HISTOIRE


DU


PARLEMENT DE FRANCFORT.




DERNIÈRE PARTIE.[1]
LA COURONNE IMPÉRIALE.




LA PRUSSE ET L’AUTRICHE. – LA COURONNE IMPÉRIALE – COUP D’ÉTAT À BERLIN. – INSURRECTION DE STUTTGART, DE DRESDE, DU PALATINAT. – DISSOLUTION DU PARLEMENT.


Il y a quatre mois à peine que le parlement germanique a cessé d’exister, et déjà l’œuvre qu’il a vainement tenté d’accomplir est confiée à d’autres mains. En ce moment même, tandis que les deux chambres de Berlin délibèrent sur l’organisation du futur empire, des princes du nord et du midi de l’Allemagne se réunissent dans cette ville de Francfort, d’où la tribune nationale a disparu ; tous les souverains voyagent : le roi de Prusse et l’empereur d’Autriche se rencontrent à Tœplitz ; le roi de Wurtemberg va visiter le roi de Bavière ; le prince Guillaume de Prusse est à Francfort auprès du vicaire de l’empire, et le prince de Prusse à Carlsruhe auprès du grand-duc de Bade ; partout enfin les princes remplacent les orateurs et les théoriciens de l’église Saint-Paul ; partout ils ouvrent des conférences et s’apprêtent à recommencer, avec les précautions de la diplomatie, ce grand débat qui n’avait produit jusqu’à présent que des tournois philosophiques ou des prétextes révolutionnaires. L’archiduc Jean, accueilli à Francfort, en juillet 1848, avec un si ardent et si naïf enthousiasme, a retrouvé tout récemment les mêmes acclamations joyeuses, lorsqu’après une absence de plusieurs mois il est rentré dans la ville impériale. Quelle différence seulement dans les motifs et le sens de cette joie populaire ! Ce qu’on fêtait l’an dernier, c’était cette vague espérance de l’unité germanique, c’étaient ces destinées de la nouvelle Allemagne que chacun aimait à se figurer si brillantes ; ce qu’on fêtait à Francfort il y a un mois, c’était la présence d’un archiduc autrichien. Au lendemain de la révolution de février, Francfort saluait avec une emphatique naïveté les folles chimères qui mènent aux abîmes ; après une année d’efforts impuissans et d’agitations désastreuses, elle se résigne à célébrer modestement celui qu’elle croit l’adversaire de l’influence prussienne. Ce n’est pas encore assez de contrastes : le même homme qui représentait l’année dernière l’unité de la patrie commune représente à l’heure qu’il est la lutte du midi contre le nord, et l’idée d’un état fédératif opposée au système de l’empire unitaire Dans cette situation que les énénemens lui ont faite, le rôle de l’archiduc Jean deviendra-t-il plus sérieux ? Les princes de Prusse, d’Autriche, de Bavière, de Wurtemberg, réussiront-ils à s’entendre sur la constitution allemande, et cette périlleuse question est-elle décidément en bonne voie pour avoir passé de la tribune des rêveurs aux conseils secrets des diplomates ? Hélas ! depuis cette fatale guerre de Hongrie, l’influence russe pèse trop lourdement sur les cabinets de Vienne ou de Berlin pour qu’on puisse se fier au succès des légitimes réformes. En attendant l’issue de ces conférences, jetons un regard sur les derniers travaux du parlement de Francfort ; les fautes des législateurs de Saint-Paul ne sont pas étrangères à la déplorable situation de l’Allemagne depuis six mois, aux longues saturnales de l’anarchie, à l’inévitable retour du despotisme, à la ruine des espérances les mieux fondées : triste récit, nécessaire à l’intelligence des choses présentes et à la prévision de l’avenir !


I

La première lecture de la constitution avait été achevée au mois de janvier 1849 ; l’Allemagne devait avoir un empereur, et il était facile de prévoir que la couronne de Rodolphe de Habsbourg serait déférée au petit-neveu de Frédéric-le-Grand. Une transformation si grave allait-elle s’accomplir sans résistance ? La Prusse était-elle assez forte pour s’emparer hardiment de la suprématie, et l’Autriche avait-elle trop à faire en Hongrie pour s’opposer aux entreprises de sa rivale ? Non, l’antagonisme du nord et du midi de l’Allemagne ne pouvait s’effacer si aisément, et, quelle que fût la faveur des circonstances, ni la Prusse n’avait assez d’audace, ni l’Autriche n’éprouvait d’assez graves embarras pour que les décrets du parlement de Francfort obtinssent un pacifique triomphe. Ce fut, au contraire, dans l’intervalle des deux lectures, une longue série d’escarmouches entre le cabinet de Vienne et le cabinet de Berlin, guerre de notes, de circulaires, vivement et brusquement échangées. Dans sa note du 23 janvier, le ministère de Frédéric-Guillaume IV évitait de se prononcer ouvertement. Attentif à ne blesser ni le cabinet autrichien, ni les députés de Saint-Paul, il témoignait peu de sympathies pour l’idée d’un empire, tout en déclarant que la Prusse, même au prix des plus grands sacrifices se dévouait aux intérêts de la patrie commune. À ces hypocrites paroles, le ministère Schawarzenberg opposait une réponse d’une netteté singulière ! « Il n’y a pas à hésiter, disait la note du 4 février ; il est impossible de convertir l’Allemagne en un seul état, il est impossible de vouloir soumettre les grandes puissances de ce pays à une centralisation qui les annulerait. L’Autriche, pour sa part, ne se subordonnera jamais à une autorité centrale, quel qu’en puisse être le chef. » Le cabinet autrichien faisait ensuite ressortir avec force tous les inconvéniens de cette unité absolue rêvée par les politiques de Francfort. Il n’avait pas de peine à démontrer que les intérêts, les mœurs, les croyances, l’histoire entière es différens peuples de la mère-patrie, opposaient à ces fantaisies insensées d’insurmontables obstacles, et n’était pas seulement au nom de l’Autriche, c’était au nom de toute l’Allemagne que le ministère Schwarzenberg repoussait la création d’un empire unitaire. N’offrait-il aucune compensation au patriotisme germanique ? Il lui offrait en perspective une Allemagne bien autrement grande que celle dont on s’occupait à Francfort. « Dans le plan de l’Allemagne, tel que le proposerait le gouvernement de sa majesté impériale, — c’est la note qui s’exprime ainsi, — il y a place et pour tous les états allemands et pour toutes leurs possessions non allemandes. Le gouvernement de sa majesté ne craint pas que l’union plus intime de l’Allemagne et des possessions non allemandes de l’empire d Autriche soit pour la patrie une cause de divisions et de luttes entretenues par l’esprit de race ; il y voit, au contraire, d’un côté et de l’autre, une source d’inappréciables bienfaits. Si de grandes difficultés, sans doute, s’opposent à l’exécution de cette pensée, ce ne sont pas des difficultés insolubles. » C’est-à-dire que la Hongrie, la Gallicie, la Craotie, la Transylvanie, la Lombardie, le grand-duché de Posen, une partie du Danemark et de la Hollande, un partie de l’Italie, doivent s’unir dans une fédération immense. Les plus ardens teutomanes de l’église. Saint-Paul avaient abandonné depuis long-temps ces audacieuses convoitises, et l’on sait que, préférant l’unité de l’Allemagne à l’étendue de son empire, ils avaient même sacrifié l’Autriche à l’accomplissement de leur rêve. Était-ce pour réveiller leur ambition que l’Autriche faisait briller à leurs yeux ce grand tableau d’une Allemagne fédérative assise au cœur de l’Europe avec ses soixante-dix millions d’habitans ? À coup sûr, toute cette partie de la note du 4 février n’était ni aussi nette ni aussi sincère que celle dont nous venons de parler. Ces gigantesques projets du cabinet autrichien firent sourire plus d’un incrédule ; ce qui ne fit sourire personne, c’est le langage si décidé de la note sur la question de l’unité, c’est cette affirmation hautaine adressé à la Prusse : L’empire d’Allemagne est impossible !

La réponse du cabinet de Berlin est une note envoyée, le 16 février, à M. Camphausen, plénipotentiaire de la Prusse auprès de l’archiduc Jean. Frédéric-Guillaume IV y continue cette politique à double jeu et ce langage à double sens que lui dictait son rôle de prétendant à l’empire. La première partie est évidemment écrite à l’intention de l’Autriche. Le ministère Brandenbourg y reconnaît avec le prince Schwarzenberg, que la constitution discutée à Francfort ne pourrait en aucun cas se passer de l’adhésion expresse des gouvernemens ; il affirme que l’étroite union établie depuis des siècles entre l’Autriche et le reste de l’Allemagne ne saurait être détruite, que la rupture de cette alliance serait pour les deux parties une cause de dommages incalculables et que, loin de relâcher ces liens, il faut les resserrer avec force. Si la régénération de l’Allemagne par l’union plus intime de tous ses membres est une entreprise laborieuse, si les rapports de chaque état particulier avec l’autorité centrale doivent présenter les difficultés les plus graves, le cabinet de Berlin ne renonce pas à l’espérance de voir un jour toutes ces difficultés vaincues ; il y renonce d’autant moins ajoute malicieusement la note, que l’Autriche elle-même a un projet sur cette question. D’autres états qui ne se sont pas encore expliqués ont sans doute aussi leurs vues particulières ; ces divers plans devront être étudiés, et la Prusse appelle de tous ses vœux cette solennelle délibération des cabinets de l’Allemagne. En attendant, ajoute la note, le gouvernement du roi de Prusse doit faire connaître un certain nombre de points qui sont la base de sa politique ; il est convaincu d’abord qu’une prompte décision est nécessaire ; il est convaincu qu’il faut sortir au plus tôt de cette situation incertaine, et que, d’une manière ou d’une autre, l’unité doit être constituée sans retard. Tout cela s’adresse au parlement ; puis vient un examen, une critique de la constitution votée à Francfort, critique affectueuse et bienveillante, comme il convient au prétendant que cette constitution peut faire monter sur le trône de l’empire. Ce sont tantôt des observations amicales, tantôt des conseils donnés avec, ménagement, tantôt même des demandes adressées par Frédéric-Guillaume IV à ses amis de l’église Saint-Paul. Il les prie donc 1° de limiter davantage la compétence du pouvoir central, à la condition de lui assurer, dans ces limites plus étroites, une force et une autorité plus sérieuses ; 2° de donner le plus de garanties possible à l’existence des états particuliers, de ne leur imposer que les sacrifices de pouvoir et d’indépendance absolument nécessaires à l’établissement de l’unité. Et ici, se tournant vers l’Autriche, le cabinet de Berlin répète et commente les paroles du 4 février contre la centralisation ; puis, s’adressant de nouveau à Francfort : « L’autorité centrale doit être forte ; les souverains ne sacrifieront jamais une part de leur indépendance, si ce n’est en faveur d’une autorité sérieuse et capable de représenter l’Allemagne. » Bref, le résumé de la note était une sorte de conciliation fantastique entre le système de Francfort et le système autrichien ; une fédération et un empire, voilà ce que demandait Frédéric-Guillaume IV. Comment ces deux formes pouvaient coexister sans se détruire, le cabinet de Berlin se gardait bien de l’expliquer ; il lui suffisait d’avoir embrouillé la question, et d’apaiser un instant l’Autriche sans décourager le parlement.

