Histoire du donjon de Loches/Chapitre VI

Edmond Gautier
Impr. de A. Nuret (p. 75-94).

VI

charles vii et louis xi. — les prisonniers d’état. — les cages de fer (1424-1478).



À partir du XVe siècle, la guerre change de théâtre et s’éloigne de la Touraine. La ville s’est peu à peu formée et agrandie sous le règne de Charles VII ; elle s’entoure de solides murailles ; elle organise une milice sérieuse ; un nouveau palais, dont nous écrirons bientôt l’histoire, s’est bâti et devient le pied à terre des rois et la résidence des gouverneurs, tandis que la citadelle reste plus spécialement sous les ordres d’un commandant militaire qui prend le titre de capitaine. Le donjon, augmenté et fortifié d’après les règles nouvelles, restera toujours une forteresse importante ; mais il va devenir surtout prison d’État, et n’aura plus guère l’occasion de jouer un rôle actif, si ce n’est dans les guerres civiles. Nous ne croyons pas qu’il eut désormais à soutenir quelque siège ; la place passait pour imprenable, et la mauvaise organisation des armées, le défaut d’ensemble dans les opérations militaires la mirent, autant que sa réputation bien méritée, à l’abri des tentatives ennemies.

Les Anglais, dans le courant du XVe siècle, vont être peu à peu refoulés et chassés ; il va se faire autour du château de Loches un vide, où le silence de la paix ne sera troublé que par des événements de peu d’importance.

En 1424, le comte de Douglas, ayant amené au roi de France cinq ou six mille Écossais, reçut en récompense de ce service inattendu le duché de Touraine, « exceptez les châteaux de Loches et de Chinon, qui sont places fortes que le roy se réserva. » (Mémoires sur Jeanne d’Arc.)

Ce secours fut bientôt suivi d’un autre encore plus précieux : Arthur de Bretagne, comte de Richemont, avait été fait prisonnier à la bataille d’Azincourt, et pour recouvrer sa liberté, il avait été forcé de prêter serment de fidélité à Henry V. Mais a la mort du roi d’Angleterre, en 1422, il se regarda comme délié de son serment ; et comme « sa volonté et son courage étoient toujours portés vers la couronne de France, » il fit faire en hésitant quelques démarches près de Charles VII ; celui-ci, comprenant toute l’importance et tout le prix d’une telle recrue, lui fit grand accueil, et lui donna en gage Lusignan, Chinon et Loches, « les plus belles places qu’il eust, afin d’y mettre telles gens que bon lui semblerait. » (1425)

Charles VII était à Loches, lorsque le 10 mai 1429, Jeanne d’Arc vint en personne lui annoncer la délivrance d’Orléans, et le presser de poursuivre ses succès et de se faire couronner à Reims.

En 1440, le dauphin, qui fut depuis Louis XI, ayant consenti à se déclarer le chef de la Praguerie, se sauva de la Cour. D’Amboise de Chaumont livra au duc de Bourbon le château de Loches, dont son cousin Antoine de Guenand était gouverneur et le dauphin vint s’y réfugier. Le roi envoya aussitôt de nombreuses troupes commandées par Yvon du Puy, sieur de la Creste, et Jean de Voyer, sieur de Paulmy. L’armée royale s’établit à Beaulieu, et de fréquents engagements eurent lieu entre elle et la garnison du château, qui, sous les ordres du capitaine Archambault la Roque faisait souvent des sorties pour dévaster les environs. Le dauphin, craignant d’être investi, se sauva déguisé jusqu’à Moulins. Une partie de la ville de Loches fut dévorée par l’incendie, et le château fut forcé de faire sa soumission au roi. Charles VII cependant ne garda pas rancune aux Lochois, et leur accorda au contraire de nombreux privilèges pour les aider à construire leurs fortifications. Ses successeurs leur continuèrent la même faveur et leurs libéralités sont souvent motivées en des termes qui font l’éloge de la fidélité lochoise : « D’autant que les habitants ont exposé leurs corps et biens pour tenir ladite ville et chastel de Loches en la main du roy, dont ils ont reçeu de grandes pertes, à cause de la guerre et division qui a esté depuis peu à Loches » (1443) — « en faveur de la bonne amour, loyauté et obéissance que les habitants ont démonstrée par effect aux rois de France » (1498).

