Histoire et description du Japon/Livre VIII

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LIVRE VIII.


Le roi d’Oxu devient hostile au christianisme. — L’Évangile prêché en Yesso. — Le jubilé de l’année sainte est avancé de trois ans en faveur des Japonnais. — Deux religieux sont pris par des Hollandais et déférés à l’empereur. — Leur martyre. — Exécution de soixante-deux religieux et chrétiens. — L’empereur cède le pouvoir à son fils. — Siège de Macao par les Anglais et les Hollandais. — Belle action de P. de Angelis. — Ambassade espagnole repoussée avec mépris. — Édits contre le commerce avec les étrangers et contre le christianisme. — L’empereur assujettit à son pouvoir tous les rois particuliers — Nouveaux supplices mis en usage contre les chrétiens. — Leur ferveur. — Entrevue de l’Empereur et du Dairy. — Nombre prodigieux de martyrs. — Les eaux ensoufrées du mont Ungen. — Cruauté du roi d’Arima. — Sa mort terrible. — Brouillerie et réconciliation entre les Japonnais et les Hollandais.


(1620) Les chrétiens des provinces septentrionales avaient été d’abord beaucoup moins inquiétés que ceux des autres parties de l’empire. Nous avons vu qu’en 1613, le P. Angelo était parti du Japon avec un ambassadeur que Mazamoney, prince d’Oxu, envoyait au pape et au roi catholique. C’est ici le lieu de rapporter l’issue de cette démarche, que ce prince avait faite plutôt dans le but d’attirer le commerce des Européens dans ses États que par zèle pour la religion. Fraxecura, son ambassadeur, fut accueilli en Espagne avec les marques de la plus haute distinction et reçut le baptême à Madrid, au milieu d’un pompeux appareil. Il eut ensuite une audience de Sa Sainteté, et le pape nomma le P. Sotelo évêque de la partie septentrionale et orientale du Japon ; mais lorsqu’il arriva aux Indes, il y fut retenu par l’ordre du roi. Fraxecura, à son retour au Japon, ne fut reçu dans les États de Mazamoney qu’après avoir abjuré le christianisme, car à cette époque déjà, ce prince commençait à persécuter les chrétiens.

Peu de temps auparavant, le P. de Angelis s’était transporté dans l’île d’Yesso, et il eut la gloire de fonder une Église dans ce pays, où la découverte récente de mines d’or fort abondantes attirait un grand nombre de marchands japonnais.

La persécution continuait dans le Ximo, mais avec moins de vivacité que dans le commencement, et les missionnaires en profitaient pour se transporter partout où les besoins de leur troupeau les appelaient ; il leur arriva même un renfort d’ouvriers apostoliques que l’on distribua dans les Églises qui les demandèrent. La ferveur des chrétiens fut encore ranimée par la réception d’un bref de Sa Sainteté, qui avançait de trois ans, en faveur des fidèles japonnais, le jubilé de l’année sainte 1625. Cette attention du vicaire de Jésus-Christ, et les éloges qu’il donnait à l’Église du Japon, inspirèrent à cette chrétienté un redoublement d’ardeur pour le martyre, et les Jésuites japonnais, auxquels il était moins difficile de se déguiser, s’exposèrent aux plus grands dangers pour faire connaître aux chrétiens dispersés ce qu’ils devaient faire pour profiter de la libéralité du saint-père.

