie, gravé par Skelton, et publié en 1795 par Bowyr, Pall Mall, qui représente la mort de Marie Stuart. Voici la disposition des figures, en commençant par la droite. Un bourreau debout, tenant de sa main gauche le manche de sa hache, essayant le tranchant de l’autre main ; Marie Stuart à genoux, d’aplomb, droite, grave, résignée, partant pour le ciel ; derrière elle, le valet du bourreau qui lui bande les yeux ; plus loin, une femme vue de dos, et qui semble prier ; et enfin à gauche, au bord du cadre, une femme qui joint les mains et fléchit la tête en signe de désespoir. Je le demande, n’y a-t-il pas entre l’œuvre d’Opie et celle de M. Paul Delaroche une frappante analogie ? Je répugnerais à supposer l’imitation à trente-neuf ans de distance, si le peintre français n’avait déjà contre lui des précédens défavorables. Sa mort d’Élisabeth, qui, en 1827, obtint un succès si brillant, n’était que la reproduction littérale d’un dessin de R. Smirke, gravé à Londres par Neagle, et publié par le même Bowyr. M. Paul Delaroche n’avait pris que la peine de retourner les figures, comme on le fait d’ordinaire lorsqu’on grave un tableau. Je n’ai pas la prétention de généraliser sur deux exemples : je laisse donc aux érudits le soin de découvrir les origines calcographiques des autres compositions du maître, si ces origines existent quelque part ; je m’en tiens à ce que je sais, et ne prendrai pas le souci de compléter mes renseignemens.

Pourtant, malgré toutes ces remarques, la Jane Gray de M. Paul Delaroche menace d’avoir cette année le plus beau succès du salon. Ses figures toutes neuves plaisent aux yeux du plus grand nombre. La coquetterie patiente des accessoires, le chatoiement des couleurs qui, sans être franches et pures, ont au moins pour elles la recherche et la profusion, obtiennent une approbation dont le sens et la cause ne sont pas difficiles à démêler. Quant à la poésie absente, le public ne s’en soucie guère ; il s’inquiète fort peu que la Jane Gray de M. Paul Delaroche soit plutôt théâtrale que dramatique. La foule qui se presse dans les galeries de France ne juge guère par elle-même ; elle s’en rapporte volontiers à quelques parleurs habiles. Or ceux-ci saisissent avec empressement l’occasion d’interpréter les physionomies indécises et les gestes incertains d’une toile qu’ils ont sous les yeux ; ils traitent les peintures incomplètes comme les chanteurs italiens la musique de second ordre, avec une prédilection marquée. Leur mérite et leur faconde éclatent d’autant plus que le champ de l’interprétation est plus large et plus indéfini. Une composition écrite et d’un style arrêté ne va pas à leur éloquence ; ils préfèrent M. Paul Delaroche à Paul Rubens, comme les virtuoses de Milan préfèrent Donizetti à Mozart. Aussi voyez combien de nuances, inaperçues au premier aspect, ils ont devinées dans la figure de Jane Gray ; on ferait un volume de tous les sentimens qu’ils ont découverts dans la physionomie de l’héroïne. Si vous interrogez le petit nombre de personnes hardies qui osent encore mettre de la bonne foi dans leurs émotions et qui ne prennent pas leur tristesse et leur attendrissement de seconde main, elles vous répondront, je m’assure, que la Jane Gray de M. Paul Delaroche les touche médiocrement. Elles ne contesteront pas ce qui est avéré, l’habileté laborieuse de certaines parties de l’exécution ; elles rendront justice à l’ingénieuse disposition de certains détails, mais elles ne pourront se refuser à proclamer l’absence de l’intérêt dramatique.

La Mort du Poussin, par M. Granet, me semble supérieure à son Rachat de captifs, supérieure à sa Justice de paix, qui était fort belle ; en un mot, son tableau de cette année est, je crois, son plus bel ouvrage. La manière de M. Granet est à coup sûr celle d’un maître consommé, mais ne relève d’aucun précédent historique. Ses compositions se distinguent par une admirable harmonie ; mais, quoiqu’il distribue la lumière avec une adresse inimitable, il n’est pas coloriste à la façon de Rembrandt. Il sait rendre à merveille les moindres accessoires, et pourtant il ne rappelle jamais la finesse déliée de Terburg ou de Metzu. Non, rien dans M. Granet ne sent les traditions de l’école flamande ; il n’appartient qu’à lui-même, et ne peut être jugé par comparaison. Un des caractères particuliers de son talent, c’est de composer avec ses fonds et ses figures un tout homogène, un, inaliénable, indivisible, dont aucune partie ne pourrait être impunément distraite. Il anime si bien les murs où se dessine le profil de ses acteurs, et en même temps il choisit si délibérément la place de ces derniers, que l’homme et la pierre, dans ses tableaux, semblent vivre d’une vie commune. Ses têtes, individuellement étudiées, ne soutiendraient pas le parallèle avec un Teniers, mais, à la place où elles sont, elles sont ce qu’elles doivent être. Elles ont la valeur qu’il a voulu leur donner, et n’inspirent aucun regret malgré l’insuffisance et la gaucherie apparente de l’exécution. Ce doit être un curieux spectacle que l’épanouissement intellectuel, l’irradiation intérieure d’une composition de M. Granet. Si nous pouvions assister à ce spectacle, qu’il ne peut donner qu’à lui-même, nous verrions comme il procède de la lumière à la masse, de la masse aux lignes, et des lignes à la forme ; comment, par une sorte de panthéisme pittoresque, il relie si solidement l’homme, l’air qu’il respire, le sol qu’il foule, l’ombre qu’il projette en marchant, que toutes choses, en passant par son pinceau, paraissent n’avoir qu’une même ame. Quand je donne le nom de panthéisme pittoresque à cette singularité de sa pensée, c’est faute de trouver une expression plus nette et plus compréhensive pour traduire l’impression que j’ai reçue. Si je ne répugnais pas à créer inutilement des mots nouveaux, je substituerais volontiers au terme de panthéisme celui de sympsychie. Ce dernier terme, en effet, révèle très exactement l’indissoluble parenté qui unit entre elles toutes les parties vivantes ou mortes d’un tableau de M. Granet.

Venons au Poussin. L’ordonnance de cette toile est grave et simple. La chambre où gît le mourant est grande, mais modeste. La lumière, qui arrive sur son visage, colore d’un reflet mélancolique le lit et les assistans. Le peintre des Sabines et du Déluge, au moment de recevoir les secours du cardinal Massimo, se recueille pieusement, comme pour rendre son ame plus digne du Dieu qui la rappelle à lui. M. Granet n’avait qu’un sentiment à peindre, la douleur de l’amitié en face de la mort, et pourtant il a su varier sur les figures l’expression de ce sentiment unique. Chaque tête représente une individualité nouvelle dans cette communion de larmes et de regrets. Depuis la résignation austère du vieillard, qui voit dans ce spectacle imposant un avertissement de son heure prochaine, jusqu’à l’enfant qui s’étonne et comprend à peine les larmes qu’il répand, depuis la rage concentrée de l’élève qui perd un maître chéri, jusqu’à la femme qui voit partir plus qu’un maître et presque autant qu’un Dieu, quelle magnifique diversité d’attitudes et d’accens !

Ce que j’admire surtout dans la nouvelle toile de M. Granet, c’est la puissance unie à la sobriété, c’est la prodigieuse harmonie des couleurs, si heureusement alliée à la parcimonie des tons. Il n’y a pas un coin du tableau qui tire l’œil. Je reconnais sans discussion que le cardinal Massimo a la tête trop petite ou la taille trop élevée ; mais le cardinal est si bien à sa place, qu’à peine s’aperçoit-on de cette incorrection, si réelle qu’elle soit.

La Mort du Poussin est le plus beau poème de M. Granet, qui en a fait tant de magnifiques. Quand on remonte par la pensée aux premiers travaux de ce maître éminent, on se demande avec étonnement où sont les enseignemens qu’il a reçus, où sont les leçons qu’il a données ; les deux questions restent sans réponse. Comme La Fontaine, Granet n’a pas agi sur son temps, mais on ne peut pas dire non plus que son temps ait agi sur lui. Il s’isole dans son originalité, mais son génie n’est fécondant que pour lui-même, et ne dore pas les épis qui mûrissent autour de lui.


La Bataille de Nancy de M. Eugène Delacroix n’a pas réalisé toutes nos espérances. Malgré quelques belles parties qui révèlent çà et là la touche d’un artiste éminent, je ne puis approuver cette composition. L’ensemble du tableau n’a rien de clair ni de saisissant ; les lignes perspectives de la plaine qui voudraient exprimer la désolation et l’immensité sont mal arrêtées, difficiles à comprendre, et fatiguent l’œil sans émouvoir la pensée. Les groupes de cavaliers suisses et bourguignons sont plutôt disséminés que désordonnés, si bien que le duc de Bourgogne, placé à gauche sur le premier plan, qui devrait être l’épisode important de la bataille, semble un hasard de plus ajouté à tous les hasards confus qui couvrent la toile sans la remplir. La distribution des masses de couleur est généralement heureuse, mais la ligne des figures se brise capricieusement sans réussir à donner au tableau cette variété harmonieuse et une, sans laquelle il ne peut y avoir d’impression pittoresque vraiment grande.