En 1456 Jean V le Bon, duc d’Alençon, ayant favorisé la révolte du dauphin, fut arrêté et conduit au château de Loches. Le 10 octobre 1458 il comparut à Vendôme devant un tribunal présidé par le roi, et où siégeaient tous les princes du sang et les pairs de France, les évêques, les baillis de Touraine, les trésoriers, etc. Trente-quatre conseillers au Parlement, deux avocats généraux, un procureur général et cinq greffiers complétaient cette importante assemblée. Le duc d’Alençon était assis au bas de l’estrade sur une escabelle ou sellette. La cour prononça contre lui la peine de mort, la déchéance de toutes ses dignités, et la confiscation de ses biens. Toutefois l’exécution fut différée jusqu’au bon plaisir du roi, et les biens du condamné, sauf le duché d’Alençon, furent restitués à sa femme et à ses enfants en souvenir des services rendus par ses ancêtres.

Trois jours après le jugement le duc fut transféré au château de Loches, et confié à la garde de Guillaume de Ricarville, maître-d’hôtel du roi. Les instructions données à Ricarville étaient fort rigoureuses. Le prisonnier devait être sous la surveillance continuelle d’un gardien couchant dans sa chambre. Il ne devait parler à personne, ni recevoir de lettres, ni en écrire, ni avoir d’argent ; mais on lui laissait des livres, et la triste consolation de jouer aux échecs avec ses gardes. Un chapelain, qui devait être changé toutes les semaines ou plus souvent selon la volonté du gouverneur, était chargé de donner au duc les consolations de la religion, et de dire la messe dans sa chambre et non ailleurs.

Jean resta en prison jusqu’à la mort de Charles VII. Louis XI le fit mettre en liberté le 14 octobre 1461.

Cette même année, Pierre de Brézé II, grand sénéchal d’Anjou, de Poitou et de Normandie, fut constitué prisonnier au château de Loches après la mort de Charles VII. Il ne put obtenir sa liberté qu’à la condition de consentir au mariage de son fils avec Charlotte, fille d’Agnès Sorel. Cette union ne fut pas heureuse et se termina d’une façon tragique : ayant surpris en flagrant délit d’adultère sa femme avec son grand veneur, l’époux outragé les tua tous les deux (1464).

Philippe de Savoie, comte de Bresse, troisième fils du duc de Savoie, et par conséquent beau-frère de Louis XI, fut enfermé à Loches sur la demande de son père, pour avoir tué Jean de Varans, maître d’hôtel de la duchesse sa mère. Il y resta deux ans. Quelques années après on le retrouve à Péronne à la suite de Charles le Téméraire.

Nous y retrouverons aussi Antoine de Châteauneuf, seigneur du Lau, que Louis XI, avait autrefois comblé de faveurs, et qu’il avait, en 1461, créé Sénéchal de Guyenne. Le soupçonnant d’entretenir des relations avec ses ennemis, et notamment avec le duc de Bourgogne, le roi le fit enfermer dans le château d’Usson en Auvergne, dont était gouverneur Louis, bâtard de Bourbon, amiral de France. Il paraît que Louis XI attachait une grande importance à ce prisonnier, car il avait chargé l’amiral de le mettre dans une cage de fer dont il lui envoyait le plan : l’amiral indigné répondit au roi : « S’il est ainsi que vous entendez la garde de votre prisonnier, vous pouvez le garder vous-même. » Il y avait déjà deux ans que du Lau était captif, lorsqu’il parvint à corrompre ses gardiens et à s’évader.

Le roi se vengea cruellement de ceux qui avaient favorisé sa fuite. Charles de Melun[1], gouverneur du château d’Usson, fut conduit à Loches et décapité, et comme si ce premier meurtre ne suffisait pas, un fils de la femme de ce malheureux, nommé Raimonnet, fut mis à mort dans la ville de Tours, et le procureur du roi au siège d’Usson subit le même sort à Meaux (1468).

En octobre 1468, Louis XI, sur les conseils de son ministre La Balue, évêque d’Angers, et du connétable de Saint-Pol, s’était décidé à se rendre à Péronne pour avoir une entrevue avec le duc de Bourgogne ; il partit le 7 octobre, accompagné de ses deux conseillers, et n’ayant pour escorte que 80 hommes de la garde écossaise, et 60 cavaliers. Mais il ne tarda pas à se repentir de cette imprudente démarche, quand il vit autour de Charles le Téméraire tant de visages ennemis.

