Histoire et description du Japon/Livre IX
LIVRE IX.
(1630) Le Xogun-Sama, père de l’empereur régnant, mourut âgé de 52 ans ; il paraît que ce prince avait conservé jusqu’à la mort le pouvoir souverain, et qu’il n’avait associé son fils au trône que pour lui en assurer la possession après sa mort. Le nouveau monarque avait environ 30 ans lorsque son père mourut ; il commençait à sentir les premières atteintes de la lèpre dont il fut bientôt tout couvert. Dès son enfance, on avait entrevu en lui une férocité qui se développa encore mieux lorsqu’il se vit maître absolu de l’empire. Il se fit nommer Toxogun-Sama, mot qui exprimait la supériorité qu’il s’attribuait sur ses prédécesseurs. L’Église du Japon, si elle avait à finir, ne pouvait périr plus glorieusement que par la main d’un tel monstre. Aussi mourut-il dans les supplices plus de chrétiens sous son règne qu’il n’en était mort depuis le commencement de la persécution. Le P. Iscida fut la première victime illustre qui périt sous ce règne ; pendant trente jours, il lassa les efforts des bourreaux du mont Ungen, et il fut enfin brûlé avec trois pères Augustins, ses compagnons de captivité.
Le P. Matthieu de Couros gouvernait alors l’Église du Japon ; il vivait renfermé dans un petit souterrain où il pouvait à peine respirer, et d’où il sortait la nuit pour aller visiter les fidèles. Enfin, accablé d’infirmités, il rendit l’âme dans la cabane d’un lépreux qui l’avait accueilli.
(1633) Ce fut à l’occasion du martyre d’un Jésuite japonnais que l’empereur inventa le supplice de la fosse, qui fut si souvent appliqué depuis ; voici en quoi il consistait : on dressait, des deux côtés d’une grande fosse, deux poteaux qui soutenaient une pièce de traverse à laquelle on attachait le patient par les pieds avec une corde passée dans une poulie. Il avait les mains liées derrière le dos, et le corps étroitement serré avec de larges bandes, de peur qu’il ne fût suffoqué tout d’un coup. On le descendait ensuite la tête en bas dans la fosse, où on l’enfermait jusqu’à la ceinture par le moyen de deux ais échancrés qui lui ôtaient entièrement le jour. Dans la suite, on laissait à ceux qu’on y suspendait une main libre, afin qu’ils pussent donner le signal qu’on leur marquait, pour faire connaître qu’ils renonçaient au christianisme, et l’on remplissait souvent la fosse de toute espèce d’immondices qui causaient une infection insupportable. Mais il n’était pas besoin de rien ajouter à ce tourment pour le rendre le plus cruel de tous ceux qui avaient été inventés jusque-là. On y souffrait un étouffement continuel : le sang sortait par tous les conduits de la tête en si grande abondance, qu’il fallait avoir recours à la saignée pour l’arrêter, et l’on sentait un tiraillement de nerfs et de muscles qui causait une douleur au-dessus de toute expression. Malgré cela, on y vivait quelquefois neuf et dix jours de suite.
Dans cette même année, la plus fatale de toutes à l’Église du Japon, cinq Jésuites, quatre Dominicains et deux Augustins furent suspendus dans la fosse ; ces six derniers étaient entrés depuis peu au Japon, et venaient des Philippines. Le nombre des autres martyrs qui furent décapités ou brûlés est incalculable, et nous sommes obligés de renoncer à tracer le tableau de leurs souffrances. L’année suivante, le nouveau chef de la mission, le vénérable P. Vieyra, mourut dans la fosse.
