Histoire du parlement de Francfort/03
DU
PARLEMENT DE FRANCFORT.
LA CONSTITUTION DE L’EMPIRE.
L’émeute de Francfort, si elle avait triomphé, eût produit certainement une conflagration générale. Bien que réprimée promptement, elle eut son contre-coup à Cologne et dans le duché de Bade. Cologne eut aussi ses barricades, et M. Struve, l’un des chefs des républicains badois, renouvela, à la tête de quelques corps francs, la tentative qui avait si mal réussi à son rival, M. Hecker, dans les derniers jours d’avril. Les émeutiers de Cologne ne tinrent pas long-temps devant les troupes prussiennes ; quant aux corps francs de M. Struve, malgré l’énergique activité du général Hoffmann, ils eurent le temps de piller quelques villages, de jeter la terreur dans les campagnes et d’organiser un simulacre de gouvernement révolutionnaire. Etablis à Lörrach, ils y publièrent un Moniteur républicain, dont un seul numéro a vu le jour. Ce Moniteur contenait une proclamation au peuple allemand : c’était pour délivrer l’Allemagne du joug de la Russie que M. Struve allait en guerre, et ses corps francs étaient un ramassis de réfugiés italiens, suisses, français, vengeurs désintéressés de l’unité et de la liberté allemandes. M. Struve espérait bien, il est vrai, que tout le duché de Bade allait se soulever à sa voix, et qu’il n’y aurait pas seulement des aventuriers, étrangers dans les rangs de cette expédition nationale. Pour atteindre ce but, le Moniteur de Lörrach publiait une série de décrets qui devaient attacher les gens de la campagne à la cause de la révolution. Détruire les dîmes, les corvées, les redevances féodales, ce n’était rien pour M. Struve, cette réforme profitant surtout aux petits propriétaires ; il fallait faire descendre plus bas les bienfaits du gouvernement insurrectionnel, il fallait, par de criminelles promesses, exciter le pauvre contre le riche, le serviteur contre le maître, le débiteur contre le créancier, et instituer l’anarchie ; tel était le sens des décrets de M. Struve. Ceux à qui ces encouragemens ne suffisaient pas pouvaient lire la menace à côté. Tous les citoyens de dix-huit ans à cinquante recevaient l’ordre de s’enrôler immédiatement sous les drapeaux de l’insurrection, et la loi martiale était proclamée. Chacun de ces décrets portait cette épigraphe : « Bien-être, instruction et liberté pour tous ! » Ils étaient signés ainsi : « Au nom du gouvernement provisoire, Gustave Struve ; le secrétaire, Charles Blind. » Les actes répondaient aux paroles ; ce fut, pendant quelques jours, une véritable razzia démagogique. Ces razzias durent cesser dès que les corps francs furent en face de l’ennemi. Le 24 septembre, le général Hoffmann, ministre de la guerre dans le duché de Bade, les attaqua entre Staufen et Heitersheim et les mit en déroute au premier choc. Ils se replièrent tumultueusement sur Staufen et élevèrent des barricades. Poursuivis par l’armée badoise, ils se défendirent de rue en rue avec assez de vigueur ; bientôt cependant Staufen était au pouvoir de la troupe, et un escadron de cavalerie conduisait à Fribourg une centaine de prisonniers. Aussitôt le gouvernement provisoire de Lörrach se réfugia sur le territoire de Bâle, et M. Struve, qui avait réussi à s’enfuir, fut arrêté le lendemain à Schopfheim.
Il n’était aussi facile de vaincre la démagogie prussienne. Depuis les événemens du 17 mars, Berlin offrait le plus triste spectacle ; les clubs étaient maîtres de la ville ; on s’y croyait sans cesse à la veille d’une révolution nouvelle, ou plutôt la révolution y était permanente. Privée des brillans orateurs, des solides esprits de la diète de 1847, envoyés presque tous à Francfort, l’assemblée constituante du royaume de Prusse ne se signalait que par sa violence. Était-elle sous le joug de la terreur populaire ? Cherchait-elle à dominer le parlement de Francfort par la fougue démocratique, ne pouvant l’égaler par le talent ? Les deux motifs peut-être sont également exacts. La vérité est qu’une poignée d’énergumènes gouvernait l’assemblée et terrifiait la ville. Tandis que le gouvernement, à peine représenté par un ministère sans résolution et sans force, s’abaissait devant la terreur des rues, le roi, enfermé dans son château de Potsdam au milieu de se gardes-du-corps et de ses sombres conseillers d’autrefois, s’exaltait peu à peu dans ses rancunes contre l’esprit moderne, et revenait à l’adoration du passé. Quelle pouvait être alors la situation du parti constitutionnel ? Pressé entre les anarchistes et les défenseurs entêtés de l’ancien régime, il perdait chaque jour du terrain, et cela au moment même où son action était plus nécessaire que jamais, au moment où l’assemblée de Francfort, en faisant la constitution impériale, allait créer à l’Allemagne des difficultés sans nombre.
Ce travail si périlleux de la constitution exigeait un accord intelligent entre les principaux cabinets de l’Allemagne et le parlement de Francfort. Par malheur, l’assemblée des notables, le comité des cinquante et le parlement lui-même, en proclamant la souveraineté absolue de l’assemblée nationale, avaient provoqué la résistance des cabinets et accumulé les obstacles ; l’établissement du pouvoir central, au lieu de réparer les fautes commises, augmentait les complications. Si le parlement eût nommé un directoire, il eût associé à sa cause un certain nombre de souverains ; le désir de l’unité l’emporta, et, quels que fussent les titres sérieux du vicaire de l’empire, le choix de l’assemblée amenait de nouvelles difficultés qu’on aurait dû prévoir. L’élection de l’archiduc Jean, en effet, avait profondément blessé Frédéric-Guillaume IV et froissé l’orgueil prussien. Bien que les conflits n’eussent pas très sérieusement éclaté, il y avait dans les rapports de la Prusse et de l’autorité centrale beaucoup d’embarras et de contrainte. Dès le commencement de juillet, l’ordre du jour que M. de Peucker portait à la connaissance des armées allemandes pour faire saluer le drapeau rouge, noir et or, et provoquer une promesse d’obéissance au ministère de l’empire, cet ordre du jour si imprudent n’avait pas été admis par le gouvernement prussien. Le 31 juillet, en prenant possession pour la quatrième fois du fauteuil de la présidence, M. de Gagern avait prononcé quelques paroles sévèrement hautaines, qui étaient, — toute l’assemblée le comprit bien, — une réprimande et une menace à l’adresse de Frédéric-Guillaume IV. Ajoutez à cela les violences de quelques députés de la gauche, ajoutez-y les fureurs de M. Brentano s’écriant, à propos de l’amnistie (séance du 7 août) : « Voulez-vous être moins indulgens pour M. Hecker que pour un Frédéric-Guillaume ? » L’assemblée avait beau se soulever avec indignation, le président avait beau infliger à M. Brentano un énergique rappel à ordre ; les outrages n’allaient pas moins à leur but, et comme la cour de Potsdam savait bien en tirer parti, on ne faisait pas, à distance, une distinction très nette entre les patriotiques paroles de M. de Gagern et les grossières invectives du démagogue badois. C’est bien vainement aussi que le roi de Prusse et le vicaire de l’empire, vers le milieu du mois d’août, eurent une solennelle entrevue à Cologne à l’occasion des fêtes de cette belle cathédrale, considérée comme un des symboles de l’unité allemande. Une foule immense y assistait ; presque toute l’assemblée de Francfort s’y était rendue. Le roi de Prusse et l’archiduc Jean échangèrent des promesses d’amitié, de concours si sincère, de dévouement patriotique à la cause commune, et M de Gagern, au nom du parlement, ayant prononcé des paroles d’espoir sur l’unité de la patrie : « L’unité ! s’écria Frédéric-Guillaume en interrompant l’orateur, c’est ma pensée de toutes les heures, c’est la constante préoccupation de mon ame. » Belles promesses, enivremens d’un jour, qui n’empêchaient pas les anciens griefs de reparaître le lendemain, aussi amers, aussi inflexibles que la veille !
Le mécontentement de Frédéric-Guillaume très habilement exploité par les conseillers piétistes de 1847, détruisit peu à peu l’influence des constitutionnels, et finit par leur enlever le pouvoir. Ce parti avait eu tour à tour deux ministères, celui de M Camphausen et celui de MM Auerswald et Hansemann. Ni l’un ni l’autre n’avaient su comprimer les désordres de la rue et se mettre d’accord avec Frédéric-Guillaume IV sur les rapports du gouvernement prussien avec l’assemblée de Francfort. La chute du ministère Auerswald et Hansemann fut une complication bien fâcheuse au milieu d’une crise déjà si grave. En abandonnant les chefs du parti constitutionnel pour les théoriciens de l’absolutisme, le roi de Prusse augmentait les forces de la démagogie. C’est en vain que M. de Beckcrath, envoyé tout exprès à Berlin, espéra faire prévaloir auprès de lui un sage esprit de libéralisme ; rien ne put triompher de la défiance royale. L’occasion était belle cependant pour un esprit moins fantasque ; le parlement de Francfort, après les rudes avertissemens du 18 septembre, l’entrait dans les voies d’une politique meilleure ; il allait devenir désormais un des plus sûrs remparts de l’ordre ; il allait acquérir de plus en plus une grande et féconde autorité morale. Qui sait ce qui serait arrivé, si Frédéric-Guillaume IV, cherchant un appui intelligent dans l’assemblée de l’Allemagne, se fût décidé à suivre résolûment les voies constitutionnelles ? Qui sait si l’esprit de désordre, introduit par bien des endroits dans la constitution de l’empire, n’eût pas été plus facilement repoussé ? Le roi de Prusse se défiait du parlement national ; le parlement se vengera en se défiant du roi de Prusse, et de là cette mollesse avec laquelle certains députés de Saint-Paul laisseront insérer dans la constitution impériale plusieurs articles ultra-démocratiques. Une conduite résolue, un libéralisme sincère de la part de Frédéric-Guillaume IV, imprimant aux événemens une direction plus droite, eût empêché sans nul doute l’affreuse confusion où l’Allemagne est plongée aujourd’hui.
Précisément à l’époque où le roi de Prusse adoptait, comme disent nos voisins, les doctrines du particularisme, un des chefs de la démagogie allemande, M. Arnold Ruge, faisait la même chose dans un intérêt tout différent ; il se révoltait aussi, contre l’assemblée de Francfort, et, donnant sa démission avec un dédain superbe, il partait pour Berlin, la seule ville digne d’être le théâtre des idées nouvelles, la seule capitale de la démocratie. Ainsi, tandis que les conseillers secrets de Frédéric-Guillaume lui disaient imprudemment : « C’est à Berlin seul et non à Francfort que nous pouvons relever le drapeau de l’ordre et triompher de l’esprit révolutionnaire, » M. Arnold Ruge s’écriait : « Francfort est un village, le parlement est une assemblée de paysans ; c’est à Berlin que la démocratie gagnera ses grandes batailles. » En disant cela, M. Ruge ne comptait pas seulement sur les clubs, sur les réunions populaires, sur les désordres permanens de la place publique ; il voulait former à Berlin une nouvelle assemblée nationale, et il l’appelait d’avance le contre-parlement (Gegenparlament). Des députés de la seconde chambre du royaume de Saxe, MM. Helbig, Evans, Tzschirner, s’étaient rendus à son appel pour constituer cette convention. Les démagogues berlinois, M. Held, M. Waldeck, M. d’Ester, M. le comte Reichenbach, péroraient chaque soir dans les tavernes ; le club des Tilleuls semblait un forum continuellement ouvert aux fureurs de la populace ; l’irritation, en un mot, était entretenue sans relâche et préparait les entreprises de M. Ruge. C’était vers la fin d’octobre que le parlement démocratique devait tenir sa première séance. Sur ces entrefaites, le ministère libéral de M. Hansemann ayant fait place à l’administration de M. de Pfuel, il fut évident qu’une sombre colère poussait l’un contre l’autre les deux partis extrêmes. D’un côté, la réaction appuyée sur l’armée ; de l’autre, M. Arnold Ruge et le contre-parlement, tel était à Berlin, quelques semaines après le 18 septembre, l’acharnement des passions contraires. Combien la lutte eût été plus violente, si les insurgés eussent remporté la victoire !