Du côté du duc de Bourgogne, il y avait monseigneur de Bresse (Philippe de Savoie), et deux de ses frères, enfants de la maison de Savoie, « car Savoysiens et Bourguignons de tous temps s’entraymoient très fort ; or fault entendre que le roy avoit autres fois tenu ledit seigneur de Bresse en prison, à cause de deux chevaliers qu’il avoit faict tuer en Savoye ; par quoy n’y avoit pas grant amour entre eux deux ; — en ceste compagnie estoient encore monseigneur du Lau que le roy avoit semblablement tenu prisonnier, après avoir esté très prochain de sa personne, et puis s’estoit échappé de sa prison et retiré en Bourgogne. » (Commines)

Pour comble de malheur, la révolte des Gantois, sur laquelle le roi ne comptait pas si tôt, vint le mettre dans la situation la plus périlleuse, livré à un ennemi que sa violence, son orgueil, sa férocité avaient fait surnommer le Téméraire et le Terrible. Il passa trois jours dans une inquiétude mortelle, ayant devant les yeux cette tour où Herbert, comte de Vermandois, avait fait périr Charles le Simple en 922. Enfin il s’échappa du piège en sacrifiant les malheureux habitants de Gand ; mais honteux comme un vieux renard bafoué par un jeune coq, maudissant les imprudents qui l’avaient mené là, furieux et ne rêvant que vengeance. Les pies et les geais de sa bonne ville de Paris saluèrent sa rentrée par des cris séditieux : « Per… ronne ! Perr…rette, à boire ! » Il leur fit tordre le cou ; et peut-être rêvait-il déjà de mettre en cage un autre oiseau que son plumage rouge serait impuissant à protéger.

La Balue, fils d’un tailleur d’habits du bourg d’Angles, en Poitou, s’était élevé rapidement aux plus hautes dignités ecclésiastiques. Louis XI l’avait distingué et attaché à son service ; il l’avait nommé successivement conseiller clerc au Parlement, évêque d’Évreux, abbé commandataire de Fécamp, de Saint-Ouen de Rouen, de Saint-Thierry de Bourgueil, etc. Du siège d’Évreux il passa à celui d’Angers, et en 1467 il revêtait la pourpre romaine, avec la dignité de cardinal du titre de Sainte-Suzanne.

Ambitieux, habile, remuant, La Balue était un des serviteurs les plus dévoués du roi, qui disait de lui : « C’est un bon diable d’évesque pour à cette heure ; je ne scay ce qu’il sera dans l’avenir ; quant à présent il est sans cesse occupé à mon service. »

En avril 1468, aux États Généraux de Tours, le cardinal La Balue occupait la première place à la droite du roi, avant tous les princes et tous les grands dignitaires du royaume. Il eut encore cet autre honneur, — qu’il dut regretter plus tard, — de tenir, en qualité d’évêque d’Angers, la croix de Saint-Laud sur laquelle Louis XI jura le traité de Péronne.

Or le roi était vindicatif, et, selon l’expression de Commines, « n’avoit souci d’homme sur lequel il avoit suspicion mauvaise ». Il lui était difficile d’oublier que c’était aux conseils du cardinal qu’il devait ses terreurs et son humiliation de Péronne. Des lettres vraies ou supposées tombèrent entre ses mains ; le cardinal y exhortait le duc de Guyenne à n’accepter d’autres conditions que celles qui avaient été stipulées en sa faveur par le traité de Péronne.

D’Haraucourt, évêque de Verdun, était aussi compromis dans cette négociation.

Le porteur de ces lettres, ayant été pris, fut conduit devant le roi qui se trouvait alors à Amboise ; l’évêque et le cardinal, mandés aussitôt, furent arrêtés séance tenante, et enfermés dans le château de Tours. D’Haraucourt avoua ; La Balue essaya d’obtenir sa grâce par des aveux qui ne parurent pas suffisamment sincères. Le roi fit immédiatement commencer leur procès, et envoya des ambassadeurs auprès du Pape, à cause de la qualité des accusés, pour demander des commissaires ecclésiastiques qui devaient se joindre à ceux nommés par le roi.

Pendant ce temps, La Balue fut transféré du château de Tours dans celui d’Onzain, à quelque distance de Blois, ainsi que le prouve un article des comptes de Louis XI :

« A Guion de Broc, escuier, seigneur du Var, maistre d’hostel du roy nostre sire, la somme de 60 l. que le dit seigneur, par sa cédulle signée de sa main, donnée à Amboise le onziesme jour de février 1469 (1470) lui a ordonnée et fait bailler comptant ledit jour, pour icelle estre par lui emploiée à faire faire une caige de fer au chasteau d’Onzain, laquelle ledit seigneur a ordonné y estre faite pour la seureté et garde de la personne du cardinal d’Angiers. » (Cimber et Danjou.)

