Histoire du donjon de Loches/Chapitre XI

Edmond Gautier
Impr. de A. Nuret (p. 144-157).

IX

le marquis de chandenier. — une protestante. — les détenus de l’an ii (1648-1792)


pendant les guerres de religion, nous trouvons le nom d’un sieur Baudini, Italien, de la parenté du cardinal Baudini, que le duc d’Épernon gardait au château dans l’espoir d’en tirer rançon. L’auteur qui nous donne ce renseignement va jusqu’à dire que ce prisonnier avait été mis dans une des cages de fer. (Dubuisson, ms.)

Nous devons dire cependant que ceux dont nous rencontrons les noms, à partir de Louis XII, paraissent plutôt avoir été internés dans l’enceinte du château, sous la surveillance du gouverneur, que de véritables prisonniers renfermés rigoureusement dans la forteresse. Aussi nous citerons pour mémoire seulement les noms de La Chalotais et de Mme de Murat.

Mais un véritable prisonnier, traité avec la dernière injustice et la dernière rigueur, fut le marquis de Chandenier, François de Rochechouart. Il était premier capitaine des gardes du corps, lorsque le 15 août 1648, le roi étant à vêpres aux Feuillants, le marquis de Gèvres, capitaine des gardes en service ce jour-là, commanda qu’on fit sortir du cloître les archers du grand-prévôt, qui n’y devaient pas entrer. Les archers se mirent en défense. Il y eut un tumulte. Le cardinal Mazarin fut effrayé au point de changer de couleur, et sa crainte fut aperçue de tout le monde. Pour se venger, il destitua le marquis de Gèvres, et envoya chercher Chandenier pour le mettre à sa place. Les autres capitaines protestèrent contre cette injustice, Chandenier tout le premier. C’était, dit Saint-Simon, un homme haut, plein d’honneur, d’esprit et de courage. Il n’en fallait pas plus pour porter ombrage au Mazarin.

Il y avait aussi d’autres raisons, que le cardinal de Retz raconte dans ses mémoires. Chandenier était venu trouver un jour le coadjuteur et lui demander s’il était serviteur du roi. Sur sa réponse affirmative, Chandenier lui dit en l’embrassant : « Et moi aussi, je suis au roi comme vous, mais, comme vous aussi, contre le Mazarin ; pour la cabale, cela s’entend, car au poste où je suis, je ne voudrais pas lui faire du mal autrement. » Puis il ajouta qu’il n’était pas si mal avec la reine qu’on le pensait, et qu’il trouverait bien dans sa place des moments à donner de bonnes bottes au Sicilien.

Le « Sicilien » n’était pas homme auquel on pût cacher longtemps ces petites menées. L’affaire des Feuillants lui fournissait l’occasion de se venger, et de placer auprès du roi son propre capitaine des gardes. Il fit demander la démission de Chandenier, en lui offrant le prix de sa charge, qu’il donna au duc de Noailles. Chandenier refusa. Le cardinal fit consigner la somme, et prêter serment à Noailles en qualité de capitaine.

Chandenier était pauvre, et l’on espérait que la nécessité vaincrait sa résistance. Il n’en fut rien ; la cour lassée l’envoya au château de Loches au pain du roi, comme un criminel, et arrêta tous ses petits revenus. Dans cette dure et injuste captivité, sa fermeté demeura inébranlable. Il vécut du pain du roi, et de ce que les bourgeois de Loches lui envoyaient dans une petite écuelle qui faisait le tour de la ville. Cette « petite écuelle » nous paraît moins un soulagement pour le prisonnier, qu’une sorte de protestation silencieuse, et d’hommage pour une infortune si noblement portée.

« Jamais il ne se plaignit, jamais il ne demanda ni ses biens ni sa liberté. Près de deux ans se passèrent ainsi. À la fin, la cour, honteuse d’une violence sans exemple et si peu méritée, plus encore par ce courage qui ne se pouvait dompter, relâcha ses revenus et changea sa prison en exil, où il a été bien des années, et toujours sans daigner rien demander. Il en arriva comme de sa prison, la honte fit révoquer l’exil. » (Saint-Simon.)