(1635) Les Hollandais faisaient constamment de nouveaux efforts pour ruiner le commerce de la ville de Macao, et s’ils n’obtinrent pas immédiatement de l’empereur que les sujets du roi catholique fussent exclus de l’empire, ils parvinrent à leur faire imposer des conditions tellement sévères, que cela revenait presque au même. On forma, en avant de Nangazaqui, une espèce de petite île jointe à la terre par un pont bien gardé, et il ne leur fut plus permis de débarquer que sur cette pointe de terre. En même temps un édit ordonna à tous les Japonnais de porter sur la poitrine une petite figure ou idole indiquant à quelle secte ils appartenaient ; en outre, tous les Européens qui abordaient dans un port de l’empire devaient être conduits dans un lieu nommé Xoya, où on les obligeait à fouler aux pieds des images du Sauveur des hommes, de sa sainte Mère et de quelques saints.
(1636) Il n’est pas étonnant qu’après tant d’édits, de règlements, de recherches et de précautions, l’Église du Japon se soit trouvée presque absolument dénuée de pasteurs. Mais elle pleurait moins la mort de ses enfants et la perte des pasteurs que la chute déplorable de deux prêtres, à qui la crainte des tourments fit commettre la plus grande des infidélités. L’un était un Japonnais nommé Thomas Sama, et l’autre le P. Christophe Ferreyra, administrateur de l’évêché, qui, après être resté cinq heures dans la fosse, donna le funeste signal de son apostasie. Ce douloureux événement fit renouveler les calomnies que l’on avait déjà répandues contre les Jésuites, et un seul apostat fit compter pour rien quatre cents martyrs. L’ecclésiastique japonnais reconnut plus tard ses torts, et mourut martyr ; la conversion du P. Ferreyra paraît plus douteuse, quoiqu’elle soit appuyée de témoignages d’un grand poids. Du reste les prières et les larmes de la Compagnie semblèrent avoir obtenu l’apparition d’un homme dont la vie ne fut qu’une suite de prodiges, par lesquels l’apôtre du Japon voulut préparer une victime destinée à apaiser le ciel en faveur de l’apostat. Nous voulons parler du P. Mistrilli : cet illustre confesseur, né d’une des plus nobles familles de Naples, fut destiné à servir Dieu dans la Compagnie de Jésus, et dès son entrée dans la carrière, on remarqua en lui des traits d’une sainteté consommée. Il était encore novice qu’il assura qu’on lui couperait la tête au Japon ; en effet, Dieu qui le destinait à mourir pour la gloire de son nom dans cette contrée qui avait rejeté son culte, l’arracha par miracle aux dangers les plus imminents, et au moment où sa mort paraissait inévitable, dans une maladie incurable : saint François Xavier lui apparut et lui rendit tout à coup la santé, après lui avoir fait ajouter à ses vœux de religion celui d’aller au Japon. Il s’y rendit en effet dès que cela lui fut possible, et fut arrêté en mettant le pied dans ce pays. Amené devant le gouverneur de Nangazaqui, il déclara son nom et sa qualité, ajoutant qu’il était venu au Japon pour tâcher de ramener le P. Ferreyra et pour guérir l’empereur au moyen d’une relique de saint François Xavier. On l’appliqua à la question de l’eau. On le laissa tomber plusieurs fois d’une grande hauteur, la tête la première, dans des cuves pleines d’eau ; on lui entonna de force dans le corps une grande quantité d’eau ; puis des hommes, sautant avec force sur une planche placée sur son corps, lui faisaient rendre cette eau avec d’effroyables douleurs ; enfin on le suspendit dans la fosse. Mail il avait déclaré qu’il ne mourrait pas de ce supplice ; en effet on le retrouva, le dix-septième jour, plein de santé, et on lui trancha la tête, parce que le lendemain était une fête pendant laquelle il était défendu de tourmenter les criminels.