Les commissaires étaient : le chancelier Juvénal des Ursins, Jean d’Estouteville, baron de Torcy, grand maître des arbalestriers, seigneur de Montbazon ; Guillaume Cousinot, gouverneur de Montpellier ; Jean le Boulanger, président au Parlement ; Jean de la Drièche, président des Comptes ; Pierre d’Oriole, général des finances ; Tristan l’Hermite, prévôt de l’hôtel, et Guillaume Allegrin, conseiller au Parlement.

Le cardinal eut le bonheur de sauver sa tête, mais ses meubles furent confisqués ; sa vaisselle d’argent fut vendue, et les deniers qui en provinrent furent versés au trésor des guerres. Tanneguy du Chatel eut la tapisserie, Pierre d’Oriole la bibliothèque, M. de Crussol une pièce de drap d’or contenant vingt-quatre aunes un quart, du prix de douze cents écus, avec quelques martes zibelines et une pièce d’écarlate de Florence. Ses habits et d’autres objets servirent à payer les frais de justice ; quant à lui, il fut après sa condamnation conduit au château de Loches, et mis dans une de ces cages inventées par son ami l’évêque de Verdun, qui subit le même sort ; et le peuple, qui n’avait pas grande sympathie pour les deux prélats, s’égaya sur leur compte par des chansons :

Monsieur La Balüe

A perdu la vüe
De ses eveschés ;
Monsieur de Verdun
N’en a plus pas un

Tous sont despeschés.

Probablement à cette époque, et pour la garde du prisonnier, Olivier le Mauvais, ou le Diable, — que le roi anoblit par lettres patentes d’octobre 1477, et qu’il autorisa à s’appeler le Daim, « pour les bons, grans, louables, continuels et recommandables services qu’il nous a par cidevant et dès longtemps fay a lentour et auprès de nostre personne, et autrement en plusieurs et maintes manières fait et continue de jour en jour », — Olivier le Daim reçut le gouvernement du château de Loches, « qui estoit et qui est encore de présent un bel estat....C’estoit un des plus mauvais garnemens et des plus grands débauchez qu’il y eut lors au monde. » Il fut pendu à Montfaucon en 1484, et l’on fit pour lui cette épitaphe :

Je Olivier qui fus barbier du roy

Loys unziesme, et de luy toujours proche,
Par mon orgueil fus luis en desarroy
A ce gibet tout rempli de reproche.
En haut parler, en estat et approche,
Je me faisois aux grands princes pareil ;
Mais de malheur on m’a rompu la broche,

Par ce piteux et horrible appareil.

Ce mode de mise en cage paraît avoir été fort du goût du roi. Nous voyons dans ses comptes de nombreux articles de dépense pour cet objet ; c’est un forgeron allemand qui parait en avoir eu la spécialité :

« A Hans Fer d’argent, mareschal, natif du pays d’Allemaigne pour partie d’une cage de fer a mettre prisonniers xl livres. — A luy encor, lx livres pour la mesme cause. — A Jehan Daulin, marchand ferron demeurant à Tours, pour l’achapt de 3457 livres 1/2 de fer que ledit seigneur a fait prendre et achepter de luy, pour faire partie d’une cage de fer à mettre prisonniers. » (Bibl. Nat. mss Caigniére.)

Comme prison d’État le château de Loches était ce qu’on appellerait aujourd’hui un établissement modèle. Aussi était-il abondamment pourvu de toutes sortes d’engins. La salle qui a conservé le nom de la Torture, a gardé encore une énorme barre de fer glissant dans trois bornes de pierre, et garnie d’anneaux où l’on passait les pieds du patient, qui ne pouvait se tenir que couché sur le carreau. Deux cachots ont encore scellées au mur de lourdes chaînes terminées par des Ccarcans, appelées les fillettes du roi, parce qu’elles étaient même la nuit les compagnes inséparables du prisonnier.

« Autrefoys avoit fait faire (Louis XI) a ung Allemand des fers tres pesans et terribles pour mettre aux pieds, et y estoit un anneau pour mettre au pied, fort mal aisé à ouvrir comme un carquan, la chaîne grosse et pesante et une grosse boule de fer au bout, beaucoup plus pesante que n’estoit de raison, et les appelait-on les fillettes du roy. » (Commines)

Rien ne manquait à cet arsenal. Nous nous souvenons d’avoir vu il y a quelques années d’autres petits fers ou entraves pour mettre aux pieds et aux mains, réduction portative de la grande barre de la salle de la Torture.