Durant son séjour à Loches, le marquis de Chandenier fut soutenu, non seulement par sa grande fermeté d’âme, mais encore par les sentiments d’une piété sincère. Malgré la modicité de ses ressources, il fit don à l’église collégiale d’une grande lampe d’argent, où ses armes étaient gravées avec cette inscription, touchante de la part d’un prisonnier : « Franciscus, princeps Lemovicus, marchio de Chandenier, prætorium præfectus, in tenebris hanc dedit lucem, anno 1675. »

Il revint à Paris, où il mourut en 1695, dans les sentiments d’une grande piété, après avoir consenti, dans l’intérêt de ses créanciers et par scrupule de conscience, à recevoir le prix de sa charge, qu’il avait refusé si longtemps. On obtint même qu’il vit M. de Noailles. « L’effet de la religion le soumit encore à recevoir cette visite, qui, de sa part, se passa froidement, mais honnêtement. »

À la même époque, une protestante fut aussi prisonnière au château, d’après la lettre de cachet suivante :

À Versailles, le 9 mai 1690.

Le roy envoye au château de Loches la femme d’un conseiller du Parlement de Thoulouze, laquelle est très opiniâtre dans la R. P. R. Vous pouvez la faire voir par des ecclésiastiques, pour tascher de la convertir, et au surplus la garder soigneusement, et empescher qu’elle n’escrive, ni reçoive aucune lettre, qu’elle ne passe par vos mains. Sa nourriture sera payée à vingt solz par jour, en cas que son mari n’y pourvoye pas.

SINGNELAY[1].

À M. le lieutenant de roy, à Loches.


Il ne reste à la prison aucune pièce d’archive pouvant présenter un caractère historique. Force nous est donc de laisser de nombreuses lacunes dans notre travail. Mais nous savons que M. le comte A. Boulay de la Meurthe est sur le point de publier une notice sur les prisonniers d’État à Loches, de 1650 à 1790, et d’autres documents du plus haut intérêt, tirés des Archives nationales. Cette publication, dont M. Boulay a bien voulu nous communiquer plusieurs extraits, fera la lumière sur des points encore inconnus de l’histoire du Donjon. C’est pour nous un devoir d’attendre l’apparition de son livre, et de nous en tenir à nos propres ressources, en regrettant les lacunes forcées et les intervalles trop grands que nous laissons dans la suite des faits.

Nous trouvons encore, au nombre des exilés, plutôt que des prisonniers, le célèbre La Chalotais.

Par suite des vexations du duc d’Aiguillon et de la tyrannie qu’il exerçait en Bretagne, le Parlement de Rennes, sur les conclusions de son procureur général, Louis-René Caradeuc de La Chalotais, avait donné sa démission. Cette affaire fit grand bruit. La Chalotais fut enlevé de chez lui avec son fils, et renfermé dans la citadelle de Saint-Mâlo, le 11 novembre 1765. Leur affaire fut évoquée au conseil le 22 novembre 1766, et les deux prisonniers furent transférés à la Bastille. Mais le roi, revenant sur sa première impression, prononça, le 22 décembre, l’extinction du délit et la discontinuation des poursuites. Les prisonniers sortirent de la Bastille ; ils ne furent pas cependant tout à fait mis en liberté. On leur assigna pour résidence le château de Loches, où ils avaient une assez grande liberté, même celle de se promener à la campagne.

Sous Louis XIV et ses successeurs, et sous l’empire aussi, le château servit à la garde de nombreux prisonniers de guerre. Nous n’essaierons pas de rechercher les noms de ces hôtes passagers, noms obscurs que nous retrouvons en maint endroit sur les murailles.

Pendant la Révolution, un certain nombre de suspects furent enfermés au château ; citons entre autres les religieuses de Beaulieu, nommées Viantaises : « Le 30 prairial an II de la République françoise une et indivisible, est antré dans la maison du Roy les 14 religieuses de Beaulieu. — 1. Françoise-Geneviève Francineau, âgé de 67 an, infirme. — 2. Marie-Antoinnet Fabris, âgé de 43 an, malade. — 3. Marguerits Richebourg, âgé de 32 an. — 4. Madellenne des Gault, âgé… — 5. Maris-Anne Deroitte-Chalus, âgé de 50 an. — 6. Maris-Anne Deroitte-Chalus, âgé de 65 an. — 7. Marguerites Deroitte-Chalus, âgé de 72 an. — 8. Anne-Jeanne de Vienne, âgé… — 9. Mars(Marie) Aviaugés, infirme, 72 an. — 10. Maris-Aune Jugé, âgé de 35 an. — u. Maris Lauriée, âgé de 45 an. — 12. Renné Martineau, âgé de 70 an. — 13. Madellene du Coudré, âgé de 66 an. — 14. Maris Denisson, âgé de 52 an. — 15. Victoire Carré, âgé de 57 an. — 16. Françoise Tourmeau, âgé de 56 an. »