La situation de Vienne est-elle meilleure ? Tandis que le parlement de Francfort s’agite sous le coup des émotions de septembre, tandis que Berlin est en proie à l’esprit révolutionnaire et que le congrès de M. Arnold Ruge entretient l’effervescence démocratique dans toute l’Allemagne du nord, y a-t-il du moins un peu de calme et de tranquillité dans le midi ? Non ; l’Autriche est encore plus bouleversée que la Prusse. Aux luttes politiques s’ajoutent les luttes nationales, aux guerres de partis les guerres de races. Depuis le mois de mars, il y a déjà eu deux révolutions à et la troisième va éclater. Cette troisième révolution, la révolution du 6 octobre, sera bien autrement grave que les deux autres. Le 16 mars a humilié la couronne, chassé M. de Metternich, et substitué à l’ancien régime le système constitutionnel ; deux mois après, la journée du 15 mai a changé la seconde chambre en une assemblée constituante, fait proclamer le suffrage universel, et obligé l’empereur épouvanté à chercher un asile dans son fidèle Tyrol. La révolution du 6 octobre sera pendant quelques jours le triomphe de la démagogie. Le parti républicain, profitant des luttes intérieures de la Hongrie, s’unit aux Magyars contre les Croates ; le départ des régimens autrichiens qui vont fortifier Jellachich est le signal d’une insurrection terrible ; la ville en un instant est toute hérissée de barricades ; le digne ministre de la guerre, le brave comte Latour, qui avait rempli un rôle si honorable dans les guerres patriotiques de l’Allemagne, est égorgé par une populace en furie, et son cadavre, traîné dans la rue, est pendu bientôt à la porte du ministère de l’intérieur, au milieu des hideuses acclamations d’une bande de cannibales. L’insurrection est victorieuse, l’assemblée constituante s’empare du gouvernement sous la présidence de M. Smolka, et un comité de salut public s’organise dans la soirée du 6. Ce n’est pas la république que veut l’assemblée constituante ; les institutions démocratiques dont elle est redevable aux barricades du 15 mai suffisent aux esprits les plus impatiens. Dans toutes les proclamations au peuple, dans toutes les adresses que MM. Pillersdorf et Hornbostl vont porter à l’empereur, l’assemblée défend la monarchie constitutionnelle. « L’Europe entière nous admire, » disait le 7 août une proclamation de M. Smolka, jetant cette grossière flatterie au peuple, afin de mieux l’apaiser ; « demeurons fidèles à nous-mêmes ; restons invinciblement attachés au respect de la loi, à la monarchie constitutionnelle, à l’amour vrai de la liberté ! » Mais quelle garantie présentait ce langage dans une ville livrée aux démagogues ? Pouvait-on espérer le prompt rétablissement de l’ordre, pouvait-on compter sur le jeu régulier des institutions libérales, au moment où le bouleversement de Vienne offrait un théâtre propice à toutes les entreprises de la violence ?
Voilà quels événemens épouvantaient l’Allemagne, lorsque le parlement de Francfort commença ses travaux sur la constitution de l’empire. Cette situation, si mauvaise qu’elle fût à bien des égards, n’était pas aussi défavorable qu’on pourrait le croire ; à l’influence du parlement. Si le roi de Prusse était défiant, si l’empereur d’Autriche était irrité, les excès de Berlin, les révolutions de Vienne, fournissaient au parlement l’occasion d’exercer une salutaire influence morale et d’agrandir son autorité. On le tolérait jusque-là bien plutôt qu’on ne reconnaissait sa mission ; il était heureux que les gouvernemens eussent besoin de son appui. En même temps on pouvait espérer que le sentiment du péril universel modérerait l’ardeur des unitaires, et que la constitution serait plus sage, plus sensée, plus praticable, étant débattue ainsi en présence d’un pays bouleversé qui demandait son saint aux législateurs de Saint-Paul. La discussion va commencer bientôt. Après les émotions inévitables qui ont suivi l’émeute du 18 septembre, après de tumultueuses séances consacrées à la mise en accusation de plusieurs députés de la gauche, l’assemblée a repris assez paisiblement ses travaux. Le ministère, renversé par une coalition de hasard, a été reconstitué, pour ainsi dire, par le danger public ; le vote du 5 septembre l’avait vaincu, l’attentat du 18 l’a ramené triomphant. M. Heckscher seul n’en fait plus partie ; son ardeur inopportune, la témérité agressive de son esprit, les haines qu’il a soulevées, causeraient des embarras sérieux que ne compenserait pas suffisamment l’énergie de sa parole. C’est M. de Schmerling, ministre de l’intérieur, qui est provisoirement chargé des affaires étrangères. Quant aux partis de l’assemblée, désorganisés un instant par la discussion du Schleswig-Holstein, ils se sont reformés et disciplinés dès le lendemain de l’émeute ; les différentes fractions du centre ont senti le besoin d’une alliance plus étroite ; elles se souviennent du 5 septembre, et ne veulent plus ouvrir la brèche par où pénétrerait la gauche. Seulement, ces bonnes dispositions sont-elles durables, et les espérances des esprits sages seront-elles justifiées ? Sur ce point, hélas ! il faut s’attendre à bien des mécomptes. Les députés de Saint-Paul sont sollicités tour à tour par deux mobiles contraires ; tantôt ce sont les opinions politiques, tantôt ce sont les passions nationales. Or, quand les passions nationales s’emparent des cœurs allemands ; la bannière politique est abandonnée sans regrets. N’a-t-on pas vu M. Dahlmann et ses amis préparer la victoire de la gauche, renverser le ministère de l’empire, rallumer l’incendie démagogique du nord au sud de l’Allemagne pour cette misérable affaire des duchés danois ? Que sera-ce lorsque la Prusse et l’Autriche seront aux prises, lorsque les questions de peuple à peuple viendront jeter un nouveau trouble dans les débats du parlement ! Combien de fois les partis seront entièrement renouvelés par des désertions soudaines ou des accessions inattendues ! Au milieu de quelles difficultés enfin, au milieu de quels désordres s’accomplira l’œuvre périlleuse dont la discussion va s’ouvrir !
Le travail du comité de constitution fut soumis à l’assemblée nationale le 18 octobre 1848. Ce comité, élu cinq mois auparavant, dans la séance du 25 mai, était composé de trente membres. C’étaient MM. d’Andryan, de Beckerath, Beseler, Bassermann, Dahlmann, Droysen, Detmold, Deiders, Ahrens, Henri de Gagern, Max de Gagern, Jurgens, Robert Blum, de Muhlefeld, Lichnowsky, Robert Mohl, Pfizer, Hergenhahn, Welcker, Roemer, Scheller, Schreiner, Tellkampf, Wigard, de Soiron, Waitz, Wippermann, Mittermaier, Schüler et Simon (de Breslau). Ce comité fut peu à peu modifié par des circonstances diverses. M. Henri de Gagern, constamment réélu président de l’assemblée, fut obligé de donner sa démission. MM. de Beckerath, Robert Mohl, Bassermann et Max de Gagern étant entrés, les deux premiers en qualité de ministres, les deux autres comme sous-secrétaires d’état, dans l’administration du vicaire de l’empire, furent enlevés au comité. Le comité perdit aussi M. d’Andryan, qui accepta les fonctions d’ambassadeur à Londres, et M. le prince Lichnowsky, dont nous avons raconté l’horrible assassinat dans la soirée du 18 septembre. Encore quelques jours, et le représentant le plus distingué de la gauche, M. Robert Blum, allait être fusillé à Vienne. Ces huit députés furent remplacés tour à tour par MM. Gülich, de Lasaulx, Riesser, de Rothenhan, de Sommaruga, Zell, Briegleb et Compes. Il restait enfin une dernière place à donner, celle de M. Paul Pfizer, qu’une maladie opiniâtre tenait éloigné du parlement.
Les différens pays de l’Allemagne étaient assez exactement représentés dans cette commission, au moins pour le nombre des états, sinon pour leur importance réciproque. La Prusse avait sept voix, l’empire d’Autriche n’en avait que trois, et le royaume de Hanovre ainsi que le duché de Bade étaient sur le même rang que la monarchie des Habsbourg. La Bavière avait deux représentans, puis venaient les royaumes de Saxe et de Wurtemberg, la Hesse électorale, les duchés de Schleswig, de Holstein, de Lauenbourg, le duché de Brunswick, le duché de Nassau, le duché de Weimar et le duché de Cobourg, ayant une voix chacun. Quant aux partis politiques, la commission était une fidèle image de l’assemblée ; la droite et la gauche n’y avaient qu’une bien faible influence, et la majorité, une majorité de vingt voix environ, appartenait aux différentes fractions du centre, à ce grand et nombreux parti qui, dévoué à l’ordre, se passionnait avant tout pour la cause de l’unité allemande. M. de Lasaulx était presque seul pour y défendre les prétentions ultramontaines ; les opinions purement politiques de la droite n’avaient pour défenseurs, avec M. de Lasaulx, que M. de Muhlefeld, M. Detmold et le baron de Rothenhan. La gauche était plus faible encore ; M. Wigard, après la mort de M. Robert Blum, était le seul soutien de son parti, et tout au plus pouvait-il compter dans certaines questions de détail, sur le concours de M. Schüler (d’Iéna) et de M. Simon (de Breslau). Au contraire, voyez les chefs de la majorité : ce sont les représentans par excellence de ce parti des professeurs qui veut construire l’empire d’Allemagne d’après le plan orgueilleux de ses systèmes. C’est d’abord M. Dahlmann, le professeur de Copenhague, de Kiel, de Goettingue et de Bonn, le patriote passionné qui rêve depuis sa jeunesse la conquête des duchés danois, et qui, blanchi aujourd’hui par l’âge et par la science, n’en met pas moins une juvénile ardeur au service du teutonisme. À côté de M. Dahlmann, voici trois députés originaires des duchés danois : M Beseler, professeur dans la Poméranie, esprit sévère et volontiers pédantesque, dont le patriotisme n’est pas moins ardent pour être exprimé avec la froide gravité d’un docteur ; M. Droysen, homme jeune et actif, intelligence distinguée, plus remarquable peut-être dans ses écrits que dans les combats de la tribune ; M. George Waitz enfin, le digne gendre de M. de Schelling, historien habile, ferme et ingénieux orateur, rompu à l’art de la dialectique et à toutes les ruses de l’argumentation. Ces trois hommes, avec M. Dahlmann, leur chef, excités comme ils le sont par les luttes que le parti allemand soutient depuis trente années dans le Holstein, joueront un rôle considérable au sein du comité. M. Deiders, collègue de M. Dahlmann à l’université de Bonn ; M. Riesser, l’un des vice-présidens de l’assemblée, habile jurisconsulte de Hambourg, et l’un des plus vigoureux adversaires de la démagogie ; M. Tellkampg (de Breslau), qu’un long séjour aux États-Unis a familiarisé avec les formes politiques de la démocratie américaine quelques autres encore complètent cette phalange brillante et forte qui paraît obéir plus particulièrement à l’inspiration de M. Dahlmnann. Ajoutons-y les députés du centre et du midi, qui pourront bien être en désaccord avec M. Dahlmann sur des points importans, mais qui seront toujours prêts à se réconcilier en faveur de la chimérique unité qu’ils poursuivent. M. Welcker, le plus distingué de tous, représente l’esprit de l’Allemagne méridionale, comme M. Dahlmann l’esprit prussien. À côté de lui vient naturellement un autre député du duché de Bade, un des jurisconsultes les plus vénérés de l’Allemagne, l’excellent M. Mittermaier, bien mieux placé assurément dans une commission d’élite qu’au fauteuil de la présidence dans cette tumultueuse assemblée des notables. Citons encore M. Wippermann (de Cassel), M. Schreiner, professeur à Graetz, et M. Zell (de Trèves) ; citons surtout deux éminens députés de Stuttgard, M. Frédéric Roemer, le digne ami du poète Uhland, le ferme et intelligent ministre du roi de Wurtemberg, qui tient tête, depuis la révolution de février, aux continuelles violences des exaltés, et M. Paul Pfizer, publiciste célèbre, que le triste état de sa santé a si malheureusement éloigné des travaux de la commission.