(1638) Cependant les Portugais, confinés dans la petite île qu’on leur avait bâtie, et qui est cette même île de Désima qui sert aujourd’hui aux communications avec les Hollandais, se flattaient qu’au moins on les y laisserait exercer tranquillement le commerce, lorsqu’un accident inattendu vint ruiner leurs espérances et porter le dernier coup à la chrétienté du Japon. Les fidèles de l’Arima, poussés à bout par la dureté de leur roi, destitués de pasteurs qui les soutinssent et les consolassent, après avoir longtemps gémi dans le silence, prirent enfin conseil de leur désespoir et se révoltèrent ouvertement. Ils étaient au nombre de trente-sept mille combattants, et après avoir mis à leur tête un jeune prince de la famille de leurs anciens rois. Ils se saisirent de Ximabara. Le roi d’Arima et le gouverneur de Nangazaqui comprirent bien que des désespérés, dans un poste de cette importance, ne seraient pas aisés à forcer. Ils en écrivirent à l’empereur, qui en jugea comme eux et qui crut qu’il ne fallait rien moins que toutes ses troupes pour étouffer ce commencement de guerre civile. Ces forces marchèrent avec une extrême diligence, et Ximabara se vit bientôt assiégée par une armée de plus de quatre-vingt mille hommes, y compris les Hollandais qui y vinrent en assez grand nombre avec un train d’artillerie. On foudroyait les rebelles dans la ville insurgée ; mais les pertes qu’ils faisaient tous les jours semblaient ne servir qu’à relever leur courage. Cependant un ennemi contre lequel la valeur et l’habileté ne peuvent rien les réduisit bientôt aux dernières extrémités : c’était la famine qui commençait à se faire cruellement sentir. Ils firent des sorties furieuses, mais le nombre de leurs adversaires qui croissait toujours rendait ces actes de valeur inutiles. Enfin, sachant bien qu’il faudrait mourir en combattant ou dans les plus horribles tortures s’ils ne voulaient pas renoncer à leur religion, les chrétiens sortirent de la ville, et offrirent le combat à l’armée de l’empereur. On combattit avec un acharnement dont rien ne peut donner une idée. Tant que les chrétiens purent tenir leurs armes, ils obtinrent de grands avantages ; mais à la fin le nombre l’emporta, et ils périrent tous, jusqu’au dernier, sans avoir été vaincus.
Le zèle que les Hollandais avaient montré dans cette guerre leur faisait espérer qu’ils avaient conquis à jamais la faveur de l’empereur et la liberté de leur commerce. Il ne paraît pas cependant que les Japonnais les aient plus estimés pour cela ; ils étaient même portés à avoir mauvaise opinion de gens qui, pour des intérêts mercantiles, se montraient si acharnés contre une religion qu’ils professaient eux-mêmes, quant aux points capitaux. Quoi qu’il en soit, peu de temps après la bataille de Ximabara, il parut un nouvel édit impérial qui défendait, sous peine de la vie, aux sujets du roi d’Espagne de mettre le pied sur les terres du Japon, ni d’entrer dans aucun de ses ports, sous quelque prétexte que ce fût. Les seuls Hollandais devaient avoir désormais la liberté du commerce dans l’empire. Cet édit était motivé sur la persistance des Portugais à introduire des missionnaires dans l’empire, et sur l’imputation dirigée contre eux d’avoir fomenté la rébellion des chrétiens d’Arima. Deux vaisseaux portugais qui arrivèrent sur ces entrefaites reçurent la notification de cet édit : on défendit à ceux qui les montaient de venir à terre, et on leur signifia qu’ils étaient les derniers qui ne seraient pas traités en ennemis.
