Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 94

Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome VIIp. 35-45).

LETTRE XCIV.

Miss Byron à Mylady G…

Au Château de Selby, 20 Septembre.

Sauriez-vous, ma chere Mylady, ce qu’est devenu votre Frere ? Ma Grand-mere Sherley a vu son Esprit, & s’est entretenue avec lui près d’une heure ; après quoi il a disparu. Ne vous allarmez point. Je suis encore dans l’étonnement du récit que Madame Sherley fait de son apparition, de son discours & de son évanouissement ; & ma Grand-mere n’étoit pas dans un rêve. C’est en plein jour, au milieu de l’après-midi. Voici ce qu’elle raconte.

J’étois assise, dit-elle, hier, dans ma Salle, seule, & m’amusant d’une lecture, lorsqu’un de mes gens, le premier auquel il ait apparu, vint me dire qu’un Étranger demandoit à me voir. Je donnai ordre qu’il fût introduit ; & je vis bientôt paroître, en habit de campagne, un des plus beaux hommes que j’aie vus de ma vie. C’étoit un Esprit civil ; il me salua de la meilleure grace, ou du moins je me l’imaginai ; car sa figure, répondant à la description qu’on m’a faite de cet aimable homme, mon premier mouvement fut une grande surprise ; mais contre l’usage des Esprits, il me parla le premier. Après un compliment fort respectueux, il me dit que son nom étoit Grandisson… d’un ton si semblable à ce qu’on m’a représenté du sien, que je ne doutai point qu’il ne fût Sir Charles Grandisson lui-même ; & dans mon empressement à le recevoir, je pensai tomber.

Il prit place près de moi. Vous me pardonnerez, Madame, la liberté que je prends de vous interrompre… Il me tint un langage si poli, si modeste, si noble, que je lui laissai tout le tems de parler seul : je ne répondois que par des inclinations de tête, & par des témoignages du plaisir que je prenois à l’entendre ; car je jugeois encore que c’étoit réellement le Chevalier Grandisson. Il me dit qu’il ne pouvoit s’arrêter qu’un moment ; qu’il étoit obligé de se rendre, avant la nuit, dans un lieu qu’il me nomma. Quoi, quoi, Monsieur, lui dis-je, vous n’irez point au château de Selby ? vous ne verrez point ma fille Byron ? vous ne verrez point sa Tante ? Non, Madame. Il me supplia de l’excuser. Il me parla de me laisser un paquet de Lettres ; & paroissant en tirer une de sa poche, il rompit le cachet, & mit plusieurs Lettres sur une table. Il refusa de se rafraîchir. Il demanda deux mots d’explication sur ce qu’il avoit laissé ; il fit une profonde révérence, & s’évanouit.

À présent, chere Mylady, je répete ma question : qu’est devenu votre frere ? Pardon pour ce badinage. Madame Sherley parlant d’une visite si soudaine & si courte, comme d’une apparition, je n’ai pu résister à la tentation de vous surprendre, comme nous l’avons été. Comment Sir Charles a-t-il pu faire le voyage, ne voir que ma Grand-mere, & quitter aussitôt le Canton ? Est-ce par ménagement pour nous, ou pour lui-même ?

La vérité simple, c’est que Madame Sherley étoit seule, comme je l’ai dit, qu’on vint l’avertir qu’un Étranger de grande apparence demandoit à lui parler, & qu’elle l’a vu. Il se nomma : votre caractere, Madame, & le mien, lui dit-il, nous sont si bien connus à tous deux, que sans avoir jamais eu l’honneur d’approcher de vous, je me flatte que vous pardonnerez une visite si hardie. Il s’étendit alors sur les louanges de votre Amie. Avec quelle satisfaction, ma chere, l’indulgente Mere nous les a-t-elle répétées d’après lui ! Soit que je les mérite ou non, je souhaite que son affection n’y ait rien mêlé d’elle-même, car rien n’est si doux que les éloges de ceux dont on desire d’être aimé. Il lui dit alors : vous voyez, Madame, un homme qui fait gloire de ses tendres sentimens pour une des plus excellentes personnes de votre sexe, une Dame Italienne, l’honneur de sa Nation, & qui a vu sa main rejettée par des motifs irrésistibles, dans le tems même qu’ayant obtenu le consentement de toute une Famille, & vaincu mille difficultés, il croyoit toucher au terme de ses desirs : il ne le déguise point, c’étoient ses desirs. Mon amitié pour Miss Byron (j’attendrai votre permission & la sienne, pour donner un nom plus cher encore à ce sentiment) n’est ignorée de personne, & j’en fais ma gloire aussi. Je connois trop bien la délicatesse de votre sexe en général, & particuliérement celle de Miss Byron, pour lui adresser mes premieres ouvertures sur le sujet qui m’amène ici ; d’ailleurs, je suis peu accoutumé à ces déclarations : mais approuverez-vous, Madame, Monsieur & Madame Selby approuveront-ils les vues d’un homme qui ose aspirer à votre faveur dans la situation qu’il vous a représentée ; d’un homme rejetté en Italie ; d’un homme qui confesse que ses espérances y ont été trompées, & qu’il y étoit attaché par une tendre affection ? Si vous l’approuvez, & si Miss Byron peut accepter l’offre d’un cœur qui a souffert du partage, dans des circonstances que vous n’avez pas ignorées alors ; & vous, & elle, vous acquérerez des droits inviolables sur ma reconnoissance & mon attachement. Mais si vous en jugez autrement, j’admirerai la délicatesse qui m’attire un second refus, comme j’admire la piété qui a dicté le premier, & je suspendrai du moins mes vues pour le changement de ma condition.