Le Comité avait choisi pour rapporteurs MM George Waitz, Gustave Riesser et Mittermaier deux députés du nord et un député du midi. Le premier chapitre intitulé l’Empire, commençait ainsi : « L’empire allemand se compose de tous les états qui formaient la confédération germanique. Les rapports du Schleswig avec l’empire et la délimitation des frontières du duché de Posen seront l’objet ultérieur d’un arrangement définitif. » Un membre de la commission, M. Schreiner, propose d’ajourner la discussion de cet article jusqu’à ce que les négociations concernant les duchés danois soient tout-à-fait terminées et qu’il y ait une conclusion certaine aux guerres intérieures de l’Autriche. Cette proposition est repoussée, et les débats sont ouverts. Aussitôt une foule de propositions, d’amendemens et de sous-amendernens envahissent le bureau. Je remarque surtout la prétention de plusieurs députés de la gauche, MM. Schloeffel, Titus, etc., qui veulent détruire d’un trait de plume toutes les souverainetés de l’Allemagne et proposent simplement de diviser l’empire en vingt-une provinces d’une importance égale, sans s’inquiéter ni des rois ni des peuples. MM. Schloeffel et Titus oublient qu’on n’imite pas si aisément notre histoire. Quand la constituante de 89 détruisit les circonscriptions provinciales, elle achevait une révolution commencée depuis des siècles, elle couronnait l’œuvre de Louis XI, de Richelieu et de Louis XIV. Je ne me souviens pas que le parlement de Francfort ait eu de pareils ancêtres. Cette différence fondamentale entre les deux peuples doit amener aussi des contrastes sans nombre dans les résultats de leur développement. L’histoire de France est une révolution continue dont les événemens de 89 ne font que réaliser les principes au milieu d’une explosion terrible. Ce qu’il y avait de sacré dans ce prodigieux tumulte, ce qui a mérité de survivre et qui ne périra plus, tout cela était préparé par six cents ans d’efforts instinctifs et de patience invincible. C’est ainsi qu’il a suffi d’un décret de quelques lignes pour constituer l’unité de la France. L’histoire de nos voisins, au contraire, s’oppose à une révolution de ce genre ; il y a là non-seulement ces provinces qui chez nous en 89, n’existaient plus que de nom, il y a des royaumes entiers, il y a des peuples avec leur esprit distinct, avec leurs antipathies profondes, et ce ne seront ni les décrets des démagogues ni les systèmes des rêveurs qui assureront du jour au lendemain l’unité de toutes ces Allemagnes.
Un amendement moins ambitieux, quoique très grave encore, est présenté par M. Claussen, et devient le sujet d’une controverse fort embrouillée. M. Claussen ne veut pas qu’on paraisse douter de l’annexion définitive du duché de Schleswig à l’empire d’Allemagne ; c’est bien assez, dit-il, d’ajourner, comme pour le duché de Posen, les traités relatifs aux frontières. L’amendement de M. Claussen est le point de départ d’une discussion qui confond avec beaucoup de désordre la question danoise, la question polonaise et le partage démocratique de l’Allemagne. M. Charles Hagen demande encore la division de l’empire en vingt-une provinces ; M. Jordan (de Berhin) renouvelle ses rudes attaques contre la Pologne et attire à la tribune un Polonais. M. Libelt, qui essaie une tardive et inutile protestation contre l’accaparement du duché de Posen. Enfin, après une série de discours ennuyeux ou bizarre M. Gustave Riesser défend l’article de la commission, qui est voté par une majorité assez forte, à l’exclusion de tous les projets et amendemens.
Le second et le troisième paragraphe étaient bien plus importans et renfermaient des conséquences d’une gravité singulière. Ils étaient conçus ainsi : « § 2. Aucune partie de l’empire ne pourra être réunie en un seul état avec des pays non allemands. § 3. Si un pays allemand a le même souverain qu’un pays non allemand, les rapports entre les deux pays ne pourront être réglés que d’après les principes de l’union personnelle pure. » Ces deux paragraphes emportaient la dissolution de la monarchie des Habsbourg. On sait que l’élément germanique tient peu de place dans l’empire d’Autriche, et que les membres de ce vaste corps sont presque tous des états non allemands ; or, ce que signifie l’union personnelle, dont parle le § 3, c’est simplement cette vague connexité qui relie plusieurs états, lorsque, conservant une existence propre, ils reconnaissent pourtant un seul et même souverain. Il est facile de comprendre que cette union, très suffisante peut-être sous la monarchie absolue, est tout-à-fait illusoire sous un gouvernement constitutionnel, où la volonté du souverain est tenue de se mettre d’accord avec la volonté générale. L’ancienne Autriche aurait pu accepter les conditions ; l’Autriche nouvelle, l’Autriche telle que l’ont faite les révolutions de mars et de mai, ne pouvait se prêter aux exigences des législateurs de Saint-Paul, sans signer elle-même sa déchéance et sa mort. En un mot, les § 2 et 3 de l’article 1er démembraient le plus puissant état de la confédération germanique : l’Autriche proprement dite était rattachée plus fortement à l’empire ; mais la Gallicie, l’Illyrie, la Transylvanie, la Hongrie, la Croatie, cessaient de former avec elle cette masse compacte, cette agrégation à la fois variée et forte qu’on appelle la monarchie autrichienne. Quels motifs avaient dicté à la commission cette mesure vraiment extraordinaire ? Comment se fait-il que des patriotes enthousiastes aient résolu la dispersion des forces autrichiennes, tandis que les Slaves de Bohême et les Croates de l’Illyrie se rattachaient de plus en plus à cette monarchie allemande un instant ébranlée ? D’où vient que M. Dahlmann et ses amis, ces teutomanes inflexibles, aient entrepris le démembrement d’un des grands états de l’Allemagne au moment où un étranger, le ban Jellachich s’en faisait le défenseur obstiné, presque en dépit de l’empereur lui-même ? Il y a dans tout cela des complications singulières. Les Slaves et les Croates s’attachaient à la monarchie autrichienne, parce que, ne se sentant pas assez forts pour fonder un état particulier, leur intérêt suprême était de faire vivre cette monarchie et de la transformer peu à peu en un empire slave. C’est précisément cette prétention, très hautement annoncée, et dont le succès ne semblait pas impossible, qui irritait l’orgueil allemand. L’Autriche avait reçu pour mission, depuis plusieurs siècles déjà, d’éteindre l’esprit étranger dans ses provinces slaves et d’y faire triompher la culture germanique. Loin d’accomplir cette tâche, c’était elle qui menaçait d’être absorbée par une race ennemie : les teutomanes la punissaient en détruisant sa puissance, cette puissance dont elle n’avait pas su faire un usage intelligent, disaient-ils, et qui désormais n’était plus qu’un danger pour l’Allemagne. Ils semblaient aussi par là prévoir comme infaillible la victoire des Slaves, et, en retenant l’Autriche proprement dite, ils leur enlevaient d’avance une part de la conquête. Un troisième motif enfin, motif secret peut-être, avait inspiré à la phalange de M. Dahlmann cette résolution étrange. M. Dahlmann était de ceux qui voulaient voir dans les mains de la Prusse les destinées de l’empire. Or, une Autriche démembrée, une Autriche réduite à ses possessions allemandes, pouvait-elle rivaliser désormais avec la maison de Hohenzollern ?
La discussion fut longue et solennelle. Il était impossible de soumettre au parlement un problème plus grave, de lui demander une décision qui renfermât plus de périls. L’assemblée était en proie à mille émotions contraires. Ceux-ci, aveuglés déjà par leur système, s’exaltaient encore comme à la veille d’un coup d’état ; ceux-là se préparaient à une vigoureuse résistance. D’autres, avec la consciencieuse gravité de l’esprit allemand, hésitaient entre les deux partis, et résumaient la question en ces termes : « Vaut-il mieux pour l’empire une Autriche démembrée, mais qui lui appartienne tout entière ? ou bien, ne faut-il pas préférer une Autriche unie à l’Allemagne par des biens moins fermes, si cette Autriche est forte, si sa puissance est solidement assise, et qu’elle puisse nous honorer et nous servir ? » Et ils auraient incliné, en effet, vers cette dernière opinion, sans la crainte de voir ces forces de l’Autriche leur échapper, absorbées par une jeune force dont les destinées commencent. Ajoutez, chez un grand nombre, les passions, les préjugés, les rancunes, et toujours, au-dessus de tous les motifs, ce grand mot de l’unité, qui, commenté diversement et appliqué en sens contraires, augmentait la confusion générale. Le premier orateur qui monte à la tribune est un Autrichien, un membre du centre droit, M. Fritsch. M. Fritsch est un esprit sensé, il a vu tout le péril et il le signale ; cette loi, dit-il, ne sera rien ou elle sera la dislocation de l’Autriche. Malheureusement M. Fritsch n’est pas orateur, et l’assemblée est trop émue pour suivre long-temps cette froide et indécise parole. M. Eisenmann, qui lui succède, exprime assez bien la situation d’une partie de ses collègues ; il raconte son émotion profonde au sujet des deux paragraphes, il ouvre naïvement son cœur, il est applaudi, et, quand il retourne à sa place, on ne sait s’il a parlé pour ou contre. M. Arneth, député de Vienne, attaque résolûment le projet, qui est défendu avec beaucoup de chaleur par un autre député autrichien, M. Reitter (de Prague). Voici encore un député viennois, M. le docteur Wiesner, qui se déclare contre les deux paragraphes ; M. Wiesner, en cette occasion, se sépare de la gauche, dont il est un des plus ridicules coryphées, et il eût mille fois mieux valu pour l’Autriche que M. Wiesner ne lui apportât pas le dangereux secours d’une si burlesque éloquence. La parole est à un des rapporteurs de la commission, M. George Waitz, qui prononce, au nom des professeurs teutomanes, un discours plein de vigueur et d’entraînement. Si le sens politique manque trop souvent à ce parti, le talent ne lui manque pas ; cette passion même, qui aveugle leur esprit, double les ressources de leur parole. Le discours de M. Waitz est un énergique plaidoyer qui s’adresse avec art aux plus vives passions de l’Allemagne. « C’est le malheur de ce pays, s’écrie M. Waitz, de n’avoir sur ses frontières qu’une situation indécise et flottante ; il faut en finir une bonne fois, il faut trancher hardiment dans le vif, et nous débarrasser des obstacles qui, à chaque pas nous arrêtent. Il ne s’agit pas seulement de l’Autriche, il s’agit aussi de la Prusse et de ses rapports avec, le duché de Posen, il s’agit du duché de Schleswig, du duché de Limbourg, du grand-duché de Luxembourg, et une décision énergique, une décision générale, à laquelle aucun pays allemand ne devra se soustraire, peut seule donner à l’Allemagne le solide terrain qu’il lui faut pour y élever l’empire. D’ailleurs, le temps n’est-il pas venu où les nationalités se reconstituent, où les élémens communs se rapprochent et se dégagent de tout élément étranger ? L’Autriche, chez qui les Slaves forment la majorité, a été représentée souvent comme un empire slave, et de fait il y a long-temps qu’elle a manqué à sa mission, qui était de porter et de faire triompher en Orient la supériorité de l’esprit germanique. En présence de ce mouvement des nationalités, ajoute M. Waitz, l’Autriche ne peut durer long-temps : que les Slaves veuillent la conserver, je le comprend sans peine, car ils y seraient bientôt les maîtres ; mais la Hongrie et la Lombardie ont un intérêt bien différent, et tôt ou tard l’Autriche sera infailliblement disloquée. Dans la prévision d’un tel événement, il n’y a pour nous que deux alternatives : ou bien il faut que l’Autriche allemande soit tout entière et exclusivement comprise dans l’empire d’Allemagne, ou bien il faut qu’elle appartienne toute et exclusivement à la monarchie autrichienne. Ce second cas est impossible, car l’Autriche allemande n’a pas le droit de se séparer de l’Allemagne ; mais, lors même que l’Autriche préférerait ce dernier parti, nous ferions ce sacrifice, nous le ferions avec douleur, bien persuadés que nos frères reviendraient bientôt à nous. » Voilà le résumé du discours de M. Waitz, qui exprime parfaitement les principales idées de cette école passionnée dont M. Dahlmann est le chef. Trancher dans le vif, comme disait M. Waitz, procéder révolutionnairement à l’œuvre de l’unité, sacrifier tout, même un état comme l’Autriche, à cette chimère du futur empire, tels sont les principes de cette école, heureusement couverts et excusés, aux yeux du parlement, par les ardeurs brûlantes du patriotisme. M. Giskra termina cette séance ; M. Giskra est Viennois et le plus éloquent orateur du centre gauche ; sa parole brillante, colorée, trop colorée souvent, et qui trahit l’homme du sud, exerce une séduction irrésistible ; il paraît que M. Giskra est un talent privilégié, à qui l’on pardonne maintes choses en faveur de la mélodie de son langage et de son juvénile enthousiasme ; il lui est permis, dit-on, de parler beaucoup sans rien approfondir ; il lui est permis aussi de ne pas être très ardemment convaincu ; son imagination lui tient lieu de tout. Dans cette discussion sur l’Autriche, M. Giskra eut un de ces succès à la fois éclatans et puérils qu’il obtient si souvent, un succès dont il n’y a presque plus rien à dire quand on n’a pas entendu la poétique voix de l’improvisateur et les bravos de la foule enivrée. M. Giskra était-il favorable ou hostile aux deux paragraphes ? J’ai relu son discours, et je n’en sais rien.