Le cabinet de Vienne riposta par une nouvelle note en date du 27 février. Dans sa dépêche du 4, il indiquait surtout ce que ne voulait pas l’Autriche : « Point d’empire unitaire, point de centralisation qui puisse absorber les états particuliers ; ce gouvernement central, en quelques mains qu’il soit remis, n’obtiendra jamais la soumission de la dynastie des Habsbourg. » Dans sa note du 27, l’Autriche faisait clairement ses intentions : elle proposait son plan pour la reconstitution de l’Allemagne. Au lieu d’un empire, elle demandait un directoire composé de neuf membres ; l’Autriche et la Prusse auraient chacune deux voix dans ce conseil, la Bavière en aurait une, et les quatre derniers représentans appartiendraient aux états secondaires. Le cabinet prussien, répondant à ce manifeste dans sa note du 10 mars, déclara qu’il était tout prêt à discuter sur cette base et avec les autres gouvernemens et avec l’assemblée de Francfort. C’était toujours, comme on voit, la même politique, toujours une apparente soumission à l’Autriche, un empressement hypocrite à accueillir ses voeux, et toujours aussi les plus grands ménagemens pour ces législateurs de l’église Saint-Paul, qui tenaient dans leurs mains la couronne impériale.

Cependant, que pensait Francfort ? que disait-on à Saint-Paul de cette protestation de l’Autriche contre l’œuvre du parlement ? Les esprits, on le pense bien, étaient singulièrement émus. M. Dahlmann et ses amis ne pouvaient contenir leur colère, et le parti prussien, grossi par la haine qu’inspirait l’Autriche, attirait à lui chaque jour quelques-uns de ses adversaires de la veille. C’est précisément au milieu de ces batailles diplomatiques de Berlin et de Vienne que le parlement eut à discuter la loi électorale. Rien de plus important que cette discussion ; la loi électorale n’était pas seulement une annexe nécessaire de la constitution de l’empire : elle devait imprimer à cette constitution son caractère véritable, en donnant des garanties à la société ou des gages à la démagogie. Les députés de l’église Saint-Paul étaient-ils dans des dispositions salutaires pour délibérer mûrement sur une question de cette gravité ? Ils n’ont que trop souvent déjà suivi les conseils de la colère, et cette loi, il est permis de le craindre, va leur fournir une nouvelle occasion de braver l’Autriche, au risque de se frapper eux-mêmes. La discussion s’ouvrit le 15 février et ne se termina que dans les premiers jours de mars. Assurément, si une sage politique eût prévalu dans l’assemblée, si le parlement eût voulu s’assurer l’appui de la Prusse et intéresser Frédéric-Guillaume à la défense de son œuvre, la loi électorale eût contenu des restrictions que la colère et l’impatience firent imprudemment effacer. Après avoir donné tant de puissance aux deux chambres et surtout à la chambre du peuple (Volkshaus), après avoir rayé de la constitution le veto qui pouvait protéger l’autorité centrale, il fallait au moins considérer le droit de suffrage comme un mandat sérieux et exiger certaines conditions de ceux qui le aspirent à l’exercer. C’est ce que voulait la commission, c’est ce que soutinrent en d’éloquentes paroles quelques-uns des lus célèbres orateurs de l’assemblée ; tous leurs efforts furent vains : le suffrage universel et direct fut proclamé, et dans quelle société, je vous prie ? en présence de quelle constitution ? En présence d’une constitution qui prétend créer un empire d’Allemagne, et qui place l’empereur désarmé face à face avec deux parlemens hostiles, l’un choisi par des souverains jaloux, l’autre abandonné à tous les hasards et livré à tous les caprices des scrutins populaires !

La majorité de l’église Saint-Paul n’avait pas eu le loisir de faire ces réflexions si simples ; c’est la colère qui avait dicté son vote. À mesure que l’Autriche protestait contre la constitution, à mesure que l’œuvre du parlement semblait condamnée d’avance par la plus grande partie des états allemands, l’esprit démocratique reparaissait au sein de l’assemblée nationale et fournissait une vengeance toute prête aux législateurs humiliés. Ce fut bien pis encore, quelques jours après, lorsqu’on apprit la dissolution de la diète de Kremsier, et qu’on put lire dans les journaux de Vienne la charte octroyée à Olmütz. Le jeune empereur d’Autriche venait d’imiter l’exemple de Frédéric-Guillaume IV : mécontent de l’assemblée constituante, il l’avait brusquement supprimée, et, se chargeant lui-même de faire cette constitution dont l’assemblée ne venait pas à bout, il avait donné à ses états une charte qui était un nouveau défi au parlement de Francfort. « Aussi bien, disait le préambule de la charte, tous les peuples de l’Autriche n’avaient pas de représentans à la diète de Kremsier, et, le succès des armes impériales permettant de songer enfin à la réorganisation de l’état, l’empereur accomplissait le vœu de son cœur et répondait à l’attente de son peuple en réunissant sous une loi commune, non pas seulement les peuples représentés à Kremsier ; mais toutes les populations diverses qui composent la monarchie autrichienne. » Tel est en effet le caractère de la charte du 4 mars. Il est difficile d’imaginer une constitution plus libérale, il est difficile de donner plus de garanties à l’esprit moderne, d’accorder une part plus équitable, de faire des concessions plus sages et plus intelligentes au progrès de la raison. À ce point de vue, la charte d’Olmütz ne mérite que de sincères éloges ; le malheur, le vice radical de cette constitution si belle, c’est qu’elle institue une centralisation impérieuse dans le pays qui est certainement, de tous les pays du monde, le plus rebelle à cette tyrannique unité. L’histoire de ces dix dernières années a prouvé assez clairement, ce me semble, quelle est la force de l’esprit national au sein des différens peuples de l’Autriche. Depuis dix ans et plus, l’Autriche est agitée par les luttes que soutiennent ces peuples pour retrouver leur vie distincte, et reprendre leur place au soleil, luttes pacifiques d’abord, tentatives sérieuses et calmes dont les érudits sont les soldats, puis bientôt, quand nos révolutions pénètrent dans l’Europe orientale, luttes sanglantes qui suscitent des héros et des martyrs. Courbés long-temps sous la tyrannie des Magyars, les Slaves de la Hongrie se soulèvent ; les Tchèques de Bohême se défendent contre l’influence allemande ; les Magyars eux-mêmes, oppresseurs des Croates, se sentent opprimés par l’Autriche et réclament leur indépendance ; partout enfin ce sont des peuples chez qui le sentiment national se réveille, ce sont des races que l’on croyait éteintes et qui tout à coup se rattachent à leurs souvenirs, à leurs traditions, à leur histoire passée, avec le plus juvénile enthousiasme. Comment soumettre à une seule et même loi ces populations jalouses ? Quand les Hongrois voulaient détruire les liens qui les unissent à la monarchie autrichienne, ils inauguraient une politique funeste, ils disséminaient et désarmaient ces Populations diverses, slaves, slovaques, tchèques, croates, magyares, qui bientôt seraient tombées, l’une après l’autre, soi le joug de la Russie ; mais le système contraire est-il moins pernicieux ? Confondre tous ces peuples dans une sorte de promiscuité, leur imposer une même loi et des institutions uniformes, effacer leurs traditions, abolir leurs coutumes nationales, supprimer d’un trait de plume toute leur histoire pour leur créer une existence mensongère, n’est-ce pas là un système tout aussi désastreux que celui dont les Magyars donnaient l’exemple avec un si aveugle et si inintelligent héroïsme ? Cette charte du 4 mars, dont on verra de jour en jour les graves inconvéniens le gouvernement autrichien ne l’a faite qu’en haine de l’assemblée nationale. Dans les § 2 et 3 du chapitre 1er de la constitution, les législateurs de Saint-Paul avaient décidé que l’Autriche ne pourrait faire partie de l’empire qu’en renonçant à ses possessions non allemandes. À cette arrogante injonction, l’Autriche répondit par la charte d’Olmütz, qui réunissait, au contraire, tous ces peuples en un seul et vaste corps, et les liait par une centralisation inflexible. La charte du 4 mars, il est permis de le croire, ne durera pas long-temps sans de profondes modifications ; elle était surtout une arme de guerre forgée pour une situation qui n’est plus. Quand le ministère Shwarzenberg la promulgua, il ne voulait que braver le parlement de Francfort et déchirer la constitution de l’empire.


II

Le parlement comprit le sens provocateur de cette politique. Décidément, le danger était grave ; il s’agissait de l’autorité même de cette assemblée qui avait mission de représenter l’Allemagne. On devait commencer bientôt la seconde lecture de la constitution, et c’était là une occasion toute simple de relever les défis du ministère Schwarzenberg l’impatience de l’assemblée ne put différer jusque-là : un député bien sûr de répondre à un besoin de la colère publique, proposa de décréter, sans attendre la seconde lecture, une loi spéciale, une loi expresse, qui proclamerait l’hérédité de la couronne impériale, et déférerait cette couronne à Frédéric-Guillaume IV. Cette proposition assez naturelle en de telles circonstances, empruntait au nom de cet auteur une signification dramatique. Cet homme si empressé à couronner le roi de Prusse, cet impatient défenseur de l’unité allemande et de l’hégémonie prussienne, c’était M. Welcker, le plénipotentiaire du duché de Bade auprès de l’archiduc Jean, l’adversaire redouté de M. Dahlmann, le chef des représentans de l’Allemagne du sud dans leurs luttes contre les envahissemens de l’esprit du nord.

C’est le 12 mars 1849 que M. Welcker vint présenter sa proposition à la tribune de l’église Saint-Paul ; une agitation extraordinaire régnait dans l’assemblée et sur les bancs des galeries ; on était impatient de savoir comment l’adversaire le plus déclaré de l’empire héréditaire et de l’hégémonie prussienne s’était décidé si énergiquement à réclamer cette hérédité de l’empire pour en faire hommage à Frédéric-Guillaume.

« Messieurs, disait l’orateur, si j’ai toujours jusqu’à présent combattu le parti prussien dans la question impériale, ce n’était, croyez-le bien, ni par hostilité contre la Prusse, ni par dévouement à l’Autriche. Je n’avais qu’une seule pensée : je voulais empêcher que l’Autriche fût exclue de la famille allemande, je voulais épuiser tous les moyens pour conserver l’intégrité de la patrie. Tous les moyens ont été épuisés. Eh bien ! puisqu’il est impossible de nous rattacher la monarchie autrichienne, sachons, il le faut, sachons nous résigner à ce sacrifice, et organisons vigoureusement l’unité dans tout le reste de, l’Allemagne. Le temps presse ; les circonstances exigent une prompte décision ; les plus grands périls nous menacent ; il s’agit de défendre l’honneur du parlement et la souveraineté de la nation. Messieurs, la patrie est en danger ; je vous conjure de sauver la patrie. » Des applaudissemens enthousiastes accueillent ces paroles de M. Welcker, et l’assemblée décide que la proposition sera discutée dans le plus bref délai. Le débat, ouvert le 17 mars, fut inauguré par un brillant discours de M. Welcker. La charte d’Olmütz, on le pense bien, fournissait de puissantes armes à l’orateur, et M. Welcker n’eut garde de négliger ses avantages. Il fit ressortir avec force tous les inconvéniens de cette constitution du 4 mars ; il montra éloquemment quelle insurmontable barrière se dressait à l’avenir entre l’Autriche et l’empire d’Allemagne. « La constitution d’Olmütz, s’écria-t-il, réunit plus de vingt nations différentes en un seul et indissoluble faisceau et les députés de ces vingt nations, rassemblés dans un seul parlement ; auront à statuer sur les plus graves affaires de l’état. L’Allemagne n’admettra jamais une constitution de ce genre, sans sacrifier tous ses intérêts nationaux. » À cette Autriche si peu allemande, et qui cependant menaçait d’intervenir à main armée dans les affaires d’Allemagne, M. Welcker conseillait d’opposer la vraie patrie sérieusement et solidement constitué, Or, puisque l’Autriche se séparait de l’Allemagne, le chef de l’Allemagne ne pouvait être désormais que le roi de Prusse, et, en face de l’empire autrichien s’élevant comme une menace, il importait d’organiser au plus vite le véritable empire d’Allemagne, confié au seul souverain qui fût assez fort pour le représenter et le défendre. Un grand nombre d’orateurs prirent part au débat ; les principaux adversaires de la proposition furent les Autrichiens, les républicains, et, parmi les membres de la droite, ceux qui ne reconnaissaient pas à l’assemblée nationale le droit de créer un empereur. M. de Radowitz fut d’accord avec M. Vogt pour repousser les conclusions de M. Welcker. Leurs motifs, on le devine sans peine, étaient de nature bien différente, et tandis que M. de Radowitz attaquait l’esprit révolutionnaire du projet de loi, M. Vogt s’écriait : Si la patrie est en danger, ce n’est pas un empereur, c’est un dictateur qu’il faut élire !