(1621) Deux religieux, l’un Augustin, nommé P. Zugnica, et l’autre Dominicain, nommé Louis Florez, s’étaient embarqués, déguisés en marchands, sur un petit navire japonnais, frété à Macao. Rencontrée en mer par un bâtiment hollandais, leur petite embarcation fut bientôt capturée ; les Hollandais, ayant trouvé dans les effets des prétendus marchands des habits et des patentes de religieux, conduisirent l’équipage à Firando, et dénoncèrent le capitaine comme un chrétien qui avait voulu introduire des missionnaires européens dans le Japon, malgré la défense du souverain. Les deux religieux voulurent d’abord, pour sauver l’équipage qui les avait amenés, cacher leur véritable profession ; mais, dénoncés par des apostats, et ne pouvant supporter la dissimulation, ils déclarèrent ouvertement qui ils étaient et quelle avait été leur intention en venant au Japon. Les hérétiques qui les avaient arrêtés ne cessaient d’exciter l’empereur contre eux, prétendant que le P. de Zugnica, qui était d’une des meilleures familles d’Andalousie et fils d’un ancien vice-roi du Mexique, venait se mettre à la tête des chrétiens pour s’emparer du Japon. L’empereur, outré de colère, ordonna le supplice de tous les prisonniers que les Hollandais avaient amenés à Firando. Les deux religieux et le capitaine du navire sur lequel ils avaient été saisis furent brûlés, et tous les gens de l’équipage eurent la tête tranchée : on offrit la vie à tous ceux qui voudraient adorer les dieux de l’empire. Mais tous rejetèrent cette proposition avec dédain. Le supplice des deux religieux et de leur compagnon dura plus de deux heures, parce que les bourreaux retiraient le bois quand le feu devenait trop vif.

(1622) Quelque temps après, le gouverneur de Nangazaqui, craignant que l’on ne crût à la cour que son zèle contre la religion se ralentissait, choisit trente chrétiens, hommes, femmes et enfants, parmi ceux qui remplissaient les prisons, et, les trouvant inébranlables dans leur foi, les condamna à avoir la tête tranchée. On les garda encore quelques jours, pour attendre l’arrivée de trente-deux autres prisonniers qui venaient de Suzuta pour être brûlés vifs, et qui étaient presque tous religieux. Le plus ancien de tous ces ouvriers évangéliques était le P. Charles Spinola, que nous avons déjà eu plus d’une fois l’occasion de nommer. Les malheureux avaient eu les plus grandes souffrances à supporter dans la prison de Suzuta, qui ne consistait qu’en quatre fortes murailles sans toit et sans abri, et où les prisonniers étaient entassés en nombre très-considérable, privés de toutes les choses nécessaires et même d’une nourriture suffisante. Lorsqu’on les amena à Nangazaqui, on mit au cou de chacun d’eux une corde dont un soldat tenait le bout, et on ne permettait à personne de les approcher. Ils arrivèrent ainsi au lieu du supplice, qui était une colline près de Nangazaqui, sur le bord de la mer ; on amena les trente condamnés qui les attendaient, et pendant qu’on attachait à des poteaux ceux qui devaient être brûlés, on commença à trancher la tête aux autres. Le P. Spinola soutenait glorieusement son caractère ; il encourageait ceux qui souffraient avec lui et prêchait la parole de Dieu à la foule qui l’entourait. Il prédit en cette circonstance divers événements qui arrivèrent par la suite. Quand on eut décapité tous ceux qui devaient subir ce genre de mort, on plaça les têtes vis-à-vis de ceux qui devaient être brûlés, et l’on alluma le feu. Il était éloigné de vingt-cinq pieds des patients, et le bois était tellement disposé que le feu ne pouvait gagner que lentement ; on avait même soin de l’éteindre quand on s’apercevait qu’il gagnait trop vite. Le P. Spinola mourut de la seule ardeur du feu, sans avoir été atteint par les flammes ; après sa mort on le trouva tout entier avec sa soutane que le feu, avec l’eau qu’on y avait jetée, avait durcie et collée sur son corps. Le P. Kimura souffrit encore plus longtemps, et ce ne fut qu’après trois heures de supplice qu’il obtint la palme du martyre. Les martyrs ne donnant plus aucun signe de vie, on mit des gardes à toutes les avenues de la place, et les corps y demeurèrent exposés pour inspirer de la terreur aux fidèles ; mais une telle vue était bien plus propre à ranimer leur ferveur. Un grand nombre de chrétiens resta dans les environs, dans l’espérance de pouvoir enlever quelques-unes de ces saintes reliques ; mais ils furent trompés dans leur attente, et il en coûta la vie à l’un d’eux qui avait voulu enlever la main de Tun des martyrs. Enfin, au bout de trois jours, on alluma un grand bûcher et on y jeta tous les corps ; on emplit ensuite des sacs de toutes les cendres, de la terre même qui avait été arrosée de sang, et on les alla vider en pleine mer. Dieu fit voir combien il s’intéressait à la gloire de ses serviteurs, par la terrible vengeance qu’il lira du cruel Xuquendain, qui avait présidé à leur supplice. Cet officier, étant un jour à table, tomba mort tout à coup, et lorsqu’on voulut le relever son corps parut grillé, comme si on l’eut tiré du feu.