La séance suivante ne fut pas moins vive. Le noble poète Uhland, le digne chantre du patriotisme, devait se laisser entraîner sans peine : par les systèmes des teutomanes. Quoique très hostile à la Prusse, il reproduit, en effet, les principaux argumens de M. George Waitz ; il dénonce, commue lui, l’influence toujours croissante des Slaves et craint de les voir absorber l’Autriche. « Vous voulez, s’écrie M. Uhland, une Autriche puissante et redoutable, parce que sa mission, dites-vous, est de s’étendre vers l’Orient et d’y porter la civilisation germanique ; mais ne voyez-vous pas qu’elle a déjà failli à cette mission, que l’esprit allemand a subi sous son drapeau d’irréparables échecs, et que ce n’est pas au profit de l’Allemagne, mais au profit de la barbarie slave, que vous conserveriez sa puissance extérieure ? L’Autriche a une autre mission, une mission plus sacrée, qu’elle peut et doit remplir : c’est celle de s’attacher plus intimement à l’Allemagne et d’être le cœur de ce grand corps. » M. Uhland ne veut pas démembrer l’Autriche dans l’intérêt de la Prusse ; il veut, au contraire, enlever la monarchie des Habsbourg à la domination slave, il veut la ramener dans la voie de ses vraies destinées, et, en la rendant plus allemande, lui faire décerner la couronne et l’empire. On voit combien de complications combien de systèmes opposés se produisent tour à tour et obscurcissent encore ce périlleux débat. Si M. Uhland tient le langage de M. Waitz, quelle différence dans les motifs ! M. Uhland a si peur de l’influence slave pour la monarchie autrichienne, qu’il propose, en terminant, de déclarer l’urgence, c’est-à-dire de ne pas attendre une seconde lecture, de ne pas attendre même la fin du débat sur la constitution entière et de voter immédiatement les § 2 et 3 comme une loi distincte. Le discours de M. Uhland obtint un immense succès ; presque tous les partis, en effet, y trouvaient leur compte ; la gauche et le comité Dahlmann approuvaient les conclusions, tandis que les adversaires de la Prusse applaudissaient aux motifs particuliers ; tous enfin saluaient de leurs bravos enthousiastes le plus grand poète de l’Allemagne nouvelle paraissant pour la première fois à la tribune de l’assemblée nationale. L’orateur qui succède à M. Uhland, M. Beda Weber, me paraît un esprit intelligent et sage ; M. Beda Weber est Bavarois, et ce n’est pas l’amour de la Prusse qui l’égare ; il ne se forge pas non plus de système pour justifier le démembrement de la puissance autrichienne ; à vrai dire, les Slaves l’effraient peu. Ce qui l’inquiéterait sérieusement, ce serait la dispersion des membres de ce grand état, dispersion qui tôt ou tard profiterait à la Russie et lui permettrait d’envelopper l’Allemagne du côté de l’Orient. M. Stremayer et M. Wichmann, qui défendent les § 2 et 3, M. le comte Deym et M. Berger, qui les attaquent, n’ajoutent rien d’important à la discussion. M. Vogt, sans doute, va ranimer l’intérêt ; c’est le premier orateur de la gauche qui prenne part à la lutte. « Si la gauche a été peu empressée de parler, c’est qu’elle est, dit M. Vogt, fort désintéressée dans la question. Au fond, elle approuve les § 2 et 3, mais elle n’ignore pas que cette loi donnera la suprématie à la Prusse, à cette Prusse que la gauche déteste presque à l’égal de la Russie. Cependant la gauche se dévoue, et, au risque de servir un ennemi, elle défend le projet de la commission dans l’intérêt de l’unité allemande. » Hélas ! ne vous fiez pas trop au dévouement de M. Vogt et de ses amis ; ce dévouement, ils l’espèrent bien, leur sera généreusement payé, et, quand il sera question de décerner la couronne, ils sauront bien faire leurs conditions et regagner avec usure tout ce qu’ils auront accordé. Ce discours est un symptôme grave ; l’appui de la gauche, on ne peut plus en douter, donnera la victoire à M. Dahlmann.
Prenons garde toutefois, l’aspect du débat peut changer, M. Henri de Gagern est à la tribune. Les discours de M. de Gagern sont toujours des événemens ; jamais le noble orateur n’a quitté le fauteuil sans y être obligé par une circonstance grave et sans que l’autorité de sa parole ne déterminât le vote de l’assemblée. Quand le parlement est indécis, quand mille pensées contraires l’agitent, et que son inexpérience en des matières si neuves a besoin d’un guide résolu, M. de Gagern se lève ; il parle, et la décision impérieuse de sa pensée, la gravité de ses argumens, la netteté persuasive de son langage, mettent fin à toutes les fluctuations. C’est lui qui, à l’assemblée des notables, au milieu de la confusion inouie des premières séances, a rallié vigoureusement, sous le feu des démagogues, une armée sans discipline ; c’est lui qui, le 24 juin, entre les craintes de la droite et les prétentions de la gauche a décidé l’assemblée à créer elle-même le pouvoir central. Aura-t-il la même habileté ou le même bonheur aujourd’hui ? La question est plus grave, et la thèse qu’il soutient plus ingrate. Si M. de Gagern courait après la popularité, il viendrait aussi, comme tant d’autres, défendre les § 2 et 3 ; prendre parti pour les intérêts de l’Autriche devant une assemblée qui voit là un obstacle à l’unité de l’Allemagne, c’est un acte de courage qui honore autant l’intrépidité de l’orateur que l’intelligence de l’homme d’état. M. de Gagern commence par exposer avec netteté toutes les conséquences des § 2 et 3, le lien fragile de l’union personnelle se brisant bientôt, les états non allemands de l’Autriche arrachés à ses mains et livrés à tous les hasards. « Or, je le demande, au point de vue national, s’écrie M. de Gagern, pouvons-nous abandonner à elles-mêmes les parties étrangères de l’empire d’Autriche, sans nous soucier de ce qu’elles doivent devenir ? Je crois à la mission de l’Allemagne dans le monde, et je cesserais de m’enorgueillir de mon titre d’Allemand si toute notre mission se réduisait à élever une constitution derrière laquelle nous n’aurions plus qu’à jouir des douceurs du foyer. L’Allemagne a reçu la mission de civiliser l’Orient, et les peuples du Danube qui n’ont pas encore atteint la conscience d’eux-mêmes doivent être nos satellites dans cette marche continuelle vers le monde oriental. Ce n’est pas que je veuille nier le droit des nationalités. Je reconnais que l’Autriche doit évacuer les états lombardo-vénitiens, je reconnais que tôt ou tard, mais pas encore en ce moment, elle doit renoncer à la Gallicie ; ces seuls cas réservés, je n’admets pas la justesse des réclamations qui prétendent interdire à l’Autriche toute influence sur les pays qui l’avoisinent et qui sont une partie d’elle-même. Bien loin de là, le démembrement de l’Autriche serait un attentat et contre l’Allemagne, dont la mission en Orient serait rendue impossible, et contre ces peuples enfans dont le salut nous est confié. » Pour réaliser Ces principes, M. de Gagern expose tout un plan de politique ; sa conclusion est que l’Autriche doit conserver toutes ses forces, qu’elle doit les exercer librement comme si elle formait une puissance distincte, et qu’ensuite l’union de l’Autriche et de l’empire allemand sera réglée par un traité particulier. Ce discours est écouté avec une attention glaciale. Des bravos se font seulement entendre çà et là, lorsque l’orateur, en de généreuses paroles, glorifie les futures destinées de l’Allemagne mais son plan politique, mais ses vues sur l’union toute spéciale de l’Autriche et de l’empire déplaisent manifestement à l’assemblée. Conserver l’Autriche entière à la condition de lui faire sa place en dehors du droit commun de l’empire, c’est froisser tous les partis par un système inattendu ; c’est mettre contre soi et le patriotisme autrichien et les théories hautaines du comité Dahlmann. Qui sait cependant si ce ne serait pas là le plus sage conseil, et s’il ne faudra pas y revenir ? Ordinairement les discours de M. de Gagern avaient le privilège de fermer les discussions ; M. le vice-président. Simson met la clôture aux voix. Trente ou quarante membres se lèvent. L’homme d’état populaire devant qui tous les partis s’inclinaient, le plus grand orateur du parlement semble avoir perdu son prestige pour avoir voulu sauver la vieille monarchie des Habsbourg.
On avait refusé de clore la discussion, dans la crainte d’accorder à M. de Gagern les apparences d’une victoire ; la discussion, toutefois, était vraiment épuisée, et il n’y parut que trop à la séance du lendemain. Trois orateurs, M. Riehl, M. Maifeld et M. Wurm, prononcèrent d’insignifiantes paroles au milieu de l’inattention générale. Enfin, M. Gustave Riesser, un des trois rapporteurs, monte à la tribune, résume le débat, repousse une à une les principales objections présentées, celles de M. de Gagern particulièrement, et reproduit, aux applaudissemens de l’assemblée, les motifs et les conclusions de la commission. M. de Gagern, qui a élevé tout un système en face du système de M. Dahlmann, a craint d’être gêné dans la direction des votes ou de nuire à la liberté de l’assemblée ; c’est M. Simson qui occupe le fauteuil. Une foule d’amendemens déposés sur le bureau sont lus par le président et écartés tour à tour. Après ce travail préliminaire, le § 2 est adopté par 340 voix contre 76. Presque tous les députés de la droite, MM. de Vincke, de Flottwell, de Bally, Schwerin, de Beisler, de Rothenhan, Gombart, de Wedemeyer, Detmold, se sont levés contre. Parmi les opposans des autres partis, on remarque MM. Henri de Gagern, Gfroerer et Bassermann. Une nouvelle série d’amendemens et de sous-amendemens vient défiler à la tribune pour être également repoussée ; le § 3 est voté par 316 voix contre 90. L’assemblée et les galeries applaudissent aussitôt, comme si elles avaient remporté une victoire qui dût assurer à jamais l’unité de la patrie. Hélas ! cette unité si attendue, c’est précisément par là qu’elle deviendra impossible, et ces deux trois lignes saluées par tant de bravos comme la fin des embarras de l’Allemagne, ne sont que le commencement de difficultés insolubles, le signal d’une longue guerre intérieure, l’arrêt de mort du parlement national.
Après l’adoption des § 2 et 3, les § 4, 5 et 6 devaient être votés sans peine. Il y est dit que le souverain d’états allemands et non allemands devra résider dans la capitale de ses états allemands ou y établir une régence Aucun souverain étranger ne peut devenir souverain d’un état allemand et aucun souverain allemand ne peut, sans renoncer à ce droit de souveraineté, accepter une couronne étrangère. Enfin, les états allemands particuliers conservent leur indépendance, en tant qu’elle n’est pas limitée par la constitution de l’empire ; ils gardent aussi toutes les dignités et tous les droits qui ne sont pas attribués à l’autorité centrale. Ces trois paragraphes furent admis après une discussion sans intérêt, et l’on passa au chapitre II, qui traite des droits du futur empereur.
Les quatre § 7, 8, 9 et 10, qui commencent le chapitre II, attribuent à l’autorité centrale le droit exclusif de faire représenter l’Allemagne auprès des puissances étrangères. À ce pouvoir seul appartient le droit de nommer des ambassadeurs et des consuls, le droit d’entreprendre des négociations diplomatiques, de conclure des alliances, de signer des traités, traités de commerce, traités maritimes, traités d’extradition à lui seul, enfin, le droit de régler toutes les relations internationales. Les états particuliers de l’Allemagne, dit le § 8, ne peuvent recevoir ou envoyer des ambassadeurs, excepté leurs plénipotentiaires, auprès du gouvernement de l’empire. Les états allemands sont autorisés à conclure des traités avec d’autres états allemands ; quant aux puissances étrangères, ils ne peuvent faire avec elles que des traités de police. Enfin, tous ces traités, qu’ils soient conclus avec des états allemands ou avec des états étrangers, doivent être portés à la connaissance de l’autorité centrale et même soumis à son approbation, si les intérêts de l’empire y sont engagés. La discussion de tous ces points ne fut pas longue. Les § 7 et 8, qui enlevaient aux états particuliers toute leur existence politique, contenaient pourtant des questions graves. L’assemblée n’hésita pas. Les réclamations de la Saxe, du Hanovre de la Bavière, du Wurtemberg, qu’était-ce que cela, en vérité, pour ces hardis législateurs qui venaient de voter le démembrement de l’Autriche ? Une fois décidés à tailler dans le vif, une fois l’opération vaillamment commencée, devait-on s’arrêter pour si peu ? Vraiment ce spectacle est singulier ; le calme de ces hommes, au moment où ils décrètent d’un trait de plume ce qui ne peut être que le travail des siècles, surprendra ceux-là même qui étaient le plus accoutumés aux bizarreries de l’esprit germanique. Ce n’est plus ici une assemblée de législateurs : c’est une académie, un institut, une brillante conférence d’historiens et de philosophes construisant, loin des profanes, une société imaginaire. M. Dahlmann est le Platon de ces poétiques promenades ; l’idéal qu’il s’est formé est la règle suprême ; il parle, et des disciples obéissans traduisent sa pensée en décrets, sans souci de ce bas-monde et de la vulgaire réalité.