L’union des républicains, des Autrichiens et des députés de la droite devait faire rejeter la proposition Welcker, bien qu’elle eût été accueillie d’abord avec l’empressement d’une colère aveugle ; ajoutez aux membres de cette coalition représentans du particularisme, comme les appellent nos voisins, c’est-à-dire les adversaires de la centralisation impériale, et vous aurez le compte exact des voix qui repoussèrent la proposition du député badois. La victoire avait été vivement disputée ; à côté de M. Welcker, les plus éloquens orateurs, les députés les plus considérables de l’Allemagne du nord, M. Beseler. M. Waitz, M. Gustave Riesser, avaient redoublé d’efforts pour entraîner le parlement ; le ministère s’était approprié la proposition, il la soutenait comme son œuvre, et, dans le cas où l’assemblée la rejetterait, il était bien résolu à se démettre de ses pouvoirs. Tout cela fut inutile ; la coalition l’emporta, et 283 voix, contre 252 donnèrent la victoire à l’Autriche. C’est le 21 mars que la proposition Welcker succomba ; le 22, M. Henri de Gagern et ses collègues, dans un acte longuement motivé, firent agréer leur démission au vicaire de l’empire.

Les partisans de la Prusse ne se tinrent pas pour battus ; on venait précisément de commencer la seconde lecture de la constitution, et puisqu’il y avait une revanche à prendre, c’était là une occasion dont on espérait bien profiter. Si l’on voulait expliquer ici les brusques reviremens de l’opinion, il faudrait se perdre dans le menu détail des intrigues parlementaires. Ceux qui aiment à recueillir les bruits de couloir, à suivre le sort de telle ou telle voix assiégée et conquise par une diplomatie subalterne, ceux-là seuls ont le secret des démentis que se donnent si souvent à elle-mêmes les grandes assemblées politiques. N’empiétons pas sur le domaine de la comédie, et ne nous occupons que des résultats de la lutte. Après plusieurs jours consacrés à relire et à voter sans trop de peine les premiers articles de la constitution, on arriva, le 27 mars, au chapitre V, qui traite de la souveraineté de l’empire (Reichsoberhaupt). La première discussion avait établi l’empire sans hérédité ; la discussion du 27 mars modifia profondément ce projet ; 267 voix contre 263 décidèrent que la dignité impériale serait héréditaire dans la maison des princes à qui serait déférée la couronne. Le lendemain 28, on procéda à l’élection ; M. le président Simson fit faire l’appel nominal, et, selon le mode qu’on avait suivi, pour le choix du vicaire de l’empire, chaque député se levait à l’appel de son nom et proclamait son candidat. 538 députés étaient présens ; 290 votèrent pour Frédéric-Guillaume IV, 248 s’abstinrent. Divisé par tant de partis contraires, en proie à tant de mesquines passions ou d’antipathies profondes, le parlement n’apporta pas à ce grand acte la dignité solennelle qui devait en rehausser l’éclat. Le temps était déjà bien loin où l’assemblée nationale, animée de toute l’ardeur d’un pouvoir jeune et pleine de foi dans sa mission, procédait avec une gravité austère à l’élection de l’archiduc Jean. Il semblait qu’elle fût lasse d’elle-même où qu’elle eût perdu la conscience de son droit. Le silence opiniâtre d’une minorité si considérable produisait déjà le plus fâcheux effet ; les réflexions, les commentaires de plus d’un opposant augmentèrent encore le mal et nuisirent à la dignité de tous. — Je ne veux pas de chef, disait M. Trüschler, l’un des coryphées de la montagne. — Je ne nomme pas de contre-empereur, s’écriait le docteur Sepp, ultramontain fougueux, et, comme, tel, vassal dévoué des Habsbourg. Quand on appela le nom du prince Waldbourg-Zeil : Vous vous trompez, répondit-il gaiement, je ne suis pas un des sept électeurs. — Je n’ai pas de mandat, disait le comte de Deym… Ce feu roulant d’épigrammes enlevait bien quelque chose à l’éclat de la couronne, et, pour un prince aussi attaché que Frédéric-Guillaume IV à la doctrine du droit divin, le présent du parlement de Francfort perdait singulièrement de son prix. Le président essaya de rendre à la séance toute la gravité convenable. Quand le scrutin fut dépouillé, M. Simson s’exprima en ces termes : « Je viens vous annoncer, messieurs, le résultat de l’élection. Les 290 votes qui ont été émis se sont réunis sur le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume IV ; 248 députés ont cru devoir s’abstenir. Donc, dans sa 196e séance publique, le mercredi 28 mars 1849, l’assemblée nationale de l’empire, conformément à la constitution qu’elle a fondée, a remis au roi Frédéric-Guillaume IV la dignité d’empereur d’Allemagne à titre héréditaire. Puisse le prince allemand qui tant de fois a exprimé en d’immortelles paroles son chaleureux dévouement à la cause allemande, puisse ce noble prince devenir le soutien de l’unité, de la liberté et de la grandeur de notre patrie maintenant qu’une assemblée sortie du sein de la nation entière, une assemblée telle qu’il n’y en a jamais eu de semblable sur le sol de l’Allemagne, l’a élevé au faîte de l’empire ! Que Dieu soit avec l’Allemagne et son nouvel empereur ! » Une partie de l’assemblée couvrit ces paroles d’applaudissemens, et aussitôt de bruyantes salves d’artillerie, mêlées au joyeux carillon des cloches, annoncèrent à la ville de Francfort que l’assemblée venait de proclamer son élu.

Était-ce là un grand triomphe pour le parti prussien ? Le succès, au contraire, n’était-il pas bien chèrement acheté, et les radicaux, qui semblaient vaincus, n’avaient-ils pas, autant que M. Dahlmann et ses amis, le droit de faire sonner toutes les cloches de la ville ? Sans chercher à dévoiler le manége des intrigues particulières, il est bien facile de comprendre pourquoi les trente ou quarante voix qui avaient repoussé la proposition Welcker venaient d’être acquises le 27 à la création d’un empire héréditaire, le 28 à l’élection de Frédéric-Guillaume IV. Une semaine s’était écoulée entre ces deux discussions ; or, pendant cet intervalle, consacré au vote définitif de la constitution de l’empire, le parti radical comprit bien que l’ambition prussienne le rendait maître du terrain et qu’il lui appartenait de faire la loi. Une quarantaine de voix étaient nécessaires pour rendre au parti Dahlmann et Welcker tout ce qu’il avait perdu huit jours auparavant ; il s’agissait de conclure un marché, et M. Henri Simon, à ce qu’on assure, en fut le négociateur habile. Le veto absolu, rejeté dans le premier projet de constitution, avait grande chance d’être rétabli ; le ministère Banderbourg l’avait officiellement demandé dans sa note du 27 février, et il le mandait secrètement chaque jour par l’organe de ses agens ; le veto fut définitivement, repoussé. Le suffrage universel et direct, consacré par la loi électorale, et été sans doute aussi l’objet de modifications importantes ; M. Henri Simon sut bien conserver cette précieuse conquête. Enfin, le conseil de l’empire (Reichsrath), ce conseil formé des princes des maisons souveraines et qui devait fournir un solide appui à l’autorité centrale, le parti républicain exigea qu’il fût supprimé, et le chapitre du Reichsrath disparut de la constitution. Le refus du veto, l’établissement du suffrage universel et direct, la suppression du conseil que le parti prussien ne craignit pas d’accorder pour obtenir l’élection de Frédéric-Guillaume. Qui gagnait le plus à ce singulier contrat ? Les radicaux avaient conquis des avantages considérables, puisqu’ils avaient d’avance désarmé le pouvoir et assuré les droits de l’esprit démocratique. En échange de ces concessions si graves, les amis de M. Dahlmann se payaient d’illusions et de l’ombre, ils avaient livré les conditions vitales de la société et les lois éternelles de l’ordre pour un mensonge d’unité dans un fantôme d’empire !


III

Le parlement avait décidé qu’une grande députation, composée du président de l’assemblée nationale et de 24 membres, se rendrait immédiatement à Berlin pour faire connaître au roi de Prusse l’élection du 28 mars. Arrivée à Berlin le 2 avril, la députation fut admise le jour suivant auprès de Frédéric-Guillaume bien en vain que les unitaires, aveuglés par les plus folles illusions, jouissaient à Francfort du résultat de leur conduite et se complaisaient déjà dans l’admiration de leur chef-d’œuvre ; la réponse donnée au président de l’assemblée fut telle qu’on devait l’attendre et du caractère personnel du roi et de la politique de son ministère. Le roi ne refusa pas ouvertement ; il ajourna seulement sa décision jusqu’à l’heure où les cabinets de l’Allemagne, officiellement consultés, auraient exprimé leur avis. Frédéric-Guillaume IV ne voulait pas de l’empire aux conditions que lui imposait l’assemblée de Francfort ; il ne voulait plus le cette couronne impériale tant souhaitée, s’il fallait l’acheter au prix d’une constitution qui désarmait le pouvoir et organisait la démocratie ; il lui convenait cependant de ne pas repousser absolument, ce vote du 28 mars, par lequel la maison de Hohenzollern était comme désignée d’avance à la fortune. C’est la politique de la Prusse de se préparer toujours aux chances de l’avenir, et, si l’on peut parler ainsi, de se signaler aux destins ; monstratus fatis Vespasianus. D’ailleurs, Frédéric-Guillaume ne pouvait-il accepter un jour la couronne, sauf à faire réviser la constitution dans un congrès de souverains ? Le cabinet prussien laissait entrevoir tout cela, et la députation, fort inquiète de ce malentendu, ne se lassait pas de répéter que la dignité impériale ne pouvait être séparée de la constitution ; l’un et l’autre présent devaient être acceptés ensemble ; refuser l’un, c’était les refuser tous les deux. À vrai dire, le malentendu n’existait pas ; c’est parce que de part et d’autre on se comprenait trop bien que tout accord était devenu impossible.