(1640) Cette nouvelle jeta la consternation dans Macao ; toutefois on ne crut pas encore le mal sans remède, et on résolut d’envoyer à l’empereur une ambassade pour s’efforcer de le ramener à d’autres sentiments. Quatre personnages, distingués par leur naissance, leur fortune et les hauts emplois qu’ils avaient occupés, s’offrirent pour remplir cette mission, et partirent pour Nangazaqui. À leur arrivée dans ce port, bien qu’ils se fussent empressés de faire connaître leur caractère d’ambassadeurs, on enleva le gouvernail et les agrès de leur bâtiment, et on l’entoura de barques remplies de soldats qui les retenaient prisonniers sur leur bord, tandis qu’on était allé prendre les ordres de l’empereur. Au bout de vingt jours, la réponse arriva ; tous les Européens furent mis en prison, et on leur lut leur sentence aux termes de laquelle ils étaient condamnés à avoir la tête tranchée ; toutefois on leur accordait leur grâce s’ils voulaient renoncer à leur religion, et on donnait la vie à treize matelots de l’équipage, pour qu’ils allassent faire connaître à Macao l’accueil que l’on destinait aux Portugais sur les côtes du Japon. Les quatre ambassadeurs et leurs compagnons moururent avec joie pour leur religion ; les treize autres, après avoir assisté à l’exécution et vu brûler leur vaisseau, furent embarqués sur une mauvaise barque qui les ramena à Macao. La ville entière fut plongée dans le deuil par leur récit ; toutefois les premiers moments furent donnés à la piété, et l’on honora le triomphe des nouveaux martyrs avec une grande solennité. Les Hollandais croyaient être plus avant que jamais dans les bonnes grâces de l’empereur, et leur commerce devenait de jour en jour plus fructueux, lorsqu’un commissaire envoyé par le souverain vint leur dire que son maître était informé qu’ils suivaient la même religion que les chrétiens, puisqu’ils observaient le dimanche et qu’ils faisaient baptiser leurs enfants ; il leur ordonnait en conséquence de démolir les bâtiments et magasins qu’ils possédaient à Firando. Les Hollandais se hâtèrent d’obéir, et ils furent informés depuis que, s’ils n’avaient pas montré cet empressement à déférer aux ordres qui leur étaient notifiés, le commissaire avait ordre de les faire immoler sur-le-champ par ses soldats. Cependant les rigeurs de l’empereur ne s’arrêtèrent pas là, et bientôt les négociants hollandais reçurent l’ordre de transporter leurs établissements et leurs marchandises dans l’île de Désima, qui avait été construite pour les Portugais, et qui devait être dorénavant la seule partie de l’empire ouverte aux Européens ; et en effet, depuis cette époque, les Hollandais ne sont librement admis que dans cette île. Désima ne renferme qu’une seule rue et quelques autres maisons on magasins isolés. L’île est entourée d’une clôture en planches qui prive ceux qui l’habitent de la vue de la mer. Les Hollandais y sont encore soumis à l’inquisition constante de quelques magistrats japonnais qui surveillent toutes leurs actions et visitent leurs marchandises avec une minutie dont il est difficile de se faire une idée. Ils paient en outre un loyer très-cher pour les huttes en bois qu’ils y occupent, et sont soumis à toute espèce d’humiliations.
(1642) Cependant le zèle des missionnaires n’avait pas été refroidi par le supplice de leurs prédécesseurs et par l’impossibilité apparente de pénétrer dans le Japon, Le P. Rubino, qui était venu d’Europe avec le P. Misirilli, se fit débarquer dans un port du Saxuma avec cinq autres Jésuites et trois Portugais séculiers. Quoiqu’ils fussent déguisés, ils furent découverts et arrêtés au bout de deux jours. Conduits à Nangazaqui, ils furent, pendant sept mois, éprouvés par les tourments les plus cruels, et terminèrent enfin, à leur grande joie, leur vie mortelle par le supplice de la fosse.
Presque en même temps, on apprit que le P. Jean-Baptiste Porro, le plus ancien missionnaire qui fût encore au Japon, avait été brûlé avec tous les habitants d’une bourgade où l’on avait mis le feu, sans permettre à personne d’en sortir. C’est tout ce qu’on a pu savoir de cet événement, les communications avec l’intérieur de l’empire étant devenues impossibles. Quelques religieux japonnais, qui avaient échappé jusque-là, furent encore exécutés, ainsi qu’on l’apprit de quelques Chinois qui étaient allés au Japon.