Ce qui rend étrange encore l’inaltérable tranquillité des théoriciens de l’église Saint-Paul, c’est le bruit qui se faisait autour d’eux, c’est le tumulte révolutionnaire qui se propageait d’un bout de l’Allemagne à l’autre. Les sénateurs romains menacés par l’épée de Brennus n’étaient pas plus calmes sur leurs chaises curules ; seulement, au lieu de la fierté patriotique, c’est l’orgueil de leurs systèmes qui leur donne cette quiétude parfaite. Le sentiment des dangers de l’Allemagne ne leur fera pas retrancher une ligne de leurs projets de loi ; les difficultés sans nombre au milieu desquelles se débat la patrie ensanglantée ne leur ouvriront pas les yeux sur les embarras nouveaux qu’ils lui préparent.
Que faut-il de plus cependant ? Vienne est un champ de bataille. La révolution du 6 octobre, mal contenue par les impuissans efforts de l’assemblée nationale, a mis la ville entre les mains furieuses des démagogues ; les assassins du comte Latour ont été amnistiés par cette convention éperdue ; le désordre et la terreur sont au comble. Chaque jour, des milliers d’habitans émigrent ; les Autrichiens et les Croates, le prince Windischgraetz et le ban Jellachich, marchent de différens côtés sur Vienne, et l’on sait d’avance quels seront les excès démagogiques de la défense. Quand une ville en révolution est menacée par l’ennemi, il est permis de craindre les septembrisades. Pendant ce temps-là, la gauche du parlement de Francfort envoie à Vienne une députation de trois membres pour féliciter le peuple autrichien de sa glorieuse révolution : ces trois membres sont MM. Robert Blum, Maurice Hartmann et Jules Froebel. Les clubs les reçoivent avec enthousiasme, et M. Robert Blum, qui, en 1845, avait si bien su contenir l’émeute de Leipsig, ne craint pas d’excuser les crimes de la populace et de transformer en un incident de la lutte l’horrible assassinat du ministre de la guerre. Bien plus, enivré de la vue des barricades, forcé de satisfaire cette foule furieuse qu’il est venu complimenter, M. Blum va se donner bientôt l’épouvantable rôle de Danton ; au moment où le prince Windischgraetz commencera le siége de la ville, M. Robert Blum tiendra un de ces discours qui ont pour conclusion ordinaire des flots de sang répandus et des têtes plantées au bout des piques. Il dénoncera les modérés qui se battent mollement, il proclamera la nécessité des mesures énergiques, il parlera enfin comme parlait à Paris le ministre de la révolution, la veille au soir du 2 septembre. Qu’allait faire M. Robert Blum au milieu des clubs de Vienne, lui qui, par la modération de son esprit, s’était long-temps concilié l’estime de ses adversaires au parlement de Francfort ? Tel est l’entraînement des situations fausses, telle est la faiblesse de ces hommes qui se croient les chefs du peuple, et qui ont acheté ce misérable honneur au prix de la conscience et de la liberté. M. Robert Blum était-il libre ? sa conscience lui appartenait-elle encore, lorsqu’il justifiait les meurtriers du comte Latour, lorsqu’il poussait à de bouveaux crimes et s’apprêtait à jouer le rôle de Danton ? On peut être divisé sur les questions politiques ; notre pauvre humanité est si peu de chose, que les plus absurdes systèmes trompent chaque jour de généreux esprits ; ce qui n’admet pas de dissentimens, grace à Dieu c’est l’éternelle morale : le sang est du sang, malgré tous les sophistes et l’assassin est un assassin. Il semble, en vérité, que l’esprit révolutionnaire propage par instans une concurrence fébrile ; une diabolique émulation dans le mal. M. Robert Blum et M. Arnold Ruge étaient à Francfort les deux coryphées du côté gauche : M. Ruge était le chef des esprits violens, des jeunes hégéliens, des aventuriers et des athées ; M. Robert Blum eût voulu rallier autour de lui les démocrates honnêtes. Une considération méritée, je l’ai dit, lui faisait une belle place à l’église Saint-Paul. Or, voilà que M. Arnold Ruge abandonne insolemment l’assemblée nationale, afin d’installer un congrès démocratique au milieu même du foyer révolutionnaire de Berlin ; aussitôt M. Robert Blum, resté seul, chef de la gauche, retombe sous la domination de ce parti, et, craignant de rester en arrière, il part pour Vienne dès la première émeute. Si M. Robert Blum eût été maître de ses actes, c’est à Francfort qu’était sa place, ou il n’aurait paru à Vienne que pour y rétablir l’ordre, pour y réprimer la démagogie, pour y faire enfin ce qu’il avait si noblement fait à Leipsig après l’insurrection de 1845.
C’est au milieu de ces émotions continuelles que le parlement délibérait sur la constitution de l’empire. Le jour où s’ouvrit le débat sur la vie ou la mort de l’Autriche, on apprenait à Francfort que le prince Windischgraetz était obligé de canonner les murs de Vienne. Le 22 octobre, la ville était déclarée en état de siége, et l’attaque commençait le lendemain. Pendant tout le temps que dura cette discussion extraordinaire, on recevait de jour en jour le bulletin du champ de bataille, lamentable récit où chaque parti sérieux ne pouvait trouver que des sujets de larmes. Après les violences de la démagogie, c’étaient les duretés de la réaction. La ville capitula le 29 et remit son sort sans conditions entre les mains du prince Windischgraetz. Les révolutions brutales portent partout les mêmes fruits, et nous vivons dans un temps où l’on s’estime heureux de passer du joug des clubs sous la rude protection du sabre. Les nouvelles de Berlin n’étaient pas moins inquiétantes. Excités par les événemens de Vienne, les démocrates prussiens tentèrent un coup de main le 31 octobre, bien décidés à faire une seconde révolution, qui réparerait les négligences et les oublis de la première. La révolution eut lieu en sens inverse ; Frédéric Guillaume se rejeta brusquement dans le parti extrême, comme si les événemens de mars étaient tout à coup effacés de l’histoire. Il forma un nouveau ministère, un ministère qui découvrait clairement la pensée personnelle du souverain et laissait entrevoir une lutte prochaine, une lutte irritée, entre Frédéric-Guillaume et les députés du pays. Le président de ce cabinet était un oncle du roi, le vieux comte de Brandebourg ; les ministres absolument privés d’initiative et d’autorité personnelle, avaient pour eux qu’un dévouement de commis à toutes les formes à toutes les idées de l’ancien régime ; c’était M. de Ladenberg, le confident et le disciple de M. Eichhorn, c’était surtout le sombre et austère Manteuffel, un homme d’état d’avant le déluge, disait M. de Vincke. L’assemblée ne voulut pas reconnaître ce ministère, qui ne sortait pas de ses rangs et ne représentait qu’une impuissante minorité. Il y eut des scènes graves à Potsdam entre la députation et le roi. L’irritation augmenta lorsque le ministère, pour rendre au pouvoir législatif toute son indépendance, pour le soustraire à la domination des clubs, signa l’ordonnance qui le transportait à Brandebourg ; l’assemblée résista, et l’émeute recommençait déjà sur plusieurs points ; le 12 novembre, Berlin fut déclaré en état de siége.
Pendant tout le mois d’octobre et la plus grande partie de novembre, si l’historien du parlement de Francfort veut reproduire l’exacte physionomie de l’assemblée, il est obligé de mener de front le récit des émeutes et les débats de la constitution de l’empire. Tout cela se développe à la fois dans les séances du parlement. Le 9 et le 10 novembre, on avait discuté et voté rapidement quatorze paragraphes de la constitution, c’est-à-dire les chapitres III et IV, concernant l’armée et la marine ; le 14, il fallut interrompre le débat pour s’occuper des affaires de Prusse. L’ambition du parlement de Francfort était de se poser comme un pouvoir modérateur entre la démagogie et la réaction ; l’avènement du nouveau ministère prussien, la translation de la chambre à Brandebourg, parurent aux députés de Saint-Paul une violation flagrante des principes constitutionnels, et un débat très vif s’engagea sur les mesures que le parlement devait prendre. Trois partis furent proposés. « Vous n’avez rien à faire, disaient M. de Vincke et ses amis ; avez-vous empêché la domination des clubs Berlin ? avez-vous empêché la tyrannie populaire de peser pendant six mois sur l’assemblée, sur la ville, sur tout le pays ? De quel droit vous opposez-vous aujourd’hui à un ministère qui a accepté la mission de rétablir l’ordre ? Peut-être vaudrait-il mieux que cette mission fût confiée à d’autres mains ; mais savez-vous si on l’eût acceptée ? Que Manteuffel représente l’esprit des temps passés, soit ; ce n’en est pas moins un homme d’honneur, et il a promis de rester fidèle à la constitution. Attendez au moins ses actes. » La droite concluait par un ordre du jour qui reconnaissait le droit de la Prusse et dispensait le gouvernement central de toute intervention dans cette affaire. La gauche, au contraire, demande impérieusement trois choses ; elle veut : 1° que l’assemblée prussienne continue de siéger à Berlin ; 2° que la liberté de ses délibérations soit assurée, c’est-à-dire que le gouvernement lève l’état de siége ; 3° qu’un ministère libéral succède au ministère Brandebourg. Cette proposition est très vivement soutenue par MM. Wydenbrugk, Loewe et Henri Simon (de Breslau). La majorité enfin, d’accord avec la gauche pour exiger le changement du ministère, émet simplement le vœu que l’assemblée soit rappelée de Brandebourg à Berlin aussitôt que la situation le permettra. M. Biedermann, M. Welcker et M. de Beckerath font triompher cette opinion, adoptée par 239 voix contre 189. À la fin de cette même séance du 14 novembre, le bruit de la mort de Robert Blum fusillé à Vienne par l’ordre du prince Windischgraetz met tous les esprits en émoi. M. Simon (de Trèves) adresse des interpellations au ministère de l’empire, et, déclarant que l’exécution d’un membre du parlement doit être considérée comme un meurtre, il somme le gouvernement de prendre toutes les mesures nécessaires pour le châtiment des coupables. M. Robert Mohl, ministre de la justice, répond que deux membres de l’assemblée nationale viennent de partir immédiatement pour Vienne, chargés d’instructions spéciales ; il convient d’attendre leur rapport ; les deux délégués sauront défendre les droits du parlement, et prendre sous leur protection les représentans qui se trouvent encore en Autriche. Du reste, la proposition de M. Simon (de Trêves) est renvoyée à un comité spécial. Deux jours après, à la séance du 16, M. Kirchgessner, rapporteur du comité, lit ses conclusions à la tribune ; elles se terminent ainsi : « L’assemblée nationale enjoint au ministère de prendre les plus énergiques mesures pour punir ceux qui directement ou indirectement sont responsables du meurtre de Robert Blum. » Et ce décret si grave est voté sans discussion à l’unanimité.
La mort tragique de Robert Blum ajoutait une complication nouvelle à une situation déjà pleine de troubles et de périls Que l’agitateur de Vienne, que le fougueux orateur des clubs et des barricades ait mérité un châtiment, il me paraît difficile de le hier. Je ne comprends pas davantage que Robert Blum pût se retrancher derrière son titre de député de Francfort, lui qui était venu à Vienne, non pas au nom du parlement, mais malgré sa volonté expresse, et qui certainement, par ses discours, par sa conduite, par ses allures de Danton au milieu d’une population consternée, avait mis de côté ses privilèges pour conduire plus librement la révolution. La prudence cependant ne devait-elle pas faire fléchir les rigueurs du summum jus ? Ne fallait-il pas concilier des devoirs différens, et demander à l’assemblée de Francfort l’autorisation de juger un de ses membres ? Pourrait-on même assurer qu’il n’y a eu que ce sentiment d’une inflexible justice dans l’exécution du coupable ? Oui, il faut oser le demander, n’y a-t-il pas eu là comme un défi au parlement et national, à ce parlement qui dans les § 2 et 3 de la constitution, posait en principe le démembrement de l’Autriche et consacrait d’avance par ses votes ce que les Hongrois réclamaient, par les armes ? Ainsi, de part et d’autre, les fautes s’enchaînent et se multiplient. L’attitude du parti Dahlmann, vis-à-vis de l’Autriche a amené l’exécution de Robert Blum, et cette exécution, faite au mépris du parlement va renouveler par toute l’Allemagne l’effervescence des esprits. Leipsig, la patrie de Robert Blum, est en proie à une agitation formidable ; le bruit et l’émotion, la pitié et la colère, se répandent de Vienne à Berlin, et de Berlin à Francfort. En un instant, le coupable est devenu un martyr. On prépare des cérémonies mortuaires, on célèbre des ovations expiatoires : le drapeau noir flotte en signe de deuil sur les tours de Mayence ; l’assemblée nationale enfin, toute frémissante sous l’outrage, ne laisse pas même ouvrir le débat, et silencieusement, par un vote unanime, elle ordonne au ministère de l’empire de châtier le prince Windischgraetz !