Après ces critiques très sérieuses, je dois reconnaître dans la Bataille de Nancy plusieurs morceaux d’un mérite remarquable. Il y a dans les masses de droite plusieurs figures d’une vigueur et d’une hardiesse très louable. L’attitude furieuse et désespérée de Charles de Bourgogne est très bien inventée et très énergiquement rendue.

Mais le défaut capital de cette toile, c’est que les terrains, la neige, le ciel et les figures sont fatigués à l’excès sans être amenés à une exécution définitive et satisfaisante. Évidemment ce tableau a été trop souvent quitté, repris, oublié de nouveau et repris enfin quand l’auteur n’avait plus goût à sa besogne. Non-seulement l’œil et la pensée du spectateur regrettent l’unité linéaire et poétique, mais encore, après un examen attentif, on vient à regretter jusqu’à l’unité de ton, jusqu’à l’unité de pâte. Il est visible que dans le cours de cette œuvre, commencée il y a cinq ans, la manière du peintre a changé plusieurs fois, et que ces fréquentes contradictions n’ont pu se réconcilier dans un dernier travail.

L’Intérieur d’un couvent à Madrid, en ce qui concerne l’architecture, est d’une gamme bien choisie. Le ton des pierres et le détail des croisées sont d’une grande finesse. Les figures sont bien disposées, mais ne sont pas d’une exécution aussi avancée que l’église elle-même, ce qui est fâcheux ; en outre, elles sont placées trop bas sur la toile et disparaissent presque entièrement dans l’immense vaisseau de l’église. Je ne crois pas m’abuser en expliquant la différence des deux peintures dans une même toile, comme j’expliquais tout-à-l’heure le défaut d’unité dans la Bataille de Nancy ; très probablement les figures ont été ajoutées long-temps après l’achèvement de l’architecture et c’est pourquoi elles ressemblent à un placage inutile.

Une Rue de Méquinez se distingue par une lumière éblouissante et diaphane, les figures sont naturellement et simplement posées. C’est une bonne étude ; avec très peu de chose, ce serait un bon tableau.

Le portrait de Rabelais ne doit pas compter parmi les meilleurs ouvrages de M. Delacroix : le ton général en est riche et nourri ; mais le dessin manque de précision et de pureté, il y a très loin du Rabelais au Justinien.

J’avais besoin de parler de tous ces ouvrages avec une sévérité désintéressée pour arriver avec un plaisir plus entier, avec une sécurité plus complète, à louer, selon ma conscience, les Femmes d’Alger. Ce morceau capital, qui n’intéresse que par la peinture et n’a rien à faire avec la niaiserie littéraire des badauds ou la sentimentalité des femmes frivoles, marque dans la vie intellectuelle de M. Delacroix un moment grave. Voici dix ans bientôt qu’il cherche d’année en année le rajeunissement et la régénération de la peinture telle qu’il la conçoit. Dante, le Massacre de Scio, Sardanapale, la Liberté, ont signalé, avec des chances bien diverses de gloire et de succès, les tentatives laborieuses de sa pensée. Si j’en excepte le premier et le dernier des ouvrages que je viens de nommer, pas un ne me semble avoir réalisé aussi docilement que les Femmes d’Alger les desseins et la volonté de M. Delacroix.

Les figures et le fond de ce tableau sont d’une richesse et d’une harmonie prodigieuses. La couleur est partout éclatante et pure, mais nulle part crue et heurtée. Les attitudes sont pleines de mollesse et de nonchalance ; les têtes sont fines et délicates. J’admire surtout celle de la femme placée à gauche dans une pénombre mystérieuse ; les vêtemens sont bien ajustés. Je sais bon gré à l’auteur de nous avoir épargné les ongles noirs des femmes du pays : c’est un trait d’exactitude dont la peinture peut très bien se passer. Je regrette que la seconde figure, en allant de gauche à droite, ait le bras droit trop court et le bras gauche trop long : c’est une incorrection facile à redresser, mais qui fait tache dans le bonheur général de cette composition.

Cette toile est à mon avis le plus éclatant triomphe que M. Delacroix ait jamais obtenu. Intéresser par la peinture réduite à ses seules ressources, sans le secours d’un sujet qui s’interprète de mille façons et trop souvent distrait l’œil des spectateurs superficiels, pour n’occuper que leur pensée qui estime le tableau selon ses rêves ou ses conjectures, c’est une tâche difficile, et M. Delacroix l’a remplie. En 1831, quand il encadrait si heureusement la réalité historique dans l’allégorie, sa puissance pittoresque n’agissait pas seule sur l’esprit des curieux. Son gamin, hâve et hardi, franchissant les barricades sanglantes pour s’exposer joyeusement au feu de la mousqueterie, et suivant d’un œil étincelant sa jeune Liberté aux rigides mamelles ; la Misère furieuse, trébuchant sur le cadavre d’un soldat, c’étaient là des élémens d’intérêt et de sympathie presque indépendans de la peinture elle-même. L’imagination aidait singulièrement l’habileté du pinceau. Dans les Femmes d’Alger il n’y a rien de pareil ; c’est de la peinture et rien de plus, de la peinture franche, vigoureuse, vivement accusée, une hardiesse toute vénitienne, et qui pourtant n’a rien à rendre aux maîtres qu’elle rappelle. Je n’hésite pas à le dire, je crois que l’auteur a cette fois rencontré une manière large et féconde, à laquelle il peut se tenir pour long-temps, et qui pourra, je l’espère, nous donner des œuvres nombreuses. Viennent les encouragemens auxquels il a droit de prétendre, une chapelle à décorer, un palais à revêtir de figures vivantes et de scènes animées, et je m’assure que l’artiste laborieux à qui nous devons tant de pages si diverses et si patiemment inventées, attendra enfin, pour chercher une manière nouvelle, l’épuisement glorieux de celle qu’il vient de trouver.


Il y a trois ans, les toiles de M. Decamps excitaient un enthousiasme général ; on se croyait revenu aux plus beaux temps de l’école flamande ; on ne trouvait rien dans l’œuvre de Rembrandt de plus riche ou de plus accentué que les scènes d’Orient dont l’auteur avait peuplé ses portefeuilles, et dont il détachait chaque jour un feuillet pour nos plaisirs et notre admiration. Mais si tout le monde lui accordait le prestige du coloris, la vérité saisissante des détails, peu de personnes soupçonnaient en lui le don de l’invention et la grandeur de la pensée. Sa Bataille de Marins contre les Cimbres réfute victorieusement la négation et le doute. C’est à peine si je crois nécessaire de parler de l’Intérieur d’un corps-de-garde sur la route de Smyrne à Magnésie, dont les figures sont si vraies, dont les costumes sont si éclatans, dont tous les acteurs sont des individualités précises, créées et rendues avec une habileté souveraine. C’est à peine si je crois utile d’insister sur le ton chaud et diaphane à travers lequel l’œil démêle à gauche de la toile les chameaux et les chameliers. Ai-je besoin de parler d’une aquarelle exquise où de jeunes baigneuses révèlent à l’œil étonné des formes qu’on n’attendait pas du pinceau de Decamps ? de la lecture d’un firman où toutes les têtes sont si attentives et si recueillies, où le lecteur est si grave et si bien posé ?

Non, Decamps est tout entier cette année dans sa bataille. C’est dans son Marius qu’il faut étudier toute la richesse de sa palette, toutes les ressources de son imagination. Le paysage est immense, la foule innombrable, la mêlée acharnée et sanglante, le désordre furieux et désespéré. On voit qu’il ne s’agit pas du gain d’une journée, mais de la ruine d’une nation. Les bataillons se succèdent et se renouvellent par myriades rapides et houleuses. Les monceaux de cadavres disparaissent sous les pieds des chevaux hennissans comme le flot écumeux que le vent chasse sous la quille du navire. Mais la mort a devant elle une rude et longue besogne. À mesure que la foule s’engloutit dans cette mare de sang, elle se renouvelle et recommence la lutte comme si elle était inépuisable et renaissait d’elle-même. Ceci n’est pas une bataille rangée où les brillans escadrons paradent et s’esquivent avant de s’entr’égorger ; c’est le Nord se ruant sur le Midi, c’est une avalanche de peuples inconnus qui déborde sur le vieil empire et veut ensevelir son cadavre dans un lambeau de pourpre sanglante.

On a dit que cette toile rappelait Martin et Salvator. Je n’accepte que la seconde moitié de la proposition, et encore dans de certaines limites. Martin n’est pas un peintre, c’est une puissance mystérieuse qui n’a de rang ni de place nulle part, qui se soucie peu de la forme de sa pensée, pourvu qu’il émeuve, qu’il étonne et qu’il galvanise la pensée d’autrui. Il se complaît dans une poésie sans nom, embryonnaire, inachevée, confuse, qui excite l’imagination jusqu’à l’enivrement, mais qui ne laisse jamais dans l’ame du spectateur une impression complète et durable. C’est le peintre des poètes, c’est le poète des peintres, et pourtant ce n’est ni un peintre ni un poète. Pour Salvator, c’est autre chose ; c’est un artiste du premier ordre qui sait ce qu’il veut et ce qu’il peut ; depuis son Diogène jusqu’à son Saül, depuis ses brigands jusqu’à son Prométhée, il n’a jamais rien produit de vague et d’indéterminé. Si donc l’on veut dire que Decamps rappelle Salvator par les lignes indéfinies de son paysage, par les gorges profondes où les Cimbres s’amoncèlent, je dirai : oui. Si l’on entend parler des cavaliers placés sur le second plan, je rétorquerai l’argument contre Salvator lui-même, et j’invoquerai le souvenir des batailles de Constantin. Salvator est-il moins grand pour avoir gardé dans sa mémoire l’image nette et précise des hardis cavaliers de Raphaël ? Je ne le crois pas. Pareillement la comparaison très naturelle de Salvator avec Decamps peut-elle nuire au dernier ?