(1643) Cependant cinq Jésuites, à la tête desquels était le P. Marquez, provincial, voulurent encore affronter le même sort ; tout ce qu’on a appris de leur destinée, c’est qu’ils furent conduits à Yedo par l’ordre de l’empereur, qui leur fit scier les membres.
(1646) La couronne de Portugal était passée sur la tête de don Juan, duc de Bragance. On persuada à ce prince qu’il était de ses intérêts de chercher à renouer le commerce de Macao avec le Japon, en envoyant au souverain de ce pays une ambassade chargée de lui faire connaître son avènement et la séparation des royaumes d’Espagne et de Portugal. Il équipa en conséquence deux bâtiments, et honora du titre de son ambassadeur don Gonzalo de Sequeyra. Après une navigation pénible, les deux bâtiments parvinrent à Nangazaqui, et l’ambassadeur fit connaître aux gouverneurs l’objet de sa mission. Les gouverneurs lui firent un accueil fort gracieux, et, après avoir, suivant l’usage, fait enlever le gouvernail et les agrès des bâtiments, ils envoyèrent un courrier à l’empereur. La réponse se fit attendre quarante jours ; elle était défavorable, et les Portugais durent se retirer immédiatement. On a appris depuis qu’il s’en était peu fallu que leur demande ne fût accueillie ; mais les réclamations des bonzes et les intrigues des Hollandais l’avaient emporté.
(1650) L’empereur To-Xogun-Sama étant mort, et son successeur n’étant pas en âge de régner, on lui donna des tuteurs qui régnèrent avec beaucoup de sagesse ; mais la religion chrétienne n’en resta pas moins bannie de l’empire, quoique la persécution eût cessé ; il est vrai qu’il ne restait plus de chrétiens. C’est à cette époque que l’on place la mort et la conversion du P. Ferreyra, qui, dit-on, supporta trois jours le supplice de la fosse que, dix-neuf ans auparavant, il n’avait pu supporter plus de cinq heures.
(1656) La Compagnie des Indes prit occasion de la mort de l’empereur To-Xogun-Sama pour envoyer une nouvelle ambassade à son successeur, et ne négligea rien pour la rendre brillante et fructueuse. Le sieur Zacharie Wagenaar fut choisi pour cette importante commission ; il partit de Batavia le 11 juillet 1656, et prit possession, en arrivant à Xangazaqui, de la charge de président du commerce.
Il gagna en douze jours Ozaca, où il fut encore forcé de s’arrêter ; arrivé enfin à Yedo, il en fit donner avis à celui des gouverneurs de Nangazaqui résidant alors à la cour, le priant de lui faire connaître les mesures qu’il devait prendre pour obtenir audience de l’empereur et lui faire ses présents. On renferma les présents dans les magasins de l’État jusqu’au jour de l’audience, qui se passa fort bien ; les présents furent trouvés très-beaux ; ils consistaient en pièces de velours et d’étoffes de soie, en instruments de précision, en lunettes, en armes et en animaux curieux. Sicungundono, très-satisfait des présents qu’il avait reçus pour sa part, voulut recevoir l’ambassadeur dans son palais ; mais au moment où l’on allait se mettre à table, on entendit crier au feu. Sicungundono y courut pour donner ses ordres, mais toutes ses mesures furent inutiles : un vent impétueux du nord porta les flammes par toute la ville, et en deux jours les deux tiers de Yedo furent réduits en cendres ; plus de cent mille personnes périrent dans cet immense incendie. Dans ce malheur, qui causa un dommage infini à la Compagnie des Indes, Wagenaar eut la consolation de recevoir de l’empereur, des ministres et des gouverneurs beaucoup de faveurs et de distinctions. Il retourna fort content à Nangazaqui ; mais la suite ne répondit pas à de si heureux commencements. Il s’éleva successivement plusieurs démêlés entre les Japonnais et les Hollandais, et les premiers poussèrent si loin l’animosité, que les Hollandais, ne se trouvant plus en sûreté dans leur île, annoncèrent au gouvernement qu’ils allaient renoncer au commerce du Japon.