Ma Grand-Mere alloit répondre avec autant de sincérité que d’admiration ; mais la prévenant, il tira de sa poche le paquet de Lettres dont j’ai parlé : je me flatte, Madame, reprit-il, que je vois de la bonté pour moi dans vos yeux ; cependant je ne demande point votre faveur, avant que vous ayez pris connoissance de tous les faits dont je suis en état de vous offrir l’explication. Je veux fournir des armes à la délicatesse de Miss Byron & de tous ses Amis, quand elles devroient se tourner contre moi. Ayez la bonté, Madame, de lire ces Lettres à votre chere fille, à Monsieur & Madame Selby, à tous ceux qu’il vous plaira de consulter. Ils savent déja sans doute une partie de mon Histoire. S’ils jugent, après cette lecture, que je puisse être admis à rendre mes respects à Miss Byron, & qu’elle puisse les recevoir avec cette noble franchise que j’ai toujours admirée dans son caractere, je me croirai le plus heureux de tous les Hommes. Un mot de Lettre, Madame, qui contiendra votre réponse, est une autre grace que j’ai la hardiesse de vous demander, & vous m’obligeriez beaucoup de ne pas la différer long-temps. Mes Amis Étrangers me prient, comme vous le verrez dans les Écrits que je vous laisse, de donner l’exemple à leur chere Clémentine. Je veux éviter les détours, & leur marquer que, m’étant offert à Miss Byron, je n’ai point été mortifié par un refus absolu, si j’ai le bonheur, en effet, de pouvoir leur écrire dans ces termes.

C’est ainsi que le plus généreux des Hommes renvoya Madame Sherley à ses Lettres, pour lui épargner l’embarras d’une premiere explication. Il étoit forcé, ajouta-t-il, par des affaires indispensables, de précipiter son retour à Londres ; & son départ fut si prompt, qu’il laissa quelque trouble dans l’esprit de ma Grand’Mere. Elle demeura transportée de surprise & de joie, mais inquiete sur ce qui s’étoit passé, dans la crainte d’avoir manqué à quelque chose pour le recevoir, ou pour l’obliger.

Les Lettres qu’il laissa sur la table, étoient des copies de ce qu’il avoit écrit de Lyon & de Londres, à tous ses Amis de Boulogne. J’ai copié moi-même les trois dernieres, & je ne fais pas difficulté de vous les envoyer. Elles vous feront voir, ma chere, que son affaire d’Italie est absolument terminée, & vous remarquerez aussi dans sa réponse au Seigneur Jeronimo qu’il parle de votre Henriette comme de son nouveau choix. Puis-je mettre un trop haut prix à la dignité qu’il me donne, en m’accordant le pouvoir de l’obliger, en prévenant ses scrupules, en abandonnant tout à mon inclination ? Tous les hommes ne devroient-ils pas suivre cet exemple pour leur propre intérêt ? Et ne seroit-ce pas le plus sûr moyen d’exciter les Femmes à soutenir l’honneur de leur sexe ?

Aussi-tôt que Sir Charles fut parti, ma Grand’Mere se hâta de nous marquer par un Exprès qu’elle avoit des nouvelles fort agréables à nous apprendre, & qu’elle attendoit le lendemain à déjeûner toute notre Famille, sur-tout Miss Byron. Nous nous regardâmes l’un l’autre avec assez d’étonnement : je ne me sentois pas bien, & j’aurois souhaité de pouvoir m’excuser : ma Tante a voulu absolument que je fusse du voyage. Nous étions fort éloignés de nous imaginer que votre Frere eût fait une visite à Madame Sherley. Au premier mot d’un évenement si peu attendu, mes esprits ont eu besoin de soutien, j’ai été obligée de sortir avec Lucie.

En revenant à moi, j’ai craint de trouver un peu de difficulté à supporter qu’il fût venu si proche de nous sans nous voir, sans s’informer de la santé de ceux pour lesquels il fait une si haute profession d’estime, & même d’affection ; mais lorsqu’étant retournée à la Compagnie, j’ai appris les circonstances de sa visite, & j’ai entendu lire les Lettres, alors mes esprits ont recommencé à me manquer. Pendant cette lecture, comme pendant le récit de ma Grand’Mere, tout le monde avoit les yeux attachés sur moi, & sembloit me féliciter en silence, avec autant de joie que d’admiration. De mon côté, je me sentois dans le cœur une variété de mouvemens que je n’avois jamais éprouvés, un mêlange de tendresse & d’étonnement, & je doutois quelquefois si ce n’étoit pas un songe, si j’étois dans ce monde ou dans un autre, si j’étois Henriette Byron… Il m’est impossible de décrire ce qui se passoit dans mon cœur, tantôt incertain, tantôt joyeux, tantôt abattu : Abattu, me direz-vous ? Oui, ma chere Mylady. L’abattement a eu beaucoup de part à ma sensibilité. J’aurois peine à vous dire pour quoi, cependant ne peut-on pas concevoir une plénitude de joie qui soit mêlée de quelque amertume ?