On ne s’étonnera donc point de trouver dans cette prison de premier ordre deux cages de fer ; l’une était placée dans la grande chambre de la Tour, l’autre au-dessus du pont-levis. (Belleforêt.) Elles n’étaient pas en fer, mais en bois, muni par dehors de bandes de fer ; de figure quarrée, larges en tous sens de 6 pieds et demi de roy par dedans, hautes de 5 pieds et demi, planchéiées par bas et par haut ; il y avait un trou pour passer la viande par l’un des costés, et dans la partie inférieure de la porte qui était bossée et arrondie, un autre trou sous lequel on mettait un bassin. (Mss. Dubuisson[2])

D’autres cages semblables se voyaient encore à Angers et à Chinon. Celle de Chinon, par un singulier raffinement, tournait sur un pivot.

Une de ces cages existait encore au château de Loches en 1790. Dans la séance de la société patriotique et littéraire du 21 août, un des membres, M. Jacob-Louis Dupont, demanda sa destruction :

« Depuis un an, dit-il, la France est libre ; depuis un an le despotisme a disparu de cet Empire. Cependant, vous le demanderai-je, à vous, Messieurs, qui depuis le jour de la fête de la liberté en avez savouré les douceurs, et n’avez cessé de jurer d’êtres libres, pourquoi laissez-vous subsister encore autour de vous et presque sous vos yeux des monuments anciens de despotisme et d’esclavage ? Entendez-vous les cris plaintifs des victimes qui furent renfermées dans cette prison infernale connue sous le nom de Cage de fer construite par l’ordre d’une âme atroce, d’un cœur barbare et d’un sanguinaire et exécrable despote ? Certes la Société patriotique de Loches séante au Château ne tardera pas, en suivant les formes, de faire réduire en cendre ce monument qui inspire l’horreur et l’effroi.

» Je fais en conséquence la motion que tous les membres de cette Société patriotique prient la Municipalité de cette ville d’écrire au Comité d’aliénation des biens nationaux, à l’effet d’obtenir une autorisation pour abattre et mettre en pièces la prison connue sous le nom de Cage de Fer, renfermée dans une triple prison de l’une des tours de ce château, pour en vendre le fer au profit des veuves et des orphelins des vainqueurs de la Bastille, et pour brûler, dans le feu-de-joie du 14 juillet 1791, le bois qui entre dans sa construction. Je demanderai pour lors que les cendres en soient jetées au vent, afin qu’il ne se conserve plus, s’il est possible, de cette Cage de Fer, ni reste ni mémoire. »

Après ce splendide morceau d’éloquence M. l’abbé Potier proposa un amendement qui fut adopté à l’unanimité, et rédigea séance tenante, dans le même langage barbare et emphatique, la pétition suivante adressée à MM. de la municipalité :


« Messieurs,


» L’Assemblée Nationale, en rendant au Peuple françois sa liberté usurpée depuis tant de siècles, a pensé qu’il ne falloit pas même que des souvenirs fâcheux pussent troubler la jouissance d’un bien si précieux. Elle a, en conséquence, applaudi avec les bons Citoyens au renversement des murs de la Bastille ; elle a ordonné que les statues qui déshonoroient la place des Victoires, fussent enlevées.

» Des monumens non moins affligeans sont encore et la honte de nos pères et la terreur du siècle actuel. Il peut renaître des tyrans : ne laissons donc subsister aucun des instrumens qu’inventa leur barbare fécondité dans l’art de tourmenter les hommes.

Il faut des prisons qui soient l’effroi des scélérats et la sûreté des Citoyens. Mais par l’article VIII des droits de l’homme, la loi ne doit établir que les peines qui sont strictement et évidemment nécessaires, et par l’article IX toute rigueur qui ne seroit pas nécessaire pour s’assurer d’un homme déclaré coupable doit être sévèrement réprimée par la loi. Ces deux points fondamentaux de la constitution heureuse sous laquelle nous allons vivre aboliroient de droit l’affreuse coutume de la question, si l’âme sensible de notre bon ROI ne l’avait pas prescrite depuis long-temps. Ils commandent aussi impérieusement l’anéantissement de ces prisons infernales connues sous le nom de Cage de Fer dont l’idée ne pouvait germer que dans l’âme atroce et sanguinaire du plus vil, du plus exécrable de tous les despotes, et qui ne devint le bourreau de son peuple qu’après avoir empoisonné les derniers jours de son père.