Ils se flattaient que cette menace rendrait les Japonnais plus traitables, mais ils s’étaient trompés dans leur calcul. On ne répondit point à leurs réclamations, mais il arriva de la cour de nouveaux ordres plus sévères, qui portaient, entre autres dispositions, que désormais, dès qu’un navire hollandais arriverait au Japon, on en enlèverait le gouvernail. Cette exigence choqua tellement Wagenaar, qu’il prit sur-le-champ le parti de retourner à Batavia : mais il y était à peine arrivé, qu’on le fit repartir pour aller encore en ambassade à la cour de Yedo. Il revint donc à Nangazaqui, d’où il partit pour la cour, le 10 février 1659. Il apprit en arrivant que le grand protecteur des Hollandais, Sicungundono, cassé de vieillesse, s’était retiré et ne s’occupait plus d’affaires publiques. Il ne laissa pas cependant d’avoir une audience assez favorable de l’empereur. Les frais de cette ambassade furent immenses et sans compensation ; Wagenaar ne put pas même se faire payer de ce qu’il avait vendu dans les voyages précédents aux seigneurs de la cour.
(1672) Les rapports commerciaux entre les deux nations restèrent encore sur ce pied pendant une douzaine d’années pendant lesquelles les Hollandais réalisèrent d’immenses bénéfices. Mais en 1672, cette mine opulente cessa d’offrir une exploitation aussi avantageuse. Ce changement fut causé par un malentendu à l’occasion des présents offerts à l’empereur. Mino-Sama, premier ministre, se trouva offensé que l’on eût présenté au prince une lampe que lui-même voulait lui offrir, et il en conçut contre toute la nation hollandaise une haine dont il ne tarda point à lui donner des marques.
Quelque temps après, il obtint le gouvernement de Nangazaqui pour un de ses parents, et le premier ordre que le nouveau gouverneur intima aux Hollandais, ce fut qu’ils donneraient désormais des montres et des échantillons de toutes leurs marchandises, pour les faire voir à des connaisseurs qui en fixeraient le prix selon leur juste valeur. Les marchands japonnais reçurent en même temps avis de se rendre au palais. L’estimation des marchandises fut faite par ces derniers seuls, puis le gouverneur déclara aux Hollandais qu’il fallait les donner à ce prix ou les remporter. Les négociants européens aimèrent mieux se défaire de leurs marchandises avec un bénéfice médiocre que de les remporter avec perte ; mais comme, les années suivantes, les gouverneurs diminuaient toujours le prix, les Hollandais en portèrent leurs plaintes à l’empereur. La réponse fut trois ans à venir, et quoiqu’elle fût favorable aux réclamants, elle leur devint très-funeste, car les gouverneurs de Nangazaqui en furent très-mortifiés et résolurent de tout faire pour nuire au commerce des Hollandais. Appuyés à la cour par le crédit de Mino-Sama et de ses parents, ils représentèrent que les profits des étrangers étaient immenses et portaient un grand préjudice aux sujets japonnais ; enfin ils obtinrent des dispositions plus sévères qui furent signifiées aux marchands de Désima.
(1685) Ce nouveau règlement, qui est encore en vigueur aujourd’hui, porte que les Hollandais ne pourront vendre au Japon, en marchandises de toute espèce, au delà d’une certaine somme chaque année. Cette somme, qui n’est que la moitié de celle accordée aux Chinois, se monte environ à deux millions cinq cent mille francs.
La veille du premier jour destiné à la vente, on met à toutes les portes des rues des affiches, par lesquelles on invite les marchands à se trouver à Désima, afin de s’instruire mieux des marchandises à vendre par les listes détaillées qui sont affichées à la porte de chaque magasin. Comme la direction du commerce est toujours entièrement entre les mains des gouverneurs de Nangazaqui, il n’est permis de vendre qu’en présence de leurs subdélégués : les principaux officiers de l’île doivent aussi y assister, et le premier interprète y préside, tandis que les deux directeurs, celui qui est nouvellement arrivé et celui qui doit retourner aux Indes, n’ont rien à faire et ne peuvent rien dire.