Les terrains dans le Marius sont traités avec une largeur et un éclat auquel les maîtres n’ont rien de supérieur à opposer. Le ciel, qui a paru à quelques-uns trop empâté, me semble à moi d’un ton chaud et méridional qui convient merveilleusement à la scène. Les cadavres du premier plan, dont on a blâmé l’exécution, ont tout simplement la valeur qu’ils doivent avoir, et rien de plus. Évidemment l’unité poétique et pittoresque de cette bataille ne devient intelligible qu’à distance. Les premiers plans, qui d’ordinaire s’encadrent dans les plans plus éloignés, ont ici un rôle contraire à remplir. Dans la toile de Decamps, le héros ne s’appelle ni Marius, ni le chef des Cimbres : le héros, c’est la foule ; et pour la foule il n’y a pas de premier plan. Si les figures qui viennent sur le cadre concentraient l’attention comme dans les parades militaires qui peuplent nos salons, ce serait une fantaisie de peintre, ce ne serait pas la grande invasion des Cimbres repoussée par Marius.

L’unité pittoresque n’est pas ici moins réelle que l’unité poétique. La ligne onduleuse et diaprée, qui occupe le second plan de la toile, permet à l’œil de distinguer les coups et les défaillances des combattans ; et derrière cette ligne, les mille points colorés qui ne sont rien encore pour l’œil curieux, et qui tout à l’heure seront des hommes, augmentent l’étonnement sans distraire l’attention des acteurs plus avancés et déjà engagés dans l’action.

S’il y a, comme on le dit, quelques esprits bizarres et malades qui ne prennent pas la chose au sérieux et traitent la bataille de Decamps comme une joyeuse plaisanterie, je ne crois pas qu’il faille prendre la peine de discuter cette ironique méprise. Il faut laisser ces Alceste malencontreux se complaire dans leurs dédaigneuses railleries, et regretter la sculpture précise des boucliers, le détail coquet des casques et des cottes de maille, les plis ondoyans des tuniques romaines, l’étude musculaire et académique des cadavres élégamment disposés ; c’est tout au plus si de pareils esprits peuvent se contenter de la lecture pompeuse et cadencée de Tite-Live. La peinture de Decamps ne convient pas plus à leur goût symétrique que les chroniques désordonnées de Froissart ; mais ceci est un malheur qui n’atteint que les mécontens, et dont l’artiste n’a pas à s’affliger. À dater de cette année, Decamps a conquis une place nouvelle dans l’école française, il a pris rang parmi les inventeurs du premier ordre, sans rien perdre dans cette glorieuse métamorphose de la franchise et de la naïveté de sa peinture. Il y a un mois c’était un talent d’une exquise finesse ; aujourd’hui c’est un maître sérieux.


C’est avec un regret sincère que nous avons vu cette année encore M. Schnetz se fourvoyer plus avant dans une route où il n’aurait jamais dû s’aventurer. Après l’Inondation et les Vœux à la Madone, c’était un grand malheur assurément de descendre au Charlemagne du Musée Charles x. Il n’y eut qu’une voix pour inviter M. Schnetz à reprendre ses premières études. Les regrets universels qui accueillirent ce premier échec d’un peintre jusque-là si justement admiré, témoignaient assez de la sympathie publique et garantissaient l’indulgence et l’encouragement à ses prochains travaux. Pourquoi M. Schnetz est-il demeuré en France ? Pourquoi n’est-il pas reparti pour l’Italie qu’il connaît si bien et qu’il traduit avec une naïveté si poétique et si riche ? Quel démon envieux l’a retenu parmi nous ? Quel ami jaloux de sa gloire a pu demander à son pinceau de retracer la Prise de l’Hôtel-de-Ville en 1830 ? Un ennemi personnel et acharné n’aurait pu lui donner un conseil plus perfide. La Prise de l’Hôtel-de-Ville vaut-elle moins, vaut-elle mieux que le Charlemagne ? c’est à peine si j’ai le courage de poser ou de résoudre cette question. Il n’y a, selon moi, qu’une réponse à faire, c’est de rayer de la vie pittoresque de M. Schnetz les années 1833 et 1834. Qu’il reprenne l’an prochain une revanche éclatante ; que l’indifférence des curieux et de la critique pour ses deux dernières œuvres lui soit une leçon profitable et féconde ; qu’il puise dans le dédain et l’oubli un lumineux enseignement, et qu’il nous revienne en mars 1835 avec une scène de la vie romaine ou florentine digne des belles pages qu’il nous a déjà données.


Les deux plafonds qui manquaient au salon dernier sont enfin découverts. Henri iv à la bataille d’Ivry et Napoléon en Égypte sont-ils destinés à rehausser le nom de MM. Steuben et L. Cogniet ? Y a-t-il entre ces deux sujets si différens, mais si graves tous deux, et le talent particulier des deux peintres une parenté bien étroite ? À ne juger la difficulté de la tâche que par les œuvres précédentes des hommes qui devaient la remplir, il y avait peu d’espérances à concevoir. Pierre-le-Grand et Paul Ier avaient montré dans M. Steuben un penchant décidé vers l’emphase et le mélodrame. Le Saint Étienne de M. Léon Cogniet accusait une habileté laborieuse et patiente, mais une médiocre invention. La Bataille d’Ivry et Napoléon en Égypte n’altèrent pas le caractère de ces prémisses, et la conclusion se déduit d’elle-même. Le plafond de M. Steuben est d’une couleur fausse et ingrate ; la pantomime des acteurs est maniérée sans être saisissante ; les lignes et la musculature des chevaux n’ont de modèle nulle part. Il y a dans le plafond de M. Léon Cogniet plusieurs figures empruntées aux lithographies de Bellangé, quelques-unes même aux poèmes populaires de Charlet, qui s’arrangent assez mal à côté des généraux et des savans placés sur la même toile. Ce travail de marqueterie produit une impression mesquine.


Les tableaux envoyés de Rome par M. Horace Vernet seront selon toute apparence le testament de ce peintre ; et quel testament ! L’Intronisation de Léon xii, Judith, et Raphaël au Vatican étaient de pauvres compositions, mais seraient des chefs-d’œuvre auprès des deux toiles de cette année. L’héroïque maîtresse d’Holopherne travestie en soubrette d’opéra comique, le peintre de l’École d’Athènes et l’auteur du Jugement dernier, cloués sur une toile pour prononcer, sans se voir, des paroles qu’ils n’ont peut-être jamais dites, étaient des prodiges d’invention, si on les compare aux deux caricatures que M. Horace Vernet a signées de son nom cette année. S’il n’a rapporté de son voyage d’Alger que des études pareilles à ses Arabes écoutant un conte, c’est une grande pitié que son voyage. Louis-Philippe rentrant au Palais-Royal le 30 juillet 1830 est fort au-dessous du Camille Desmoulins, auquel pourtant je ne trouvais rien à comparer. Ainsi rien n’aura manqué aux profanations de ce talent vulgaire et déplorablement fécond. Après avoir hissé son nom jusqu’à la popularité, à l’aide de quelques batailles qui ne valent guère mieux que les couplets guerriers de nos boulevarts, il s’en est pris hardiment au prologue et à l’épilogue de la tragédie jouée par la France entière depuis quarante ans. Il a fait avec les prédications démocratiques de Camille Desmoulins, avec les barricades poudreuses du peuple de Paris, deux vulgarités qui ne pourraient servir de tenture à une auberge de village. Espérons que ses ouvrages de cette année seront les derniers de la liste. Espérons qu’il fera retraite, ou du moins qu’il ne touchera plus à l’histoire, et qu’il multipliera pour les admirations empressées de la bourgeoisie des compositions inoffensives telles que le Chien du régiment ou le Cheval du trompette.


M. Gudin promet d’aller rejoindre bientôt dans un oubli équitable l’auteur de Judith. Je ne sais quel nom donner à sa Fête du Lido. Les vagues de l’Adriatique semblent illuminées par des verres de couleur ; le quai de Venise chancelle comme un homme aviné. Je ne parle pas des figures placées sur les barques. Nous sommes habitués depuis long-temps à ne pas exiger de M. Gudin un dessin pur et correct ; mais le ciel est lourd, brumeux et terne. Au reste, il se fait peu de bruit aujourd’hui autour des toiles de M. Gudin. Quelques ames dévotes en qui prévaut encore la religion du passé continuent de répéter presque involontairement que M. Gudin est un grand peintre, et personne ne se donne la peine de les réfuter. Pourtant il y avait dans M. Gudin toute l’étoffe d’un homme habile, s’il eût résisté plus courageusement aux séductions de la flatterie. Il avait débuté avec éclat ; les applaudissemens l’ont perdu ; au lieu de monter, il n’a fait que descendre.