L’ajournement de la réponse fut le signal d’une crise violente. À force de vouloir toujours ménager depuis trois mois et le parlement de Francfort et le cabinet de Vienne, Frédéric-Guillaume avait fini par les irriter tous les deux. Aux yeux de l’Autriche, le refus du roi de Prusse n’était pas une déclaration assez franche ; aux yeux du parlement, la promesse manquait de sincérité, et l’ajournement n’était qu’une rupture hypocrite. Des deux côtés, l’orage éclata bientôt. Le 5 avril, une note énergique et hautaine fut adressée par le ministère Schwarzenberg à M. de Schmerling, plénipotentiaire de l’Autriche auprès du vicaire de l’empire. Après avoir engagé l’archiduc Jean à ne pas donner sa démission, le prince Schwarzenberg déclarait hautement que l’assemblée nationale avait manqué à tous ses devoirs ; chargée de travailler à l’unité de l’Allemagne, elle avait au contraire prétendu briser les anciennes alliances ; envoyée à Francfort pour préparer une constitution qui devait être soumise ensuite à l’examen des cabinets, elle voulait usurper le droit de créer toute seule la loi de l’empire et de l’imposer au pays ; enfin, elle avait fait un pas de plus dans l’arbitraire, lorsqu’après le vote du 28 mars, elle avait refusé de se séparer annonçant qu’elle siégerait en permanence jusqu’à la réunion de la première diète impériale. « Les gouvernemens, disait la note du 5 avril, ne peuvent plus suivre l’assemblée sur ce terrain illégal. Pour le cabinet de Vienne, l’assemblée de Francfort n’existe plus, et les députés autrichiens doivent considérer leur mission comme finie. » Trois jours après, le ministère Schwarzenberg adressait une note non moins vive à M. le baron de Prokesch, son plénipotentiaire à Berlin. C’étaient les mêmes griefs contre l’assemblée nationale, la même condamnation de ses derniers actes. « L’assemblée de Francfort a outrepassé ses pouvoirs ; elle a abandonné le terrain du droit ; elle n’existe plus. » Puis venait une protestation directe contre la réponse faite à l’assemblée le 3 avril, ou du moins contre l’attitude équivoque prise par Frédéric-Guillaume, lorsqu’en repoussant la couronne impériale, il s’efforçait pourtant de ne pas perdre le bénéfice moral de l’élection. Le roi de Prusse, disait la note, peut faire au gouvernement autrichien toutes les propositions qu’il jugera convenables ; ce qui lui est désormais impossible, c’est de s’appuyer sur les votes du parlement de Francfort.

Le refus de Frédéric-Guillaume avait déjà blessé le parlement, l’irritation s’accrut bien davantage quand on put lire dans les feuilles officielles les deux notes autrichiennes des 5 et 8 avril. Menacée par l’Autriche et abandonnée par la Prusse, l’assemblée nationale était livrée désormais à ses seules ressources ; il ne lui restait plus que les armes du désespoir. L’esprit révolutionnaire se dressait devant elle pour la tenter. Un des héros de la poésie patriotique, le vieux chantre des guerres nationales de 1813, Maurice Arndt, adressait déjà aux rois d’Allemagne un bizarre et sinistre avertissement : « Ô peuples ! Écoutez. Vous aussi, rois allemands, si vous le pouvez encore, écoutez-moi ! Nous voici au quatrième acte de la grande tragédie épique de l’Europe et de l’Allemagne. Le premier acte (je parle pour notre pays), ce sont les années 1813 et 1815, le second c’est 1830, le troisième c’est 1848, et maintenant, maintenant déjà, en 1849, — tant est rapide le vol des heures qui nous emportent ! — nous jouons le quatrième acte. Quand sera représenté le cinquième ? Je n’en sais rien ; mais si vous manquez de prudence, ô rois d’Allemagne, le cinquième acte ne se fera pas attendre. Vous me répondrez sans doute : Que viens-tu nous prophétiser là, vieux corbeau blanchi par la neige des ans ? D’où te vient tant d’audace, vieux plébéien ? Qu’est-ce que ce cinquième acte dont tu menaces les princes et les rois ? Non, non, je ne menace pas. J’avertis avec calme et avec paix, car mes pieds touchent au bord de la tombe, et après le cinquième acte mes yeux ne verront presque plus rien des choses de la terre. Je n’agite point devant vous des signes prophétiques et terribles ; c’est l’ancien des jours, c’est Dieu lui-même qui vous menace avec les signes de sa colère. ». Ce que le vieux poète disait ainsi dans sa langue, les journaux, les brochures, les clubs l’exprimaient sur tous les tons, et la polémique s’envenimait d’heure en heure. À travers les légitimes craintes du parti libéral, à travers le désappointement furieux des doctrinaires de l’unité les fantaisies radicales avaient beau jeu pour se faire jour ; jamais plus magnifique occasion n’avait été offerte aux démagogues, et jamais non plus, il faut bien le reconnaître ; la diplomatie de la gauche n’avait si habilement manœuvré. Obtenir des unitaires la suppression du veto, la suppression du conseil de l’empire, la concession du suffrage universel ; en échange de ces précieux gages, donner une dignité qui n’est qu’un mot, conférer cette dignité au roi de. Prusse dans des conditions telles qu’il ne puisse pas l’accepter, l’obliger enfin à rejeter décidément la constitution et par là soulever l’Allemagne entière, telle a été la victorieuse tactique de la gauche dans cette mémorable campagne. L’aveuglement des unitaires faisait sans doute la partie belle aux négociateurs ; avouez cependant que le parti radical a bien mis à profit la fastueuse ambition de ses ennemis, avouez qu’il les a battus à plaisir, battus comme des écoliers. Qui fera sonner les cloches à l’heure qu’il est ? Les choses en ont venues à un tel point que l’ancienne majorité libérale n’a plus le choix de sa conduite ; d’un côté est une réaction triomphante qui s’exprime par l’organe de l’Autriche, qui a derrière soi la Russie, et qui déjà effraie ou convertit la Prusse ; de l’autre est le parti démagogique, disposant seul des grands moyens de résistance et prêt à pousser les libéraux dans les voies sanglantes de l’insurrection.

Entre ces deux écueils, entre la droite et la gauche de l’assemblée, l’ancienne majorité libérale essaya quelque temps de maintenir sa ligne, ou plutôt elle alla tour à tour de l’un à l’autre auxiliaire, inclinant bien plus ; comme on pense ; du côté où se trouvait, en apparence du moins, la défense de la constitution et du parlement national. Le premier fruit que retira la gauche de cette effervescence des esprits fut la création d’un comité de trente membres chargés de faire un rapport sur la situation et de proposer des moyens de salut. Ce comité de salut public fut composé de quinze membres de la gauche et de quinze membres du parti impérial (Erbkraiserthums Partei). Quoiqu’elle fût en minorité dans le parlement, la gauche, au sein du comité, traitait donc d’égale à égale avec les centres. La force même d’une situation révolutionnaire avait arraché aux libéraux cette concession nouvelle. Ce n’est pas assez dire : les radicaux avaient décidément la majorité dans la commission ; sur les quinze membres du parti impérial, il y en avait cinq au moins qui, favorables sans doute à la création d’un empire, appartenaient néanmoins au centre gauche et devaient bientôt voter avec les démagogues. Ainsi dix voix seulement, parmi lesquelles M. Welcker, M Waitz, M. Droysen, représentaient les modérés dans la commission ; parmi les vingt membres de la gauche, on remarquait M. Vogt, M. Froebel, M. Eisenstuck, M. Wydenbrugk, M. Raveaux et M. Simon (de Trèves).

Tandis que le comité des trente, préparait son rapport, la seconde chambre prussienne sous l’impétueuse action des chefs de la gauche, engagea brusquement la lutte et précipita les événemens. L’agitation révolutionnaire de la Prusse venait en aide à l’agitation de Francfort ; le signal parti du comité des trente était entendu d’abord à Berlin avant de produire une explosion à Stuttgart, à Dresde, à Leipzig, et de mettre en jeu le Palatinat. Elue par le suffrage universel, sous la charte octroyée le 5 décembre par Frédéric-Guillaume, la seconde chambre contenait bien des élémens démagogiques. Ce n’est pas tout : en face d’un parti radical plein d’emportement et de violence, la droite et les centres s’étaient fractionnés à l’infini. On y comptait une extrême droite, la droite des ultras, dont l’orateur était M. de Bismark-Schoenhausen ; — la droite des politiques, dirigée par MM. de Bodelschwing et d’Arnim ; — la droite dissidente qui avait l’honneur d’être commandée par le brillant et ardent M. de Vincke ; — puis le centre droit, le centre pur et le centre gauche. La gauche et l’extrême gauche avaient un tiers des voix, et l’indiscipline de leurs adversaires donnait une force immense à cette minorité redoutable. La gauche, prenant en main une cause chère aux libéraux, se voua hypocritement à la défense de l’assemblée nationale ; Rodbertus un des meneurs, demanda à la chambre de consacrer par un vote solennel la constitution de Francfort. Attaqué, provoqué sans cesse, sous le prétexte spécieux d’une grande cause nationale, par des hommes dont la révolution était le seul but, le gouvernement fut amené sans peine à prendre brusquement son parti. Sommé par M. Rodbertus de reconnaître la constitution, sommé par l’Autriche et la Russie de rompre avec l’assemblée de Francfort, ce n’était pas devant M. Rodbertus que le ministère Brandenbourg devait déposer les armes, Il renonça désormais aux tempéramens, aux ajournemens, à toutes les ruses qui avaient formé jusque-là le fond de sa politique dans la question de l’empire ; il prit une résolution nette et la déclara tout haut. En réponse à la proposition Rodbertus, en réponse à une impatiente sommation de M. de Vincke, le chef nominal du cabinet, le vieux comte de Brandenbourg, vint lire à la tribune un manifeste ministériel ; le roi de Prusse y refusait d’accepter sans conditions la dignité impériale et terminait ainsi. « Je reconnais la force de l’opinion publique, mais ce n’est pas une raison pour s’abandonner en aveugle aux courans et aux tempêtes ; jamais ainsi le vaisseau n’atteindrait le port, jamais, jamais. » Ces paroles, dont l’auteur n’avait pas seulement pris la peine de déguiser son style, vinrent en aide à M. Rodbertus ; en voyant briller derechef la poétique prose de Frédéric-Guillaume, les libéraux craignirent aussi de voir reparaître le souverain féodal de 1840 : celui qu’ils avaient si énergiquement combattu à la diète de 1847, celui que la révolution de 1848 forçait désormais à régner derrière un ministère responsable. Et puis ce subit abandon des espérances et même des convoitises de la Prusse n’arrivait-il pas assez mal à propos après les menaces, du prince Schwarzenberg ? Si la crainte du gouvernement personnel froissa les libéraux, le sentiment de l’honneur prussien compromis révolta plus d’un patriote dans les rangs du centre et de la droite. Un discours de M. de Bismark, discours éloquent, chevaleresque, mais beaucoup trop empreint de l’esprit féodal, n’était pas de nature à ramener les dissidens. « Je suis de la Marche de Brandebourg, — s’écriait en finissant M. de Bismark, — je suis du sol même où la monarchie prussienne a été bâtie et cimentée avec le sang de nos pères ; cette raison me suffit pour ne pas vouloir que mon roi devienne le vassal de M. Simon. » Nobles et touchantes paroles, argumentation médiocre ; c’est ce que M. de Wincke appelle des raisons d’avant le déluge. Tous les députés de la seconde chambre n’étaient pas nés dans la Marche de Brandebourg, on le vit trop au moment du scrutin. La proposition Rodbertus contenait trois articles distincts ; les deux premiers blâmaient la politique du ministère dans la question de l’unité, et condamnaient toute espèce de pacte formé entre les souverains comme contraire aux vœux et aux espérances du pays ; le troisième ordonnait au ministère de reconnaître la constitution de Francfort, telle qu’elle avait été faite après la seconde lecture, et de n’en poursuivre la révision que par les moyens indiqués dans la constitution même. Les deux premiers articles furent rejetés ; le troisième obtint une majorité de 16 voix.