Cette même année, des détenus d’Amboise furent transférés à Loches ainsi que le témoignent les deux lettres suivantes, manuscrites dans leur entier :

Tour de Loches, 6 messidor de l’an 2. de la Rep. foise vne et indivisible.

Liberté, Égalité.

La République ou la mort
Les détenus d’Amboise,

Aux citoyens composant le conseil municipal de la commune de de Loches.

Si depuis le commencement de la révolution il s’est trouvé des monstres ennemis de leur pays, il est aussi reconnu qu’il y a eu des victimes innocentes. La loi a dû surveiller et punir les premiers, et venir au secours des derniers. Le législateur par l’immensité des traveaux qui lui sont confiés, ne peut descendre dans tous les détails, il ne voit point les ressorts que l’on fait jouer, pour satisfaire, sous le manteau de l’intérêt public des haines particulières et tromper sa justice, mais le jour de vérité arrive tôt ou tard ; remplacés le 12 floreal, après avoir subi une première épuration au mois de pluviôse, la plus part de nous se sont vus de suitte enfermés à la citadelle d’Amboise ; ce n’était pas assez de ce coup, on a surpris au représentant du peuple un ordre de nous transférer à la maison de détention de cette commune, où nous avons été déposés le trois de ce mois. Nous avons servi la révolution dès son principe ; c’est avec peine que nous nous voyons réduits a ne lui offrir que des veux, après avoir concourus à son affermissement de toute notre force, avec une consiance pure, nous attendrons tranquillement la justice qui nous est due, des commissions populaires doivent nous la rendre ; nous espérons que des administrations populaires, par des égards pour des patriotes opprimés, nous aiderons à attendre ce moment.

Beaucoup de nous peuvent dire nous fûmes comme vous.

Nous vous demandons, citoyens, de nous accorder la liberté de la promenade qui se trouve à l’entrée de la maison de détention, la platte forme se trouvant impraticable les trois quarts du jour part une chaleur aussi grande.

2o  De pouvoir communiquer avec nos proches parents, cette liberté étant accordée dans presques toutes les maisons de détention de la République, même aux aristocrates.

3o  De pouvoir lire les papiers nouvelles afin de suivre les progrès de nos armes, qui adouciront notre captivité, et connaistre la loy de notre pays.

Quelques mémoires remis à quelques membres de la municipalité peuvent persuader de la justice de notre cause, le temps le démontrera de plus en plus.

Salut et Fraternité.

Signatures : Mabille, ex-lieutenant de la garde nationale. — Bessonneau, ex-membre du Comité de surveillance, assesseur du juge de paix. — Dimer, agent ex-membre du Comité. — Pillerault-Jouvenet, cy-devant assesseur municipal. — Cormier, cy-devant maire. — Legendre fils, cy-devant juge de paix d’Amboise. — Dupré-Gillet, cy-devant membre du Comité de surveillance. — Guertin, ex-juge du tribunal d’Amboise. — Legendre, ancien officier municipal, président du Comité de subsistance. — Carreau-Boullet, cy-devant commandant de la garde nationale d’Amboise. — Calmelet fils[2] cy-devant agent national de la commune, encore membre du bureau de conciliation et ayant obtenu un certificat de Civisme depuis la dernière épuration.


A la Tour de Loches ce 15 messidor, l’an 2e de République françoise une et indivisible.

Liberté, Egalité,

La République ou la mort.


Les détenus d’Amboise

Aux citoyens officiers municipaux de la commune de Loches.


Citoyens,


Nous venons d’obtenir du représentant du peuple un premier acte de justice, les femmes de quelques-uns de nous avoient été incarcérées à la suite de notre détention elle viennes d’estre rendues a la liberté. Nous comptons sur la notre aussitôt que le représentant sera également éclairé sur le compte de chacun de nous.