Le Larmoyeur de M. A. Scheffer est un retour prudent et heureux vers sa manière de 1831. Le peintre semble avoir compris qu’il s’entendait mieux aux pastiches de Rembrandt qu’aux silhouettes calquées sur les gravures de l’école allemande. Le succès du Larmoyeur sera plus grand et plus légitime que celui de la Marguerite de l’année dernière. La tête du Larmoyeur est belle, pas assez solide peut-être, mais d’une couleur ingénieusement souvenue. Quant au cadavre du fils, je l’aime moins ; le ton des lèvres est faux.


Le François Ier de M. Alfred Johannot signale un progrès éclatant dans la manière de l’artiste. Il y avait loin du conseiller Crespierre à Mlle de Montpensier. Il y a plus loin encore de cette composition au François  ier. En 1831, la peinture de M. A. Johannot était précieuse, timide et successive. Les morceaux étaient étudiés, mais ne se reliaient pas. En 1833, il avait atteint l’unité, mais sa pensée, quoique bien conçue, manquait de largeur et de développement. Pour couvrir sa toile, il avait encore recours à des personnages épisodiques dont l’absence n’aurait laissé aucun regret. Cette année, il a mieux fait ; il a mieux coordonné toutes les parties de son tableau. La pâte des figures est plus solide et plus nourrie, mais l’intention individuelle des personnages me semble trop explicite et trop officielle. On voit que chacun joue son rôle et s’inquiète de l’effet qu’il produira. Le roi de France et l’empereur sont bien posés ; mais peut-être la stature du prisonnier de Madrid est-elle un peu exagérée. La curiosité empreinte sur les visages espagnols, et mêlée d’une arrogante raillerie contre le vaincu, la consternation et la rage dessinées sur les visages français, sont un contraste heureux. Mais peut-être y a-t-il dans l’expression des physionomies une intention trop arrêtée. Peut-être les attitudes sont-elles trop symétriquement disposées. Ici l’art se nuit à lui-même à force de soins. C’est une composition très habile, et qui vaudrait mieux, je crois, si elle visait moins haut.


La Mort de Duguesclin, de M. Tony Johannot, quoiqu’elle ne présente pas une seule partie aussi curieusement achevée que plusieurs morceaux de sa toile de l’année dernière, est cependant un ouvrage d’une valeur plus sérieuse. La pantomime du guerrier est grave et bien sentie. Sa main débile, en serrant son épée, semble prier Dieu de lui donner un digne successeur. Les figures groupées autour du lit du mourant sont recueillies et pieuses comme elles doivent l’être. J’ai surtout distingué un page aux blonds cheveux, dont la douleur est pleine d’un religieux frémissement ; il semble qu’il s’étonne que Dieu reprenne à la France un héros tel que Duguesclin. Toute cette composition est très bien entendue. Je ne blâme pas le reflet azuré qui se projette sur les figures ; mais je regrette que les vêtemens et les armures dont la couleur est bien choisie, et qui se fondent dans une gamme harmonieuse, n’aient pas pris sous le pinceau un relief plus saisissant et plus décidé. Est-ce le temps, est-ce la volonté qui a manqué ? Je ne sais. Ici les détails ne nuisent pas à l’ensemble ; l’unité se comprend au premier regard ; mais il manque à l’achèvement des parties une persévérance plus soutenue.


Ce que j’ai dit de M. E. Champmartin l’année dernière, je me vois forcé de le dire encore cette année. C’est toujours la même élégance et la même facilité, mais toujours aussi la même insuffisance et la même tricherie dans l’exécution. Un portrait de femme, dans le salon carré, a plusieurs qualités du premier ordre. La tête est finement modelée ; les lignes de la bouche et des orbites sont pures et précises ; mais le cou et les épaules ne sont pas étudiés avec la même conscience que le visage, et puis les étoffes sont lourdes. Le Fils du duc Decazes est bien posé ; la tête est jeune, vivante, accentuée ; le vêtement a de la grâce ; pourquoi sa main est-elle si molle, si passée, si indécise ? Pourquoi n’y a-t-il ni phalanges, ni contours ? Entre tous les portraits de M. Champmartin, celui que je préfère cette année, c’est un portrait d’enfant, à cheveux blonds, en gilet clair, avec une colerette de mousseline. La tête est délicate et transparente ; les yeux sont vifs et joyeux ; les lèvres sont vermeilles et humides. Je voudrais pouvoir en dire autant d’un portrait d’officier-général dont la main droite est fourrée sous l’habit ; mais cette main est une négligence impardonnable. La partie dorsale placée entre la manche et l’ouverture de l’habit est si lourdement indiquée qu’on a peine à distinguer ce que c’est. Il ne faut pas se lasser de répéter à M. Champmartin les louanges et les reproches qu’il mérite : il est supérieur à tous les autres portraitistes, mais il est évidemment inférieur à ce qu’il pourrait être.

Les miniatures de Mme L. de Mirbel sont cette année, comme aux deux derniers salons, d’une irréprochable perfection. Au moins c’est tout ce que j’ai à dire du dessin et de la couleur de ses figures. Les vêtemens gagneraient peut-être à être étudiés avec moins de détail, et donneraient aux figures une valeur plus grande. Le duc Decazes et le comte Anatole Demidoff sont des chefs-d’œuvre de grâce et de vérité. Le seul reproche que j’adresserai à Mme de Mirbel, c’est d’avoir placé derrière une tête de femme une draperie qui, pour être belle en elle-même et assez bien traitée, n’en est pas moins d’un effet assez fâcheux, puisqu’elle trouve moyen d’alourdir une tête dont le regard et la chair sont pleins de vie. Au point où elle est placée, l’auteur n’a plus maintenant de conseils à recevoir ; il n’y a plus qu’à lui souhaiter des modèles dignes de son pinceau, par la pureté harmonieuse des contours, par la vivacité expressive des physionomies, comme aussi par la richesse de la couleur.

M. Camille Roqueplan, qui jusqu’ici avait trouvé dans l’imitation ingénieuse de Bonington, et parfois aussi dans le pastiche patient de quelques maîtres français tel que Watteau, la fortune et la popularité de son nom, a voulu cette année conquérir une gloire plus haute et plus difficile. Il paraît avoir complètement oublié l’échec très légitime de son Espion. Il a cru sans doute que le roman de Mérimée lui serait une inspiration plus heureuse que Rob Roy ; il a détaché de ce beau livre le chapitre le plus énergique et le plus émouvant, celui où Diane de Turgis, plus amoureuse de son Bernard au moment de le perdre, essaie par ses caresses furieuses de le convertir à la foi catholique et de le sauver du massacre des huguenots. La tâche était rude. Comment M. Roqueplan l’a-t-il remplie ? Il a mis au carreau, sur une toile de dix pieds, une aquarelle qui aurait eu bonne grace dans un album, et qui, j’en suis sûr, aurait fait les délices d’un salon ; il a espéré que la coquetterie chatoyante de son pinceau, son habileté à traiter les étoffes, le dispenseraient, même dans un cadre aussi vaste, du choix des lignes, de la logique du dessin, et de l’achèvement individuel des morceaux. Toutes les qualités, en effet, qu’il a montrées dans ses improvisations quotidiennes se retrouvent au même degré dans sa Diane de Turgis. Mais ces qualités, très suffisantes pour la destination qu’elles avaient d’abord reçue, sont loin de convenir au nouveau dessin de M. Camille Roqueplan. La robe est d’une couleur éclatante, la croisée est bien faite, le vêtement de Bernard est d’un ton heureux ; mais où sont les membres de Diane ? Est-il possible de les deviner sous les plis de l’étoffe ? Comment justifier le geste et l’attitude de Bernard ? Et les têtes ! Comment retrouver dans le masque de l’amoureux huguenot les élémens les plus indispensables qui servent à la construction du visage ? C’est une indication, une ébauche, qui, sur une feuille de papier, amuserait dix minutes, et témoignerait d’une remarquable facilité. Mais ici il s’agissait d’autre chose. Pour aborder la grande peinture, il faut accepter sans réserve toutes les conditions, toutes les exigences de cet art nouveau qui n’a rien à faire avec les esquisses et les croquis. Il faut dessiner sérieusement tous les contours, ménager avec une avarice vigilante les reflets et les ombres qui pourraient éteindre ou exagérer la forme des acteurs. Or, de toutes ces conditions si impérieuses et si évidentes, M. Roqueplan ne s’est guère soucié. Son tableau ne soutient pas l’analyse ; il ne peut être estimé quelque peu qu’avec une lorgnette retournée. Ramené ainsi à ses dimensions primitives, à celles qu’il n’aurait jamais dû dépasser, c’est une vignette qui, confiée au burin d’un habile graveur, pourrait illustrer le livre de Mérimée, mais serait fort au-dessous des Smirke et des Johannot pour l’énergie et l’accent des personnages.

Son Antiquaire est peut-être ce qu’il a jamais fait de mieux dans les limites de sa manière. Les marmots ne sont pas d’un dessin très arrêté, mais sont bien à leur place. La gouvernante est un peu lourde ; mais elle n’a pas grande importance. La gracilité maladive du visage de l’antiquaire est peut-être exagérée ; mais la robe de chambre est admirablement faite, et puis le sujet principal de la toile, l’armoire sculptée, les porcelaines, les curiosités de toute sorte entassées dans ce cabinet bienheureux sont traitées avec une adresse merveilleuse. Évidemment M. Roqueplan devrait s’en tenir à ce genre de peinture, où il excelle, et ne pas tenter dans un genre plus périlleux un troisième échec, plus désastreux peut-être que celui de l’Espion et de Diane de Turgis.