» D’après ces raisons la Société patriotique et littéraire séante au château, que vous avez honoré de vos suffrages, estime que la ville, par l’organe de ses Officiers-Municipaux, doit solliciter promptement la destruction de ces horribles monuments de la tyrannie ; entr’autres de celui qui feroit son opprobre s’il ne lui fournissoit pas l’occasion de donner, la première peut-être, un grand exemple de patriotisme, et de zèle à entrer dans l’esprit de la constitution.

» La Société nous a député vers vous, Messieurs, pour vous faire la pétition expresse de vous adresser au comité d’aliénation des domaines nationaux, pour être autorisés à briser la Cage de Fer renfermée dans une des tours du château de cette ville ; à en donner le bois à deux ou trois familles des plus pauvres de cette paroisse, à l’exception de quatre morceaux qui seront réservés pour être consumés dans le feu-de-joie du 14 juillet prochain, et à verser dans la caisse du bureau de charité le produit de la vente du fer qui entre dans sa construction.

» M. l’abbé Pottier a proposé d’envoyer un exemplaire de cette pétition à la Municipalité de la ville d’Angers dont le château renferme aussi une cage de fer. La motion mise aux voix est adoptée. »


Revenons à La Balue.

Après trois ans de séjour à Loches, il fut transféré à Montbazon sous la garde de Jean d’Estouteville, seigneur de Torcy et de Montbazon, grand maître des arbalestriers de France. Là sa captivité tut probablement moins étroite qu’à Loches ; nous croyons surtout qu’il n’était plus question de cage de fer ; Robert Duval, chanoine de Chartres, son bibliothécaire, lui écrivait à sa sortie de prison une lettre où l’on voit que le cardinal avait une liberté relative, qu’il avait, malgré la vente de sa bibliothèque, conservé quelques livres, et qu’il consacrait à l’étude de longues heures de sa prison : « Votre captivité vous a donné lieu de lire toute la Bible et tout le décret de Gratien, de méditer sur la philosophie morale, d’apprendre presque par cœur toutes les histoires anciennes et modernes. Durant plus de dix ans, vous avez donné régulièrement neuf heures à l’étude tous les jours ; et tandis qu’on vous croyait le plus malheureux des hommes, vous aviez l’avantage de préparer votre esprit à de plus grandes choses que celles qui vous avaient occupé jusqu’alors. » (Histoire de l’Église gallicane.)

En dépit de la lecture assidue de la Bible et du décret de Gratien, en dépit de toutes ses méditations sur la philosophie morale, la nature énergique et remuante de cet homme qui aimait à passer des revues militaires, et qui avait souvent payé de sa personne dans les troubles de la rue, supportait mal une réclusion déjà longue de dix années. Il avait été, nous ne savons à quelle époque, transféré à Chinon, où le roi faisait sa résidence. En 1480, sa santé paraissait fort ébranlée ; un médecin venait de Tours pour lui donner des soins.

« A Maistre Chrestien Castel, médecin, la somme de 80 l. 4 s. 2 dt., en 50 escus d’or que le roy lui a donnés et ordonnés, en faveur de plusieurs voyages qu’il a faits par l’ordonnance et commandement dudit seigneur, durant le mois d’avril, partant de Tours pour aller à Chinon, pour aller veoir et visiter le cardinal Ballue et aultres qui estoient mallades. » (Cimber et Danjou, Comptes de Louis XI.)

Cette même année, au mois de mars, Louis XI avait été frappé d’une première attaque de paralysie aux Forges, près de Chinon. La crainte de la mort et les supplications de Commines, d’Imbert de Bastarnay, comte du Bouchage, et du cardinal légat Julien de la Rovère, qui fut depuis pape sous le nom de Jules II, firent que le roi se relâcha de sa rigueur ; La Balue sortit de prison.

Le 20 décembre, le grand bateau du roi monté par quinze nautonniers vint le prendre à Maillé (Luynes), et le conduisit en remontant la Loire jusqu’à Orléans. Le voyage dura douze jours.

Peu après, par un singulier retour de fortune, La Balue était à la cour de Rome comblé de nouveaux honneurs. Louis XI lui avait rendu toute sa confiance, le Pape le nommait successivement évêque d’Albano et de Preneste, protecteur de l’ordre de Rhodes, légat de la Marche d’Ancône.