Une exécution comme celle dont nous venons de faire le récit était bien plus capable d’entretenir et d’augmenter la ferveur des fidèles, que de produire l’effet espéré par les persécuteurs. Ils s’en aperçurent bientôt, aussi ils inquiétèrent moins les chrétiens, mais ils s’attachèrent à exterminer tout ce qui restait d’ouvriers évangéliques au Japon, et à empêcher qu’il n’en revînt d’autres à leur place. Dès le lendemain du grand martyre, Gaspard Cotenda, du tiers-ordre de St-Dominique, fut décapité avec onze autres chrétiens, et dans les mêmes jours, le P. Constanzo fut brûlé vif à Firando. Un grand nombre d’autres religieux de différents ordres étaient martyrisés en même temps. Dans le nombre de ces saintes victimes il faut remarquer le P. Navarro, qui fut brûlé vif, après être resté près d’une année en prison à Ximabarra. Ce religieux était au Japon depuis 1585, et les royaumes de Naugato et de Bungo avaient été le théâtre de ses efforts et de ses succès.

(1623) L’empereur, s’étant déchargé du soin des affaires sur le prince son fils, le fit revêtir par le Dairy du titre de Xogun-Sama, et prit ou garda pour lui celui de Cubo-Sama. Le nouveau monarque ne tarda pas à faire connaître qu’il haïssait encore plus les chrétiens que n’avait fait son prédécesseur ; du moins sa haine leur fut-elle beaucoup plus funeste ; mais l’occupation que donna à toute la cour le changement dont je viens de parler, procura quelque relâche à l’Église. Malgré les défenses rigoureuses, neuf ou dix religieux de différents ordres entrèrent heureusement au Japon sans être reconnus. Mais la joie qu’avait causée aux fidèles et aux missionnaires un renfort si considérable fut bientôt altérée par de fâcheuses nouvelles que l’on apprit de Macao. Les Anglais et les Hollandais joints ensemble avaient tenu longtemps cette ville assiégée, et quoiqu’ils eussent été contraints de se retirer, elle ne se trouva point en état d’envoyer cette année son grand navire de commerce à Nangazaqui. Les Hollandais ne manquèrent pas de profiter de cette circonstance pour déconsidérer leurs rivaux.

D’autre part, le nouvel empereur fit faire une recherche si exacte des chrétiens et des missionnaires dans les provinces voisines de Yedo qu’en très-peu de temps les prisons se trouvèrent remplies. Un des premiers qu’on arrêta fut un seigneur allié à la famille impériale ; sur le refus qu’il fit d’adorer les dieux de l’empire, on lui coupa les extrémités des pieds et des mains, on lui imprima sur le front une croix avec un fer rouge, on le chassa de Yedo, et on défendit à qui que ce fût de lui donner retraite. Quelque temps après, un valet de ce seigneur chrétien alla dénoncer deux religieux qui étaient cachés dans la ville. Le père de Angelis, l’un d’eux, n’eut pas plutôt appris les recherches dont il était l’objet, qu’il sortit de la maison où il demeurait ; à peine en était-il dehors, que les gardes du gouverneur y entrèrent. Ils emmenèrent le maître de cette maison, et le soumirent à la question pour lui faire déclarer la retraite actuelle du missionnaire qui avait demeuré chez lui. Dès que le père de Angelis fut instruit de ce qui se passait, et des tourments que l’on faisait subir à son hôte, il alla se livrer lui-même. Son compagnon, le frère Jempo, n’était pas poursuivi ; il ne voulut pas cependant se séparer du père de Angelis, et alla, en même temps que lui, se remettre entre les mains du gouverneur, qui les envoya dans deux prisons différentes. On continua activement les recherches, et on parvint encore à s’emparer du père Galvez et d’un grand nombre de chrétiens renommés pour leur ferveur, ou qui étaient accusés d’avoir caché des missionnaires.