Mais en attendans nobtiendrons nous pas de votre humanité ce que nous lui avons déjà demandé, et n’aurez vous pas quelques égards pour des hommes qui ont servi la cause de la liberté jusquau moment de leure remplacement.

La loy, nous le savons, ne permet pas aux détenus de communiquer avec qui que ce soit ; mais dans le temps où elle a été rendue, il ni avait guerre de détenus que des conspirateurs ou de frans aristocrates. On en était pas encore venus aux patriotes, tandis qu’on laissoit échapper tant d’aristocrates ai de bonne foy nous victimes de quelques ennemis, nous fonctionnaires publics à toutes les grandes époques de la révolution, pouvons nous être assimilés à des conspirateurs ; et cependant nous couchons sous les verrous, nous ne pouvons pas sortir la porte de la geôle, nous ne pouvons pas jouire d’une promenade saine. Laisez nous celle qui est visavis notre prison, nous n’en serons pas moins des prisonniers puisque la grande porte du château est gardée et puis ne sommes nous pas tous des pères de familles.

Enfin prenez un peu d’exemple sur vos voisins, à Tours, à Amboise, et partout on laise aux détenus, à moins qu’ils ne soient véritablement suspects, toute liberté qui ne peut pas compromettre la sûreté de l’État.

Convenez aussi, magistrats du peuple, qu’il est bien dure pour des pères, des marys, de ne pouvoir embrasser leur femmes et leurs enfants. L’un de nous a actuellement ici deux enfans, dont le plus âgé a 12 ans et il n’a pu encore que les entrevoir que du haut de la tour.

Notre correspondance vous a passé par les mains ; vous avez vu quelles sont nos comuniquations ; c’est avec des représentants du peuple, nos plus proches parents. Si elles se tendaient à d’autres objets ce ne serait certainement que pour les grands interest de la République aux quels aucun de nous n’a renoncé de travailler aussitot qu’il sera libre.

Cau moins nous emportions lidée flatteuse davoir trouvé à Loches durant notre triste captivité des magistrats aussi sensibles que patriotes.


Signé : Pillerault-Jouvenet, Dupré Gilles, Cormier, Dimer, Calmelet fils.


P.-S. Nous ne pouvons croire que l’extraction de quatre des onze que nous sommes arrivés puisent nuirent a notre juste réclamation ; ce sont autems d’affaires particullieres qui nous sont absolument étrangers. La preuve, c’est que nous sommes restés.


Il est difficile de s’imaginer quel était le régime des prisons à cette époque ; ce régime, où l’arbitraire flotte entre le ridicule et l’odieux, n’a rien à envier aux siècles les plus barbares de la féodalité. Nous aurons l’occasion de revenir, dans l’histoire que nous nous proposons d’écrire du Château royal (sous-préfecture), sur le traitement auquel ont été soumis les nombreux suspects qu’on y avait enfermés. Nous passerons rapidement aujourd’hui sur cette triste époque de l’histoire du Donjon ; mais nous dirons en quelques mots quel était le règlement de la Tour en l’an II de la République.

Les détenus devaient être nourris à leurs frais, et même payer les citoyens, choisis parmi les plus pauvres et les plus républicains, chargés de les garder. Si, parmi les prisonniers, quelques-uns n’avaient pas le moyen de fournir à ces dépenses, les riches devaient payer pour les pauvres ; et, en cas de refus, l’autorité était invitée à déployer la loi contre les rebelles, c’est-à-dire à faire saisir leurs biens et meubles. Une lettre de Mme Richebourg ; l’une des Viantaises, nous édifie suffisamment à cet égard :


Citoyen,

Le citoyen Métivier, notre concierge, nous a fait la demande de trois sols par jour pour notre garde ; l’impossibilité où nous sommes de lui payer quatre livres dix sols par mois, puisque notre travail, quelqu’assidu qu’il soit, ne nous fournit a peine une pareille somme, nous lui avons offert trente sols pour chaque individu par trente jours, il ne s’en est pas contenté, il a été chercher dans l’instant même un sergent pour nous donner une assignation, et faire vendre le lit et le peu de linge à l’usage d’une chacune, l’extrémité facheuse ou nous nous trouvons réduite me fait avoir recours à toi, tends-nous une main secourable, serions-nous les seules de qui la malheureuse position ne te touchât pas ? Sans ressources quelconques que ton humanité et celle du district, nous espérons que vous voudrez bien tracer ce que nous devons faire. J’attends, ainsi que mes compagnes, un mot de consolation de ta part.