Je voudrais pouvoir louer M. Eugène Isabey, car son talent m’a toujours inspiré une vive sympathie. Il y a dans l’éclat et la magie de son pinceau quelque chose de si éblouissant et de si riche que la raison a beaucoup à faire pour imposer silence à la curiosité. Il faut laisser au plaisir des yeux le temps de s’apaiser et de s’attiédir avant d’essayer sur une toile de M. Isabey l’analyse et la réflexion ; mais une fois l’heure venue, la critique ne peut sans injustice se montrer indulgente. Le Cabinet d’antiquités est le plus fastueux, le plus insensé gaspillage que M. Isabey ait jamais fait jusqu’ici. C’est la dépense la plus folle, la prodigalité la plus inexcusable que nous ayons à lui reprocher, à lui qui déjà si souvent a fait un monstrueux abus des belles qualités que nous lui connaissions. Ce qu’il a fallu de dons heureux et de science vraie pour atteindre au lazzi séduisant de cette année peut à peine se calculer. Les vases, les armures, les parchemins, les tapis, sont touchés avec une adresse merveilleuse ; mais où est la perspective de cette chambre, de quel côté sommes-nous ? Le fauteuil ne va-t-il pas tomber ? La chambre ne menace-t-elle pas de tourner sur elle-même ? Que signifie la titubance égarée de ces murs, de ces meubles et de ces livres ? Et puis cette couleur si séduisante est une couleur fausse. Il n’y a pas dans cette profusion de richesses une seule pièce frappée à l’effigie royale. Les murs sont d’agate, les livres sont en ivoire, en argent, mais ne sont à coup sûr ni de papier ni de parchemin ; le fauteuil est de cuivre ; tout cela est chatoyant, mais étrange ; tout cela est joli, mais n’est pas beau. C’est une déplorable dépravation, une licence effrénée, un libertinage de pinceau sans exemple jusqu’ici : c’est donc pour nous un devoir impérieux de blâmer hautement le scandale de cette peinture que le succès n’absout point. Nous arrivons trop tard peut-être, et nos conseils ne seront pas entendus. Les applaudissemens empressés d’une foule ignorante étoufferont notre voix ; mais ici la vérité importe assez pour qu’on la répète à plusieurs reprises. Peut-être qu’un jour les applaudissemens se ralentiront ; alors notre voix sera entendue, et l’on saura si nous nous sommes trompés.


Entre les trois paysages de M. Paul Huet, celui que je préfère, c’est une Vue des environs de Honfleur. La Vue du château d’Eu et la Vue générale d’Avignon ne me plaisent pas autant. Il y a dans les premiers plans de la Vue d’Avignon plusieurs morceaux très habilement traités ; les terrains et les murailles sont d’une pâte excellente, mais la silhouette de ces premiers plans n’est pas heureuse. Malgré l’habile combinaison des couleurs distribuées sur le devant de la toile, l’œil est loin d’être satisfait et cherche long-temps ce qu’il ne peut trouver, je veux dire l’harmonie linéaire, sans laquelle il n’y a pas de composition pittoresque. À proprement parler, le sujet réel du tableau, la Vue générale d’Avignon, ne se trouve guère qu’au-delà du second plan. Or, il est impossible qu’un sujet placé à une pareille distance soit écrit avec une netteté assez précise et assez sévère pour que le regard le plus attentif n’aperçoive pas à travers la brume ce qu’il voudrait voir dans un air pur et diaphane. Cet inconvénient est très grave. Quelle que soit l’ingénieuse exécution de ce troisième plan, l’importance exagérée des deux premiers ôte à la toile son unité optique, et partant son unité poétique. La Vue de Rouen au dernier salon avait aussi des premiers plans d’une assez grande importance ; mais, comme la disposition des lignes permettait à l’œil d’aborder sur-le-champ le sujet principal, l’unité n’était pas détruite.

Jamais peut-être M. Paul Huet n’avait apporté dans l’exécution des détails une patience aussi persévérante que dans les premiers plans de sa Vue d’Avignon. À ne les estimer que selon leur mérite pittoresque, indépendamment de la composition à laquelle ils se rattachent, c’est une suite de morceaux excellens. Pareillement, en supposant au bord du cadre les mêmes détails avec une silhouette plus harmonieusement découpée, la vue générale de la ville ne pourrait manquer de plaire par l’heureuse distribution des masses, par la fuite des lignes. Le ciel est d’un ton chaud et clair ; c’est presque un ciel d’Orient. Mais, par malheur, il y a dans cette toile deux parties bien distinctes, qui ne sont pas reliées ensemble ; c’est de la bonne peinture, ce n’est pas un bon tableau.

Il y a sur la Vue du château d’Eu d’autres critiques à faire, mais très différentes. Il n’y a rien à blâmer dans l’arrangement linéaire, rien à reprendre dans la succession des masses. La gamme générale des tons est bonne, mais l’ensemble de la toile est privé de relief et de solidité. Il manque à l’achèvement de cette composition une qualité qui se devine mieux encore qu’elle ne se définit : la précision uniformément dégradée de toutes les parties, qui met chaque chose à sa place et à son plan, et ne permet pas à l’œil de s’égarer long-temps avant de se fixer.

La Vue des environs de Honfleur ne mérite aucun de ces reproches. C’est une composition d’un style très arrêté, très pur, très clair et très harmonieux. J’ai retrouvé dans cette toile toute l’invention et toute la naïveté que M. Huet avait précédemment montrées en 1831 dans son Effet de soir, en 1833 dans son paysage composé ; mais ces qualités sont ici unies par une plus étroite alliance. La poésie se marie à la réalité, l’une et l’autre se soutiennent mutuellement, et l’on n’a pas à regretter, comme dans les deux toiles des années précédentes, le sacrifice de plusieurs parties importantes de l’exécution à l’effet général du tableau.

Les rochers et les terrains à gauche sont d’un relief admirable. La grève qu’on aperçoit sous les flots amincis est d’une couleur heureusement saisie. Le ciel est noir et chargé sans être lourd. Ici ce n’est pas seulement de la bonne peinture, c’est un excellent tableau.

Les eaux-fortes du même auteur rivalisent de transparence et de légèreté, de grandeur et de souplesse avec les meilleurs ouvrages de l’école flamande. La gravure ainsi comprise est une véritable peinture, tant elle est vivante et animée. Il y a dans les quatre planches que nous avons au Louvre plusieurs mérites variés qui n’appartiennent qu’aux maîtres. L’écorce, les branches et le feuillage des arbres sont touchés avec une simplicité savante. La toiture des chaumières est si doucement estompée qu’on a peine à comprendre comment l’eau-forte a pu atteindre à ce résultat. Il est fort à souhaiter que M. Huet traduise lui-même de cette manière quelques-uns de ses tableaux.

M. Godefroy Jadin a fait de grands progrès. Sa Vue prise à Montfort l’Amaury est très supérieure à ses précédens ouvrages ; son paysage de 1831 était réel, mais froid. Son paysage de 1833, une allée de Compiègne, était d’une couleur plus riche et plus saisissante, mais les feuilles et les branches manquaient d’air et de légèreté. Cette année l’auteur a choisi un sujet original et simple. Les vaches qu’on aperçoit presqu’au sommet de la toile donnent de la grandeur et de la nouveauté à la composition. Les terrains des premiers plans à gauche et à droite sont d’une solidité remarquable ; la plaine qui couronne le cadre est d’une bonne saillie ; l’indication linéaire des sentiers qui mènent du bas-fond à la plaine est précise sans être dure. Il est fort à regretter que cette toile soit placée trop haut maintenant pour pouvoir être étudiée sans fatigue ; elle devrait être à hauteur d’appui, et l’œil alors détaillerait à loisir toutes les beautés de l’ouvrage. Jusqu’à présent M. Jadin n’a pas prouvé qu’il fût doué de l’Invention, mais lorsqu’il choisit heureusement son sujet et qu’il trouve dans la nature qu’il a sous les yeux de quoi suffire à toutes les exigences de la composition, il tire bon parti de son modèle. Cette fois-ci par exemple il a trouvé un poème tout fait, et il a su le rendre à merveille.

Ses aquarelles de nature morte sont des chefs-d’œuvre de vérité. Personne en France que je sache ne pourrait lutter avec lui dans ce genre qu’il a si profondément étudié pour la finesse des détails et le choix des tons.


M. Cabat, encouragé par ses premiers succès, a marché plus hardiment dans la voie de rénovation historique où il s’était engagé. Ses paysages de cette année, malgré le baptême qu’il leur donne, n’ont pas grand’chose à démêler avec la nature qu’il a voulu traduire. Il a fait des progrès incontestables dans la manière souvenue qu’il avait adoptée ; mais cette manière en se perfectionnant, en se rapprochant de plus en plus des maîtres flamands et hollandais, semble avoir perdu en naïveté ce qu’elle gagne en précision.