L’empereur, informé de ces circonstances, condamna cinquante de ces prisonniers à mourir par le feu. Le jour de l’exécution étant arrivé, on divisa les patients en deux bandes. À la tête de la première était le père de Angelis, monté sur un mauvais cheval, et portant sur ses épaules un écriteau où l’arrêt de sa mort était écrit en gros caractères ; le père Galvez conduisait la seconde. Grand nombre de soldats les environnaient, et on les conduisit ainsi hors de la ville dans un lieu où s’était réunie une multitude infinie ; toute la cour s’y trouvait, et les princes et seigneurs avaient fait retenir les premières places. La joie et la constance que firent paraître ces généreux chrétiens au milieu des flammes rendirent un témoignage fort glorieux à la religion, et les infidèles se retirèrent en avouant que les forces de la nature n’allaient point jusque-là. Cette exécution fut suivie de beaucoup d’autres où l’on massacra bien plus de victimes. Les bourreaux poussèrent l’inhumanité jusqu’à immoler un nombre infini de jeunes enfants.

L’empereur s’étant déclaré d’une manière aussi violente, il y eut parmi les grands de l’empire une sorte d’émulation à qui ferait paraître plus de fureur contre le christianisme. Mazamoney éclata le premier ; ayant appris que le père Carvailho s’était retiré dans une vallée écartée avec soixante fidèles qui vivaient sous des cabanes de jonc, il les fit saisir et leur fit subir toute espèce de tortures. On les traîna tout nus par un froid rigoureux dans des chemins horribles ; on les plongea à plusieurs reprises dans une rivière glacée, et enfin, ils y moururent tous, en chantant les louanges du Seigneur ; le père Carvailho expira le dernier, après avoir eu la consolation de n’apercevoir aucun signe de faiblesse chez ses compagnons.

(1624) Les choses en étaient là, et le Japon, au milieu de la plus grande paix dont il eût jamais joui, nageait dans le sang de ses peuples, lorsqu’on vit arriver dans un port de Saxuma un galion espagnol sur lequel étaient deux ambassadeurs avec une suite nombreuse. Il paraît qu’ils étaient envoyés par le gouverneur des Philippines ; mais ils publièrent qu’ils venaient de la Nouvelle-Espagne, et qu’ils avaient une commission expresse du roi catholique. Ce qui est certain c’est qu’ils étaient chargés de magnifiques présents pour l’empereur du Japon, auquel ils devaient proposer d’établir un commerce régulier entre les sujets de ces deux empires, et d’exclure les Hollandais du Japon. Mais ils ne purent accomplir leur mission ; non-seulement on ne les laissa pas parvenir à Yedo, mais on les força à se rembarquer immédiatement, et pendant plusieurs mois que les vents contraires les retinrent dans la rade, il ne fut permis à aucun de leurs gens de venir à terre, et deux Japonnais, désignés à cet effet, allaient leur porter les provisions qui leur étaient nécessaires. Enfin ils arrivèrent à Manille où l’on apprit bientôt qu’un édit impérial défendait aux chrétiens japonnais tout commerce avec les pays étrangers.

Ce premier édit fut suivi de près d’un second, en vertu duquel tous les ports du Japon, excepté celui de Nangazaqui pour les Portugais et celui de Firando pour les Hollandais, étaient fermés aux marchands des Indes et de l’Europe. De plus, il y était ordonné que, dès qu’un bâtiment arriverait, des officiers iraient prendre le nom et le signalement de tous ceux qui composeraient l’équipage. Un troisième édit condamna au bannissement tous les sujets du roi catholique qui s’étaient établis au Japon ; les Chinois et les Coréens furent même compris dans ce bannissement, et l’on obligea ceux qui avaient épousé des femmes japonnaises à les laisser dans leur pays, aussi bien que leurs enfants, leurs esclaves et presque tout leur bien. On permit seulement le séjour des Hollandais, parce que, bien loin d’amener des missionnaires, ils dénonçaient ceux dont ils avaient connaissance.