Enhardie par cette victoire, la gauche devenait chaque jour plus menaçante. Elle sentait que l’attitude du ministère Brandenbourg lui fournissait des alliés parmi les libéraux de 1847 ; il fallait seulement profiter de l’occasion et frapper coup sur coup. Arès la proposition Rodbertus, ce fut la proposition Waldeck. M. Waldeck demandait la levée de l’état de siége établi à Berlin depuis le 12 novembre. Deux séances (15 et 26 avril) furent consacrées à cette discussion, que l’audace de MM. Waldeck, d’Ester, Unruh, etc., remplit d’irritations et d’orages. L’antipathie qu’excitait le ministère enchaîna les libéraux aux démagogues, comme à Francfort la haine de l’Autriche livrait M. Dahlmann à M. Vogt. Le 26 avril, les deux articles de la proposition Waldeck furent votés malgré tous les efforts de la droite : 1° « La prolongation de l’état de siège sans l’assentiment des chambres est illégale ; » 184 voix contre 139 adoptèrent cette rédaction. 2° « La chambre enjoint au ministère de lever immédiatement l’état de siége ; » la majorité, moins forte pour ce second point, était encore très redoutable : 153 voix avaient défendu le ministère, et 177 l’avaient condamné. Décidément, les hommes de coup de main, les chefs des insurgés d’octobre et de novembre reprenaient au sein du parlement l’avantage qu’ils avaient perdu devant les baïonnettes du général Wrangel. C’était contre eux qu’on avait décrété l’état de siége, et voilà qu’ils s’emparaient de la chambre pour briser légalement l’arme de la société et de l’ordre dans les mains du pouvoir. Cette situation ne pouvait durer ; dès le lendemain 27 avril, la première chambre était prorogée, et la seconde chambre dissoute. Un jour après, le 28, Frédéric-Guillaume refusait sans détours la couronne impériale, et, protestant contre la constitution de Francfort, il invitait les gouvernemens à former un congrès. Ainsi, cette ambitieuse charte de l’église Saint-Paul était solennellement déchirée, et les souverains se disposaient à refaire l’œuvre de l’assemblée nationale.

Pendant que ces choses se passaient à Berlin, l’agitatation parcourait toute l’Allemagne. À Dresde, à Carlsruhe, à Munich, les chambres se prononçaient pour la constitution de Francfort, et les démagogues profitant de la colère des libéraux, s’emparaient partout du mouvement pour assiéger le pouvoir. La crise fut terrible à Stuttgart. L’immense majorité de la seconde chambre, appuyée par l’opinion, voulait obtenir du roi la reconnaissance de la constitution de l’empire, et le ministère lui-même s’associait à ce voeu. Le roi résista ; le 19 avril, il signifiait à ses ministres un refus longuement motivé, au moins pour ce qui concernait l’élévation de la Prusse. Le ministère offrit sa démission, et des hommes suspects au parti libéral se préparaient à prendre sa place. L’effervescence publique s’accroissait d’heure en heure ; on était dans un de ces momens où il suffit du prétexte le plus léger pour que les barricades se dressent. La chambre, tout en s’efforçant de contenir l’émeute, était bien résolue à ne point céder. M. Roemer, le ferme et intelligent ministre, jusque-là l’une des plus pures renommées du parti libéral et le plus intrépide adversaire de la démagogie, M. Roemer lui-même se laissa compromettre dans ces voies périlleuses où le parlement de Francfort entraînait les patriotes aveuglés. Il raconta à la tribune tout ce qui s’était passé, les inutiles instances du ministère et les refus obstinés de la couronne. La chambre nomma une députation chargée de présenter une adresse pressante, impérieuse, une adresse que sept voix seulement avaient refusé de voter. La réponse du roi fut pleine de fermeté et de franchise. Il exposa la situation, il rappela et expliqua les faits avec un bon sens supérieur : « Comment, disait-il, reconnaître une constitution qui n’est pas encore achevée ? L’élu du parlement de Francfort n’a pas accepté ; est-il possible de reconnaître ce qui n’existe pas ? Je jure que j’admets toute la constitution impériale, sauf le chapitre de la souveraineté de l’empire. Je ne me soumets pas à la maison de, Hohenzollern ; je dois à mon pays de ne pas m’y soumettre, je le dois à mon peuple et à moi-même. Si tous les princes d’Allemagne faisaient ce sacrifice, je m’y résignerais aussi par esprit de concorde, je m’y résignerais le cœur brisé. Je puis y être forcé par l’insurrection ; mais, si vous vous placez sur le terrain révolutionnaire et que vous m’arrachiez mon consentement, ce consentement n’aura pas de valeur ; je le retirerai dès que je serai redevenu libre… Le peuple est animé d’un bon esprit ; je ne vois ici qu’une agitation factice entretenue par les clubs… Voulez-vous me faire violence ? Eh bien ! soit ; vous verrez si je plie. Ce n’est pas pour moi que je parle de la sorte ; je n’ai plus que bien peu d’années à vivre ; la conduite que je tiens, c’est mon pays, c’est ma maison, c’est ma famille qui m’en font un devoir. » Et comme les députés insistaient sur le danger imminent de la révolution : « Arrive que pourra. J’ai parlé selon ma conscience. » Enfin, dans la nuit du 23, comme tout se préparait pour une lutte sanglante, le roi s’enfuit de Stuttgart et se réfugia à Ludwigsbourg. Cette nouvelle, annoncée à la chambre par le président, y causa une agitation extraordinaire. La gauche proposa de créer un gouvernement provisoire, et un comité de salut public en effet fut nommé et installé sur-le-champ. Les radicaux eussent pu tirer de grands avantages d’une lutte aussi violemment engagée, si le ministère Roemer n’avait réussi à faire céder le roi. Une proclamation, en date du 25 avril, annonça au Wurtemberg et à l’Allemagne que le roi, d’accord avec ses ministres, reconnaissait la constitution, et se résignait, le cas échéant, à voir le sceptre de l’Allemagne aux mains de Frédéric-Guillaume IV.

Ce triomphe de l’agitation dans le Wurtemberg multiplia les factieux par toute l’Allemagne. À Munich, à Nüremberg, à Wurzbourg, des associations révolutionnaires se formaient, et des pétitions hautaines étaient adressées au roi Maximilien II. Sur toute la ligne du Rhin, à Mannhein, à Heidelberg, à Darmstadt, à Haynau, à Mayence, à Francfort même, on se préparait à marcher contre Ludwigsbourg, si le roi ne se fût rendu aux conseils de M. Roemer. La constitution de Francfort était devenue le drapeau des insurgés. Cette charte qu’on aurait déchirée, le lendemain de la victoire servait, selon l’usage, à soulever les masses aveugles, et les patriotes sincères, les libéraux intelligens, les vrais et dévoué défenseurs du progrès, se laissaient prendre, comme toujours, à ces manifestations hypocrites. D’un autre côté, le dégoût des révolutionnaires évoquait partout les conseillers absolutistes dont l’Allemagne se croyait délivrée. Les coups d’état répondaient aux émeutes. Ce n’est pas seulement à Berlin, c’est dans le Hanovre la Saxe que les chambres furent dissoutes et la représentation nationale indéfiniment ajournée. Ainsi, le nord de l’Allemagne était soumis ; l’Autriche dominait le sud-est ; restait encore une partie du centre et tout le sud-ouest, où affluaient les élémens démagogiques. Cette situation de Francfort était vraiment terrible ; placé au sein de ce foyer ardent, obligé peut-être d’y chercher des auxiliaires contre le mauvais vouloir des cours du Nord et les menaces de l’Autriche, le parlement semblait condamné par ses propres fautes à ne plus écouter que les conseils du désespoir.

IV

Aucune circonstance ne pouvait être plus favorable au comité des trente. C’est le 23 avril que le comité fit connaître ses plans à l’assemblée. Les discussions des premières séances furent assez calmes, les projets assez sages, les votes assez mûrement réfléchis ; mais bientôt la modération fut étouffée par la violence, et la gauche reprit l’avantage. Que voulait-on d’abord ? Envoyer des commissaires auprès de tous les gouvernemens qui refusaient d’admettre la constitution. Rien de plus sensé ; c’était par la diplomatie, c’était en des conférences sérieuses que le ministère de l’empire devait essayer de se mettre d’accord avec les différens cabinets. Le choix des commissaires indique très bien l’excellent esprit qui présidait à ces missions ; M. Bassermann fut envoyé à Berlin, et M. Mathy à Munich. Malheureusement, la lutte, devenue chaque jour plus vive, ne permit pas qu’on donnât suite à ces pacifiques mesures. M. Bassermann allait partir quand on apprit la dissolution de la seconde chambre prussienne et la formation d’un camp de quarante mille hommes à Creuznach. Le rôle des commissaires devenait singulièrement difficile ; il l’était d’autant plus que M. de Gagern se décidait à faire la plus énergique résistance, sans pourtant sortir des voies légales. Quant à la gauche, les menaces et les coups d’état lui venaient en aide. Le 27 avril, une proclamation ainsi conçue était affichée sur tous les murs : « La patrie est en danger ! les chambres prussiennes sont dissoutes. Des troupes sont rassemblées à Creuznach ; pour octroyer une constitution, en effet les troupes sont nécessaires. Le despotisme renversé au mois de mars 1848 veut livrer sa dernière bataille. Il faut enfin, il faut que Francfort agisse ! Qu’aucun député ne s’éloigne, que tout absent revienne au plus tôt ! Les assemblées populaires des environs ne seront pas étonnées, si, dans de telles circonstances, les membres du parlement ne paraissent pas au milieu d’elles. » MM. Raveaux, Vogt, Nauwerck, Freese, Eisentück, Claussen et plusieurs autres encore avaient signé cet ordre du jour, qui présageait les tempêtes.

Ces députés absens que rappelait la proclamation, du 27, ces députés présens à qui elle enjoignait de ne pas quitter leur poste, ce n’étaient pas, on le devine sans peine, les représentans de l’Autriche, ce n’étaient pas M. de Schmerling et ses amis. Ceux-là, bien au contraire, obéissant à l’ordre de leur gouvernement, avaient déclaré que leur mission était finie. À chaque séance, le président annonçait le départ de quelques députés nouveaux ; c’étaient les Autrichiens d’abord, ce furent bientôt les Bavarois, ce furent enfin, parmi les représentans des autres pays, tous ceux qui ne voyaient pas d’issue légale pour sortir d’une situation fausse. La droite se dépeuplait de jour en jour ; les centres, quoique bien dégarnis, espéraient encore et continuaient la lutte ; la gauche, gardant tous ses soldats et ralliant sans cesse des auxiliaires, devait rester maîtresse du champ de bataille. Il importait seulement que cette assemblée ainsi réduite fût encore en nombre suffisant pour proclamer ses décrets. Le 30 avril, le comité exécutif fit adopter plusieurs mesures graves qui attestaient sa force : 1° sur la proposition de M. Simon (de Trèves), « le président peut convoquer l’assemblée nationale en, quelque temps et en quelque lieu qu’il le juge convenable ; » 2° sur la proposition de M. Zell : « une séance extraordinaire demandée par cent membres doit être immédiatement convoquée ; » 3° sur la proposition de M. Golts : « il suffit de cent-cinquante membres présens pour que les votes de l’assemblée soient valables ; » enfin, sur la proposition de MM. Kierulff, Zieger, Reden, etc.., l’assemblée, sans débat et d’une voix unanime, blâma « devant tout le peuple allemand » la dissolution des chambres dans les royaumes de Prusse et de Hanovre, et ordonna aux gouvernemens de faire procéder sans délai à des élections nouvelles.