Ce n’est pas que je prétende au moins mettre les toiles de M. Cabat à côté des Ruysdaël et des Hobbema ! Non, sans doute. Mais il y a entre la sobriété systématique du jeune peintre français et la sobriété naïve de ces deux maîtres une parenté singulière et frappante. L’Étang de Ville-d’Avray, la plus étendue des toiles de M. Cabat, n’est pas celle que je préfère : les terrains et le gazon à gauche sont d’une façon exquise, je l’avoue ; mais la route est dure en voulant être solide ; le bouquet d’arbres qui s’avance sur l’étang est lourd à force d’être détaillé. Plusieurs de ses petites toiles me semblent fort supérieures à celle-ci ; je citerai particulièrement celle où les arbres à gauche sont d’une ramure et d’un feuillage tellement clairs et ténus, qu’ils se découpent sur le ciel comme une dentelle. Ici l’imitation des maîtres flamands est moins prochaine et moins sensible.

Je suis loin de vouloir m’inscrire contre la popularité si promptement acquise à M. Cabat. J’estime sérieusement les qualités qu’il a révélées jusqu’ici, mais je souhaiterais de grand cœur qu’il abandonnât les galeries pour les voyages, et qu’il appliquât à la réalité le singulier talent d’imitation qu’il n’a jusqu’ici exercé que sur les chefs-d’œuvre flamands.

Il aura quelque difficulté sans doute à triompher de ses habitudes, il lui en coûtera bien un peu pour renoncer à la pratique des secrets qu’il a découverts et que la foule applaudit. Mais s’il veut devenir un artiste éminent, il faut qu’il s’abstienne désormais d’interpréter la nature autrement que par lui-même ; il faut qu’il prenne le parti de ne plus la voir à travers ses souvenirs ; il faut qu’il la contemple dans sa nudité, dans sa richesse, dans sa diversité âpre ou harmonieuse, qu’il la mutile ou la complète selon les besoins de la poésie, qu’il la décompose et la reconstruise après l’avoir profondément étudiée ; c’est à ce prix seulement que son nom pourra prendre dans l’histoire une valeur durable.


Nous avons enfin cette année le Soldat de Marathon de M. Cortot. Ce morceau, dont on parle depuis plusieurs années, devait, assure-t-on, ramener dans la statuaire française l’orthodoxie si dangereusement entamée par des schismes nombreux. Ceux qui avaient vu le modèle en parlaient avec une religieuse admiration. Quoique les précédens ouvrages de M. Cortot, et tout récemment son Maréchal Lannes, nous eussent disposé à l’incrédulité, nous avons étudié attentivement le Soldat de Marathon pour vérifier ces fastueuses prophéties. Nous ne contesterons pas l’habileté patiente, le talent de praticien consommé qui a présidé à l’achèvement du torse et des membres. Le marbre de cette statue est travaillé avec une précision rare : ni le temps, ni les soins n’ont manqué à la pensée de l’artiste ; mais où est cette pensée ? Cette attitude est-elle bien celle d’un mourant qui annonce une victoire ? S’il faut en croire les initiés, les lignes et les mouvemens ont été plusieurs fois modifiés avant que le ciseau timide de l’auteur s’enhardît à entamer le bloc. Rien n’a été donné au hasard. Il n’y a pas une inflexion musculaire qui puisse être prise pour une improvisation irréfléchie ; tout a été calculé, mûri, laborieusement prémédité. Or, je le demande, y a-t-il dans le geste du soldat ce mélange d’enthousiasme et de défaillance qui semble indispensable au sujet ? Il y avait, j’en conviens, de grandes difficultés à vaincre. La pensée à traduire n’avait pas l’unité simple que la statuaire doit préférer plus encore que la peinture, puisque ses ressources sont plus étroitement limitées. Mais cependant on pouvait circonscrire la défaillance dans l’affaissement général du torse et des membres, et graver dans le regard, dans la bouche, dans l’expression entière du visage, la résignation glorieuse du vainqueur et la joie de ses derniers momens. Je ne sache pas qu’il soit possible à l’analyse la plus déliée, la plus complaisante et la plus sagace, de démêler dans la statue de M. Cortot les deux sentimens qui devaient présider à la composition. On peut regarder long-temps le marbre qu’il a ciselé sans deviner ce qu’il signifie. Pour moi, je l’avoue, je n’y peux lire, ni les approches de la mort, ni l’exaltation du triomphe. Je n’y vois qu’un modèle humain assez scrupuleusement, mais aussi assez lourdement copié. La tête est une réminiscence très évidente de l’Alexandre mourant dont le masque est accroché aux murs de tous les ateliers. La ligne du dos et de la hanche droite est pénible plutôt que vraie. Le bras gauche n’est pas étudié avec la souplesse et le détail qu’on avait lieu d’espérer. Le torse, et principalement la partie pectorale, est divisé en plans purs et harmonieux ; mais chacun de ces plans semble plutôt le souvenir de morceaux connus que l’inspiration de la nature. Le mouvement du bras droit est tourmenté, mais n’exprime rien. Le type du pied droit qui, dans un morceau évidemment académique, devrait avoir de la noblesse et de la beauté, est pauvre, mesquin, et ne pourrait à coup sûr être proposé pour modèle. La musculature entière de la jambe gauche est ronde, vaguement accusée, et ne témoigne pas de la patience de l’auteur aussi clairement que le torse.

Je suis donc loin de penser que M. Cortot détrône cette année les noms déjà populaires et ceux qui promettent de le devenir. À ne considérer que l’ensemble de sa statue, c’est un travail d’une irréprochable nullité. Il règne dans la masse une correction générale et mathématique qui commande d’abord l’attention, mais qui ne peut intéresser long-temps. Ce qui manque au Soldat de Marathon, c’est la vie, l’animation, l’individualité. Or, l’étude attentive des marbres antiques, si persévérante qu’elle soit, atteint rarement à la création ; elle permet tout au plus d’arriver à une marqueterie qui peut séduire quelques esprits négatifs et leur sembler préférable à l’invention et à l’originalité. Mais le nombre de ces esprits diminue heureusement de jour en jour, et l’on commence à comprendre que le statuaire ne peut pas plus se dispenser que le peintre de concevoir et d’inventer ce qu’il exécute. On estime à sa juste valeur l’art de reproduire les morceaux connus, et l’on sait très bien n’accorder le premier rang qu’à ceux qui mettent leur ciseau au service d’une pensée personnelle. Or, M. Cortot n’est pas de ces derniers. C’est pourquoi il faut reléguer son nom parmi les praticiens habiles, et le rayer de la liste des statuaires.

Le groupe de M. Pradier, un Satyre et une Bacchante, n’est pas non plus une invention originale. Il y a dans ce morceau, très remarquable d’ailleurs, bien des parties qui, sans rappeler littéralement les statues antiques, ont cependant avec l’art grec une parenté si intime et si frappante qu’on est forcé de s’expliquer le travail de l’auteur plutôt d’après les lignes dès long-temps gravées dans sa pensée que d’après la nature qu’il avait sous les yeux. Cette fois-ci encore comme dans les précédens ouvrages de M. Pradier, les deux têtes sont nulles. Il semble qu’il ait pris le parti de n’attacher aucune importance à l’achèvement et à l’expression du visage. Sans doute il se rencontre dans la sculpture romaine quelques morceaux d’un rare mérite où les têtes ne signifient rien. Mais je ne crois pas qu’il faille invoquer l’autorité de ces morceaux incomplets. Quel que soit l’âge d’un marbre, il ne faut jamais y admirer que les belles choses. Ceci est une grande trivialité, mais pourra sembler un paradoxe à plusieurs statuaires de nos jours.

Toute la partie antérieure du torse de la bacchante est traitée avec une souplesse, une élégance, une précision très remarquables. Enfoui à quelques lieues de Marseille ou de Nîmes, ce morceau serait de force à mystifier plus d’un antiquaire. Le bras gauche du satyre est modelé avec une richesse et une vérité très rares. La draperie est systématique et sèche. Si, après avoir admiré la vérité locale de certaines parties de ce groupe, on vient à rechercher la vérité vivante et générale, on est loin d’être aussi satisfait. Ainsi, par exemple, la contraction musculaire du bras gauche du satyre, très bien rendue, est assurément exagérée. La résistance de la bacchante n’est pas assez vive, assez opiniâtre pour motiver un effort aussi énergique. J’en dirai autant des impressions digitées inscrites si habilement sur le torse et principalement sur les côtes du satyre. Il y a là un grand talent d’exécution ; mais ces impressions supposeraient des contractions musculaires que l’attitude du satyre n’explique pas suffisamment.

Ce qu’il faut louer dans le groupe de M. Pradier, c’est une merveilleuse interprétation de l’antiquité. Évidemment, l’auteur ne voit dans les chefs-d’œuvre de nos musées qu’un type d’élégance et de beauté qu’il s’applique à rajeunir par l’étude de la nature plutôt qu’à reproduire littéralement. Je ne crois pas que cette route soit la plus vraie et la plus heureuse. Je ne crois pas que les plus beaux ouvrages doivent exciter dans l’âme de l’artiste autre chose que l’émulation et l’enthousiasme. Je ne crois pas qu’il faille, dans l’invention d’un groupe, se préoccuper jamais des lignes et des plans qu’on a vus ailleurs. Il faut apprendre des anciens ce qu’ils possédaient éminemment, la grâce et l’harmonie, mais sans perdre de vue le but qu’ils ont si glorieusement touché, pour chercher à l’atteindre en suivant une voie personnelle et originale.