Que devient cependant la constitution au milieu de ces émotions brillantes ? Le chapitre II, concernant les attributions de l’empire (Reichsgewalt), n’offre plus heureusement de difficultés bien graves depuis que les principes ont été admis, depuis que le pouvoir central est seul investi du droit de faire les traités et de nommer les ambassadeurs, depuis enfin que les troupes impériales sont mises à sa disposition, et que les forces maritimes ne relèvent que de son commandement. Les § 25 à 28, relatifs à la navigation fluviale, les § 29 à 32 qui traitent des chemins fer, 33 à 39, qui établissent l’unité douanière, et 40 à 45, qui mettent les télégraphes et les postes entre les mains du gouvernement impérial, sont votés après d’insignifians débats dans l’espace de quatre séances. Les § 46 à 51 traitent de l’unité de monnaie, de la banque et des impôts ; les § 52 et 55 prévoient les guerres intérieures, les luttes d’état à état, ou les conflits d’un état particulier avec le gouvernement impérial ; ils indiquent les moyens que devra employer ce gouvernement pour rétablir la paix ; ils lui accordent aussi le pouvoir d’étendre ou de restreindre, selon les circonstances, le droit d’association, et lui imposent le devoir de prendre toutes les mesures d’hygiène et de salubrité publique. Enfin, les § 56 à 61 s’occupent de la nature des lois que pourra faire et promulguer l’autorité centrale, et de l’unité qu’elle devra établir entre les législations particulières. Ainsi les attributions de l’empire sont constituées ; le gouvernement impérial a dans les mains tous les droits et toutes les forces ; les royautés ne sont plus que des préfectures héréditaires, qui conserveront encore leur cour, leur liste civile, l’éclat de la fortune et tous les avantages personnels au souverain, jusqu’à ce que le temps se charge de leur enlever ce dernier simulacre de pouvoir et de les médiatiser sans résistance.
Les affaires de Berlin et de Vienne préoccupaient toujours les esprits, et depuis que le parlement avait cru nécessaire d’intervenir au milieu de cette double lutte, on se demandait avec anxiété comment l’honneur de l’assemblée nationale sortirait sain et sauf de ces laborieuses entreprises. Pour obéir au vote du 14 novembre qui lui dictait une politique de conciliation entre l’assemblée prussienne et la couronne, le ministère de l’empire avait envoyé M. de Gagern à Berlin, et, avant même que le gouvernement de l’archiduc Jean eut reçu l’étrange mission de juger les juges de Robert Blum, dès le commencement de l’insurrection viennoise, M. Welcker était parti pour Ollmütz, chargé de faire prévaloir l’esprit de prudence et de paix sur les conseils de la vengeance. M. Welcker n’avait pas réussi, puisque Robert Blum avait été fusillé. On ne saurait dire si M. de Gagern fut plus heureux : la situation de Berlin s’améliora bientôt ; mais il est évident que ce résultat était dû bien plus aux caprices de Frédéric-Guillaume qu’à l’influence de l’envoyé de Francfort. Quelques jours en effet après le retour de M. de Gagern, on apprit que l’assemblée prussienne était dissoute, et que Frédéric-Guillaume avait octroyé à ses sujets une constitution. L’assemblée avait été long-temps opprimée par les clubs, une minorité factieuse entravait ses efforts, et le travail de la constitution avançait avec une lenteur désespérante : Frédéric-Guillaume saisit cette occasion et, avec cette intrépidité fantasque qui fait le fonds de son caractère, il venait de donner à la Prusse la constitution la plus libérale de I’Europe (5 décembre 1848). Heureux de pouvoir octroyer une charte à ses sujets et de se dire solennellement roi par la grace de Dieu, ce grand défenseur des idées féodales faisait enfin toutes les sérieuses et légitimes concessions que tant d’hommes éminens, depuis M Hansemann jusqu’à M. de Vincke, lui avaient demandées vainement à la diète de 1847. Quant aux affaires générales de l’Allemagne, quant à la question de l’empire et au démembrement de l’Autriche, il était difficile de pressentir l’opinion du roi de Prusse. Frédéric-Guillaume devait convoiter la couronne impériale ; la Prusse croit fermement à sa mission, elle se vante d’être appelée à reconstituer l’Allemagne et sa politique hardie en maintes circonstances semble justifier cette foi. Comment accepter pourtant une constitution qui ordonnait ou bien le démembrement ou bien l’exclusion absolue de la monarchie autrichienne ? Comment recevoir l’empire des mains d’un parlement révolutionnaire Et que de difficultés pour obtenir l’assentiment des souverains ! Frédéric-Guillaume ne renonçait pas à son ambition ; il attendait, aussi habile à ne rien promettre qu’à ne point décourager l’assemblée.
La constitution, d’ailleurs, n’était pas votée tout entière au commencement de décembre, et Frédéric-Guillaume ne savait pas encore à quel prix il achèterait l’empire. Il connaissait l’étendue de son pouvoir, les attributions, les droits, les privilèges merveilleux de l’autorité centrale ; tout ce beau chapitre ; si plein de séductions, avait été voté sans opposition sérieuse par une majorité immense ; il restait à savoir comment s’exercerait cette autorité, avec qui seraient partagés ces droits, quelle serait enfin la part des représentans du peuple dans le gouvernement de l’Allemagne. On vota bientôt le chapitre III, où le législateur institue un tribunal de l’empire (Reichsgericht) chargé de juger les querelles des états entre eux et leurs conflits avec le pouvoir central, et on arriva à l’importante question de la diète (Reichstag).
C’est le 4 décembre que cette discussion commença. Y aura-t-il deux chambres ou une assemblée unique ? Tel est le premier point en litige. Le projet de la commission établit deux chambres, la chambre des états Staatebhaus) et la chambre du peuple (Volkshaus). La première représentera les gouvernemens particuliers, qui y enverront chacun un certain nombre de députés selon leur importance réciproque ; la Prusse aura 40 délégués dans ce conseil, l’Autriche et la principauté de Lichtenstein 36, la Bavière 16, la Saxe 10, le Hanovre 10, le Wurtemberg avec les principautés de Hohenzollern-Hechingen et Sigmaringen 10, le duché de Bade 8, la Hesse-Electorale 6, etc., etc. Il y aura en tout 176 représentans. Ces représentans seront élus, moitié par les gouvernemens, moitié par les chambres. Quant à la chambre du peuple (Volkshaus), elle se compose des représentans de la nation allemande, et une loi spéciale réglera l’élection. Le premier article de ce chapitre fut l’objet d’une discussion assez vive ; M. Vogt ne voulait pas que les gouvernemens fussent représentés, il demandait une assemblée unique, comme si ce système, déjà fâcheux dans un pays vigoureusement centralisé, ne présentait pas plus d’inconvéniens et de périls dans une fédération. M. Maurice Mohl fait une proposition dans le même sens. Bien qu’il n’appartienne pas à la gauche, M. Maurice Mohl vote avec elle toutes les fois qu’il s’agit d’établir la plus grande centralisation possible en Allemagne ; M. Mohl est le vrai fanatique de l’unité, et ce ne sera pas sa faute, dit un publiciste ; si le gouvernement de l’empire ne pèse pas chaque botte de foin qui passe le Rhin à Kehl. Malgré les efforts de M. Vogt, malgré l’opiniâtreté de M. Maurice Mohl, le système des deux chambres triomphe, consacré par 331 voix contre 95. Aussitôt une foule d’amendemens sont présentés de toutes parts au sujet des articles II et III, qui règlent la composition du Staatenhaus et la répartition des voix. Tandis que la gauche demande l’élection de la chambre des états par la chambre du peuple, les députés du centre se disputent les voix partagées entre les différens pays de l’Allemagne. Chacun prêche pour son couvent, chacun glorifie sa ville et son clocher ; il y a tel conseiller aulique de Cassel ou de Gotha qui s’indigne le plus sérieusement du monde du médiocre rôle attribué au gouvernement de son grand-duc. N’oublions pas qu’il s’agit ici de mettre un terme aux longues divisions de l’Allemagne, et que cette assemblée est passionnée pour l’unité ; mais telle est la force de l’habitude, telle est l’inévitable victoire des mœurs et des passions sur les prétentions des systèmes. Les Allemands adorent d’une façon abstraite je ne sais quelle unité impossible, et à chaque instant l’esprit local, l’esprit de race et d’antagonisme éclate malgré eux dans leurs discours. M. Dahlmann s’opposa énergiquement à toute modification des articles II et III ; « la répartition des voix, disait-il, a été étudiée soin ; elle forme un ensemble dont toutes les parties s’enchaînent il est impossible de détacher une seule pierre de l’édifice sans le ruiner tout entier. » Cette considération, présentée avec une autorité dogmatique, fit disparaître les ambitions provinciales ; le système de l’unité imposa silence aux vieilles rancunes, et le projet de la commission fut adopté par une majorité considérable.
L’article IV du même chapitre (§§ 12,13, 14) établit qu’une rémunération est due aux députés ; les députés du Staatenhaus seront rétribués par les états qui les envoient, les députés du Volkshaus seront payés par le trésor de l’empire. Aucun député ne pourra accepter de mandat impératif, ni faire partie des deux chambres à la fois. L’article V (§§ 15, 16, 17, 18, 19) statue sur les conditions du vote, sur le nombre exigé de députés présens, sur les différentes sortes de majorité selon la nature ou l’importance des lois. Il décide que la loi a besoin de l’assentiment des deux chambres ; il refuse enfin le veto absolu au gouvernement de l’empire et ne lui accorde que le veto suspensif. Cette discussion du veto fut très vive. M. de Vincke ne manquait pas de bonnes raisons quand il demandait pour le gouvernement central une autorité plus forte, un moyen de ne pas être annihilé par les chambres. Dans l’intérêt même de cette unité tant désirée, ne devait-on pas songer à la triste situation du pouvoir impérial ? Ne serait-il pas obligé peut-être de résister, dans la chambre haute aux prétentions des états particuliers, dans la chambre du peuple aux empiétemens démagogiques ? Les coalitions de deux partis contre un ennemi commun sont-elles rares dans l’histoire parlementaire, et si les deux chambres, quoique représentant des intérêts bien opposés, s’unissaient pour la ruine du gouvernement central, devait-on le désarmer d’avance et le livrer à leurs coups ? M. Welker n’aperçoit pas ce danger ; M. Mittermaier rappelle les malheurs que le veto absolu attira sur Louis XVI, et la fausse application qu’il fait de ce sinistre exemple prouve qu’il confond deux situations tout-à-fait dissemblables. Louis XVI n’avait pas à créer l’unité de la France ; quand la France accomplit ce travail sur elle-même, le pouvoir central, je veux dire la royauté, avait mieux que le veto absolu, elle avait une autorité sans contrôle ; Louis XI, Richelieu, Louis XIV, n’étaient pas désarmés, ce me semble, en face de la Bourgogne et de la Bretagne, en face des intrigues aristocratiques et des fantaisies de la fronde. Mais non, l’histoire n’est rien pour les législateurs de Saint-Paul ; l’Allemagne se transformera subitement sans avoir à traverser toutes les phases que les lois de la logique ont imposées aux autres peuples ; à quoi bon s’inquiéter des moyens ? à quoi bon la prévision des dangers de l’avenir ? Il suffit de décréter l’unité. Rendons justice à M. Dahlmann ; il comprit bien que, dans la situation actuelle de l’Allemagne et jusqu’à ce que l’unité fût sérieusement établie dans les mœurs, le veto absolu était la protection nécessaire de l’empire. Ses efforts furent inutiles ; une majorité bien faible, il est vrai, une majorité de trois voix, repoussa le veto absolu. D’un autre côté, la proposition de la gauche qui enjoignait à l’autorité centrale d’exécuter purement et simplement les décisions des chambres fut rejetée sans discussion. Puis vint une série de propositions et d’amendemens qui, conçus dans un meilleur esprit, ne furent pas cependant plus heureux. La majorité se réunit enfin sur la rédaction de M. Fallati : « Toute mesure adoptée par les chambres et repoussée par le gouvernement central peut être discutée de nouveau ; quand elle a été votée dans trois sessions consécutives, elle n’a plus besoin de la sanction du gouvernement pour devenir loi de l’empire. »