On n’expose qu’une espèce de marchandise à la fois : ceux qui veulent acheter donnent des billets signés d’un nom supposé sur lesquels est marqué le prix qu’ils veulent donner de chaque chose, et ils lâchent plusieurs de ces billets avec différents prix, afin de voir comment ira la vente et de s’en tenir au plus bas, s’il est possible. Les directeurs hollandais ouvrent d’abord ces billets et les séparent selon le prix qui est offert, puis ils les remettent à celui qui préside, lequel les lit à haute voix les uns après les autres, commençant par ceux qui offrent davantage. À chaque billet, il demande par trois fois quel est l’offrant, et si personne ne répond, il prend le suivant, et continue ainsi jusqu’à ce que quelqu’un se présente et s’approche pour signer son billet de son vrai nom ; la marchandise lui est aussitôt adjugée, et l’on passe à une autre. Il est ainsi du reste, jusqu’à ce que tous les droits soient levés et que la gomme marquée par l’empereur soit fournie ; ce qui est fait ordinairement en trois jours, tandis que nous avons vu qu’avant 1685 la foire durait un mois. Le lendemain de la vente, les marchandises sont délivrées. Le bénéfice des Hollandais varie suivant le débouché que leurs marchandises trouvent à Méaco, qui est le grand centre de tout le commerce. Le droit que l’empereur prélève sur les marchandises est de quinze pour cent, et l’ensemble des droits monte à soixante-cinq pour cent.
Les particuliers qui font du négoce au Japon obtiennent quelquefois des officiers ou des interprètes de faire vendre leurs marchandises avec celles de la Compagnie des Indes et sans les compter dans la somme fixée pour l’ensemble des affaires, mais ils sont obligés d’acheter bien cher de pareilles faveurs. Quelquefois aussi, quand ils ont plus de marchandises qu’il ne leur est permis d’en vendre, ils réussissent à s’en défaire en secret par le moyen des officiers de l’île, qui les prennent de la main à la main, surtout quand ce sont des objets qui ont une grande valeur sous un petit volume. Il est vrai qu’il y va de leur vie s’ils sont découverts. En 1686, dix Japonnais furent décapités, et le directeur hollandais fut banni du Japon à perpétuité, pour avoir été surpris dans une opération de ce genre.
Les navires ne sauraient être chargés ni mettre à la voile pour sortir du havre sans un congé exprès, et ce congé doit venir de la cour, qui s’est encore réservé ce droit. Lorsqu’on les charge, tout est examiné avec la dernière rigueur. D’abord deux des propriétaires de l’île, deux élèves interprètes et deux commis de l’Ottona avec quelques gens de travail vont de maison en maison et appellent tous les Hollandais dont ils ont la liste, tant ceux qui doivent demeurer à Désima, que ceux qui doivent s’embarquer pour Batavia. Ils visitent ensuite tous les coins et recoins, et examinent toutes les hardes pièce à pièce, prennent un mémoire fidèle de tout ce qu’ils trouvent, lient le tout avec des cordes de paille, y mettent leur cachet, et y joignent le mémoire de tout ce que contient le paquet pour en informer le garde de la porte, lequel, sans cela, ouvrirait le paquet pour le visiter.
Toutes les marchandises de contrebande sont confisquées, et telles sont les figures des idoles du pays ou des cuges dans leurs habits de cérémonie, les livres imprimés, les papiers, les miroirs, les métaux qui sont marqués de caractères japonnais, l’argent monnayé, certaines étoffes du pays, mais surtout les armes et tout ce qui s’y rapporte ; comme la figure d’une selle, d’une armure, d’un arc, d’une flèche, des épées et des sabres, des navires même et des bateaux.