Vous attendez le résultat de notre conférence. Ma Grand’Mere, ma Tante & Lucie ont jugé que je devois chasser de ma tête toutes les idées de partage, ou de seconde place en Amour, que la délicatesse du sexe étoit satisfaite sur tous les points ; que non-seulement il devoit lui être permis d’aimer Clémentine, mais que je devois moi-même de l’affection & du respect à cette excellente Fille ; que l’ouverture étant faite à ma Grand’Mere, c’étoit elle qui devoit répondre pour moi, pour toute la Famille, dans les termes qu’elle jugeroit à propos d’employer.

J’avois la bouche fermée. Qu’en pensez-vous, ma chere ? m’a dit ma Tante, avec sa tendresse ordinaire.

Ce qu’elle pense ! a répondu mon Oncle, du ton de plaisanterie que vous lui connoissez. Croyez-vous que notre Henriette gardât le silence, si son cœur faisoit la moindre objection. Mon avis à moi, c’est de faire venir promptement Sir Charles. Il faut qu’il soit ici à l’entrée de la Semaine prochaine, & que la célébration se fasse avant qu’elle soit finie.

Ma Grand’Mere n’a pas goûté cette précipitation. Elle a proposé de faire appeller M. Deane, qui entend bien les affaires, pour ajuster mille choses que mes chers Parens, dans l’excès de leur bonté, ont résolu de faire pour moi. Mais elle a déclaré que sa réponse à Sir Charles ne seroit pas différée d’un moment. Sur le champ elle s’est retirée dans son Cabinet, & voici sa Lettre qu’elle m’a permis de copier.

La réserve, Monsieur, seroit impardonnable de notre part, avec un homme supérieur à la réserve, & dont les offres sont le fruit, non-seulement d’une juste délibération, mais d’une estime, qui étant fondée sur le mérite de notre chere Fille, ne peut laisser aucun doute. Nous recevons comme un honneur, la proposition d’une alliance qui en feroit aux Familles du premier rang. Peut-être avouera-t-on quelque jour, que notre plus ardent desir étoit de voir le Libérateur d’une Fille si chere, dans une situation qui lui permît d’attendre d’elle le double sentiment de la reconnoissance & de l’amour. Vos nobles explications sur une affaire qui vous a causé beaucoup d’embarras, ont parfaitement satisfait Madame Selby, sa Fille & moi. Nous ne voyons rien dont la délicatesse puisse être blessée. Je n’appréhende pas non plus que la vôtre le soit de ma franchise. À l’égard de notre Henriette, peut-être trouverez-vous quelque difficulté de sa part, si vous comptez sur un cœur entier, mais de la difficulté sans affectation, parce qu’elle est au-dessus. Elle sait, par expérience, ce que c’est qu’un amour divisé. M. Barlet n’auroit peut-être pas dû l’informer si bien du caractere d’une personne qu’elle préfere à elle-même, & souvent, Madame Selby & moi, nous avons jugé en lisant sa triste histoire, qu’elle méritoit ce sentiment. Si Miss Byron prend autant d’amour pour l’homme dont elle fera choix, qu’elle a conçu d’estime & d’affection pour Clémentine, cet heureux homme sera content de son sort. Vous voyez, Monsieur, qu’ayant été capable de donner à cette admirable Italienne, la préférence sur nous-mêmes (Henriette Byron est nous-mêmes), nous ne pouvons avoir aucun scrupule sur celle que vous lui avez accordée. Puisse-t-il ne rien manquer au bonheur de Clémentine ! S’il en étoit autrement, & que son malheur vînt de notre satisfaction, ce seroit, mon cher Monsieur, l’unique peine de nos cœurs, dans une occasion si agréable à votre très-humble, &c.

Henriette Sherley.

Mais est-il possible, chere Mylady, que votre Frere ne vous ait rien dit de ses intentions, ni à Mylady L… ? S’il vous en parloit, votre amitié sans doute… Mais je n’ai aucune défiance. L’homme n’est-il pas Sir Charles Grandisson ? Cependant je suis impatiente de savoir ce que contiendront les premieres Lettres d’Italie.

Vous ne devez faire aucune difficulté, ma chere, de faire montrer la Lettre entiere à Mylady, & si vous le trouvez bon, à mon Émilie ; je vous prie même de la lire à Madame Reves. Elle se réjouira de ses conjectures. Si vous employez ce mot, elle ne manquera point de vous entendre. Votre Frere doit voir à présent, moins que jamais, ce que je puis vous écrire. Je me repose sur votre discrétion, chere Mylady.