Tandis qu’on délibérait sur cet important chapitre des deux chambres, les préoccupations des esprits au sujet de l’Autriche s’accroissaient de jour en jour. Il ne s’agissait plus d’une révolution désormais comprimée, il ne s’agissait même pas des vengeances de la réaction ; un régime plus miséricordieux avait succédé aux cruelles nécessités de l’état de siége. Ce qui inquiétait ou irritait les députés de Saint-Paul, c’était l’attitude du gouvernement autrichien au sujet des §§ 2 et 3 du chapitre I de la constitution, c’était la réponse ferme et hautaine que le ministère Schwarzenberg venait de signifier au parlement. Le ministère Schwarzenberg, en prenant le pouvoir, avait fait connaître son programme par la note du 27 novembre. Le maintien de l’Autriche avec toutes ses forces, la fusion de toutes les races et de tous les territoires en un grand corps d’états, tel était le but que se proposait M. le prince de Schwarzenberg. « La ferme durée de la monarchie autrichienne avec la complète unité de tous les états qu’elle embrasse, c’est là, disait-il, un impérieux besoin et pour l’Allemagne et pour l’Europe. Quant aux rapports à établir entre l’Autriche et l’Allemagne nouvelle, on ne pourra s’en occuper que lorsqu’elles auront accompli toutes les deux leur travail de rajeunissement et qu’elles se seront donné de solides institutions. Jusque-là, l’Autriche continuera à remplir fidèlement ses devoirs. Dans toutes les relations extérieures, nous saurons défendre la dignité et les intérêts de l’empire autrichien, et nous ne permettrons à aucune influence égarée de troubler le libre travail de notre développement intérieur. » Le programme était clair, et la menace directe. L’Autriche n’accepte pas votre constitution, disait le ministère d’Ollmütz ; elle réserve toute sa liberté et continue sa vraie mission, qui est d’unir fortement toutes les parties de la monarchie. Maintenant faites des lois, créez des institutions ; quand la nouvelle Allemagne sera constituée, nous verrons dans quelles conditions nous devons nous unir à elle ; jusque-là, ne touchez pas à l’Autriche Ce langage altier avait causé de profondes émotions à l’église Saint. Paul. Les journaux dévoués à la Prusse attaquaient chaque jour l’Autriche avec une vivacité inouie. Le journal de M. Dahlmann particulièrement, la Gazette allemande (Deutsche Zeitung), se faisait remarquer par l’âpreté de sa polémique. Elle demandait à grands cris un nouveau ministère, un ministère mieux armé pour cette lutte ; M. de Schmerling en effet, le ministre de l’empire pour les affaires étrangères, est un député autrichien, et ce n’était pas à lui de représenter dans ce conflit la volonté souveraine du parlement. La Gazette allemande osait même s’étonner que l’archiduc Jean n’eût pas encore déposé ses pouvoirs. Il devenait urgent tout au moins de donner un successeur à M. de Schmerling. M. Henri de Gagern était l’homme d’état le plus considérable de l’assemblée, et personne assurément ne pouvait mieux, je ne dis pas résoudre ce problème, mais le débrouiller d’abord et amortir peu à peu les prétentions contraires. Ce choix, par malheur, à côté de grands avantages, offrait aussi de graves inconvéniens. Le système que M. de Gagern avait développé à la tribune pouvait sembler, à certains égards, celui-là même que le ministère Schwarzenberg venait de proclamer d’une manière si hautaine dans sa note du 27 novembre. Maintien de la monarchie autrichienne et séparation provisoire de l’Autriche et de l’Allemagne jusqu’à ce que leur union fut établie plus tard par une loi spéciale, c’est là ce qu’avait demandé M. de Gagern, et c’est ce qu’on demandait aussi à Ollmülz. Que de différences cependant ! En sauvant la monarchie autrichienne. M. de Gagern concluait qu’elle devait rester hors de la confédération germanique ; c’est à ce prix-là seulement qu’il lui permettait de ne pas se démembrer. M. le prince de Schwarzenberg au contraire, en maintenant l’unité de l’Autriche, voulait aussi maintenir son rang, c’est-à-dire sa vieille suprématie au sein de l’Allemagne. Ce n’est pas tout : cette opinion de M. de Gagern n’était pas celui du parlement ; le seul échec que M. de Gagern eût subi à l’église Saint-Paul, il l’avait subi précisément sur cette question, et c’était lui qu’on choisissait pour terminer, au nom du parlement, cette difficile affaire ! M. de Gagern allait-il apporter un programme conforme à sa première opinion, ou bien abandonnerait-il sa propre politique pour adopter le système de la majorité ? On se le demandait de toutes parts avec un étonnement inquiet. Quant à M. de Gagern, après une longue et cruelle hésitation, pressé enfin par le péril, déterminé par l’intérêt de cette assemblée nationale à laquelle il avait consacré toutes ses veilles, il prit le seul parti qui pût lui convenir : il résolut de conformer son programme à son opinion et de provoquer un vote ; la majorité déciderait s’il devait garder ou quitter son portefeuille.
Le 18 décembre, M. Henri de Gagern, nommé ministre de l’intérieur et des affaires étrangères à la place de M. de Schmerling, lut à la tribune son programme d’avènement. D’après ce programme, M. de Gagern déclarait l’Autriche exclue de cette fédération d’états que devait former l’Allemagne nouvelle. La note du prince Schwarzenberg avait dit : « L’unité complète, indissoluble, de tous les pays qui composent la monarchie autrichienne est nécessaire à l’Allemagne et à l’Europe. L’Autriche verra plus tard comment elle doit s’unir avec l’Allemagne. » M. de Gagern, prenant à la lettre cette proposition, en concluait que l’Autriche ne faisait pas et ne ferait jamais partie de l’empire. Ce n’est pas là on se le rappelle, ce qu’avait voulu l’assemblée nationale ; en votant les §§ 2 et 3 du chapitre Ier de la constitution, elle avait entendu mettre d’un côté les provinces non allemandes de la monarchie des Habsbourg, — de l’autre l’Autriche allemande, — et, en abandonnant celles-là, s’attacher plus fortement celle-ci. Quant à exclure l’Autriche entière de l’empire d’Allemagne, c’était là une entreprise qui devait paraître monstrueuse au patriotisme germanique. On voulait bien affaiblir l’Autriche, la mutiler, lui enlever ce qui est sa nature même, on voulait bien la placer ainsi dans l’empire où elle n’aurait tenu qu’un rang inférieur ; mais exclure de la fédération allemande un état qui, pendant des siècles, a représenté toute l’Allemagne, il semblait que ce fût une trahison, un crime de lèse-patrie. Toute cette partie du programme de M. de Gagern soulève de violens murmures. Après la lecture, les colères redoublent ; M. Venedey demande que le programme soit rejeté sans discussion, et M. Reitter (de Prague), M. Plathner, M. Maurice Hartmann, parlent, dans le même sens avec une irritation croissante. Heureusement de plus sages conseils l’emportent, une commission est nommée, et le programme de M. de Gagern sera l’objet d’un débat réfléchi. Cette commission pourtant est hostile à M. de Gagern ; elle se compose de députés de la gauche et de députés autrichiens. Les députés autrichiens ne veulent pas que leur patrie soit placée en dehors de la confédération ; les députés de la gauche, infidèles à ce dévouement dont parlait M. Vogt, combattent M. de Gagern, dont le système donnera infailliblement la couronne impériale au roi de Prusse.
Ces événemens se passaient dans les derniers jours du mois de décembre ; les fêtes de Noël et du jour de l’an firent ajourner le débat, et pendant plusieurs semaines ces grands intérêts, demeurés en suspens, communiquèrent aux esprits une agitation extraordinaire. Jamais les antipathies de la Prusse et de l’Autriche ne s’étaient manifestées avec plus de violence. Ce parlement, qui devait enfanter l’unité nationale était désormais un champ de bataille où deux armées ennemies, l’armée du nord et l’armée du sud, s’apprêtaient à déchirer la patrie Qu’était devenu ce drapeau rouge, noir et or si souvent arboré à Francfort depuis le 31 mars, et sous lequel on était si fier de marcher ? Voici d’un côté le drapeau noir et blanc, de l’autre le drapeau noir et jaune. Autrichiens et Prussiens se poursuivent d’une haine irréconciliable ; on se croirait au temps des gibelins et des guelfes. Tandis que M. de Gagern et M. de Schwarzenberg échangent des notes menaçantes ou se contredisent avec aigreur, les journaux de Francfort et de Berlin enveniment la lutte par une polémique furieuse. M. Gervinus, dans la Gazette allemande, dirige le feu contre les députés autrichiens ; ceux-ci forment un nouveau comité sous la présidence de M. de Schmerling ; tous les ennemis de la Prusse, les Bavarois, les ultramontains, une partie de la droite et la gauche entière, se joignent à eux. Il n’y a plus de partis politiques, il n’y a que des nationalités aux prises. République ou monarchie, monarchie constitutionnelle ou monarchie féodale, toutes ces questions, qui ont passionné jusqu’ici l’assemblée, passent désormais au second rang ; la lute n’est plus que dans ces deux mots : Prusse ou Autriche ! N’oublions pas un événement qui donne plus d’intérêt encore à cette dramatique controverse. Ebranlé par les trois révolutions de mars, de mai et d’octobre, effrayé du grand travail de reconstitution exigé par le bouleversement de l’Autriche, l’empereur Ferdinand Ier avait abdiqué le 5 décembre. Il voulait, disait-il, laisser cette tâche à des mains plus jeunes ; il pensait surtout qu’une royauté nouvelle serait mieux à l’aise, et qu’aucun engagement dans le passé ne l’empêcherait de faire face à toutes les difficultés d’une situation si grave. Tels étaient donc les deux prétendans à l’empire : d’un côté, le roi qui venait de donner à la Prusse une constitution toute libérale, de l’autre un jeune empereur de dix-huit ans, à qui son père avait laissé le trône pour sauver les destinées de l’Autriche. Le dernier acte de Frédéric-Guillaume IV augmentait l’ardeur de ses partisans ; l’abdication de l’empereur d’Autriche semblait imposer des obligations plus étroites aux défenseurs de François-Joseph Ier.
Singulier rapprochemens ! C’était le même jour que ces deux événemens avaient eu lieu. Le 5 décembre 1848, Ferdinand Ier signait son acte d’abdication, tandis que Frédéric-Guillaume IV octroyait sa charte à ses sujets. En descendant du trône pour y placer son fils, l’empereur d’Autriche avait l’air de rappeler à toute l’Allemagne l’antique gloire de la maison de Habsbourg. Le vieux monarque dans son acte d’abdication, et le jeune empereur dans les premiers décrets de son règne, inscrivaient solennellement, sans en omettre un seul, tous les titres de ces princes en qui l’Allemagne s’était personnifiée depuis des siècles. L’empereur d’Autriche s’intitulait roi de Hongrie et de Bohême, roi de Lombardie et de Venise, roi de Dalmatie, de Croatie, de Slavonie, de Gallicie et d’Illyrie, roi de Jérusalem, grand-duc d’Autriche, grand-duc de Toscane et de Cracovie, duc de Lorraine, duc de Salzbourg, de Styrie de Carinthie, d’Ukraine et de Bukovine, grand-prince des Sept-Montagnes, margrave de Moravie, duc de la Haute et basse Silésie, duc de Modène, de Parme, de Plaisance et de Guastalla, duc d’Auschwitz, de Zator, de Frioul, de Raguse, de Zara, comte princier de Habsbourg, de Tyrol, de Kybourg, de Goritz et de Gradiska, prince de Brixen, margrave de la haute et basse Lusace, margrave d’Istrie, comte d’Hohenembs, de Feldkirch, de Bregenz, de Sonnenberg, seigneur de Trieste et de Cattaro, etc., etc. Tout cela, sans doute, ne l’empêchait pas d’être roi constitutionnel ; il semble cependant que l’éclat des temps féodaux fût bien autrement visible dans cette vieille monarchie que le caractère tout récent de l’esprit moderne. Cet esprit au contraire, malgré les répugnances personnelles de Frédéric-Guillaume IV, était clairement empreint dans l’histoire et la conduite de la monarchie prussienne. Le jour même où Ferdinand Ier et son jeune successeur se parent ainsi de toutes leurs splendeurs du moyen-âge, le petit-neveu du grand Frédéric donne à la Prusse la constitution la plus libérale que puisse souhaiter le génie des temps nouveaux. Ce rapprochement n’est-il pas le symbole expressif de l’Allemagne ? N’y voit-on pas manifestement les deux oppositions qui la divisent, le nord et le midi, le catholicisme et le protestantisme, les souvenirs du passé et les espérances de l’avenir ? À chaque pas que l’on fait ou que l’on croit faire vers cette impossible unité, l’invincible antagonisme se redresse, et le mensonge des systèmes s’évanouit.