Ce qui manque aux ouvrages de M. Pradier, et en particulier à son groupe de cette année, c’est l’invention. Il traite admirablement un torse, un membre ; il rivalise avec les antiques les plus achevés dans certaines parties de ses ouvrages. Mais son travail manque de suite et de logique. À côté d’un morceau traité dans le système sobre des anciens, à côté d’une épaule savamment interprétée d’après le souvenir de l’art grec, on trouve un bras bon en lui-même qu’il a pris plaisir à copier dans tous ses détails, d’après la nature qu’il avait sous les yeux. Cette confusion adultère de la beauté systématique et de la nature réelle ôte à ses ouvrages l’harmonie et l’unité qui éclatent si puissamment dans les ouvrages de l’art antique.

C’est pourquoi M. Pradier qui, par son exécution savante, se place au premier rang, est fort au-dessous des modèles qu’il se propose et qu’il veut rappeler.

Il est fort à regretter que M. David n’ait envoyé au Louvre, cette année, que deux bustes, un médaillon et une statue de sainte Cécile. J’aurais voulu voir exposés publiquement le modèle du Philopemen qui prendra place aux Tuileries, le modèle du bas-relief destiné à l’arc de Marseille, et aussi les portraits de Béranger, de Sieyes, de Merlin de Douai, de Grégoire. La Grèce aura bientôt une statue de jeune fille qui essaie de lire sur une pierre tumulaire le nom de Marcos Botzaris. Pourquoi tout cela n’est-il pas venu au Louvre ? Ce n’est pas assez de laisser voir ses ouvrages à quelques amis d’élite ou à quelques curieux privilégiés. M. David se doit à lui-même de montrer, toutes les fois que l’occasion s’en présente, les ouvrages dont il décore la France et dont plusieurs iront au-delà des mers pour ne plus nous revenir. Son Jefferson est aujourd’hui à Philadelphie. Encore quelques jours, et sa Jeune fille grecque partira par les soins du prince Soutzo. Heureusement, les ouvrages que nous avons cette année au Louvre peuvent donner lieu à des réflexions qui atteindront par analogie les ouvrages qui nous manquent. Béranger, Sieyes et Merlin me semblent fort supérieurs au Cuvier et au Paganini. Mais le médaillon de Casimir Périer se peut comparer aux meilleurs portraits de David. Je retrouve bien dans cette figure la volonté supérieure à l’intelligence, la colère contenue, qui faisaient le fonds du caractère du modèle. L’enchâssement de l’œil qui semble regarder l’ennemi et mesurer le danger, le pli des lèvres étroites et comprimées, signe manifeste d’une volonté opiniâtre qui s’irrite de l’obstacle, mais ne s’en laisse pas abattre ; l’écartement maladif des ailes du nez, tout dans cette physionomie pensive et souffrante révèle le tumulte intérieur qui a dévoré en quelques mois l’homme que la tribune avait épargné pendant quinze ans.

Voici pourquoi je préfère Béranger, Sieyes et Merlin à Cuvier et à Paganini. La bonhomie naïve, l’analyse pénétrante et déliée, la pensée sereine et puissante, inscrites sur les trois premières figures, font de ces trois portraits des chefs-d’œuvre du premier ordre ; les lignes sont simples, et les proportions gardées sont celles de la nature. La tête de Paganini, comme celle de Goethe, n’est ni simple ni harmonieuse ; il y a dans l’exaltation de cette physionomie quelque chose de fébrile et de délirant qui perd beaucoup à être exagéré ; tout comme le caractère dialectique gravé en traits ineffaçables sur les arcades orbitaires de Goethe semblait monstrueux dans le buste d’ailleurs très remarquable que David nous en a donné. En général, il n’y a que les lignes simples et harmonieuses qui puissent être impunément amplifiées ; tout ce qui est exagéré, insolite, bizarre dans la nature devient volontiers difforme en doublant de volume. Ceux qui ont vu Paganini ne seront pas étonnés en voyant le bronze qui est au Louvre ; mais il eût mieux valu simplifier sous l’ébauchoir les singularités du modèle. Sans répudier aucun des traits de la physionomie, sans exclure aucun des accens de cette tête puissante, il eût été bon de ramener toutes ces choses aux lois harmonieuses de la statuaire ; d’interpréter, sans les appauvrir, les mobiles expressions qui se succèdent et s’effacent sur la physionomie de l’artiste génois. Il y a de grandes qualités dans le buste que nous avons ; mais ces qualités seraient plus saillantes encore, si le buste exécuté dans de moindres proportions avait été modelé plus simplement.

Pareillement, le buste de Cuvier, dont les cheveux sont admirables, gagnerait beaucoup à être réduit. Les yeux et les lèvres sont très bien étudiés ; mais les lignes du profil ne sont pas assez pures pour être amplifiées. La tête est pleine d’intelligence et de sagacité, mais le caractère sénile du visage, en troublant la pureté des contours, commandait au statuaire de ne pas exagérer les misères de l’âge. Vingt ans plus tôt, le masque de Cuvier aurait été impunément amplifié dans les mêmes proportions sans présenter comme aujourd’hui le rapprochement mesquin du nez et du menton que la statuaire peut aborder quelquefois, mais qu’elle doit corriger plutôt qu’accentuer.

La sainte Cécile est gracieuse, jeune et recueillie, mais elle est trop timide pour être inspirée. La tête est belle, mais ce n’est pas une tête de sainte Cécile. Quant à la draperie, c’est un compromis savant, mais inacceptable selon moi, de la sculpture antique, de la sculpture gothique et de la sculpture de la renaissance. Ainsi, dans certaines parties, le nu se voit sous la draperie comme dans la sculpture antique ; ailleurs la draperie, amoureuse d’elle-même, ondoie et se joue sans s’inquiéter de rien traduire, comme il arrive aux artistes de la renaissance ; ailleurs, enfin, la draperie engage le nu sans le traduire et sans montrer à l’œil des lignes harmonieuses, comme on le voit dans les statues qui décorent des cathédrales ; c’est un ouvrage habile, mais ce n’est pas un des meilleurs de M. David.

La Prise d’Alexandrie, par M. Chaponière, est un bas-relief plein de qualités excellentes ; mais, selon moi, il y a deux critiques très graves à faire sur ce morceau. En premier lieu, l’exécution est trop uniformément avancée partout. Il n’y a point de sacrifices et partant point de clarté dans les faits. Toutes les figures sont également faites ; c’est pourquoi l’intérêt hésite avant de se fixer. En second lieu, le parti ronde-bosse, adopté par l’artiste, permettra difficilement à la lumière d’éclairer les figures qu’il a créées. Profilées sévèrement sur des plans moins distans l’un de l’autre, elles auraient été, je m’assure, plus intelligibles.

Mais il faut louer dans ce bas-relief une composition très bien entendue, l’économie des lignes, la sobriété des attitudes, le geste et l’accent des figures. À la droite de Kléber il y a un groupe très beau ; c’est celui d’un jeune Arabe qui reçoit dans le cou la baïonnette d’un de nos soldats, défendu par un Bédouin qui a jeté son burnouss, et qui offre au fer sa poitrine nue. À ses pieds est un Mameluck qui attend la mort avec résignation, et qui semble reprocher au ciel la défaite des siens. La figure de Kléber a de la grandeur et de l’énergie. Sans nul doute ce bas-relief sera l’un des meilleurs, sinon le premier, de l’arc de l’Étoile.

Le Passage du pont d’Arcole, par M. Feuchère, est fort inférieur au précédent morceau. L’exécution est lâchée ; les figures sont plutôt indiquées que faites : c’est une esquisse préparée assez facilement, mais qui a le grand malheur de rappeler, sans l’enrichir, une toile populaire d’Horace Vernet. Or, quand bien même le tableau d’Horace Vernet serait excellent, ce que je nie, ce ne serait pas une raison pour traduire sur la pierre ce qui conviendrait à la toile.

Les bronzes envoyés par M. Barye nous ont montré sous une forme plus exquise les groupes d’animaux du salon dernier. Le bronze est décidément ce qui convient le mieux à la manière de cet artiste. Son beau lion de l’année dernière devrait être fondu et non pas sculpté. Il faut le dire à la honte du public, et moi-même, qui n’en puis douter, je rougis en l’avouant, il y a parmi les curieux une insouciance si profonde que j’ai entendu confondre avec les admirables ouvrages de Barye des masses sans forme, sans lignes, sans individualité devinable, signées du nom de M. Fratin. C’est bien la peine, n’est-ce pas, d’être un artiste du premier ordre pour se voir ravaler au même rang que les praticiens les plus maladroits ! Soyez donc Corneille, pour être appelé Mairet ; soyez Landseer ou Barye, pour être appelé Fratin.

Je dois louer un jeune berger de M. Maindron. Le torse est modelé naïvement, la tête est bonne ; les cheveux sont bien traités ; l’attitude est vraie ; les épaules et le dos ne sont pas aussi soutenus que la poitrine. Le chien ne vaut pas l’enfant, mais c’est un bon début.

L’Ulysse de M. Auguste Barre s’est amélioré dans le marbre. Le modèle en plâtre de son David est une étude faite avec soin, mais ce n’est qu’une étude. C’est la réalité assez bien copiée, mais qui semble attendre que l’art la transforme et l’épure pour l’élever jusqu’à lui. Si plus tard l’invention et la pensée viennent en aide à la main déjà très habile de l’auteur, nous aurons peut-être de lui des ouvrages remarquables. Aujourd’hui il n’a encore amassé que des matériaux pour un avenir inconnu.