En 1484 il revenait en France comme légat du Saint-Siège, mais il ne fut pas reçu par la cour de Parlement, et ne jouit pas de sa légation (Lestoile), les États Généraux assemblés à Tours ne voulurent point l’admettre à faire partie de l’assemblée. Cependant sa présence et ses négociations influèrent grandement sur les résolutions prises par le clergé. — Il resta jusqu’à la fin l’agent actif et dévoué de Charles VIII prés la cour de Rome. Il mourut en 1491, et fut inhumé dans l’église Sainte-Praxède. On lisait sur son tombeau l’épitaphe suivante :

D. O. M.

iohanni cardinali andegavensi, episcopo albanensi.
hic heros prospera et adversa varia usus fortuna
in piceno sub innocentio octavo legatum agens
septuagenarius gloriose obiit
infelicitatis humanae et felicitatis exemplum
memorabile.
antonius episcopus veteris amicitiae

memor posuit.

Vers la fin d’octobre 1472, le seigneur de Beaujeu, envoyé en Guyenne par le roi, se laissa prendre avec plusieurs seigneurs de sa suite dans la ville de Lectoure, par le comte d’Armagnac. Celui-ci délivra les compagnons du seigneur de Beaujeu, mais persista à le retenir prisonnier. Le roi, toujours soupçonneux, accusa ceux qui avaient obtenu leur liberté d’avoir trahi son envoyé et les fit emprisonner à Loches ; puis il envoya des troupes s’emparer de Lectoure. Pendant que l’on traitait de la reddition, la ville fut incendiée et livrée au pillage, et le comte d’Armagnac, tué. — Un des prisonniers de Loches, ancien serviteur du seigneur de Beaujeu, nommé Jacques Deymer ou Deynner, fut écartelé à Tours, après avoir confessé qu’il avait été traître au roi et à son maître. (Chronique scandaleuse.)

La mort du comte d’Armagnac délivrait le roi d’un ennemi dangereux. Mais ceux qui survivaient étaient nombreux encore. À voir cette lutte acharnée et sans merci de tous les grands feudataires entre eux et contre le roi, sans vouloir excuser cette longue série de crimes et d’atrocités qui fait du règne de Louis une des plus sombres époques de notre histoire, on ne peut s’empêcher de pensera cette lutte pour l’existence, self preservation, dont les théories ont été développées de nos jours par le savant Darwin. Louis XI était le plus fort. Il avait pour mobile, sinon pour excuse, une idée politique puissante, un but déterminé : l’unité de la France et la suprématie de la couronne. Chez ses ennemis, la grande idée, le but élevé font défaut. Ils n’agissent que pour leur ambition personnelle et étroite. Le roi avait pour lui la popularité, la ruse et la force. Aussi peu scrupuleux que ses ennemis, il n’hésitait pas à se servir de l’arme qu’il avait dans la main, cette arme fût-elle l’épée du soldat ou la hache du bourreau : la royauté triompha.

Après le comte d’Armagnac, ce fut le tour de son beau-frère le duc d’Alençon. Celui-ci avait déjà subi l’hospitalité royale au château de Loches, en 1456 ; à son avènement, Louis XI, dont il était le parrain, lui avait rendu ses biens et sa liberté. Loin d’être reconnaissant, le duc d’Alençon avait été, avec le comte d’Armagnac, l’un des chefs les plus ardents de la Ligue du Bien public, et il entretenait encore des intelligences avec le duc de Bourgogne, pour lui vendre ses places fortes de Normandie, ce qui eût permis à Charles le Téméraire de se joindre au premier jour avec son allié, le duc de Bretagne. Le roi, s’étant procuré les preuves de sa trahison, le fit arrêter à Bressoles et conduire de nouveau au château de Loches, dans la cage que le cardinal venait de quitter. Le 16 juin 1473, il le fit transférer au Louvre, et le 18 juillet de l’année suivante, par un arrêt rendu sous la présidence du chancelier d’Oriole, Jean le Bon, duc d’Alençon, fut condamné à mort pour la seconde fois et ses biens furent confisqués.

Il s’en fallut de bien peu que le roi ne vît pas l’issue de ce procès ; au mois d’août 1473, au château même d’Alençon, pendant qu’il traversait le pont-levis, une énorme pierre tomba du haut d’une tour sur une de ses manches et mit ses jours en grand danger.

Le duc d’Alençon fut cependant assez heureux pour obtenir sa grâce encore une fois. En 1475, le roi, désirant lui témoigner quelque douceur, le fit sortir de la grosse tour du Louvre et le logea dans la maison d’un bourgeois de Paris pour être sous une garde plus libre, et avec espérance d’un plus doux traitement et d’une pleine délivrance. Mais il mourut l’année suivante.

À quelques années de là, Jean d’Armagnac, duc de Nemours, et Pierre de Luxembourg, connétable de Saint-Pol, que le roi ne perdait pas de vue parce qu’il avait fait partie de la Ligue du Bien public, payèrent de leur tête leurs intrigues et leurs intelligences avec la cour de Bourgogne.