Quand on eut ainsi mis ordre au dehors, on ne garda plus de mesure au dedans, et la persécution devint si générale et si sanglante, qu’il semblait que tout l’empire fût armé pour exterminer le christianisme. Les tombeaux même ne furent pas épargnés : les cimetières chrétiens furent ruinés et les cadavres exhumés et dispersés. Ce traitement fait aux morts fit juger de ce qu’on préparait aux vivants.

Le père Sotelo, qui n’était enfin revenu au Japon que pour être immédiatement arrêté, gémissait depuis longtemps en prison avec quatre autres religieux ; ils furent brûlés vifs à Omura. Les royaumes de Gotto, de Bungo, de Firando, d’Aqui, de Fingo, d’Yo, semblaient des pays nouvellement conquis où le sang coulait de toutes parts. L’embrasement pénétra jusque dans le canton de Tsugaru, où l’on avait exilé tant de nobles. On entreprit de faire des apostats de ces généreux confesseurs, mais leur vertu était trop éprouvée pour pouvoir succomber. Beaucoup d’entre ces illustres proscrits furent brûlés vifs ; les autres périrent bientôt de misère.

(1625) L’empereur se montra à cette époque décidé à accomplir un grand acte de politique que ses prédécesseurs avaient mûri de longue main, et qui consistait à soumettre sans réserve au pouvoir despotique du souverain tous les rois particuliers, qui avaient encore conservé quelques restes de leur ancienne indépendance. On espérait que ce projet rencontrerait des difficultés qui donneraient aux chrétiens quelque temps de relâche, mais il n’en fut pas ainsi : tous les princes se soumirent avec empressement, et ne s’en montrèrent que plus empressés à faire la cour à leur maître en persécutant une religion qu’il voulait anéantir.

Le gouverneur de Nangazaqui publia quelques édits qui achevèrent de réduire les chrétiens du Ximo aux dernières extrémités ; il commença par les ruiner en confisquant leurs fonds qu’il les avait forcés de déposer au trésor royal, et en fermant les magasins de ceux qui se livraient au commerce. Enfin on ferma tous les ports aux navires qui viendraient des Philippines. Les Portugais pouvaient encore commercer à Nangazaqui ; mais rien ne sortait de leurs vaisseaux sans être visité avec la dernière exactitude, et l’on ouvrait même toutes les lettres. Aussi les missionnaires ne pouvaient-ils plus correspondre avec leurs frères. Il y avait également un officier japonnais à Méaco, qui visitait les bâtiments à leur départ, et n’y admettait que ceux dont le capitaine répondait personnellement. La moindre contravention était punie par la confiscation de la cargaison et la mort de l’équipage. Aussi les visiteurs que le général des Jésuites envoya successivement au Japon ne purent-ils parvenir à y pénétrer.

Il y avait trois ans que le père François Pacheco gouvernait l’Église du Japon avec toute la prudence que réclamaient les temps difficiles où il se trouvait, lorsqu’il fut arrêté à Cochinotzu avec son compagnon et les chrétiens qui leur avaient donné asile. Il en fut de même du P. Zola, qui fut saisi à Ximabara avec son catéchiste Caun. Le P. de Torrez était surpris à la même époque, au moment où il célébrait le saint sacrifice de la messe dans un village des environs d’Ozaca. Tous ces pieux ouvriers de l’Évangile furent renfermés dans des prisons, où ils firent de nombreuses conversions parmi ceux mêmes qu’on avait chargés de les garder. On résolut enfin de les tourmenter séparément, et l’on commença par Caun, le compagnon du P. Zola. Ce vertueux jeune homme, qui n’était prisonnier que parce qu’il avait voulu se livrer lui-même, résista avec une constance héroïque à tous les supplices que l’imagination de son tyran put inventer. Enfin les prisonniers furent réunis et conduits à Nangazaqui, où ils fuient brûles avec quatre Espagnols des Philippines et quelques chrétiens. Ceux qui avaient donné asile aux missionnaires furent aussi exécutés quelques jours après.