Enfin la discussion du programme de M. de Gagern commença le 11 janvier. Une tristesse profonde remplissait les esprits. Quelle que fût, en effet, l’issue de la lutte, il devait en résulter une humiliation cruelle pour les plus sages intelligences du parlement. Ou bien l’Autriche serait exclue de la confédération, ou bien l’homme le plus éminent de l’assemblée, le vrai chef du parti libéral, M. de Gagern, allait subir une éclatante défaite, qui, pour long-temps peut-être, ruinerait son influence. La lutte s’annonça vivement. Parmi les différentes propositions remises au président, je remarque celle de M. de Lasaulx ; elle indique le ton de la controverse et les dispositions des esprits : « Considérant qu’il ne convient pas à des hommes sages de suivre le chemin des fous, l’assemblée nationale engage le ministère à préparer l’unité de la patrie de concert avec toutes les souverainetés de l’Allemagne, et particulièrement avec la première de toutes, avec la monarchie autrichienne » Les députés de la gauchie persistent dans un ordre du jour qui écarte le programme sans discussion. Il fallut cependant discuter ; M. de Gagern, appelé à la tribune par le rapporteur de la commission, exposa ses plans avec un talent de parole, avec une variété d’argumens qui causèrent une impression profonde. M. de Vincke voulut lui prêter le secours de sa redoutable ironie ; mais en accablant le parti autrichien, en humiliant M. de Schmerling, en retournant la pointe de son arme dans une blessure saignante, il fit plus de mal que de bien au ministère. M. de Gagern ne dut son succès qu’à lui-même ; attaqué énergiquement par M. Vogt, par M. Wydenbrugk par M. Giskra, compromis par M. de Vincke, il monta deux fois à la tribune, et deux fois, — la loyauté de ses explications, l’ardeur de son patriotisme, l’autorité de son caractère, effaçant ce qu’il y avait de fâcheux dans son système, — il sut rallier cette majorité hostile. Le parti Dahlmann, Beseler et Waitz, qui avait fait les § 2 et 3 du chapitre Ier de la constitution, se rapprocha sans peine de M. de Gagern ; d’abord M. de Gagern représentait les intérêts prussiens, et puis, dans sa réponse du 11 janvier à une note du prince Schwarzenberg, dans son discours même du 11, M. de Gagern conformait son programme aux principes du parti Dahlmann. Il persistait à exclure l’Autriche tout entière en lui laissant sa puissance ; mais, pour le cas où l’Autriche aurait voulu absolument être incorporée à l’empire, il maintenait la règle des § 2 et 3 c’est-à-dire l’union personnelle pure et simple entre les états allemands et non allemands régis par un même souverain. Cette explication donnait à M. de Gagern l’appui décidé du parti Dahlmann, et sans ce parti la victoire lui échappait. La majorité, en effet, ne fut pas considérable. L’ordre du jour qui proposait l’approbation du programme de M. de Gagern modifié par son discours du 11 fut voté par 261 voix seulement contre 224. Le vote se fit par appel nominal, et donna lieu à plusieurs scènes émouvantes. Plus d’un député hésita avant de prononcer l’exclusion de l’Autriche. Quand M. Maurice Arndt, le vieux poète des guerres nationales, eut voté pour le ministère, une explosion de cris se fit entendre, et des voix furieuses lui rappelaient son célèbre chant de 1813 : Quelle est la patrie de l’Allemand ? (Was ist des Deutschen Vaterland) Le vieillard ne résista pas à l’émotion ; il tomba presque évanoui dans les bras de ses voisins. M. Welcker se prononça ouvertement contre M. de Gagern ; M. de Schmerling et M. de Radowitz s’abstinrent. Le résultat parut long-temps douteux ; enfin, quand la victoire fut proclamée, il n’y eut ni bravos ni murmures ; un silence inquiet accueillit ce vote, et rien ne convenait mieux en effet à la pénible situation de l’assemblée. Au milieu des inextricables embarras de l’unité allemande, le parlement commençait à voir et à sentir de près ces obstacles que son intrépide inexpérience n’avait pas encore soupçonnés ; il contemplait son œuvre avec effroi et gardait un morne silence.
Comment l’assemblée de Saint-Paul eût-elle échappé à ces émotions douloureuses ? L’Allemagne entière les éprouvait. L’Allemagne, si long-temps fière de son parlement national de Francfort, perdait peu à peu confiance. Elle comptait les résultats de ces huit mois, et les espérances qu’elle avait conçues étaient encore des rêves. L’assemblée sans doute avait achevé les droits fondamentaux : c’était là une belle charte philosophique où de grands principes étaient posés, où des libertés fécondes étaient promises ; mais, pour faire admettre ces droits fondamentaux, il fallait d’abord que la constitution politique fût en vigueur. Et qu’avait produit jusque-là cette constitution tant désirée ? La division de l’Allemagne, une division plus profonde et plus cruelle que jamais ; l’Autriche, qui était jadis le cœur même de la patrie allemande, était exclue du futur empire ! Aussi le bruit se répandait déjà que le parlement allait cesser d’exister, et qu’un congrès de princes se réunirait bientôt pour accomplir la grande tâche si gravement compromise par le congrès des peuples. — D’ailleurs, le parlement ne s’était-il pas frappé lui-même ? Entre la Prusse et l’Autriche, l’assemblée de Francfort avait un rôle à jouer, et la nécessité de ce pouvoir intermédiaire assurait son avenir ; l’Autriche exclue, la Prusse reste seule, et l’influence de Francfort n’est plus rien. — Voilà ce que disaient les esprits clairvoyans, non pas à Francfort seulement, mais par toute l’Allemagne, et le découragement, comme toujours, succédait aux folles illusions.
Le parti Dahlmann s’obstinait seul dans son inaltérable confiance. L’abaissement de l’Autriche était voté ; la Prusse allait recueillir son héritage, et l’empire allemand serait constitué comme l’avaient voulu les professeurs de l’église Saint-Paul. Les deux derniers chapitres de la constitution, le chapitre V sur la souveraineté de l’empire (Reichs-oberhaupt), et le chapitre VI sur le conseil de l’empire (Reichsrath), furent discutés du 15 au 26 janvier. Cette discussion était comme la suite de celle qui avait amené la séparation de l’Autriche et de l’empire d’Allemagne. Le projet de constitution établissait un empereur héréditaire, et, si ce système triomphait, il était manifeste que la couronne impériale appartiendrait au roi de Prusse. C’est pour cela qu’on vit les chefs de la gauche et les députés autrichiens, comme s’ils n’avaient qu’un seul drapeau, attaquer vigoureusement le projet de loi, Les ultramontains de la Bavière parlèrent le même langage que les athées de la jeune école hégélienne ; M. Philipps et M. de Lasaulx empruntaient tour à tour ou prêtaient leurs argumens à M. Vogt et à M. Nauwerck. Un député de la droite appartenant au midi de l’Allemagne de Rothenhan, propose un directoire composé de cinq membres ; après un vif et brillant débat, dans lequel MM. Bassermann et Beseler défendent avec talent l’unité du pouvoir, cette proposition est rejetée par 361 voix contre 97. M. Welcker demande que la couronne impériale soit décernée tour à tour, de six en six ans, aux deux souverains les plus puissans de l’Allemagne ; 377 voix contre 80 rejettent la proposition Welcker La gauche veut un empereur à condition que tout Allemand soit éligible ; 122 voix appuient cette demande, et 339 la repoussent. Enfin l’article qui confie la dignité impériale à l’un des princes régnans est adopté par 258 voix contre 211 ; les ultramontains et les Autrichiens se sont vainement coalisés avec la gauche pour rayer cette disposition. Ce point admis, il fallait savoir si l’empire serait héréditaire ou électif. M. Uhland défendit l’élection dans un discours plein d’éclat ; le principe de l’hérédité eut pour avocats MM. Dahlmann et de Vincke. La lutte fut opiniâtre, et des propositions sans nombre se disputèrent la priorité. Enfin le fanatisme prussien fut battu ; l’assemblée décida par 263 voix contre 211 que la dignité impériale ne serait pas héréditaire. L’assemblée n’avait pas condamné en principe l’hérédité de la couronne ; c’était une loi de circonstance qu’elle venait de voter ; elle n’avait pas voulu que la Prusse fût définitivement investie de l’empire, au moment où cette question excitait tant de rivalités et pouvait allumer la guerre civile. Il importait, au contraire, de laisser une issue ouverte aux espérances des autres pays et d’attendre des temps plus propices pour proclamer l’hérédité. Les attributions de l’empereur furent votées ensuite sans résistance sérieuse, ainsi que le conseil de l’empire (Reichsrath) ; ce conseil se composait de plénipotentiaires de chaque état allemand et devait fournir un solide appui au gouvernement impérial.
Telle était dans son ensemble et dans ses détails les plus importans cette constitution du futur empire d’Allemagne. Il restait encore à décider un point très grave, le mode d’élection pour les députés de la chambre du peuple ; ce devait être et ce fut effectivement l’objet d’une loi spéciale, discutée et votée deux mois plus tard. Il restait aussi à faire la seconde lecture de la constitution. On pouvait cependant prévoir qu’aucune disposition fondamentale n’y serait changée, et dès ce moment le choix de l’empereur devenait la grande affaire, l’unique préoccupation des esprits. Tous les regards étaient tournés vers le roi de Prusse, regards supplians d’un côté, de l’autre irrités ou menaçans. Oserait-il, pensaient les uns, accepter un empire fondé sur l’exclusion de l’Autriche, et contre lequel protesterait toute l’Allemagne du midi ? Pourra-t-il bien, disaient les autres se soustraire aux devoirs sacrés que lui impose la volonté du parlement ? Se laissera-t-il effrayer par des périls qui n’ont pas arrêté l’assemblée nationale ? Oubliera-t-il la mission de la Prusse, et, par des ménagemens diplomatiques empêchera-t-il le couronnement de notre œuvre ? — Au moment de prendre une décision si grave, on comprendra sans peine le cruel embarras de Frédéric-Guillaume. L’ambition et la prudence le poussaient et le retenaient tour à tour. Rejeter les avances de l’assemblée nationale, c’était perdre peut-être une occasion unique, une occasion qui semblait admirablement d’accord avec la politique et les audacieuses destinées de la Prusse. Accepter, n’était-ce pas faire alliance avec l’esprit révolutionnaire et donner le signal d’une guerre civile ? Enfin, le 23 janvier le ministère Brandebourg adressa à tous ses représentans auprès des différens états de l’Allemagne une note longue et confuse sur le rôle que devait jouer la Prusse dans cette affaire. Cette note, où il est facile de reconnaître l’esprit et le langage, de Frédéric-Guillaume, flattait à la fois l’assemblée et les gouvernemens. Tantôt c’était le Prussien qui parlait, c’était l’héritier de Frédéric-le-Grand qui ne reculait pas devant une politique hardie ; tantôt le monarque féodal de 1840 et de 1847 reparaissait soudain et semblait avoir peur de ses paroles. L’assemblée est une autorité sérieuse, disait le roi prussien ; elle a été régulièrement élue, et la nation allemande, par l’organe des hommes en qui elle a mis sa confiance, a bien le droit de travailler, à l’unité de la patrie. L’œuvre de Francfort est terminée, disait le monarque féodal c’est aux gouvernemens désormais qu’il appartient d’examiner cette œuvre et de donner leur avis. Quant à la constitution de l’Allemagne la note était peu favorable à l’idée d’un empire ; Frédéric-Guillaume préférait une hégémonie, comme disent nos voisins, c’est-à-dire la suprématie de la Prusse sur un certain nombre d’états volontairement rattachés à sa cause. Une fois cette première base établie, pensait-il le temps et les événemens lui assureraient un jour tout naturellement ce que l’assemblée de Francfort ne pouvait lui donner qu’à travers de périlleux hasards. De même que le Zollverein, ajoutait la note, a été un essai d’unité pour les questions commerciales, sans que ce lien particulier contracté par différens états ait nui aux liens généraux de la confédération germanique, de même aussi une plus étroite alliance politique ne pourrait-elle s’établir, au sein de la confédération, (innerhalb des Bundes) entre la Prusse et les gouvernemens qui se joindraient à elle ? C’était une manière ingénieuse de commencer l’unité sans exclure violemment l’Autriche. Etait-ce assez pour les teutomanes de l’église Saint-Paul ? Frédéric-Guillaume sentait bien que non, et il insinuait que la Prusse était au service de la patrie commune, dût-il lui en coûter de graves sacrifices. La note concluait enfin en priant les souverains de s’entendre avec l’assemblée de Francfort avant le second débat de la constitution. Ce singulier message n’était pas de nature à calmer les inquiétudes ; l’assemblée et les gouvernemens, Francfort et Ollmütz, y trouvaient tour à tour des motifs d’espérance ou des sujets d’alarme. Ce doute, cette incertitude profonde, ces épaisses ténèbres s’accroissant chaque jour, donnaient je ne sais quel aspect bizarre à la lutte qui divisait l’Allemagne entière, et de toutes parts on attendait la seconde lecture de la constitution au milieu d’une effervescence inouie.
ERRATA
Dans l’Histoire du Parlement de Francfort, page 390, ligne 18, au lieu de : Un jeune empereur de dix-huit ans à son père, lisez : à qui son oncle, etc.
Même page, ligne 36, au lieu de : « En descendant du trône pour y placer son fils. » lisez : pour y placer son neveu.
SAINT-RENÉ TAILLANDIER.
- ↑ Voyez les livraisons du 1er juin et du 1er juillet.