Salut et fraternité
Ta citoyenne,
F. Richebourg
.

A la tour du château ce 22 messidor, l’an 2 de la République française.


Une évasion des plus dramatiques eut lieu le 20 floréal an II. Un rapport du gardien Métivier constate que le nommé René Fontaine, domestique, demeurant au Puy, commune de Sepmes, vers dix heures du soir, s’est sauvé « par une crosée dans la chambre du colidor, a tombé dans la cour du puit et a gangné la tour dont il a pris une échelle de 18 rollons, apartienant au salpestrier, de là a pris ladite échelle pour monter à la fenestre de la petite tour donnant sur la vigne du citoyen Morinet, par où il a passer ; a tombé sur la butte de la petite tour ; de la a traversé la vigne du citoyen Ramonet, et après quoi il sest laissé tombé dans le cimetière[3]; les voisins après avoir entendus plaindre ledit René Fontaine qui sont aller à son secour entre 3 et 4 heures du matin et l’on mis dans la bière qui ont trouvé dans le cimetière et sur le champ on l’a transporté à l’hôpital. »

La surveillance devint un peu moins sévère après la Terreur. Une lettre de la commission des administrations civiles, police et tribunaux, charge la municipalité de veiller à la répression des abus qui auraient pu se glisser dans les maisons de détention, et de concilier les mesures que réclame l’humanité avec le respect dû à la loi : « Si, sous le régime de la Terreur, les prisons étaient des tombeaux où les victimes descendaient vivantes, ce règne est passé. Les principes de justice de la Convention nationale ont vengé l’humanité outragée ; et le prévenu en perdant sa liberté, ne doit plus craindre, s’il est coupable, que sa conscience et la justice… Qu’il sera consolant pour vous de pouvoir présenter tous les mois au Comité de sûreté générale le tableau des bons traitements qu’éprouvent les détenus dans les prisons de la République, et de prouver aux partisans du Terrorisme, s’il en existe encore, que dans l’exercice d’une surveillance et d’une police sévères, on peut être juste sans cesser d’être humain. » (De Paris, le 6 pluviôse an III.)

Malgré ces belles et louables protestations, et ces mots pompeux d’humanité et de justice, l’état des prisonniers n’était pas consolant du tout. En l’an IV, on les mettait encore aux fers deux a deux, comme du temps de Louis XI, témoin un procès-verbal de tentative d’évasion de deux prisonniers enfergés. L’un d’eux avait fini par sortir son pied du fer, qui était resté au pied de son compagnon, et ils avaient déjà commencé à dégonder la porte de leur cachot, lorsque l’agent municipal, prévenu par le concierge, intervint, fit remettre aux deux prisonniers des fers plus étroits et mieux rivés et les fit descendre dans un des cachots de la forteresse, « très propre et très sain d’ailleurs, mais plus solide et plus sûr. »

En dépit de toutes les précautions, les évasions étaient fréquentes ; un relevé du registre des prisons constate à cette époque, mais à une date que nous n’avons pu préciser, la présence dans le château de cent soixante-seize détenus, répartis en chambrées de douze, quatorze, vingt-quatre, vingt-six, vingt-huit, vingt-neuf et quarante-trois individus des deux sexes, y compris même des enfants ! Avec un pareil nombre, la surveillance était difficile, et d’ailleurs la garde, mal organisée, était insuffisante. Au mois de brumaire an IV, vingt-cinq prisonniers venant de Tours arrivèrent à Loches. Ils paraissaient assez insoumis. Les gardes nationaux requis pour les garder montrèrent une mauvaise volonté évidente. On finit cependant par trouver quatre hommes qui consentirent à faire le guet moyennant un prix exorbitant. Quelques jours après, et en deux fois, sur les vingt-cinq prisonniers, douze s’étaient échappés.