(1626) Tandis que toutes les provinces de l’empire fumaient du sang des martyrs, l’empereur semblait prendre à tâche de combler de faveurs les Hollandais ; il leur donna une nouvelle preuve de considération par la manière distinguée avec laquelle il accueillit l’ambassadeur de la Compagnie des Indes orientales. Cet ambassadeur assista ensuite à la cérémonie qui fut célébrée à Méaco, à l’occasion de l’entrevue du Dairy et de l’empereur. Il y avait dans cette capitale une foule si considérable, que la ville, malgré son immense étendue, ne pouvait la contenir. Le luxe des voitures et des litières, la quantité de domestiques, et de militaires ne peuvent être décrits ; la multitude qui suivait le cortège était si grande, qu’on y étouffait ; les cavaliers écrasaient cette foule sous prétexte de conserver le passage libre ; enfin les personnes qui craignaient d’être étouffées tiraient leur sabre et se faisaient jour à travers la foule, les armes à la main, de sorte que ce jour de joie et d’allégresse fut changé en un jour de tristesse et de deuil.

Cependant la persécution augmentait tous les jours, et les relations des années suivantes ne présentent qu’un long et déplorable récit des cruautés qu’on exerçait sur les fidèles. Le nombre des martyrs était infini, et le détail de tout ce qu’ils eurent à souffrir fait horreur. Aux uns, on arrachait les ongles, on perçait aux autres les bras et les jambes avec des vilebrequins, on leur enfonçait des alênes sous les ongles, et quand on avait laissé leurs plaies se refermer, on recommençait les mêmes traitements. On en jetait dans des fosses pleines de vipères ; on remplissait de soufre et d’autres matières infectes de gros tuyaux, et on y mettait le feu ; puis on les appliquait au nez des patients, afin qu’ils en respirassent la fumée, ce qui leur causait une douleur intolérable. Quelques-uns étaient piqués par tout le corps avec des roseaux pointus, d’autres étaient brûlés avec des torches ardentes. Ceux-ci étaient fouettés en l’air jusqu’à ce que les os fussent tout décharnés ; ceux-là étaient attachés les bras en croix à de grosses poutres qu’on les contraignait de traîner jusqu’à ce qu’ils tombassent en défaillance. Pour faire souffrir doublement les mères, les bourreaux leur frappaient la tête avec celle de leurs enfants. On leur sciait les membres avec des cannes dentelées, et on jetait du sel dans leurs plaies. Cette barbarie fit bien des apostats, mais le nombre des martyrs fut immense, et la plupart de ceux qui avaient cédé à la rigueur des tourments n’étaient pas plutôt remis en liberté, qu’ils faisaient ouvertement pénitence de leur infidélité.

Mais le tourment dont on se servit plus efficacement pour affaiblir la foi des chrétiens dans l’Arima, fut l’eau ensoufrée du mont Ungen. Cette montagne est située dans le Figen, entre Nangazaqui et Ximabara ; son aspect a quelque chose d’affreux, son sommet est pelé, blanchâtre, et n’est guère qu’une masse brûlée. La terre y est brûlante en plusieurs endroits, et tellement spongieuse, qu’on n’y marche qu’en tremblant. On y entend constamment un grand bruit souterrain, et la montagne exhale une odeur de soufre si forte, qu’à plusieurs lieues à la ronde, on ne voit pas un oiseau. Cette montagne a plusieurs sommets qui sont séparés par des étangs d’eau brûlante. Il y avait surtout un de ces abîmes où, depuis peu d’années, il s’était fait une ouverture de figure ronde et d’environ six pas de diamètre. Il en sortait des exhalaisons si infectes, qu’on l’avait nommé Bouche d’Enfer ; il était plein jusqu’à la surface, non d’eau bouillante comme les autres, mais d’un composé de matière et de soufre qui s’élevait quelquefois en bouillonnant par-dessus les bords. Le roi d’Arima y fit conduire les chrétiens prisonniers ; on les y plongeait en partie, puis on les retirait, et on recommençait jusqu’à ce qu’ils se fussent rendus ou qu’on eût perdu l’espoir de les vaincre. On varia ce supplice de toutes les manières : la plus ordinaire était d’étendre le patient tout nu sur le bord de l’abîme, puis de l’arroser de la matière qu’on en tirait ; et comme il n’en fallait qu’une goutte pour former une ulcère, les martyrs étaient bientôt dans un état à faire horreur. Souvent leur supplice durait quinze jours, et lorsque leur corps n’était plus qu’une plaie, on les abandonnait comme des cadavres jetés à la voirie, sans aucun secours, et souffrant des douleurs inexprimables.