J’aurais voulu parler avec détail du fronton de la Madelaine, de M. Lemaire. J’aurais voulu montrer tout ce qu’il y a de mesquin, de laborieux et d’impuissant dans cette composition marquetée, qui procède de tout excepté de la pensée, qui n’est ni païenne ni catholique, et qui occupe aujourd’hui sans la remplir la plus belle place qu’un statuaire puisse espérer pour son œuvre. Mais je répugne à l’analyse d’un bas-relief où les figures ne sont pour la plupart que des souvenirs maladroits et tronqués de morceaux connus. Quand la pluie et la brume auront noirci la pierre, la gloire aujourd’hui si éclatante de l’auteur ira rejoindre dans un oubli judicieux la gloire autrefois splendide de celui à qui nous devons le fronton de la chambre.

J’ai long-temps hésité avant de croire au témoignage de mes yeux en lisant au bas d’un buste de Rossini le nom d’un sculpteur florentin singulièrement célèbre en Europe, celui de Bartolini. Jamais le vieil adage latin omne ignotum pro magnifico n’a été plus tristement réalisé. Nous avons tous vu un buste de Rossini, par David, vivant, spirituel, moqueur, indolent et voluptueux ; nous avons tous vu le masque mobile et fin du maître ingénieux et inépuisable qui a traduit toutes les variétés de la passion depuis Desdemona jusqu’à Ninetta, depuis Semiramide jusqu’à Tancredi. Y a-t-il dans le marbre du maître florentin rien qui rappelle ce modèle précieux ? Mon Dieu ! non. C’est une sculpture sèche, ronde, pauvre, mesquine, misérablement petite. Les yeux ne voient pas ; la bouche ne pourrait parler ; les cheveux découpés en lanières grêles et amincies ne pourraient flotter au vent. En présence de cette gloire si grande et si déplorablement démentie, les vers de Juvénal me reviennent en mémoire : Expende Annibalem… Est-ce donc là tout ce qu’on trouve derrière le nom de Bartolini, de ce nom si vanté par les touristes, si glorieux dans le journal de Byron ? Byron, il est vrai, se connaissait en statuaire à peu près comme Napoléon en musique, c’est-à-dire très mal. Mais sur les choses qu’il ignorait, il répétait volontiers l’avis des autres. Il y a donc eu en Italie une foule pour admirer Bartolini, et voilà ce qu’il nous envoie. Le buste florentin peut aller de pair avec la toile de M. Bruloff. Les gazettes milanaises ont fait au Dernier jour de Pompei une gloire qui s’est accréditée dans toutes les capitales de l’Europe. Aujourd’hui nous avons le chef-d’œuvre, et le courage nous manque pour le railler ; car l’impuissance et la vulgarité méritent autre chose que la moquerie.

Nous attendions les trophées de M. Etex, destinés à l’arc de l’Étoile. Ces trophées ne sont pas venus. Une maladie douloureuse enlève pour quelques mois le jeune artiste à ses travaux. Le buste de M. Charles Lenormant, de M. Etex, est une étude assez facilement faite, mais incomplète sous le double rapport de l’art et de la réalité. Les plans du modèle sont simples, j’en conviens, mais ils ont moins de rondeur que le marbre. Et puis le ciseau ne doit jamais oublier qu’il faut regagner en souplesse ce qu’on perd en transparence. Pour Mme Tastu, la faute est plus grave encore. Le modèle est riche et le marbre est pauvre. La courbe des orbites, si pure et si grande dans la nature, ne se comprend plus dans le marbre ; et pourquoi ? parce que l’artiste a choisi le regard dans un moment malheureux. Au lieu de prendre le champ de l’œil au moment où la paupière, repliée sur elle-même, disparaît presque entièrement pour ne plus laisser apercevoir qu’une ligne mince et diaphane, il a choisi l’instant où la paupière, à demi abaissée sur le globe de l’œil, n’a ni la grâce du regard ni la beauté du sommeil. Cet accident, en diminuant les proportions de l’œil, ôte à l’orbite sa majesté primitive. Les lèvres sont pincées comme dans un mouvement d’impatience ; le nez semble amaigri sous la douleur. Ceci est une grande leçon pour les portraitistes. Il y a des heures nombreuses où les modèles les plus heureux ne se ressemblent pas à eux-mêmes ; à ces heures-là il ne faut pas regarder la nature si on veut la copier.

Il y a pourtant dans ces deux bustes une harmonie assez remarquable. Les cheveux de Mme Tastu sont étudiés dans un bon principe, mais ne sont pas amenés à la légèreté qu’ils devraient avoir. Il est visible que M. Etex, enhardi par le succès de son Caïn dont on a fort exagéré le mérite, se fie à lui-même avec une complaisance trop crédule. Il fera bien, s’il veut grandir, de ne consulter que des indifférens ou des ennemis ; autrement la flatterie fera de lui ce qu’elle a déjà fait de tant d’autres, elle le fera rétrograder.

Une médaille gravée de M. Barre, représentant d’un côté le roi et la reine et sur le revers le reste de la famille royale, signale dans l’auteur le désir courageux de lutter avec l’art florentin de la renaissance. Il a voulu graver dans l’acier ce que Cellini et ses élèves repoussaient dans une lame d’argent. La tentative était laborieuse ; mais il y a dans le travail de M. Barre autre chose que la difficulté vaincue. Les figures d’ornement sont légères et charnues, alliance bien rare de deux qualités distinctes ; les ressemblances sont fines, les médaillons sont bien encadrés. Une critique scrupuleuse pourrait peut-être découvrir dans les ornemens quelques détails dont l’origine ne remonte pas à une date commune, et signaler sur le bronze le voisinage de l’art de Louis xiii et de l’art de François Ier ; mais la médaille de M. Barre n’a rien à craindre de cette chicane secondaire. Il a osé, il a pu faire ce que personne encore n’avait tenté dans la gravure sur acier. Je ne doute pas que dans une seconde épreuve du même genre il n’arrive à concilier la sévérité historique des ornemens avec l’étude patiente et vraie du modèle humain.


Si, de cette rapide analyse des principaux ouvrages envoyés au Louvre cette année, nous essayons de nous élever aux idées générales qui dominent l’art français, ou plutôt qui se le partagent et le démembrent, voici ce que nous trouverons au bout de nos études. Trois principes bien distincts sont en présence dans l’école française : la Rénovation, la Conciliation et l’Invention ; c’est-à-dire que les esprits se divisent en trois camps séparés : l’un, qui veille nuit et jour pour reconquérir la pureté idéale des maîtres du xive siècle de l’Italie ; l’autre, qui hésite entre le présent et le passé, et voudrait réconcilier toutes les écoles de l’Europe dans une manière sobre et inoffensive ; le troisième enfin, qui prend le passé pour ce qu’il vaut, pour un enseignement, et qui veut le continuer en fondant lui-même un avenir nouveau. Le chef du premier camp, c’est M. Ingres ; le chef du second, c’est M. Delaroche ; le commandement du troisième se partage glorieusement entre MM. Delacroix, Decamps et Paul Huet.

Dans la statuaire, les mêmes principes sont formulés en termes à peu près pareils, par MM. Cortot, Pradier, David et Barye. M. Cortot veut la rénovation de la statuaire romaine comme M. Ingres la rénovation de Raphaël ; M. Pradier veut la conciliation de l’art grec et des études modernes, comme M. Paul Delaroche espère l’alliance et l’union des maîtres illustres, quels qu’ils soient, et de la nature qu’il essaie de copier ; enfin, MM. David et Barye, chacun dans une voie personnelle, opposent l’innovation à la rénovation, comme MM. Delacroix et Decamps. La question pittoresque et sculpturale ainsi posée, l’équation du problème historique étant formulée en ces termes, l’inconnue ne me semble pas difficile à dégager. Il n’y a pas besoin de faire subir aux données primitives des transformations bien nombreuses pour arriver à montrer que l’avenir n’appartient et ne peut appartenir qu’à l’innovation, c’est-à-dire à la pensée persévérante et féconde qui ne voit dans les siècles révolus qu’un engrais pour la méditation.

Dans l’Art, pas plus que dans la Religion, dans la Loi ou dans les Mœurs, l’histoire ne peut se recommencer. Ce qui a été a eu ses raisons d’être et ne les a plus ;

Dans l’Art comme dans la Loi, la Religion ou les Mœurs, c’est folie de vouloir réconcilier et confondre dans une intime union les idées écloses dans des âges différens et dans des patries diverses ;

Dans l’Art comme dans la Loi, la Religion et les Mœurs, il faut consulter les besoins de son temps pour les satisfaire ; il faut créer selon le vœu public des monumens, des statues, des symphonies, des tableaux et des poèmes, comme il faut fonder les institutions et les dogmes selon l’état intérieur des intelligences et de la société ;

C’est pourquoi, sans vouloir contester le talent et la persévérance révélés par les deux premiers principes, nous ne croyons pas qu’ils aient prise sur l’avenir. L’avenir sera le domaine exclusif de l’Invention. S’il en était autrement, l’avenir ne serait pas, car il s’absorberait tout entier dans le passé et le continuerait sans l’agrandir.


Gustave Planche.