Jean de Sainte-Maure, seigneur de Nesle et de Montgaugier, fut également détenu au château de Loches pour avoir essayé de faire évader Jean de Sarrebruck, comte de Roucy, que Louis XI y avait fait constituer prisonnier cette même année sur quelques soupçons qu’il prit de sa fidélité. Le comte de Roucy devint plus tard maréchal de Bourgogne.

Mais si Louis XI « auprès duquel il faisait dangereux », voyait les victimes de son esprit défiant se réfugier à la cour de son plus mortel ennemi, il eut la consolation d’attacher à son service Philippe de Commines. Leurs premières relations dataient de cette terrible entrevue de Péronne, et le rusé monarque avait, dans ce moment critique, ébauche à l’adresse du Bourguignon une petite tentative de séduction qui porta ses fruits. Commines abandonna tout à coup, en 1472, le service de Charles le Téméraire, et vint à la cour de France. Le roi, qui se connaissait en hommes, l’accueillit avec empressement. Commines se vit aussitôt comblé d’honneurs et de biens. Seigneur d’Argenton (octobre 1472), Sénéchal de Poitou, commandant du château de Chinon (1476), il prenait, en 1477, sa bonne part dans les biens confisqués sur le comte d’Armagnac. Il avait épousé, en novembre 1473, Hélène de Chambes, dame de Montsoreau, qui lui apporta une dot considérable et des alliances avec les principales familles du Poitou.

Après la mort de Louis XI, Commines perdit beaucoup de la grande faveur dont il avait joui auprès de ce prince. Son esprit souple et peu scrupuleux le portait naturellement à l’intrigue ; il ne craignit pas de s’engager dans une ligue formée contre Anne de Beaujeu, et de vendre au duc de Bretagne les secrets de la cour de France, comme il avait vendu à Louis XI les secrets de la cour de Bourgogne. Les preuves de sa trahison tombèrent entre les mains de la régente : arrêté avec Geoffroy de Pompadour, grand-aumônier de France, et Georges d’Amboise, évêque de Montauban, il fut conduit au château de Loches, et enfermé dans une cage à prisonniers, « rigoureuses prisons, couvertes de pattes de fer par le dehors et par le dedans, avec terribles ferrures, de quelques huit pieds de large, de la hauteur d’un homme et un pied de plus. Le premier qui les devina fut l’evesque de Verdun, qui en la première qui fut faicte fut mis incontinent, et y a couché quatorze ans. Plusieurs, depuis, l’ont maudit, et moi aussi qui en ai tasté soubs le roy présent huict mois ». C’est là qu’il commença, dit-on, la rédaction de ses mémoires. Tout en disant qu’il ne garde pas rancune au roi, il ne peut retenir un trait malin contre celui auquel il devait cette rude correction ; et il le déclare « petit homme de corps et peu entendu ; mais estoît si bon qu’il n’est point possible de veoir meilleure créature… et croy que j’ai esté l’homme du monde a qui il a faict le plus de rudesse. Mais congnoissant que ce fut en sa jeunesse et qu’il ne venoit point de luy, ne luy en sceus jamais mauvais gré ». La prison le rendit prudent, si nous en croyons la tradition qui lui attribue l’inscription suivante écrite au sommet de l’escalier de la tour :

DIXISSE. ME. ALIQVANDO. PENITVIT. TACVISSE. NVNQVAM.
  1. Charles de Melun était fils de Jean IV, seigneur de la Borde, etc. ; maître enquesteur des eaux et forêts de France et d’Isabelle de Savoisy. — Il était l’oncle de cet autre Charles de Melun, seigneur de Nantouillet, Normanville, etc., chambellan du roy, gouverneur de Paris et de la Bastille, lieutenant général du royaume et grand maître de France, que Louis XI fit aussi décapiter aux Andelys sur un soupçon de trahison. Ce dernier s’était marié deux fois, d’abord avec Anne-Phillippe de La Rochefoucault, et en second lieu avec Philippe de Montmoreney.
  2. Contrairement à la tradition, nous pensons que la cage La Balue était placée dans la grande salle de la Tour, et non dans le soubassement voûté en coupole que l’on montre aujourd’hui. Belleforét (1575) et Dubuisson (1635), qui l’ont vue, l’indiquent clairement. Nous croyons que ce soubassement, peu propre à la garde du prisonnier, servait plutôt de magasin ; un moulin parait y avoir été établi, d’apràs un titre que nous citerons bientôt.