L’audace du comité croissait à chaque victoire. Dans la séance du 4 mai, il proposa un appel aux gouvernemens, aux corps législatifs, aux communes, au peuple entier, pour les sommer de reconnaître et de défendre la constitution. Il proposa de fixer le jour où se réunirait la première diète de l’empire et le jour où se ferait les élections pour toute l’Allemagne : les élections auraient lieu le 15 juillet, la diète se réunirait le 15 août. Il proposa enfin de transmettre la souveraineté de l’empire au chef de l’état le plus considérable après la Prusse, dans le cas où la Prusse, au 15 août prochain, n’aurait pas encore accepté la constitution ; cet empereur suppléant porterait le titre de vicaire de l’empire, et remettrait son dépôt au roi de Prusse dès que la Prusse se serait soumise. C’étaient là les propositions de la majorité du comité ; 14 voix contre 13 les avait portées à la tribune du parlement ; après une discussion animée, elles furent définitivement admises par 190 voix contre 188. Ainsi, le roi de Prusse refusant son adhésion, c’était le roi de Bavière qui devenait vicaire de l’empire. Or, on sait que Maximilien II était encore moins favorable que Frédéric-Guillaume IV a la constitution de Francfort ; la dignité du vicaire passait donc au roi de Saxe, du roi de Saxe au roi de Wurtémberg, du roi de Wurtemberg au roi de Hanovre, du roi de Hanovre au grand-duc de Bade, et toujours ainsi, de refus en refus, de chute en chute, jusqu’à ce qu’elle rencontrât je ne sais quel principicule obscur, le prince de Reuss ou le prince de Lichtenstein, qui voulût bien prendre sous sa très haute protection l’héritage retrouvé de Frédéric Barberousse. C’était bien le cas de s’écrier piteusement avec M. Simon (de Trèves) : « La constitution est allée à Berlin comme la fiancée au-devant de l’époux, et on l’a congédiée comme une servante. » Seulement, ici, ce n’était plus le roi de Prusse, c’était le père de la fiancée, c’était ce malheureux parlement de Francfort qui condamnait sa fille à tant de ridicules affronts. Les conclusions de la minorité étaient bien autrement graves. La minorité, c’est-à-dire l’extrême gauche, destituait Frédéric-Guillaume IV et le remplaçait par un vicaire de l’empire, lequel pouvait être le premier Allemand venu, M. Vogt ou M. Rayeaux, M. Hecker ou M. Struve. La minorité proposait encore un appel aux armes adressé a tous les peuples de l’Allemagne, elle voulait que l’armée fut obligée de prêter serment à la constitution ; elle voulait que toutes les chambres dissoutes, les chambres de Berlin, de Hanovre, de Dresde, fussent invitées à se réunir, en quelque lieu que ce fût ; elle voulait enfin que le ministère déclarât la guerre à la Russie : et à l’Autriche. Toutes ces extravagantes propositions furent rejetées, mais quelques-unes d’entre elles obtinrent jusqu’à 35 voix. À chaque rejet, c’étaient d’épouvantables scènes : « Allemagne sans cœur ! pays de lâcheté ! » s’écriaient les démagogues, et à ces vociférations de la gauche se mêlaient les grognemens furieux des galeries. Il y avait de quoi frémir en voyant la majorité faire tant de sacrifices à l’esprit révolutionnaire, et cette minorité furieuse exiger toujours de plus violentes folies. Le ministère ne s’était pas opposé aux conclusions de la majorité ; M. de Beckerath, l’un des hommes éminens du cabinet et l’une des gloires de l’assemblée nationale, refusa de s’associer à la faiblesse de ses collègues ; il déposa son portefeuille le soir même et se retira du parlement.

Ces entreprises insensées du comité des trente avaient chaque jour leur contre-coup au sein des populations soulevées. L’émeute de Stuttgart n’était que le début d’une vaste insurrection dont le plan embrassait toute l’Allemagne. La veille même de cette séance que je viens de décrire, le 3 mai, vers le milieu, de la journée, la ville de Dresde se hérissait de barricades. La garde nationale donna elle-même l’occasion et le signal de la lutte, car la cause de la constitution impériale aveuglait décidément bon nombre d’esprits honnêtes, et le drapeau rouge, noir et or fournissait un abri commode pour confondre les patriotes et les factieux. Le combat parut se terminer le 4 mai dans la soirée ; la troupe consentit à un armistice, tout en occupant encore une, grande partie de la ville. Le roi, obligé de prendre la fuite, avait cherché un refuge dans la forteresse de Kœnigstein. Un gouvernement provisoire s’organisa aussitôt, composé des trois meneurs les plus ardens de la démagogie. Pour donner à ce gouvernement la consécration du vote populaire, on suivit l’exemple du 24 février à Paris ; les noms des tribuns furent proclamés du haut du balcon du palais, et les acclamations ou les grognemens firent connaître la volonté des carrefours. Les noms de MM. Tzschirner et Heubner furent salués par des hourras enthousiastes ; celui de M. Todlt fut moins bien accueilli ; aux tumultueux bravos se mêlaient distinctement des sifflets énergiques. Il parait que M. Todt représentait une sorte de modération relative dans ce glorieux triumvirat. Le premier soin des triumvirs fut de prolonger la lutte, de s’opposer à toute espèce d’accommodement et d’enchaîner dans les rangs de l’insurrection les patriotes consternés, les patriotes consternés, dont les yeux s’ouvraient enfin à la lumière. Les murs étaient couverts de proclamations de mélodrame : « Citoyens, la patrie est en péril !…, citoyens, la grande heure, l’heure décisive a sonné ! liberté ou esclavage, c’est à vous de choisir ! nous sommes avec vous ; soyez avec nous ! » MM. Tzschirner, Heubner et Todt étaient tout heureux de signer ces belles choses et beaucoup d’autres du même genre. Parler ne suffisait pas, il fallait agir ; on désarmait donc les gardes nationaux qui n’avaient pas pris le parti de l’émeute, et déjà on levait des contributions sur les riches pour équiper des régimens de volontaires. Interrompue le 5, la bataille des rues recommença dès la matinée du 6. En ce moment-là même, Leipzig se révoltait, les barricades s’élevaient de tous côtés, et la fusillade ensanglantait la ville. Là du moins, la garde nationale sut tenir tête à l’émeute ; c’est elle qui, assistée de la troupe, enleva à la baïonnette les plus fortes positions de l’ennemi et resta maîtresse de la cité. Cependant on se battait toujours à Dresde, et sans les régimens prussiens qui venaient d’heure en heure fortifier les troupes saxonnes, il est probable que le drapeau rouge eût triomphé. On ne s’en cachait plus en effet ; c’était bien pour le drapeau rouge que se battaient les insurgés de Dresde, c’était pour la république sanglante, pour la république des pillards et des assassins que les triumvirs mettaient à feu et à sang la capitale de la Saxe. La lutte fut effroyable. Il faut nous rappeler nos journées de juin, si nous voulons nous représenter les horreurs de cette mêlée. Le mot d’émeute ne convient pas ici ; la démagogie livrait sa grande bataille, et si elle eût été victorieuse à Dresde, c’en était fait peut-être de la monarchie constitutionnelle dans tout le nord de l’Allemagne. Les révolutionnaires du midi sont des révolutionnaires romantiques, les républicains de Bade et du Palatinat sont des étudians avinés qui parodient volontiers les Brigands de Schiller ; les radicaux du nord ne s’inspirent pas des poètes, ils s’inspirent de la jeune école hégélienne et de son abominable athéisme. Jamais de plus sauvages théories n’ont épouvanté le monde ; jamais les brutales ardeurs de toutes les concupiscences n’ont été plus impudemment glorifiées. Il y a un homme qui a raillé l’innocence de M. Proudhon, un homme qui a maudit comme une tyrannie oppressive cette religion de l’humanisme qui est la négation de toute idée religieuse, un homme enfin dont la philosophie très savamment construite se résume dans ces mots : « Non seulement Dieu n’est pas, mais le genre humain lui-même n’est qu’une idole menteuse, et le dévouement à l’humanité une capucinade. Je suis seul dans ce monde ; seul j’existe ; ma jouissance, mon pouvoir, ma liberté, ne peuvent être limités par aucune croyance, par aucune règle, par aucun droit étranger à mon droit. » Cet homme (on l’appelle Max Stirner) est le docteur des démagogues du nord[2]. « Sachez-le bien, écrivait M. Henri Heine il y a une quinzaine d’années, le jour où se fera la révolution allemande, on verra que la révolution française n’a été qu’une églogue». C’est cette révolution-là qu’en préparait à Dresde. On aurait vu assurément, sous la dictature de ces furieux, certaines choses dont le monde n’avait encore aucune idée ; puis seraient venus les Cosaques, et la liberté aurait péri deux fois. Grace au ciel, ces journées de Dresde, qui pouvaient être le triomphe de la démagogie septentrionale, furent le commencement de sa déroute. Il fallut, il est vrai, les efforts réunis de la Prusse et de la Saxe pour étouffer l’insurrection, et, le matin même de leur défaite, les triumvirs faisaient fusiller, dans les rues de la ville, tous ceux qui parlaient de concorde. C’est le 9 mai seulement que le drapeau rouge fut abattu ; cette affreuse bataille avait duré six jours.

Revenons à l’église Saint-Paul : aussi bien ce n’est pas changer de sujet ; les fureurs qui se déchaînaient à Dresde déshonoraient aussi les dernières séances du parlement de Francfort. L’extrême gauche n’avait pas renoncé à ses propositions du 4 mai ; elle voulait surtout que l’armée reçût l’ordre de prêter serment à la constitution de l’empire. Au milieu du bouleversement de l’Allemagne, en présence des émeutes de Stuttgart, de Dresde, de Leipzig, si l’on voulait décréter l’anarchie et livrer le pays tout entier aux horreurs de la guerre civile, on n’avait qu’à voter les propositions de l’extrême gauche. M. de Gagern les combattit avec une patriotique indignation. « Quand c’est un étranger qui nous brave, s’écriait l’orateur, il n’y a pas à hésiter, il faut courir aux armes ; mais ici ! mais avec des frères ! …, pour moi, lors même que toutes les épées seraient déjà sorties des fourreaux, je me jetterais encore entre les épées. » ÀÀ ces paroles que la majorité couvre de bravos, un membre de l’extrême gauche répond par un insolent éclat de rire. Aussitôt, frémissant sous l’outrage au point de s’oublier lui-même, M. de Gagern riposte à l’injure par l’injure. Un tumulte épouvantable s’élève ; trop heureuse de trouver en faute le chef illustre des libéraux, la gauche prolonge à dessein, par ses clameurs redoublées, la fausse situation du président du conseil. Enfin, le calme se rétablit, et M. de Gagern est rappelé à l’ordre. Il reprend : « J’ai mérité le rappel à l’ordre je l’accepte pour la réparation d’un instant d’oubli. » Puis, regagnant bientôt son ancien ascendant sur la chambre, il fait rejeter une seconde fois les détestables propositions des factieux.