Un règlement conçu dans le même esprit que les autres prescrivait encore, à la date du 13 nivôse an VIII, de visiter le logement et la personne même des détenus deux fois par jour. « Les articles 15 et 21 du Code pénal, portant qu’il ne sera fourni aux détenus, aux dépens de la maison, que du pain et de l’eau, on devra leur procurer un travail utile, dont ils ne puissent abuser, et dont le produit sera employé conformément à l’article 17 du Code pénal, savoir : un tiers à la dépense commune de la maison, les trois quarts des deux autres tiers pour leur procurer une meilleure nourriture. Le surplus sera mis en réserve pour leur être remis au moment de leur sortie Il ne sera fourni qu’aux seuls nécessiteux du linge et des vêtements aux dépens de la maison. Le commissaire de l’administration est autorisé à punir, ainsi qu’il le jugera convenable, ceux des détenus qui se rendront coupables d’insubordination, ou qui feront des tentatives pour s’évader, etc. »

Mais il est inutile de pousser plus loin une étude devenue désormais sans intérêt. Le château de Loches, à partir de l’an VIII, n’est plus qu’une maison de détention, il n’appartient plus à l’histoire. Il convient aussi de nous arrêter, et de clore cette trop longue liste de noms célèbres à tant de titres divers. Les farouches barons du moyen âge, les grands seigneurs, les illustrations du crime, les victimes de l’intrigue, de la politique et de la guerre, les bourreaux et les geôliers, disparus dans l’ombre du passé, ont fait place aux délinquants vulgaires, aux vagabonds et aux voleurs de bas étage.

Nous regrettons, en terminant, de n’avoir pu rattacher au sombre Donjon de Loches aucun souvenir gracieux. Forteresse ou prison, il était dans sa destinée de ne rappeler que la guerre, le deuil et l’oppression. Les carcans et les verrous, désormais inutiles, restent là comme des témoins de la barbarie disparue.

Aujourd’hui les puissantes murailles ne sont plus que des ruines ; les prisonniers ne sont plus que des ombres ; les cachots ne sont plus habités que par des souvenirs.

Les barrières sont tombées. On ne redoute plus les invasions des Normands ou des Anglais. On les attend. Du nord et du midi, le chemin de fer amène dans nos murs les touristes du monde entier.

Dans ces vieux débris de huit siècles, l’historien vient recueillir un souvenir qui s’efface ; l’archéologue, sonder une porte murée, scruter un ciment mêlé de charbon, déchiffrer une inscription gothique ; le soldat, étudier les règles de la fortification et la portée des engins de guerre. Le poète vient y chercher une strophe émue, l’artiste un croquis, les blondes ladies un peu de frisson, de frayeur et de vertige…

Et du haut de nos vieilles tours croûlantes, les visiteurs ne découvrent à leurs pieds qu’une ville ouverte et paisible, une petite rivière qui se roule et se déroule comme un ruban d’argent à travers les prairies verdoyantes, et des coteaux couverts de vignes et de moissons, qui montent jusqu’aux horizons bleus de la forêt.

  1. Ce nom est ainsi écrit sur la copie que nous avons sous les yeux. Mais il est probable qu’il faut lire Seignelay. — La prisonnière se nommait Mme Paul.
  2. Calmelet (Louis-François-Denis), né à Amboise le 22 avril 1767, fils de Louis-François Calmelet, procureur du roi en l’élection d’Amboise, et plus tard maire de cette ville. Elu membre de la municipalité d’Amboise en 1790, membre du directoire du district, procureur de la commune, juge de paix du canton de Bléré (vendémiaire an IV), commissaire du gouvernement près le tribunal d’Indre-et-Loire (ventôse an VI), procureur général près la cour de justice criminelle (28 floréal an XII), chevalier de la légion d’honneur (25 prairial an XII), substitut du procureur général impérial à Orléans (8 mars 1811), conseiller honoraire à la même cour (1820), député d’Indre-et-Loire (1827), officier de la légion d’honneur (31 décembre 1833), membre du Conseil général d’Indre-et-Loire, et de la Société d’agriculture ; mort le 16 novembre 1837.
       (Carré de Busserolle, Dict. geogr., hist. et biogr. d’Indre-et-Loire.)
  3. Le cimetière de l’ancienne église Saint-Ours, au bas des remparts.