Histoire du parlement/Édition Garnier/Chapitre 47

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CHAPITRE XLVII.

QUERELLE DU DUC D’ÉPERNON AVEC LE PARLEMENT. REMONTRANCES MAL REÇUES.

Pendant que ces derniers[1] états généraux étaient assemblés en vain, que cent intrigues opposées agitaient la cour, et que les factions ébranlaient les provinces, il survint entre le duc d’Épernon et le parlement une querelle également désagréable à l’un et à l’autre.

Le duc d’Épernon, autrefois favori de Henri III, ayant forcé le grand Henri IV à le ménager, ayant fait donner la régence à sa veuve, bravait Concini et sa femme qui gouvernaient la reine. Il la fatiguait par ses hauteurs, mais il conservait encore cet ascendant que lui donnaient ses services, ses richesses, ses dignités, et surtout sa place de colonel général de l’infanterie. Toujours intrigant, mais encore plus fier, il mettait dans toutes les affaires un orgueil insupportable, au lieu de cette hauteur noble et décente qui subjugue quand elle est placée.

Il arriva qu’un soldat du régiment des gardes tua un de ses camarades près de l’abbaye de Saint-Germain des Prés. Le droit du colonel général était de faire juger le coupable dans son conseil de guerre. Le bailli de l’abbaye s’était saisi du mort et du meurtrier. C’est sans doute un grand abus que des moines soient seigneurs, et qu’ils aient une justice, mais enfin il était établi que le premier juge qui avait commencé les informations demeurât maître de l’affaire. On est très-jaloux de ce malheureux droit. Le duc d’Épernon, encore plus jaloux du sien, redemanda son soldat pour le juger militairement ; le bailli refusa de le rendre. D’Épernon fait briser les portes de la prison et enlever le meurtrier avec le mort. Le bailli porte sa plainte au parlement : ce tribunal assigna d’Épernon pour être ouï.

Ce seigneur croyait que ce n’était pas au parlement, mais au conseil du roi à décider de la compétence ; il regardait l’assignation comme un affront plutôt que comme une procédure légale. Il ne comparut que pour insulter au parlement, menant cinq cents gentilshommes à sa suite, bottés, éperonnés, et armés. Le parlement, le voyant arriver en cet équipage, leva la séance. Les juges en sortant furent obligés de défiler entre deux haies de jeunes officiers qui les regardaient d’un air outrageant, et déchiraient leurs robes à coups d’éperons.

Cette affaire fut très-difficile à terminer. D’un côté, le bon ordre exigeait qu’on fît au parlement une réparation authentique ; d’un autre, la cour avait besoin de ménager le duc d’Épernon, pour l’opposer au prince de Condé qui menaçait déjà de la guerre civile.

On prit un tempérament : on ordonna, par une lettre de cachet, que le parlement suspendrait ses procédures contre le duc d’Épernon, et qu’il recevrait ses excuses.

Il vint donc se présenter au parlement une seconde fois[2], toujours accompagné d’un grand nombre de noblesse.

« Messieurs, dit-il, je vous prie d’excuser un pauvre capitaine d’infanterie, qui s’est plus appliqué à bien faire qu’à bien dire. »

Cet exemple fut une des preuves que les lois ne sont pas faites pour les hommes puissants. Le duc d’Épernon les brava toujours. Ce fut lui qui, à peu près dans le même temps, ne pouvant souffrir que le garde des sceaux du Vair précédât les ducs et pairs dans une cérémonie à la paroisse du Louvre, le prit rudement par le bras, et le fit sortir de sa place et de l’église, en lui disant qu’un bourgeois ne devait pas se méconnaître.

Ce fut lui qui, quelques années après, alla avec cent cinquante cavaliers enlever la reine mère au château de Blois, la conduisit à Angoulême, et traita ensuite avec le roi de couronne à couronne. Les exemples de pareilles témérités n’étaient pas rares alors. La France retombait insensiblement dans l’anarchie dont Henri IV l’avait tirée par tant de travaux et avec tant de sagesse.

Les états généraux n’avaient rien produit : les factions redoublaient. Le maréchal de Bouillon, qui voulait se faire un parti puissant, engagea le parlement à convoquer les princes et les pairs pour délibérer sur les affaires publiques. La reine, alarmée, défendit aux seigneurs d’accepter cette invitation dangereuse. Les présidents et les plus anciens conseillers furent mandés au Louvre. Le chancelier de Sillery leur dit ces paroles[3] : « Vous n’avez pas plus de droit de vous mêler de ce qui regarde le gouvernement que de connaître des comptes et des gabelles. » Le parlement prépara des remontrances[4]. La reine manda encore quarante magistrats au Louvre : « Le roi est votre maître, dit-elle, et il usera de son autorité si vous contrevenez à ses défenses. » Elle ajouta qu’il y avait dans le parlement une troupe de factieux ; elle défendit les remontrances, et aussitôt le parlement alla en dresser de très-fortes.

Le 22 mai[5], le premier président de Verdun vint les prononcer à la tête du parlement. Elles regardaient précisément le gouvernement de l’État : elles furent écoutées et négligées. Tout finit par enregistrer des lettres patentes du roi, qui ordonnaient aux juifs étrangers de sortir de la France. C’étaient pour la plupart des juifs portugais qui étaient venus envahir tout le commerce que les Français n’entendaient pas encore. Ils restèrent pour la plupart à Bordeaux, et continuèrent ce commerce qui leur était défendu.

Une autre affaire qui regardait plus particulièrement le parlement fut celle de la paulette. C’était un droit annuel, imaginé par un nommé Paulet sous l’administration du duc de Sully. Tous ceux qui avaient obtenu des charges de judicature payaient par an la soixantième partie du revenu de leurs charges, moyennant quoi elles étaient assurées à leurs héritiers, qui pouvaient les garder ou les vendre à d’autres, comme on vend une métairie. Cet abus ne faisait pas honneur au duc de Sully. C’était peut-être l’unique tache de son ministère[6].

Les états de 1614 et 1615 demandèrent fortement l’abolition de ce droit et de cette vénalité ; le ministère la promit en vain. L’avantage de laisser sa charge à sa famille l’emporta sur le fardeau du droit annuel. Il y a eu beaucoup de changements dans la perception de ce droit : on l’a modifié de vingt manières, comme presque toutes les lois et tous les usages. Mais la honte d’acheter le droit de vendre la justice, et celui de le transmettre à ses héritiers, a subsisté toujours. On a prétendu depuis que le cardinal de Richelieu approuva cet opprobre dans son prétendu Testament politique. On ne s’apercevait pas encore que ce Testament est l’ouvrage d’un faussaire aussi ignorant qu’absurde[7].


  1. Voyez la note, page 11.
  2. 14 novembre 1614. (Note de Voltaire.)
  3. 9 avril 1615. (Id.)
  4. 11 avril 1615. (Id.)
  5. 1615. (Id.)
  6. Voyez, dans l’Essai sur l’Histoire générale, une note de l’éditeur sur Sully. (K.) — Les éditeurs de Kehl, auteurs de cette note, n’en ont mis aucune sur Sully dans l’Essai sur les Mœurs, publié précédemment sous le titre d’Essai sur l’Histoire générale. Mais ils ont fait une Addition à l’une des notes du chant VIII de la Henriade. L’établissement de la paulette est de 1604. (B.)
  7. Voyez, tome XV, la note 3 de la page 561.