Ce fut sa dernière victoire. Il était temps pour lui et pour tout le parti libéral de ne pas prolonger davantage l’agonie furieuse du parlement. En s’associant au vote du 4 mai, M. de Gagern était entré dans une voie fatale. Les concessions qu’il avait faites étaient une erreur qu’il devait retracter, ou un engagement qu’il était tenu de remplir. S’il était décidé à ne jamais abandonner le terrain égal, c’était trop ; c’était trop peu, s’il acceptait les secours de l’esprit révolutionnaire. La gauche avait le droit de le pousser à la rébellion ouverte en lui rappelant sa récente conduite ; l’archiduc Jean, par les mêmes raisons, avait le droit de se défier de lui et de repousser son programme. Ce programme, présenté à l’archiduc Jean dans la soirée du 8 mai, épuisait, dit M. de Gagern, toutes les mesures pacifiques pour imposer la constitution aux gouvernemens de l’Allemagne. Oui, assurément, s’il suffisait d’un décret pour opérer des miracles, car c’est un miracle qu’il eût fallu. De toutes ces pacifiques mesures devait nécessairement sortir ou la honte ou la guerre, et quelle guerre ! la pire des guerres civiles, l’horrible guerre de la démagogie, tant appelée depuis un mois par tous les tribuns de la gauche. L’archiduc Jean refusa de souscrire au programme de M. de Gagern et reçut la démission du ministère.

La gauche s’avançait toujours. La retraite de M. de Gagern et le découragement des centres augmentaient sa force. Dans la séance du 10 mai ; M. Reden proposa d’infliger un blâme vigoureux au gouvernement prussien pour avoir envoyé des troupes à Dresde ; le second article de la proposition ordonnait au pouvoir central de protéger tous les mouvemens, toutes les manifestations populaires dont le but était de faire reconnaître la constitution par les souverains. Cette proposition fut adoptée par 188 voix contre 148 au milieu des hurras triomphans de la gauche et des galeries. C’était le premier grand succès arraché par l’extrême gauche à la lassitude, à l’abattement, à l’irritation, à toutes les causes fatales qui décimaient l’ancienne majorité. La majorité nouvelle, ardente à profiter de la victoire, décida qu’une députation irait immédiatement faire connaître ce vote au vicaire de l’empire, et l’engagerait à recomposer un ministère dans le plus bref délai. L’archiduc Jean, pensait-on, osera-t-il choisir ses ministres en dehors de la gauche ? Qui donc parmi les centres se chargerait d’exécuter les décisions du 10 mai ? Les démagogues se croyaient légalement les maîtres ; la réponse de l’archiduc Jean devait précipiter la crise. « Je choisirai, dit-il, un ministère qui puisse satisfaire aux exigences de la situation telles que je les comprends. Je suis un vieux soldat, j’agirai franchement, rapidement ; je suis bien résolu à maintenir l’ordre. » Et comme on lui demandait s’il saurait aussi le maintenir contre les princes rebelles : « C’est une question de principes, ne discutons pas, répondit-il d’une voix brève. Quant à mon ministère, s’il doit être formé dans trois minutes, dans trois heures ou dans trois jours, je n’en sais rien encore ; mais soyez sûrs que j’agirai en homme loyal. » Lorsque M. Raveaux fit connaître ces paroles à l’assemblée, la colère fut extrême. Des propositions furent faites, séance tenante, pour déposer le vicaire de l’empire ; on les renvoya à l’examen du comité des trente, lequel n’était pas disposé, comme on pense, à négliger de telles armes. Le 12 mai, après qu’un membre de la gauche, M. Reh, eut été nommé président de l’assemblée nationale en remplacement de M. Simson, il fut décidé que toutes les troupes de l’empire seraient obligé de prêter serment à la constitution. Cinq jours plus tôt, M. de Gagern faisait rejeter cette pernicieuse mesure par une majorité relativement assez forte ; le 12, elle fut adoptée par 163 voix contre 142. Enfin, le 15 mai, la gauche sembla vouloir pousser à bout le gouvernement de l’archiduc ; tout le Palatinat était en insurrection, et sur beaucoup de points les troupes avaient passé aux factieux ; l’assemblée nationale ordonna au pouvoir central de prendre les insurgés du Palatinat sous la protection de l’empire, et de venir à leur aide par tous les moyens. Jusque-là, on n’avait encore fait que préparer la guerre civile ; le 15, elle fut impérieusement décrétée. Ces effrayans progrès de la gauche sont faciles à comprendre au milieu d’une assemblée réduite déjà de moitié : depuis que M. Henri de Gagern avait quitté la direction des affaires, il n’y avait plus un seul homme capable d’arrêter le torrent ; la démagogie avait brisé ses digues. Le nouveau ministère que l’archiduc annonça à l’assemblée dans la séance du 14 mai n’était pas de taille à conjurer tant de périls. De tous ces ministres réunis à grand’peine sous la présidence de M. Grawell, un seul, le général de Peucker, était en possession d’une renommée sérieuse. Choisir dans de telles circonstances les membres les plus inconnus du parlement, c’était confesser la détresse du parti libéral, ou se déclarer par un défi maître de la situation. Ces deux motifs peut-être expliqueraient le choix de l’archiduc ; n’avait-il pas le droit de braver une assemblée qui ne représentait plus le pays, et n’était-il pas bien résolu d’avance à déchirer toutes ses lois ? Quoi qu’il en soit, le ministère Grawell eut à subir, dès le premier jour, les plus violentes attaques, et l’on doit avouer qu’il n’en parut ni surpris ni inquiet.

Le 19, ce ne fut pas seulement le ministère, ce fut le vicaire de l’empire qu’on voulut obliger à déposer ses pouvoirs. L’extrême gauche proposait l’établissement d’une régence ; M. Vogt, M. Raveaux, en auraient fait partie, et l’on espérait que M. de Gagern accepterait une place dans ce gouvernement révolutionnaire : M de Gagern refusa avec dégoût, et le projet succomba. En revanche, une autre proposition, également hostile à l’archiduc, fut votée par 126 voix contre 116 ; un des anciens chefs constitutionnels, M. Welcker, l’avait appuyée de son nom et de sa parole : l’assemblée décrétait la destitution de l’archiduc Jean, et appelait pour le remplacer un prince appartenant à l’une des maisons souveraines. Ce coup d’état acheva de désorganiser le parlement ; les centres refusèrent de s’associer à une politique révolutionnaire, et le surlendemain, 21 mai, plus de quatre-vingt-dix membres déclaraient que leur mission était finie. Ce n’étaient plus des démissions isolées, c’était un grand parti qui se retirait en masse. Tous les chefs des différents fractions du centre, les plus nobles esprits, les plus brillans orateurs, M. Henri de Gagern, M. Dahlmann, M. Simson, M. Beseler, M. Waitz, M. Maurice Arndt, M Droysen, M. Saucken, M. Mevissen, M. Sylvestre Jordan, M. Mathy, abandonnaient ensemble ce parlement qui avait été si long-temps le théâtre de leurs patriotiques chimères, et qui ne pouvait plus être désormais qu’un atelier de révolutions et de crimes.

Que dire des dernières séances ? comment s’intéresser à cette discussion livrée aux brutalités des factieux ? Quelques membres de la droite, quelques hommes éminens des centres, M. Welcker et M. Biedermann, M. Wurm et M. Riesser, essaient encore de modérer les emportemens des vainqueurs. Tâche inutile ! le 24 mai, on décide que cent membres peuvent délibérer ; le 26, on vote un appel au peuple, après lequel M. Welcker et ses amis se retirent. Les démagogues allemands comptaient beaucoup alors sur nos clubistes ; on s’attendait à une insurrection dans la capitale des émeutes ; les affaires de Rome en fournissaient le prétexte, et les mêmes tribuns qui écrivaient à Mazzini de résister jusqu’au triomphe de la république rouge entretenaient la gauche de Francfort dans ses projets de violence. Déjà M. Arnold Ruge et M. Charles Blind étaient à Paris et si le général Changarnier eût remporté sa victoire du 13 juin, tous nos socialistes d’Alsace allaient se jeter sur Francfort. M. Welcker eût bien voté l’appel au peuple à une condition toutefois : c’est que la constitution seule fût en jeu et que toute alliance avec les démocrates étrangers fût flétrie dans le décret. La gauche repoussa cet amendement ; c’est alors que M. Welcker se retira, emmenant avec lui tout ce qui restait de meilleur dans l’assemblée. Cependant la lutte de la gauche et de l’archiduc n’amenait, comme on pense, aucun changement dans la situation. L’assemblée destituait le vicaire de l’empire ; le vicaire de l’empire continuait d’occuper son poste L’assemblée votait des décrets, ordonnait des mesures, Imposait sa politique révolutionnaire au pouvoir central ; le pouvoir central ignorait les décrets de l’assemblée. Humiliée de cette lutte inutile, la gauche se décida à transférer l’assemblée nationale dans le Wurtemberg. Les plus modérés, M. Eisenmann, M. Venedey, s’y opposèrent en vain : cette décision fut prise, le 30 mai, sur les instances réitérées du comité des trente. M. Vogt et M. Simon (de Trèves) avaient-ils le droit de soutenir que l’assemblée reprendrait une vie nouvelle à Stuttgart, au milieu des sympathies enthousiastes de la Souabe ? L’événement a prouvé le contraire ; ils ne se trompaient pas du moins en affirmant que l’assemblée de Francfort était morte : 71 voix contre 64 donnèrent la victoire au comité des trente. Dès que le vote est proclamé, M. Reh donne sa démission de président et de membre, ne pouvant se résigner, dit-il, à faire exécuter une mesure qu’il réprouve. C’est le premier vice-président, M. Loewe, qui prend aussitôt sa place et qui convoque l’assemblée à Stuttgart.

La séance du 30 mai 1849 est la dernière séance du parlement de Francfort. Avec le 30 mai, l’histoire de cette assemblée est finie. Nous ne suivrons pas à Stuttgart cette poignée d’agitateurs qui prétend représenter encore une nation de quarante millions d’hommes. Rien n’est plus beau dans les annales humaines que notre assemblée du tiers-état, lorsque, chassée du lieu de ses séances au mois de juin 1789, elle s’en va par les rues de Versailles errant de salle en salle jusqu’au jeu de paume ; mais quoi de plus ridicule et de plus odieux à la fois que ces froides parodies d’une grande scène ? Depuis que la majorité, pour échapper aux tentations révolutionnaires, avait quitté, trop tard seulement, les bancs de l’église Saint-Paul ; depuis que M. de Gagern et M. Dahlmann, M. Beseler et M. Waitz, M. Simson et M. Riesser, étaient partis de Francfort en expliquant très haut les motifs de leur conduite ; depuis ce moment-là l’assemblée nationale ne représentait plus rien. Transférée à Stuttgart, elle tombe plus bas encore. Ce n’est plus même l’ombre d’un sénat politique : cette réunion révolutionnaire n’a désormais ni droit, ni mission, ni raison d’être ; elle s’intitule l’assemblée nationale de l’empire, le bon sens public l’appelle un club. Que ce club organise une dictature imaginaire, que MM. Raveaux, Vogt, Henri Simon, Schüler, Becher, deviennent les régens de l’empire, et que, souverains sans peuple, sans armée, sans finances, surtout souverains sans droit, ils se prélassent dans leur néant avec une arrogance dont rien ne peut donner une idée, je dis que tout cela n’appartient pas à l’histoire, je dis qu’il faut laisser aux Cervantes à venir leurs burlesques héros. Qu’allait faire le noble chanteur de la Souabe au milieu d’une telle assemblée ? Pourquoi le nom vénéré de M. Uhland est-il inscrit sur les fastes tragi-comiques de cette sotte convention ? Sera-t-il dit que la révolution de 1848 aura été partout fatale aux plus glorieux poètes ? Celui-là du moins, ce ne sont pas de mauvaises passions sous le mensonge d’un beau langage, ce n’est pas un orgueil effréné, ce n’est pas un insolent ennui qui l’a poussé au mal ; il est dupe, au contraire, de sa consciencieuse honnêteté, et, comme il a chanté la vieille Allemagne des empereurs souabes, il se croit, le candide poète, il se croit tenu d’assister jusqu’au bout ceux qui agitent dans les airs le drapeau rouge, noir et or. De tous les tribuns de Stuttgart, M. Uhland est le seul que je regrette ; quant aux autres, si la chambre des députés refuse de les reconnaître, si le ministère les chasse, si la police ferme leurs séances et les disperse comme on disperse un club, ce n’est pas pour eux que nous nous en affligerons, ce sera pour ce parlement germanique entouré d’abord de tant d’honneur et investi d’une mission si haute, pour ce parlement qui a rempli souvent un rôle utile à travers les tourmentes d’une sinistre année, et qui maintenant va se perdre dans cette misérable anarchie, comme le Rhin se perd dans les sables.