(1627) La foi continuait pourtant à s’étendre dans les provinces du nord, et elle y regagnait ce qu’elle perdait dans le Ximo. La récolte y aurait été plus abondante, si on avait pu y faire passer des missionnaires ; mais il ne fut pas possible à un seul d’y pénétrer, et le nombre de ceux qui y étaient restés diminuait tous les jours. Partout où il y avait des chrétiens on faisait des martyrs, et le P. Jean Rodriguez, ci-devant interprète de l’empereur Tayco-Sama, et qui était alors à Macao, chargé d’envoyer à Rome les mémoires qu’on recevait du Japon, pouvait à peine suffire à les transcrire, malgré les difficultés qu’on éprouvait à y faire passer les lettres. Le roi d’Arima trouvait constamment dans sa rage contre les chrétiens l’idée de nouvelles tortures qu’il se hâtait de mettre en pratique. Ainsi, il les exposait pendant plusieurs jours, la tête nue, aux plus grandes ardeurs du soleil ; ou bien on saisissait un patient, on l’étendait tout nu sur la terre, couché sur le ventre, on lui plaçait une grosse pierre sur les reins, puis avec quatre cordes attachées aux deux bras et aux deux jambes, on l’élevait en l’air ; quand il était à une certaine hauteur, on le faisait pirouetter pour tordre les cordes, qu’on laissait ensuite revenir à leur premier état, ce qui causait des douleurs insupportables et un étourdissement capable de faire perdre le jugement. Le même tyran avait fait creuser des fosses dans lesquelles il faisait asseoir les victimes ; elles y étaient attachées à un petit poteau, les bras écartés ; on couvrait ensuite la fosse avec des planches, de telle sorte que la tête seule sortait de terre. Dans cette position, on leur serrait le cou lentement et par degrés, les laissant pendant plusieurs jours dans celle position.

La justice divine frappa ce monstre, comme elle avait autrefois frappé Antiochus dans une circonstance pareille. Une fièvre ardente alluma dans tout son corps un feu qui le brûlait sans relâche, et qui le jeta bientôt dans un véritable désespoir. C’était quelque chose d’horrible à voir et à entendre que la manière dont il s’agitait, les cris et les hurlements qu’il poussait, et les instances qu’il faisait pour qu’on éloignât de lui un chrétien qui, disait-il, armé d’une faux, le menaçait sans cesse. Enfin il fut son propre bourreau, car, ayant voulu qu’on le mît dans un bain d’eau chaude naturelle presque bouillante, il y fut à peine entré que tout son corps parut comme une chair bouillie, et peu après il s’en alla en morceaux, et il mourut dans un accès de rage, en poussant d’horribles hurlements.

On put croire un moment, à cette époque, que les Japonnais allaient se brouiller avec les Hollandais ; en effet, le gouverneur de l’île Formose avait retenu injustement deux navires japonnais, et, par représailles, l’empereur s’était emparé de neuf vaisseaux de la Compagnie qui se trouvaient alors dans les ports du Japon. Mais les Hollandais sentirent bien qu’il était de leur intérêt de céder en cette circonstance à une nation fière et jalouse de sa puissance ; ils livrèrent à l’empereur le gouverneur qui s’était rendu coupable d’exaction à l’égard des Japonnais ; ils envoyèrent, en outre, à l’empereur de magnifiques présents, et les relations se rétablirent aussi amicales que jamais entre les deux nations.