V

J’ai étudié avec soin et raconté aussi impartialement que j’ai pu les phases diverses du parlement de Francfort. J’ai suivi son développement pas à pas, j’ai dit ses services et ses erreurs, ses beaux jours et ses jours néfastes. Le jugement qu’il faut porter sur cette première assemblée nationale de l’Allemagne est contenu, ce me semble, dans le récit même de ses travaux. Ce jugement, je crois que le bon sens public dans l’Europe entière, je crois que l’Allemagne elle-même, après l’apaisement de ses discordes, le résumera ainsi : le parlement de Francfort a manqué à sa tâche ; chargé de préparer l’unité de I’Allemagne, il laisse l’Allemagne plus divisée qu’elle n’a jamais été. Ce n’est pas tout : il avait promis solennellement de protéger le pays pendant les tempêtes de 1848, d’écarter tous les périls, de maintenir l’ordre au dedans et la paix au dehors, de donner enfin à l’Occident le modèle d’une grand révolution pacifique. Que sont devenues tant d’orgueilleuses promesses ? C’est l’assemblée de Francfort qui a aggravé pour les états allemands les périls de cette terrible année. Au dehors, elle a menacé la Hollande, elle a porté un nouveau coup à la Pologne, elle a fait une guerre inique au Danemark ; au dedans, après avoir combattu l’esprit révolutionnaire, elle a fini par invoquer son secours. Le drapeau de la Germanie impériale est devenu partout le drapeau de la démagogie. Cette révolution annoncée si haut n’était donc ni pacifique ni légale ; a-t-elle du moins réussi, et ses fautes seront-elles couvertes par des résultats féconds ? Non ; c’est l’ancien régime qui a profité de la politique de Francfort. Cet absolutisme qu’on croyait détruit Berlin et à Vienne par les révolutions de 1848 regagne des forces à chaque nouvelle émeute. Ce n’était pas assez de cette affreuse insurrection de Dresde qui ensanglanta les derniers jours du parlement ; il fallut que le parlement, au moment de se dissoudre, laissât pour héritage les désordres du Palatinat et cette ridicule république badoise qui bouleversa pendant six semaines les plus belles, les plus riantes, les plus heureuses contrées des bords du Rhin. Ainsi l’absolutisme se relève de jour en jour ; au sud les fantaisies républicaines, au nord les sauvages entreprises du communisme, lui rendent peu à peu ce que lui avait enlevé le légitime travail de la raison publique, la foi des peuples s’ébranle, le dégoût des révolutions amène le dégoût des réformes ; en un mot, si les cabinets n’obéissent pas aux conseils de la prudence, si les sérieux chefs du parti constitutionnel ne reprennent pas courage et ne maintiennent pas leurs conquêtes, l’école féodale et piétiste que soutient la Russie serait bientôt assez puissante pour anéantir toutes les libertés de l’Allemagne.

Les causes de cette déroute ne sont que trop évidentes. Le premier tort de l’assemblée fut de proclamer sa souveraineté absolue ; dans l’état où se trouvait l’Allemagne, il n’était pas permis à une assemblée, quelle qu’elle fût, de compter sur l’unanime assentiment des peuples, il ne lui était pas permis de supprimer ces royautés, restées debout malgré tant de commotions violentes, et de ne pas traiter avec elles : L’homme le plus éminent de l’église Saint-Paul, celui qui a dirigé long-temps ses délibérations avec une dignité si haute, M. de Gagern, n’a jamais eu de doctrine bien arrêtée sur ce point. Son instinct politique l’avertissait sans doute que le concours des gouvernemens et des députés de la nation pouvait seul donner une base durable à la constitution du futur empire ; mais ce mot de souveraineté nationale, ce vague espoir de régénérer l’Allemagne avec le seul secours des peuples allemands, tout cela l’éblouissait : une fois engagé dans cette route, les entraînemens se succèdent, et l’on ne s’arrête plus. Un homme bien plus avancé que M. de Gagern, un orateur dont le dévouement libéral n’est pas suspect, M. Welcker dès les premières séances de l’assemblée des notables, avait bien compris toute l’importance de cette union entre le parlement et le parlement et les divers cabinets constitutionnels. Cette opinion, il l’a défendue avec un intrépide courage en face des démagogues irrités ; il y est revenu maintes fois, il a fait entendre les plus énergiques avertissemens ; puis un an après, dans les derniers mois du parlement, emporté lui-même par la lutte, il s’est joint à ceux qui proclamaient le droit souverain de l’assemblée, tant ce désir de l’unité allemande passionnait les intelligences les plus nettes et les jetait hors de leur voie ! C’est là, en effet, le second tort du parlement, c’est la passion de l’unité, passion aveugle, impatiente, intraitable. À cette unité, objet de si ardentes convoitises, les doctrinaires prussiens auraient tout sacrifié ; l’école de M. Dahlmann, par son fanatisme réfléchi, par son autorité dogmatique et son incontestable talent, a exercé une funeste influence ; c’est elle qui a irrité l’Autriche en voulant démembrer son empire ; c’est elle qui a créé cette constitution impossible qui ne semble même pas soupçonner l’antagonisme des diverses populations du pays ; c’est elle qui a fait à la démagogie des concessions insensées, prête à livrer tout pour l’accomplissement de sa chimère. Cette constitution une fois votée, la dernière faute, la faute irréparable des centres fut de s’obstiner dans leur orgueil, de prétendre imposer aux cabinets l’œuvre informe du parlement, de pactiser pour cela avec l’esprit de désordre, de lui ouvrir la brèche, et de ne se retirer enfin qu’après avoir mis en feu toute l’Allemagne.

Est-ce à dire que le parlement de Francfort n’ait produit aucun bien ? Son action a-t-elle toujours été ou funeste ou stérile ? À Dieu ne plaise que je porte un tel jugement sur une assemblée qui contenait l’élite d’un grand peuple ! À côté de cet enthousiasme à faux et de cette inexpérience passionnée, au milieu de ces rêves, de ces systèmes, de ces prétentieuses utopies, il y a eu en maintes occasions des qualités du premier ordre ; de vrais services ont été rendus ; plus d’une fois on a pu penser que le parlement allait prendre une haute position morale, qu’il triompherait de la démagogie à Vienne et à Berlin, et que, par cette ferme conduite, il s’assurerait une légitime puissance. Si presque tous les chefs des centres ont commis de graves erreurs, un assez grand nombre d’hommes éminens n’ont pas dévié de la ligne droite ; on trouverait sans peine, dans ce parlement si agité, bien plus de justes qu’il n’en faut pour sauver une ville. Enfin, si l’unité de l’Allemagne a été chimériquement poursuivie par des docteurs infatués de leurs systèmes, il n’en est pas moins vrai que cette unité est désormais un problème que les cabinets sont obligés de résoudre. Cet idéal a pris un corps ; il ne servira plus seulement à occuper l’historien, à inspirer le poète, à enthousiasmer le publiciste ; du monde des livres, de la retraite des savans, de la chaire des universités, voilà ce beau rêve descendu dans la foule, le voilà présenté à tous les enfans de l’Allemagne comme le but suprême où tous les gouvernemens doivent tendre !

Et maintenant, il faut l’espérer, il faut les en conjurer avec force, les souverains ne commettront pas la faute qui a perdu l’assemblée nationale et anéanti ses travaux ; les souverains ne se sépareront pas des peuples. Préparée par la science des hommes d’état, l’unité future sera proposée au concours des représentans du pays. Tandis que la constitution d’Olmütz se modifiera pour ne pas étouffer les races diverses qu’elle réunit aujourd’hui sous un niveau trop uniforme, la Prusse posera les bases d’une fédération à laquelle se rallieront peu à peu les différens états du nord, du centre et de l’ouest de l’Allemagne. La Saxe et le Hanovre ont déjà adhéré à ce projet, à cette charte des trois rois, comme on l’appelle. Cette charte qui a obtenu tout récemment, sur la proposition de M. Camphausen, l’appui de la première chambre de Berlin, aura, nous le souhaitons, le même succès à Hanovre, à Dresde, à Munich, Stuttgart, à Carlsruhe, partout où la révolution de 1848 a élevé ou affermi des tribunes. C’est en se dévouant aux choses possibles que le parti constitutionnel réparera les fautes des doctrinaires de l’unité, et c’est par un sérieux, accord avec ce parti que les royautés vaincront toutes les difficultés de l’avenir. Ni la Prusse ni l’Autriche ne peuvent retourner en arrière ; elles sont tenues d’accepter sincèrement les deux révolutions de mars. Le triomphe de l’école féodale et piétiste serait le triomphe de la Russie, et, après avoir profité à regret de ce dangereux allié, Vienne et Berlin doivent songer à se fortifier contre lui. Combien il serait beau pour les gouvernemens, après les désordres de ces deux années, de repousser les conseils d’une réaction aveugle et de relever eux-mêmes le parti constitutionnel ! Dans la situation présente de l’Allemagne, ce ne serait pas seulement une conduite généreuse, ce serait la plus féconde des politiques. Les révolutionnaires ont compromis l’ancienne unité de l’Allemagne et mis les libertés en péril ; que les gouvernemens réparent tous ces désastres, qu’ils jettent les bases de l’unité nouvelle, qu’ils assurent à la société moderne les légitimes garanties réclamées par le progrès de la raison. Les révolutionnaires ont amené la Russie en Allemagne ; que les gouvernemens, en relevant le parti libéral, protégent l’Allemagne contre l’influence russe. De toutes les victoires remportées à Dresde et à Leipzig, à Berlin et à Vienne, aucune, assurément, n’aura été plus décisive que celle-là pour la ruine de la démagogie.


SAINT-RENÉ TAILLANDIER.

  1. Voyez les livraisons des 1er juin, 1er juillet et du 1er août.
  2. La Revue a publié une étude sur les écrits de M. Max Stirner. Voyez, dans la livraison du 15 juillet 1847, Crise de la Philosophie hégélienne, les Partis extrêmes en Allemagne.